Anthropologie du rituel de possession Bori en milieu Hawsa au Niger

publicité
Anthropologie du rituel de possession Bori
en milieu Hawsa au Niger
Quand les génies cohabitent avec Allah
Collection Anthropologie critique
dirigée par Monique SELIM
Cette collection a trois objectifs principaux :
- renouer avec une anthropologie sociale détentrice d’ambitions politiques et
d’une capacité de réflexion générale sur la période présente,
- saisir les articulations en jeu entre les systèmes économiques devenus
planétaires et les logiques mises en œuvre par les acteurs,
- étendre et repenser les méthodes ethnologiques dans les entreprises, les
espaces urbains, les institutions publiques et privées, etc.
Dernières parutions
Patrick HOMOLLE, D’une rive à l’autre. Associations villageoises et
développement dans la région de Kayes au Mali, 2009.
Laurent BAZIN, Bernard HOURS & Monique SELIM, L’Ouzbékistan à
l’ère de l’identité nationale. Travail, sciences, ONG, 2009.
Claire ESCOFFIER, Transmigrant-e-s africain-e-s au Maghreb. Une
question de vie ou de mort, 2008.
Charlotte PEZERIL, Islam, mysticisme et marginalité. Les Baay Fall du
Sénégal, 2008.
Rodolphe GAILLAND, La Réunion : anthropologie politique d’une
migration, 2007.
Fernandino FAVA, Banlieue de Palerme. Une version sicilienne de
l’exclusion urbaine, 2007.
Julie DEVILLE, Filles, garçons et pratiques scolaires. Des lycéens à
l’accompagnement scolaire, 2006.
Marie REBEYROLLE, Utopie 8 heures par jour, 2006.
Rémi HESS & Gérard ALTHABE, Une biographie entre ici et ailleurs,
2005.
Carmen OPIPARI, Le candomblé : images en mouvement. São Paulo, Brésil,
2004.
Alina MUNGIU-PIPPIDI & Gérard ALTHABE, Villages roumains. Entre
destruction communiste et violence libérale, 2004
Michela PASIAN
Anthropologie du rituel de possession Bori
en milieu Hawsa au Niger
Quand les génies cohabitent avec Allah
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-11119-6
EAN : 9782296111196
Sommaire
Les histoires de la possession ................................. 7
Introduction........................................................... 11
Les interprétations des signifiants........................ 25
Pour une historicisation de la transe: ....................................... 27
Le concept de présence........................................................................ 38
Les cultes de possession sous Islam ........................................... 53
Islam confrérique versus Islam orthodoxe ......................................... 54
Les cultes de possession soudano-sahéliens....................................... 61
Les possibles parcours de la possession ............................................. 73
Le Bori: un « besoin historique » .............................................. 85
Avant et pendant le Bori : les religions « intégrées » ........................ 86
Quelles origines ?................................................................................. 95
Héritage et maladie : les mécanismes du recrutement.....................104
Les génies : une identité composée...................................................110
Questions de genre, ou les actrices du Bori .....................................122
Entre histoire et légende ..................................... 133
Du mythe de Daura aux pratiques actuelles .......................... 135
Les femmes, entre pouvoir et périphérie ..........................................137
Les hommes du mythe : le Sarkin Anna ...........................................148
La formation des cours et des « structures Bori »............................153
L’importance de la fête : danse, transe et Tabaski...........................164
Familles d’esprits, esprits de famille....................................... 175
Les génies classiques : un important héritage culturel ....................176
Les génies se « globalisent » …........................................................190
Les nouveaux génies de Maradi : les Adellai...................................204
Entre thérapie, divination et protection ................................. 209
L’Association des Tradipraticiens du Niger.....................................212
Plantes qui empoisonnent et plantes qui protègent ..........................223
Les formes de la divination : entre diagnostic et voyance ..............227
Conclusion ........................................................... 235
Index .................................................................... 247
Bibliographie ....................................................... 253
Remerciements
Cette œuvre prend son origine de ma thèse de doctorat ; elle n’aurait
pas pu se conclure sans l’aide déterminante de Laurent Vidal qui a guidé
mon travail scrupuleusement et avec grande disponibilité. Je lui en suis
très reconnaissante.
Je remercie aussi l’Institut de recherche pour le Développement de
Niamey, qui m’a soutenue dans les démarches administratives lors du travail
de terrain. Ma gratitude va aussi à Alba Balestri du centre de documentation
de la Vieille Charité, qui a lu et corrigé le texte, ainsi qu’à Jacques Micheli
qui l’a complètement révisé et « rendu livre ». Un grand merci encore à
Monique Selim qui m’a accompagnée dans ce projet.
Je remercie également Mme Ileana Chirassi Colombo, professeur
d’Histoire des Religions à l’Université de Trieste pour l’échange intellectuel
et les conseils donnés tout au long de mon travail.
Il est malaisé de remercier pareillement tous ceux qui m’ont aidée
dans mon travail de terrain, et d’abord les personnes rencontrées sur place.
Certains, je les ai remerciés dans « Les génies font la fête », d’autres, lors
des projections du film au Niger trois ans après le tournage. Il s’agit des
adeptes, des interprètes, des amis, des autorités locales. Comme pour le film,
je préfère les remercier en leur apportant une copie du travail, bien que
cette fois, à la différence du document audiovisuel, seule une minorité pourra y accéder.
Enfin, j’exprime une pensée affectueuse pour mes proches qui m’ont
accompagnée durant ce parcours.
Préface
Les histoires de la possession
Laurent Vidal 1
Une histoire thématique de l’anthropologie française révélerait sans
peine la place qu’a occupée la possession rituelle dans la structuration de ses
interrogations et la carrière de certaines de ses figures marquantes. Et, pour
peu que l’on inclue sous ce thème ce qui relève de l’analyse des formes de
dialogue de l’homme avec le monde des génies, les noms suivants viennent
immédiatement à… l’esprit : Marc Augé, Jean-Marie Gibbal, Jean-Pierre
Dozon, Andras Zempleni, Marc Piault, Jean Rouch, Jean-Pierre Olivier de
Sardan, Nicole Echard qui, parmi d’autres, ont tout à la fois façonné
l’anthropologie française du second tiers du XXe siècle et investi cet espacelà de l’anthropologie religieuse. Au sein de cet espace, les recherches menées au Niger sont « surreprésentées », sans que vienne spontanément
d’explication à ce tropisme nigérien d’une anthropologie se penchant sur la
possession rituelle. Intérêt pour le Niger qui s’est poursuivi, créant une
forme de filiation qui ne dit pas son nom : Jean Rouch a été, à la fin des années 1980, président du jury de ma thèse ayant porté sur la possession chez
les Peuls sédentaires du Niger, et j’ai dirigé la thèse de Michela Pasian, à
l’origine de ce livre.
Ouvrage qui fait plus qu’expliquer, voire même revendiquer, cette filiation : elle la prend pour objet. Et c’est là l’originalité fondamentale du
propos de Michela Pasian que de considérer que les analyses effectuées par
les « aînés » ont été fortement influencées par le contexte intellectuel de
l’époque (années 1960-1970, en l’occurrence) et qu’elles constituent en el1. Anthropologue, directeur de recherche à l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement). Fondation Paul Ango Ela (FPAE), Yaoundé, Cameroun : [email protected]
Anthropologie du rituel de possession Bori
les-mêmes des matériaux de réflexion premiers pour comprendre les significations contemporaines de la possession rituelle. Posture que l’auteur nous
résume dès les premières lignes en ces termes : « appliquer aux observateurs
le même examen critique qui a servi à la construction de l’objet va constituer
le point de départ ». Cette entreprise de sociologie de l’anthropologie de la
possession se concentre sur deux chercheures françaises, Nicole Echard et
Jacqueline Monfouga-Nicolas, ayant mené des recherches sur le culte Bori,
en pays Hausa nigérien, comme Michela Pasian. De sorte que, pour reprendre les mots de celle-ci, il s’est agi d’éclairer son « parcours Bori » à la lumière des choix et des analyses proposés par ces deux anthropologues. Dialogue entre deux époques, qui s’enrichit d’un troisième acteur, Ernesto De
Martino, dont les écrits – certes ne portant ni sur le Bori, ni sur l’Afrique sont à l’origine de l’intérêt de M. Pasian pour les études anthropologiques
des phénomènes de possession. Au-delà, la pensée de De Martino est le socle du texte de Michela Pasian, soucieuse d’appliquer le « comparatisme
historique » cher à l’anthropologue italien du Tarentisme.
Postures - au sens noble du terme - méthodologiques comme théoriques essentielles à garder en mémoire pour comprendre les orientations du
propos de ce livre. Tout d’abord, Michela Pasian, ne propose pas une monographie classique. Si son propos concerne bien les configurations actuelles
du Bori, il ne s’ancre ni dans un espace donné et limité du « pays Hausa », ni
même dans ce seul pays-là. En effet, l’anthropologue transporte le lecteur
des métropoles du centre du Niger (au premiers rang desquelles Maradi), aux
villes et villages de la région, pour finir par Niamey, la capitale. Une anthropologie que l’on qualifiera aujourd’hui de « multisituée », au service d’un
propos ambitieux, multithématique, en somme. En effet, faisant sienne
l’ambition généralisatrice de l’analyse anthropologique, Michela Pasian nous
propose des réflexions originales sur des questions ayant de tout temps monopolisé l’attention des chercheurs : les liens, historico-mythiques comme
contemporains, entre l’Islam, les cultes traditionnels et le Bori ; l’ancrage
politique de la possession rituelle, se trouvant au carrefour d’entreprises de
récupération de son message et, symétriquement, de volontés d’influencer
l’action politique ; les dimensions conjointement religieuse et thérapeutique
du Bori, suivant un équilibre au cœur de la réflexion des anthropologues
s’étant intéressés à cette question, parmi lesquels, précisément, N. Echard
plaidera pour la première, J. Monfouga-Nicolas, pour la seconde ; la place du
Bori dans le complexe écheveau des rituels de possession sahélo-sahariens.
8
Préface
Les pages qui suivent se présentent donc comme un voyage, dans le
temps et dans les espaces de la possession rituelle au Niger, et de son culte
peut-être « phare », le Bori. Voyage, aussi, au cœur de l’histoire des idées
sur ces pratiques religieuses, pour un texte foncièrement original, qui prend
le risque d’être à la frontière (de l’anthropologie et de son histoire ; de
l’anthropologie de la religion et du politique), ce qui aussi en fait tout son
intérêt. Et si, au terme de ce livre, mon interrogation initiale sur les raisons
de l’attrait des phénomènes de possession au Niger pour l’anthropologie de
la possession (pas uniquement française : voir les recherches de Paul Stoller)
n’a pas de réponse, cela n’a guère d’importance : les études sur les Niger se
voient ici dotées d’une nouvelle pierre qui réussit dans un même mouvement
à comprendre le sens de pratiques actuelles et à éclairer celles de nos prédécesseurs.
9
Introduction
La recherche que nous allons entreprendre a
donc la valeur d’une expérience mentale d’où le
chercheur et l’objet de sa recherche sortiront tous
deux profondément modifiés, renouvelés et réciproquement éclairés.
Ernesto De Martino, Le monde magique.
Cet ouvrage traite d’un culte de possession répandu en Afrique de
l’Ouest, entre Niger et Nigeria, le Bori. Mais avant d’entrer dans le cœur du
sujet, il semble utile d’en éclairer le contexte, afin de permettre au lecteur de
bien saisir dans quel esprit cette entreprise a été abordée, et ce que cette
étude particulière entend apporter plus généralement en matière d’approche
de certaines faits culturels et sociaux. L’ensemble des pratiques sociales que
l’on regroupe souvent un peu rapidement sous le terme de « religion » est
moins homogène que ce que l’on perçoit spontanément. Certes, les grandes
religions, les grands monothéismes notamment en Occident, ont occupé le
devant de la scène durant des millénaires. Mais, quelles qu’aient pu être les
mesures répressives, parfois massives, ou les stratégies de délégitimation
mises en œuvre par les autorités en place, il y a « toujours » eu « du » religieux non orthodoxe, normé ou diffus. Des mystères orientaux à Rome aux
cultes non-officiels, plus ou moins locaux, plus ou moins cachés, dont on
identifie des instances un peu partout dans le monde encore de nos jours,
comme a su le faire Ernesto De Martino dans la région de Salente dans la
seconde moitié du vingtième siècle, les exemples ne manquent pas. Ces pratiques excèdent visiblement le registre du religieux officiel tout en opérant
aussi dans l’ordre de l’extra-humain, ce qu’attestent des effets qualifiables et
mesurables dans des productions sociales, dans des actions structurées des
individus et des groupes, dans des constructions mythiques ou rituelles, dans
Anthropologie du rituel de possession Bori
des excursions hors du domaine réservé de la dévotion, et bien entendu,
souvent, dans le corps même des adeptes, que ces pratiques savent souvent
marquer encore plus profondément que les protocoles dogmatiques canoniques. Ces formes particulières de la religiosité - si l’expression a toutefois un
sens, ce qui reste à démontrer -, on peine souvent à les nommer. On parle
indifféremment de « culte », de « rituel », d’autres vocables encore, sans
pouvoir assigner à aucun de ces termes une quelconque qualification de
concept. Cette aporie - que nous ne tenterons d’ailleurs pas de lever dans le
cadre de cet ouvrage, nécessairement circonscrit à un champ spécifique –
dénote certainement un problème méthodologique de fond, et s’origine souvent à notre sens d’un cadrage inadéquat de l’objet.
De ce que nous avons rappelé plus haut, il s’ensuit que le fait parareligieux, les « rituels », les « cultes », ne peut être appréhendé dans sa spécificité que dans une approche pluridisciplinaire. Comme on l’a rappelé plus
haut, ces pratiques débordent du strict champ du religieux. Comment serait-il
possible d’appréhender leur spécificité sans prendre en compte les plans
historique, sociologique, psychologique, géographique, économique, politique, voire médical de l’objet ? Et cet objet, il va falloir le construire, et pour
ce faire l’idéal serait de pouvoir mobiliser des praticiens de ces diverses
disciplines, et de les associer, de les faire fusionner, dans le procès même de
construction de l’objet afin que la qualification des différentes déterminations soit suffisamment bien articulée pour qu’elle puisse être productive, et
ceci déjà localement ; mais aussi comme prototype, comme pattern organisationnel capable d’inspirer d’autres travaux. C’est dire aussi qu’il serait sans
doute inutilement restrictif de ne pas ouvrir la porte à des voies de généralisation.
Ce dispositif « idéal », un chercheur a su le mettre en place concrètement : c’est Ernesto De Martino, au milieu de siècle dernier, dans les Pouilles, en Italie du Sud. De Martino (1908-1965), ethnologue et historien des
religions a été influencé dans sa jeunesse par Benedetto Croce, lui-même
profondément inspiré par Hegel. Il a développé une approche originale de
l’histoire des religions et de l’ethnologie, dans une perspective généralement
caractérisée comme historiciste et comparative. Pour résumer très rapidement son approche d’un phénomène culturel, il s’agit d’abord d’observer le
fait pour arriver à l’hypothèse d’une configuration cohérente, ou « modèle ».
Ensuite, il convient de mettre en perspective cette configuration avec des
12
Introduction
phénomènes morphologiquement et fonctionnellement semblables. Enfin,
une fois replacé dans une typologie plus vaste, grâce à la comparaison, le
phénomène est situé dans son contexte historique, dans le cadre particulier
de la civilisation religieuse où il s’est développé, acquérant ainsi à nouveau
l’identité spécifique qui est la sienne. Son ouvrage le plus remarqué, Terra
del Rimorso 2 , porte sur l’étude d’un phénomène social spécifique, nommé
Tarentisme ou Tarentulisme, dans une région des Pouilles en Italie. Ce phénomène consistait très schématiquement en un rituel mettant en jeu transe et
possession, et De Martino introduisit à cette occasion une méthodologie
novatrice. Pour mener à bien ce travail, il a mobilisé une équipe pluridisciplinaire, qui a su, en même temps que les participants abordaient le phénomène social à travers les différents prismes de leurs disciplines spécifiques,
bâtir la trame d’un modèle rendant compte de l’ensemble du fait compris
comme un ensemble signifiant connecté de manière descriptible et explicable à son contexte.
L’approche de De Martino, de par son caractère pluridisciplinaire,
comparatif et historiciste, semble donc particulièrement bien adaptée à
l’étude d’un culte dont l’inscription dans le social est complexe, diverse et
changeante, comme précisément l’est le culte Bori des Hawsa du Niger, ainsi
que le mettront en évidence les parties descriptives de cet ouvrage. De plus,
la relative proximité « thématique » des objets de la recherche, avec pratiques et rituels de possession, passage par les phénomènes de transe, et interférences en profondeur avec les structures sociales, ne peut que faciliter la
réutilisation dans le contexte Africain de nombreux éléments méthodologiques validés par de Martino dans les Pouilles. Évidemment il ne saurait être
question de plaquer les productions demartiniennes dans les Pouilles sur une
autre réalité bien différente à de nombreux égards. Nous étions bien conscient du risque d’oblitérations par l’analogique que cette relative proximité
induisait. Il s’agissait alors simplement de s’appuyer sur les acquis généralisables du travail de De Martino, mais en les confrontant itérativement à
l’épreuve de la réalité observable ou objectivable du terrain. Ce qui veut dire
que, dès qu’elle a pu s’avérer productive, la méthodologie demartinienne a
2. La Terra del Rimorso, Milano, 1961 ( La Terre du Remord, trad. Fr. Gallimard, Paris,
1966), qui a été précédé de Il Mondo Magico, Milano, 1948 (trad. Fr. Les Empêcheurs de
Tourner en Rond, Paris, 2003).
13
Anthropologie du rituel de possession Bori
été mise à contribution, et ceci aussi bien en ce qui concerne le procès de
démarcation des terrains qu’à l’étape de la construction de l’objet.
Au plan pratique, maintenant, comme dans toute entreprise
d’anthropologie de terrain, la manière dont le versant praxis de l’étude, soit
ce qu’il est convenu d’appeler le « terrain », est appréhendé est loin d’être
indifférente. C’est pourquoi nous allons maintenant rendre compte de cette
partie essentielle de notre travail.
La naissance d’un projet
Mon intérêt pour le culte Bori s’origine de mon inclinaison de toujours pour les vécus de l’ordre de la transe. À ce point, mon questionnement
ne portait pas encore sur les formes collectives, intégrées, de la transe,
comme dans le cas des cultes de possession, sujet classique de
l’anthropologie ; il se situait à un niveau purement subjectif, voire naturaliste. C’était un « problème », pour utiliser la terminologie de De Martino, et
ce problème me concernait. Que se passe-t-il dans ces moments de « perte de
la présence » 3, dans ces moments privés de souvenirs ? Que se joue-t-il dans
les phases de sommeil paradoxal, dans les moments de folie, d’ivresse,
d’hypnose, de crise épileptique ? Avec le temps, cette interrogation était
toujours là, mais retrouvée, reformulée, recadrée, recodée, reterritorialisée,
dans un contexte académique.
Cette interrogation, à partir du moment où elle s’est trouvée intégrée
dans un parcours universitaire, produira un premier hiatus : comment modeler ce questionnement afin qu’il devienne un objet d’étude légitime ? Mon
implication de jeune étudiante italienne en anthropologie d’il y a vingt ans
s’est vite inscrite dans un courant anthropologique dans lequel Ernesto De
Martino occupe une place éminente. Ce choix initial, certainement induit par
les premières complicités qui influenceront ma formation académique, va
orienter mes travaux vers l’approche historico-comparative. Plus tard, le
nouvel environnement, français, qui me semblait alors le mieux à même de
compléter ma formation, m’a amené à recentrer mon paradigme comparatiste sur l’objet de l’étude lui-même, en relativisant l’importance de la sub3. J’utilise encore une fois la terminologie de De Martino dans son étude sur le Tarentisme,
culte de possession encore très pratiqué au début des années 1960 en Italie du sud. Ces notions seront développées dans le premier chapitre.
14
Introduction
jectivité du chercheur. Il est aujourd’hui clair, en effet, que dans un monde
où l’image - et donc, marché mondialisé oblige, l’image de l’occidental - est
désormais omniprésente, l’observé n’est plus cette pâte molle, cet être naïf
que l’on se plaisait autrefois à imaginer, incapable de toute objectivation, de
toute relation factuelle ou simplement fidèle. On n’est plus aujourd’hui, pour
employer une métaphore un peu radicale, face à une pure relation d’objets
quantiques dans laquelle on chercherait avant tout à mesurer les effets des
interactions. Comme le dit fort bien Olivier de Sardan à propos de
l’utilisation du je méthodologique :
« Le recours à la première personne a en effet représenté à divers égards un
progrès incontestable, tant en termes d’écriture que du point de vue d’une nécessaire mise à jour de la position du chercheur sur le terrain […] Si le terrain
est souvent un fort lieu d’investissement affectif du chercheur, ce qu’il dit de
sa relation personnelle aux acteurs locaux n’est pas aussi méthodologiquement intéressant que certains le proclament », (2000 : 417-445). 4
Attention ici toutefois : qu’il soit bien clair qu’il ne s’agit en aucune
manière de suggérer ici, contre De Martino 5 , qu’il ne se « passe rien » dans
la relation entre chercheur et objet de la recherche. Ce qu’on relative ici
s’entend au plan méthodologique, et cette distinction de nature entre les différents plans de l’appréhension du terrain joue un rôle déterminant dans le
positionnement stratégique du chercheur par rapport à l’objet de sa recherche. C’est armés de ces cadres méthodologiques que nous avons abordé le
terrain Bori en pays hawsa au Niger. Pour faciliter la lecture, et dans la mesure où la recherche se revendique comme « itinérante », nous allons maintenant décrire le parcours en séquence, la visite de chaque « lieu » étant
l’occasion de délivrer des informations d’ordre factuel et les considérations
méthodologiques ou théoriques associées. Dans cette partie de notre ouvrage, le chercheur se mettra encore en scène comme un je. C’est à ce
voyage que nous convions maintenant le lecteur.
4. A ce sujet voir aussi son article (1988 : 527- 540) traitant des œuvres de J.M. Gibbal (1988)
et de P. Stoller et C. Olkes (1987) concernant des pratiques magico-religieuses au Mali et au
Niger. Selon lui, ces auteurs « dramatisent » leurs expériences de terrain, ce qui rendrait
exotique le sujet étudié et égocentrique l’attitude du chercheur.
5. Ce que dit précisément la citation en début de cette introduction.
15
Anthropologie du rituel de possession Bori
Mon parcours Bori
L’itinéraire prévu avant mon départ allait de la région de l’Ader à
celle de Maradi, terrains que je voulais revisiter à partir des données de J.
Monfouga-Nicolas (1972) et de N. Echard (1989). Pourtant, très rapidement,
je me suis aperçue que mon trajet se modifiait continuellement au gré des
rencontres. Adeptes du culte et non adeptes (ou en tout cas sympathisants)
influençaient mes choix, structuraient mon parcours, au jour le jour. Niamey
a constitué la première étape. Comme l’organisation de mon séjour à Maradi
prenait un certain temps, j’ai décidé de débuter les entretiens dans la capitale, creuset de gens qui parlent les différentes langues nationales et considérée en même temps comme étant un territoire linguistiquement et culturellement Zarma. Ici, beaucoup d’adeptes m’ont conseillé d’aller à Doutchi afin
d’observer le Bori hawsa:
« Les gens du Bori sont très forts à Doutchi. Il fut un temps où certains génies (Torou) ouvraient la bouche seulement sept ans après le Girka (initiation), mais maintenant on est pressés. C’est aussi une question de commerce,
avoir un esprit c’est comme avoir un bébé, il faut qu’il parle » (Conseiller à
l’Agriculture, novembre 2000).
À Niamey, j’ai ensuite rencontré des gens qui m’ont invitée pour une
semaine à Agadez :
« Bien qu’il n’y ait pas de Bori à Agadez et que les Twareg ne font pas ça »,
me dirent-ils. Et pourtant, pendant mon séjour, j’ai pu assister à une
cérémonie de remerciement des génies et j’ai pu rencontrer plusieurs devins
qui pratiquaient les cauris, forme de divination utilisée par les adeptes du
Bori surtout à Maradi et Tibiri. En outre, à Doutchi, un violoniste interviewé
m’a parlé des Bori Twareg, les Guilladjé. Ensuite, à Maradi et Tibiri, j’ai fait
la connaissance de gens qui pouvaient me recevoir à Birnin Konni, situé à
cinq kilomètres de Massallata, village connu pour sa résistance à l’Islam 6.
J’ai ainsi décidé d’étendre ma recherche à ces deux localités. Comme il
s’agissait d’un terrain itinérant, les contraintes et le hasard prenaient souvent
6. Les Maguzawa seraient les païens que les Peuls d’Usman Dan Fodio auraient tolérés, sans
doute en raison de l’aide qu’ils leur ont apportée contre la domination des dynasties Hausa Il
est vrai aussi que dans ce cas particulier, le chef de Massallata porte le titre de Degel et tire
son origine du village de Degel dont Usman dan Fodio lui-même était originaire (M. Piault,
1970 : 62).
16
Introduction
un poids important. Dès notre arrivée dans un village, l’interprète cherchait
auprès de ses relations un lieu pour m’héberger (pour lui, en tant qu’ami, le
problème ne se posait pas) ainsi qu’une mobylette à louer pour les déplacements. Cette situation d’échange a facilité mon « insertion » au niveau local.
J’expliquais à chaque fois que j’étais étudiante et que je devais écrire un
document sur le culte Bori. Je prenais beaucoup de photos que je développais et rapportais régulièrement à ceux que j’avais photographiés. Je me suis
rendu compte à cette occasion que les gens aimaient à être photographiés :
dans ces régions, la photographie est une activité onéreuse, et parfois, lorsqu’un adepte voulait me montrer sa sympathie, il m’offrait sa photographie.
Une situation d’échange s’instaurait spontanément dès que je rapportais les
photos, je percevais alors un sentiment de familiarité immédiate. Souvent, je
me prêtais au jeu et me laissais habiller avec les costumes locaux et les habitants du lieu me prenaient à leur tour en photo. En tant que femme, blanche,
italienne, et en tout cas plus aisée, après avoir suscité un peu d’amusement,
j’ai vite « fait partie du paysage ». Une relation équilibrée s’est instaurée
autour du jeu et de l’échange.
Les composantes du culte que j’ai privilégiées au cours de ces enquêtes concernent les acteurs, les génies, l’aspect thérapeutique. 7 Les observations et les réflexions menées lors de ce premier terrain ont constitué le point
de départ d’un deuxième terrain, en 2003. Ce terrain comportait une particularité : le tournage d’un document audiovisuel sur le Bori8 à Tibiri et Maradi
qui portera le titre Les Génies Font la Fête 9 . Je passerai un mois dans les
villages de Tawa, Kwallama et Founkwoy, en Ader et dans le Kourfey, pour
revisiter des terrains qui avaient été l’objet des enquêtes de N. Echard
7. Au plan factuel et quantitatif, j’ai pu mener quatre-vingt-cinq entretiens semi-directifs et
non directifs, et observer plusieurs cérémonies. J’ai pu établir des échanges informatifs avec
différentes catégories d'acteurs : Iya et Inna, cheftaines du culte à Maradi et à Tibiri, des chefs
traditionnels, des violonistes, des marabouts et bien entendu des adeptes.
8. Le document audiovisuel constitue, à côté des nombreux films sur les Holley Songhay
réalisés par J. Rouch, un des rares documents concernant le Bori hawsa. Après une recherche
commencée à Paris et conclue à l’ORTN de Niamey (télévision et archive des films transmis
au Niger), je n’ai pu visionner que trois films sur le Bori hawsa : « La vieille et la pluie »
réalisé par J.P. Olivier de Sardan en 1974 (58') et deux films de M. H. Piault « Bawra »
(1976, 77') et « Shan Kubewa » (12').
9. Projeté en 2004 au Musée de l’Homme, et dont je remercie Giorgio Cingolani pour la partie
technique.
17
Anthropologie du rituel de possession Bori
(1989). Là, j’ai pu interviewer quinze personnes dont un violoniste et un El
Biya (assistant des adeptes) qui ne sont d’ailleurs pas des initiés, et treize
adeptes, dont la plupart sont de grands adeptes : Saraounia de Kwallama, le
chef du Bori de Tawa, différents chefs du Bori qui régissent une catégorie
particulière de génies et les Magaja (cheftaines du Bori). À Tawa, le rôle de
l’interprète-guide a été très important. Pendant les dix premiers jours, j’ai
travaillé avec le Dan Galadima (notable, adjoint du chef traditionnel) de
Maradi. Avec lui, en dehors des enquêtes, j’ai pu approfondir mes connaissances sur la vie d’une chefferie traditionnelle, qui semble être largement
structurée par des jeux de pouvoirs liés à la sorcellerie et aux combats des
esprits – tout au moins celle de Maradi – mais aussi par le jeu des institutions
étatiques, qui maintenant financent les manifestations organisées par la chefferie.
Au bout de dix jours, le Dan Galadima a été appelé à revenir à Maradi,
via un communiqué radio lancé par le chef traditionnel. Avant de me quitter,
il a demandé à Amma, un adepte parlant Français et qui fait partie de
l’Association Nationale des Tradipraticiens, de poursuivre avec moi la recherche. J’ai travaillé avec Amma jusqu’à la fin de mon séjour à Tawa.
Amma est Sorko, Zarma, connaisseur des louanges des génies du fleuve,
mais à Tawa il est essentiellement sollicité pour les cérémonies des Babule
(ou Hawka), considérés comme les fils des Torou, les génies les plus anciens
en pays Zarma. Il s’agit d’un adepte très reconnu, et le mieux payé durant les
cérémonies 10, et ceci parce que les Babule sont ici très puissants. Ils sont
présentés comme les génies qui répondent le plus vite aux sollicitations et
sont aussi capables de faire des miracles, comme marcher sur le feu ou faire
apparaître de l’argent. On remarque que, curieusement, ce sont surtout les
militaires qui se disent possédés par ces génies. J’ai ainsi pu assister à plusieurs cérémonies où un soldat demandait la protection des génies pour un
déplacement qu’il envisageait de faire. Pendant toute cette période, les modalités de la relation ont muté en profondeur: le fait de travailler au quotidien
avec un adepte et sa cour déplace le point d’observation ; le Bori constitue
alors le quotidien, et ce quotidien je l’ai vécu comme un fait social total.
10. Par exemple, pendant n'importe quelle cérémonie, le Sarkin Bori gagne 1000 CFA, le
Sarkin Babule 500 CFA, le Sorko 2000 CFA, les Magaja 250 CFA si c'est hors du quartier,
1000 CFA si c'est dans le quartier.
18
Introduction
Pour mieux documenter le côté thérapeutique de la possession, j’ai
mené une enquête d’un mois à Niamey, auprès de l’Association des Guérisseurs Traditionnels du Niger, fondée en 1996. J’ai connu cette Association à
Tawa, grâce à Amma et aux autres dignitaires du Bori qui en font partie également. Cette organisation se propose de rendre plus scientifique et systématique l’utilisation des plantes. Des emballages ont été créés avec l’indication
thérapeutique et la posologie ; il manque en revanche le nom des plantes.
J’ai remarqué toutefois que même si les adeptes ont senti le besoin de se
constituer en catégorie professionnelle, l’échange du savoir était particulièrement complexe, la connaissance étant liée au secret de l’héritage. Et souvent la compétition ralentit les échanges.
Pour mieux cerner les évolutions religieuses du Bori, je me suis rendue à Bagadji. Ce village est le siège d’une importante communauté Anna
qui est encore dirigée par Bawra, chef attitré aussi bien au niveau politicoadministratif que religieux. Le choix de Bagadji a encore été renforcé par des
échanges très enrichissants avec M.H. Piault qui avait privilégié ce terrain en
1970 (Piault, 1970).
En 2006, j’ai décidé de terminer mon terrain avec la projection du document audiovisuel Les Génies Font la Fête. Initialement, je voulais simplement organiser une projection à la cour du chef du Gobir, qui possédait
un téléviseur et un magnétoscope, et inviter les adeptes. Ensuite, la rencontre
fortuite avec François Perrin, jeune directeur de l’Alliance Française à Maradi, m’a donné la possibilité de développer mon projet. François Perrin a
proposé de mettre à ma disposition un vidéoprojecteur et tout le matériel
nécessaire à la projection du film sur grand écran. Celui-ci a été montré à
Maradi, au siège de l’Alliance Française, au lycée technique, à la bibliothèque, au centre culturel catholique Point d’Interrogation et dans différents
cafés. Les réactions ont été très diverses. Les lycéens se sont montrés très
virulents envers les adeptes du Bori, qui auraient donné l’image d’un Niger
habité par des « sauvages ». Même si leurs parents étaient adeptes, disaientils, eux, en tant que jeunes ayant reçu une éducation, ne le seraient jamais.
Le public de l’Alliance française et de la bibliothèque, en revanche, a regardé le documentaire avec plaisir et a simplement reçu l’image du Bori comme
celle d’un fait culturel, relevant de la tradition. Dans les cafés, c’est principalement son côté festif, de musique et de danse, qui a été perçu. Souvent,
exception faite des lycéens, les gens sont intervenus pour évoquer à leur tour
des récits personnels relatifs aux miracles du Bori. Toujours cette double
19
Anthropologie du rituel de possession Bori
perception, qui dénote différents niveaux de lecture pas nécessairement antagoniques pourtant: à côté d’une image culturelle de la possession, une autre qui revendique son efficacité.
Pour achever ce travail de terrain, j’ai entrepris d’approfondir aux Archives de Niamey l’étude de l’histoire régionale. J’ai symboliquement clos
mon séjour par une projection de mon film au Centre Culturel FrancoNigérien (CCFN). Cette dernière projection n’a pas amené d’opinions nouvelles, différentes de celles énoncées lors de la projection à l’Alliance française de Maradi.
La construction de l’objet
Le parcours de l’écriture du texte est calqué d’une certaine manière
sur celui de mon parcours Bori. Ce sont les notions de transe et de possession qui sont d’abord analysées. Nous introduisons ensuite la méthodologie
du comparatisme historique, telle que l’entend E. de Martino, ainsi que le
concept de présence dont il se sert pour donner un sens à la transe. Le premier chapitre se termine sur les interprétations de la fonction délivrante de la
possession : a-t-on affaire à une catharsis psychosociale destinée à la
femme ou à une simple thérapie? Dans quelle mesure ces interprétations ontelles influencé la modélisation du Bori ?
Dans le deuxième chapitre, j’aborde le culte Bori en tant qu’élément
dans un ensemble de cultes de possession pratiqués dans une région soudano-sahélienne, largement ou totalement islamisée, ainsi que dans le Maghreb. Ces groupes de possession fonctionnent de façon autonome sur un
modèle de base à peu près identique. D’une part en effet l’invocation de la
divinité se fait systématiquement à travers le mécanisme de la maladieélection, d’autre part la quasi-synonymie des djinns avec les génies les inscrit comme cultes de possession syncrétiques en terre d’Islam. Comment
l’Islam influe-t-il sur les cultes de possession, et comment ces derniers
s’intègrent-ils dans le système des pratiques de la mystique islamique ? Ismaël Musah Montana (2004) 11 apporte des éléments significatifs de réponse
à ces questions en soulignant que la prégnance du soufisme dans la vie religieuse tunisienne aux XVIIIe et XIXe siècles et le pluralisme religieux, à
11. Cité par M. Fintz, 2006.
20
Téléchargement