Évolution et conservation des espèces menacées Introduction Pourquoi se poser la question ? Les espèces vivantes, y-compris celles qui sont menacées et que l'on cherche à protéger, évoluent. Elles changent au cours du temps en réponse à des pressions imposées par le milieu. Pourquoi faudrait-il s'intéresser à ces questions en biologie de la conservation? Il est illusoire de vouloir conserver des bouts de nature sous cloche : on travaille sur des systèmes qui par essence sont dynamiques ; ● Parmi les pressions de sélection qui déterminent l'évolution des espèces menacées, certaines sont dues à l'action humaine sur les milieux ; ● Existe-t-il un lien entre les processus évolutifs et les processus démographiques ? L'évolution détermine-t-elle en partie les risques d'extinction ? ● Comment faire pour protéger non seulement une espèce mais aussi son potentiel évolutif, sa capacité à s'adapter à un changement de milieu ? ● Mais les changements évolutifs se produisent-ils à des échelles de temps qui sont compatibles avec celles mises en jeu en biologie de la conservation ? ● Évolution et conservation des espèces menacées 1. Quelques rappels sur la théorie de la sélection naturelle La compétition est le moteur de la sélection naturelle Si une « lignée » (un génotype) se reproduit mieux qu'une autre et qu'elle transmet cette capacité à sa descendance, au cours du temps elle deviendra majoritaire dans la population. Les deux lignées augmentent en nombre, mais le nombre d'individus bleus augmente plus vite que le nombre d'individus jaunes. n La fréquence des individus jaunes décroît au cours du temps puisque le nombre de jaunes augmente moins vite que le nombre total d'individus dans la population. p temps temps Évolution et conservation des espèces menacées 1. Quelques rappels sur la théorie de la sélection naturelle La compétition est le moteur de la sélection naturelle Si en plus il n'y a pas de place pour tout le monde (par exemple parce que la nourriture n'est pas en quantité infinie), la lignée jaune finira par disparaître totalement. La lignée bleue accapare la ressource et élimine la lignée jaune. Elle se stabilise à la « capacité biotique », c'est-à-dire qu'il existe un nombre d'individu maximum que le milieu peut soutenir. n La fréquence des individus jaune décroît au cours du temps jusqu'à devenir nulle. p capacité biotique temps temps Évolution et conservation des espèces menacées 1. Quelques rappels sur la théorie de la sélection naturelle L'évolution ne peut avoir lieu sans variation génétique On suit la fréquence p du phénotype bleu au cours du temps dans deux populations de taille égale Cas n°1 : les deux populations sont monomorphes p temps Cas n°2 : les deux populations sont polymorphes mais bleus et oranges laissent autant de descendants p temps Évolution et conservation des espèces menacées 1. Quelques rappels sur la théorie de la sélection naturelle L'évolution ne peut avoir lieu sans variation génétique Cas n°3 : les deux populations sont polymorphes et les bleus laissent plus de descendants à la génération suivante que les oranges, mais ils ne transmettent pas leur phénotype. p temps Cas n°4 : les deux populations sont polymorphes, les bleus laissent plus de descendants à la génération suivante que les oranges et transmettent leur phénotype. p temps Évolution et conservation des espèces menacées 1. Quelques rappels sur la théorie de la sélection naturelle L'évolution ne peut avoir lieu sans variation génétique The Origin of Species by Means of Natural Selection Charles Darwin (1859) Introduction Chapter 1: Variation Under Domestication Chapter 2: Variation Under Nature Chapter 3: Struggle for Existence Chapter 4: Natural Selection Chapter 5: Laws of Variation etc. Variation génétique d’un caractère phénotypique qui détermine le succès reproducteur, la survie, etc. Variants dont le succès reproducteurs, la survie, etc., est supérieur à la survie des autres individus de la population Évolution et conservation des espèces menacées 1. Quelques rappels sur la théorie de la sélection naturelle Un exemple de sélection directionnelle : les pinsons de Darwin Les pinsons de Darwin vivent dans l'archipel des Galapagos. Ici on étudie la taille du bec : pour chaque individu capturé, on mesure le bec et on détermine sa survie sur une année. Geospiza fortis Les survivants ont, en moyenne, un bec plus gros que les morts. Donc la sélection va amener à une augmentation de la taille du bec. P. T. Boag and P. R. Grant. 1984. Biological Journal of the Linnean Society 22: 243-287. Évolution et conservation des espèces menacées 1. Quelques rappels sur la théorie de la sélection naturelle L'équation du sélectionneur La variance phénotypique peut se décomposer en la somme ● d'une variance génétique additive, i.e. la part de variance qui est transmise, ● de variances génétiques non additives, ● d'une variance environnementale ● d'une variance d'interaction entre gènes et environnement. Vp z V p =V g V eV i V g =V a V d V ig z=V g × changement du trait z en une génération w gradient de sélection variance génétique additive pour le trait z Autre formulation : 2 h= va Vp S=V p 2 z=h S héritabilité différentiel de sélection avec pente de la droite entre fitness w et z L'équation du sélectionneur montre que la réponse à la sélection est d'autant plus rapide que la variance génétique additive est élevée et que le gradient de sélection est fort. z z Évolution et conservation des espèces menacées 2. L'évolution peut être rapide Exemple 1 : évolution de la taille des cornes chez le mouflon valeur génétique En Amérique du Nord, le mouflon est chassé pour ses cornes. Des chercheurs ont étudié les conséquences de cette chasse à partir de données de pedigrees et des données sur les prises réalisées. longueur poids des cornes Ovis canadensis La « valeur génétique » correspond à l'écart entre le trait des descendants prédit pour un individu si seules les composantes génétiques additives jouaient et la moyenne de la population. Les barres noires indiquant les animaux tués, ce graphique montre que les chasseurs tuent sélectivement les animaux qui sont génétiquement déterminés à être gros ou à avoir de grandes cornes (les deux traits étant corrélés). D.W. Coltman et al. 2003. Undesirable evolutionary consequences of trophy hunting. Nature, 426: 655-658. Évolution et conservation des espèces menacées 2. L'évolution peut être rapide Exemple 1 : évolution de la taille des cornes chez le mouflon Quelle est la réponse du mouflon à cette pression de sélection ? Au cours des années le poids des béliers et la taille de leurs cornes décroissent. Cette observation vaut aussi lorsque l'on élimine les effets génétiques qui déterminent ces deux traits en étudiant les valeur de descendance. valeur génétique moyenne valeur génétique moyenne En 30 ans, les cornes ont raccourci de 20cm ! En soit cette évolution pourrait ne poser aucun problème sauf que la taille des cornes est impliquée dans le système de reproduction de l'animal et qu'elle est corrélée à de nombreux autre traits. poids année taille des cornes année D.W. Coltman et al. 2003. Undesirable evolutionary consequences of trophy hunting. Nature, 426: 655-658. Évolution et conservation des espèces menacées 2. L'évolution peut être rapide Exemple 2 : évolution de l'âge à la maturité sexuelle chez la morue La morue est pêchée et, comme pour les mouflons, les plus gros individus sont plus susceptibles d'être attrapés que les autres. (cm) Comme précédemment, on observe une réponse sélective : les animaux atteignent la maturité sexuelle de plus en plus tôt et pour des tailles de plus en plus faible. Cette évolution est détectable sur une période de 1980 à 1990 environ. longueur Gadus morhua âge (années) Combinaison âge / taille pour laquelle 50% des individus atteignent la maturité sexuelle. E.M. Olsen et al. 2004. Maturation trends indicative of rapid evolution preceded the collapse of northern cod. Nature 428: 932-935. Évolution et conservation des espèces menacées 2. L'évolution peut être rapide Exemple 2 : évolution de l'âge à la maturité sexuelle chez la morue Âge pour lequel 50% des individus ont atteint la maturité sexuelle Dans les années 1990, en prenant comme référence les années 1960, les stocks de morue ont décru de 99,9% dans Croissance en les zones d'étude cm par année (nord-ouest du Canada). Cette effondrement a correspondu à une mortalité élevée des adultes. Pas de lien Taux de de cause à effet entre survie la diminution de l'âge annuel à maturité et cet effondrement, mais en tout cas la réponse à la sélection n'a rien empêché. année Le gouvernement canadien a alors instauré un moratoire sur la pêche dans cette zone. Suite a ce moratoire, on observe un retournement de la tendance évolutive. Les tailles de population restent néanmoins très basses. E.M. Olsen et al. 2004. Maturation trends indicative of rapid evolution preceded the collapse of northern cod. Nature 428: 932-935. Évolution et conservation des espèces menacées 2. L'évolution peut être rapide Évolution en réponse à des pressions anthropiques L'exploitation, la sur-exploitation Ça correspond à ce que nous venons de voir dans le cas des mouflons et des morues. La dégradation des milieux Par exemple, comment les systèmes liés à la dispersion réagissent-ils à la fragmentation des milieux. Les antibiotiques et pesticides Sélectionnent des résistances multiples. L'introduction d'espèces exotiques Les espèces introduites et invasives subissent elles-mêmes des pressions de sélection considérables au moment de leur introduction. Elles imposent de plus des pressions de sélection sur les espèces autochtones puisqu'elles sont de nouveaux compétiteurs, de nouveaux prédateurs, etc. Évolution et conservation des espèces menacées 3. Évolution et démographie Le processus de sélection peut avoir un effet sur la taille d'une population Dans le processus de sélection naturelle, tel que décrit précédemment, un génotype en remplace un autre sans que la taille de population ne soit affectée. N La taille de la population est constante ; seule les fréquences des génotypes changent au cours du temps en réponse à la sélection naturelle. temps changement environnemental N apparition d'un génotype plus adapté temps Suite à un changement d'environnement, les individus verts meurent plus. La taille de population va donc diminuer jusqu'à ce qu'un génotype mieux adapté au nouvel environnement apparaisse et augmente en fréquence. Évolution et conservation des espèces menacées 3. Évolution et démographie Évolution et extinction des populations Selon la force de la sélection et le temps d'attente du génotype plus adapté, la baisse de taille de population sera plus ou moins importante. Si elle est très importante, elle peut faciliter, voire provoquer, l'extinction d'une population. N adaptation Nc extinction temps Évolution et conservation des espèces menacées 4. Maintenir le potentiel adaptatif d'une espèce La dérive génétique Si on se fixe pour but de protéger une espèce sur le moyen terme (si l'on veut la transmettre « aux générations futures »...) il faut préserver sa capacité à s'adapter à d'éventuels changements environnementaux et donc sa variabilité génétique. t AA ovules Aa AA Aa aa grains de pollen fécondation échantillonnage de paires de gamètes p q p q t+1 Aa aa Aa Aa aa Comme la fécondation est un échantillonnage, nombre de copies de A à t+1 ne sera pas exactement ce qu'il était à t. Évolution et conservation des espèces menacées 4. Maintenir le potentiel adaptatif d'une espèce La dérive génétique Évidemment, ce phénomène d'échantillonnage est d'autant plus important que la taille de population est faible... On arrive donc à la conclusion que les fluctuations aléatoires de fréquence allélique sont d'autant plus importantes que la taille de population est faible. N=100 Plus la population est petite, plus rapidement on perd du polymorphisme. N=50 N=10 Évolution et conservation des espèces menacées 4. Maintenir le potentiel adaptatif d'une espèce Le fardeau génétique La fixation aléatoire des allèles peut concerner aussi les allèles déterminant des maladies génétiques. Dans ce cas-là tous les individus d'une population étant porteurs, ils sont tous atteints de la maladie génétique en question. Chez le guépard, 70 à 80% des spermatozoïdes produits par un mâle sont anormaux. Ces observations sont associées à un taux de polymorphisme bien plus faible que chez d'autres grands félins. Acinonyx jubatus Ces données ont été interprétées comme la signature d'un fardeau génétique important chez le guépard : le faible polymorphisme indique une dérive importante ; la dérive importante pourrait expliquer la fréquence des anomalies spermatiques. Attention tout de même : la fertilité des guépards en milieu naturel ne semble pas affectée. M. Merola, 1994. A Reassessment of Homozygosity and the Case for Inbreeding Depression in the Cheetah, Acinonyx jubatus: Implications for Conservation. Conservation Biology, 8(4): 961-971. Évolution et conservation des espèces menacées 4. Maintenir le potentiel adaptatif d'une espèce La migration comme source de diversité génétique Comme la dérive joue localement, si on a plusieurs populations qui n'échangent pas de migrant, elles devraient toute avoir perdu de la variabilité génétique mais pas de la même façon. Une façon de réintroduire de la variabilité serait donc de rétablir des flux de migrants (de mélanger les populations, en quelque sorte). Problème : si les génotypes d'une populations sont adaptés à leur environnement local, introduire des migrants c'est introduire des génotypes maladaptés ! Évolution et conservation des espèces menacées Conclusion Prendre en compte l'évolution... Parce qu'elle peut advenir à des échelles de temps relativement brèves et qu'elle peut aussi aussi interférer avec la démographie (l'évolution comme un des facteurs déterminant les risques d'extinction) ● Parce qu'on se fixe comme objectif de conserver des espèces avec leur potentiel adaptatif. La nature ne saurait être conservée sous cloche ! ●