Le travail informel : représentations et stratégies - Université Paris-Est

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Le travail informel : représentations et stratégies des acteurs
sociaux
Karima Tachouaft1, Université Alger 2
Résumé
L’article propose une lecture des représentations sociales et des stratégies
adoptées par les travailleurs informels, à la lumière du modèle théorique
sociologique de M. Weber. L’objectif étant la compréhension du phénomène de
l’informalité de l’intérieur, notre communication s’articule autour des valeurs et
des motivations qui orientent les objectifs et les aspirations des acteurs sociaux
et les encouragent à mettre en œuvre les ressources jugées nécessaires pour la
réalisation, dans un environnement donné. Aussi, l’informalité est analysée en
tant qu’objet de socialisation, au cœur de la famille et du marché, considérés
comme des contextes principaux de leur ancrage. Quelques conclusions d’une
enquête restreinte réalisée à Alger ont été citées, à titre illustratif.
Mots clés : travail informel, représentations sociales, stratégies, sociologie
économique, acteur social
JEL: A1, A12, A13, A14, A130.
Informal work: representations and social actor’s strategies.
This article aims at showing the social representations and strategies adopted by
the informal workers according to Weber’s sociological theoretical model. As
the objective being the comprehension of the informality phenomenon, our
communication deals with the values and the motivations that direct the social
actors’ goals and aspirations which tend to implement the necessary resources to
be realized within a given environment. In addition, the informality is analysed
as being an object of socialization within the family and the market which are
considered as principal context of their origins. Some illustrative conclusions of
an investigation realized in Algiers have been exposed.
Key words: economic sociology, informality, action/social actors, social
representation, strategies.
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Département de Sociologie, Email : [email protected]
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1. Introduction
Ce qui est constaté aujourd’hui, est que ‘l’informalité’ est devenue la
norme et non l’exception dans de nombreux pays du monde, autrement
dit, un état plus qu’un passage et la crise accentue cette tendance.
(Organisation de Coopération et de Développement Economique, 2009).
En dépit de l’importance croissante qu’il revêt, de par la dimension qu’il
présente en termes d’emploi, de revenus et de production, et même s’il
est une préoccupation universelle, le travail informel demeure une
question controversée.
L’étude de ce phénomène se heurte encore à des obstacles liés aux
différences de définition, aux difficultés de mesure, et aux traitements
souvent idéologiques que lui réservent certains économistes et
responsables des politiques économiques (Aita, 2008). Cela nous ramène
à dire, combien il serait difficile de rendre compte de sa complexité, du
fait qu’il recouvre différents aspects et exige des démarches distinctes.
La littérature consacrée au travail informel est immense et constitue une
réserve importante de résultats d’études empiriques. Nous ne
reviendrons pas sur la genèse de sa terminologie, ni sur les termes utilisés
et dont l’essence reste ‘‘le travail’’, nous tenterons, sommairement, d’en
saisir l’émergence et l’évolution.
Lautier souligne trois registres employés dans les pays du tiers-monde
pour désigner les activités informelles avant le milieu des années
soixante-dix, en l’occurrence, la marginalité, le sous-emploi et la
pauvreté, jusqu'à l’introduction de l’expression ‘‘économie informelle ’’
par les institutions internationales. L’auteur, distingue aussi deux époques
dans la vision du phénomène : avant 1985, l’informel était le lieu de
stratégies de survie, il devient brutalement doté de vertus positives, voire
une solution aux problèmes sociaux qui ont suivi l’ajustement structurel,
après 1986 (Lautier, 1994).
Au-delà de l’approche dualiste qui sépare deux secteurs : involutif
/évolutif (DeMiras, 1985) et traditionnel/moderne, (Nihan, 1980), il se
trouve que l’informalité fait l’objet d’autres théorisations, telle que, celle
basée sur les trois modes de l’économie informelle, à savoir, rose, noir et
grise (Gourévitch, 2002). L’analyse de Bellache dégagée de l’ensemble
des études réalisées en Algérie, représente aussi un essai à ne pas négliger.
Cependant, quatre approches sont identifiées : La première concerne la
petite production marchande, la seconde se focalise sur l’économie
parallèle, la troisième est centrée sur l’illégalisation de l’économie et
enfin, celle du BIT qui fonde la définition du secteur et de l’emploi
informel (Bellache, Adair, 2009).
Toutefois, ce phénomène est considéré par les uns comme un appui au
secteur organisé, et en revanche, il est dénoncé par d’autres, surtout les
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décideurs des pouvoirs publics par le fait de sa concurrence déloyale et
du non respect de la législation en vigueur.
Un autre constat est à souligner, il s’agit du fait que la plupart des
interprétations ainsi que les expressions attribuées aux activités
informelles, renvoient, à notre sens, à des enjeux politiques et à des
contextes socio-économiques différenciés.
Aussi, le travail informel dans ses aspects techniques ou matériels ainsi
que les relations sociales qui se nouent autour de la production et des
échanges, font l’objet de débats toujours ouverts. En revanche, l’examen
des valeurs et des normes qui lui sont attachées, demeure embryonnaire,
d’où la pertinence d’engager d’autres études pour comprendre le
phénomène de l’intérieur.
Ce faisant, notre intérêt est porté sur la logique sociale du travail
informel.
2. L’informel : de l’économique au fait social.
Le point d’ancrage du travail informel, considéré pendant longtemps
comme un fait économique lié à des facteurs exogènes (voire : marché
du travail, chômage, politiques d’emploi, pauvreté et autres…), a été
critiqué par les fondateurs de la sociologie économique (Durkheim,
Veblen, Schumpeter, entre autres…), pour qui les faits dont s’occupe la
théorie économique sont redevables de la définition du social en termes
de représentations et de comportements imposés. (Steiner, Gislain,
1995).
A ce titre, il convient de rappeler que selon Durkheim, tout fait
économique est d’abord un fait social dans la mesure où il prend un
caractère moral et ou il revêt une forme institutionnelle. Cependant, il
dénonce le caractère réducteur de l’économie qui ne prend pas en
compte les dimensions morales et sociales.
Dans le même contexte, Simiand considère que la théorie économique
fondée sur l’homo-oeconomicus est une fiction idéologique, car elle veut
expliquer et attribuer un caractère individuel à un phénomène de nature
sociale.
Pour sa part, Weber, se penche sur la question de savoir comment
l’action économique peut être une action sociale. Dans cette visée, ses
œuvres notamment ‘‘L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme’’ (1920),
ainsi que ‘‘Economie et société’’ (1971) constituent des références pour tous,
dans lesquelles, il aborde les relations fondamentales entre l’économie et
l’organisation sociale, les types de communalisation et de sociation dans
leurs relations avec l’économie.
En somme, les critiques développées par les pionniers de la sociologieéconomique durant la période (1890-1920), prennent une dimension
constitutive de par leurs propositions suggestives.
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Par ailleurs, la thèse de Levesque, ne va pas à l’encontre de ces classiques,
puisqu’il questionne les pratiques et théorisations économiques et insiste
sur le fait qu’il n’est plus possible d’éviter de les repenser. Bourque et
Mauss, entre autres, mettent l’accent sur une orientation de recherche
qu’ils considèrent comme progressivement oubliée, celle de la sociologie
économique en proposant de l’actualiser au point d’utiliser le terme de
‘’renaissance’’. (Levesque, Bourque, Fourges, 2001).
Ajouté à ceux-là, Polanyi et la perspective sur l’encastrement de cette
discipline dans la société, et Zafirovski et Levine (1997) qui suggèrent
que les phénomènes typiques, étudiés dans leur pureté par l’économique
ne représentent que des cas particuliers d’un système social plus
complexe, où existent de multiples logiques d’action. Aussi, Granovetter
et M. Guire. qui soutiennent l’approche des réseaux sociaux (Steiner,
Vatin, 2009) et Freitag qui invite les sociologues à assumer l’aspect
normatif de l’économie au sein de leurs théories. (Freitag, 1995). Et
même si ces contributions, à titre d’exemple et beaucoup d’autres autour
des trois courants identifiés, (anti-utilitariste, économie solidaire,
régulation-convention), alimentent un renouveau de réflexion sur les
pratiques économiques, elles ont néanmoins mis en relation des
chercheurs et spécialistes de deux champs disciplinaires, dans la
perspective de réaffirmer l’importance de les étudier à partir d’approches
sociologiques. (Bourque, Fourges, Levesque, 2001).
Partant du principe que les paradigmes sociologiques devraient permettre
la compréhension des faits sociaux et donc des faits économiques, nous
aborderons la question de l’informalité en s’appuyant sur quelques
résultats de notre étude sur les représentations et les stratégies des
travailleurs informels selon le modèle théorique de Weber, basé sur
l’acteur et l’action sociale.
Inutile de préciser la richesse et la subtilité de l’analyse wébérienne qui
nous aide à approcher les questions nous concernant encore dans la
société, rappelons seulement sa définition de l’action sociale comme
étant toute conduite à laquelle un individu accorde une signification et
une intentionnalité en tenant compte des réactions des autres. (Grossin,
2003)
Une étape importante dans toute étude des représentations sociales (RS)
est à noter, il s’agit de la détermination du contenu et des types d’analyse
des données qui servent à repérer leurs univers sémantiques et à en
définir les liens structurants (Doise, 405). Ce faisant, les dimensions :
symbolique, normative et relationnelle du travail informel et ses doubles,
principalement dans les petites activités urbaines, commerciales ou
artisanales qui échappent à la réglementation (non enregistrement fiscal
et social), ont été définies. Les aspects macro-économiques et
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géographiques ainsi que le caractère lié à la criminalité sont écartés pour
des raisons de collecte de données assez difficile.
Aussi, l’aspect qualitatif aux dépens du quantitatif est privilégié dans
l’approche mixte adoptée (l’objectif est de multiplier les cas) et l’enquête
par questionnaire, réalisée sur un échantillon non représentatif
statistiquement de 638 acteurs sociaux, est complétée par des entretiens.
Cette démarche n’est évidemment pas exceptionnelle mais empruntée,
notamment, à Johnson (2006), Creswell et Plano Clark (2007), Greene
(2006), et bien d’autres, qui considèrent légitime toute combinaison
d’approches méthodologiques.
Par ailleurs, notre lecture des stratégies voudrait proposer un autre
niveau de clarification, au sens où les objectifs des acteurs sociaux, leurs
attentes et les ressources mises en œuvre dans leur action requièrent une
importance. Autrement dit, toute stratégie définie comme un acte
conscient, un art, une opération de calcul dans un contexte donné, est
supposée être l’un des mécanismes qui déterminent l’activité informelle.
Enfin, pour mieux comprendre comment se déploie l’analyse de
l’informalité à partir d’un idéal-type au sens wébérien, le modèle formel
est utilisé comme un outil, une construction abstraite dans l’analyse.
Enfin, notre but n’est pas de procéder à un étalage de définitions qui
donnerait l’impression de professer, nous avons juste repris en guise
d’introduction, le cadre référentiel qui a guidé notre essai d’analyse de la
logique sociale des activités informelles, appuyé sur quelques conclusions
de notre étude.
3.
Les représentations sociales comme génératrices des
stratégies des travailleurs informels :
L’analyse des représentations est appréhendée sous l’angle du sens donné
à certaines notions (voir, travail versus chômage, déclaration versus non
déclaration, réussite sociale et citoyenneté), reflétant les valeurs et les
normes servant de mobiles à l’activité informelle. Ceci implique un
problème important, est que la matière première est constituée par le
recueil d’opinions, d’attitudes ou de préjugés individuels dont il faut
reconstituer les principes organisateurs à des ensembles d’individus.
Autrement dit, comprendre l’informalité de l’intérieur, selon le sens
donné par les acteurs sociaux, c’est supposer que ces derniers n’ont pas
le même code pour parler d’un même objet, d’où l’importance du
processus d’ancrage décrit par Moscovici comme étant l’incorporation de
nouveaux éléments de savoir dans un réseau de catégories plus familières
(Doise, Clemence, Lorenzi-Cioldi, 1992).
Or toute étude compréhensive rationnelle par finalité, pour reprendre
Weber, se heurte sans cesse à des fins qu’il faut accepter comme des
directions de l’activité qui échappent à une interprétation rationnelle plus
complète (Weber, 1995). Il convient de dire, que la représentation sociale
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de l’informalité est un savoir naïf lié à la dimension religieuse du travail
par lequel les acteurs sociaux, reconstituent le réel en lui attribuant des
significations spécifiques, ce qui leur impose des manières d’agir. Ainsi :
3.1 Le travailleur informel est religieux par excellence.
« La notion de travail, considérée comme une valeur humaine est sans
doute l’unique conquête spirituelle qui a fait la pensée humaine depuis le
miracle grec » (Weil, 1999,332). En dehors de ses formes historiques et
dont Weil résume dans ces admirables propos, le travail est un ‘’fait
social total’’ (Marcel Mauss) et une des valeurs fondamentales de l’esprit
du capitalisme, pour reprendre l’idéal-type de Weber. C’est aussi un but
en soi autour duquel un individu organise sa vie. Cette valeur telle qu’elle
apparait dans notre étude, est l’un des moteurs de l’informalité au sens
où le contenu que lui donnent les acteurs sociaux caractérise l’activité
informelle. Cependant, travailler est pour beaucoup d’entre eux (au
nombre de 188 parmi 638 enquêtés) à la gloire de dieu. Aussi, ne pas
travailler c'est-à-dire le chômeur n’est pas un bon musulman aux yeux
d’un peu plus d’un quart des enquêtés notamment ceux qui attribuent
une valeur sacrée au travail. Il ressort aussi de l’étude, que la plupart de
ces derniers, révèlent que la différence entre l’activité formelle et l’activité
informelle n’est que sur le plan juridique et certains d’entre eux
confirment qu’il n’y a aucune différence entre les deux notions.
Ce qui est surprenant, c’est qu’une grande partie de cette catégorie
d’acteurs, croient que formaliser le travail n’est que pour l’intérêt de l’état
et d’autres pensent que c’est sans intérêt. Dans le même sens, la plupart
de ces enquêtés, avancent qu’ils travaillent sans déclaration dans le but de
ne pas faire profiter l’état de l’argent gagné de leur travail. En outre, il ne
faut pas le formaliser et c’est l’opinion de la plupart des acteurs sociaux.
Il est à noter, que nous ne pouvons comprendre les notions évoquées,
que si les dimensions du travail ont été reprises. En ce sens, la tradition
islamique telle qu’elle est décrite dans le coran et la sunna ainsi que la
culture populaire, représente son aspect symbolique. A ce titre, l’étude de
Saidi, qui a procédé à l’analyse d’un corpus composé de proverbes et de
versets coraniques a montré une polarité entre le travail connoté
positivement et le non travail rejeté dans le domaine de la négativité et de
la mort (Insaniyat, 1, 1997). Madoui s’est interrogé sur la relation entre
l’éthique islamique et le travail en mettant en lumière les facteurs
culturels propices à l’esprit d’entreprise (Madoui, 2004). Citons aussi
Valenci, qui pose le problème des représentations du travail en termes de
l’idéologie dans la littérature populaire en Afrique du nord au XIX° et
XX° siècle (Cartier, 1984).
Directement inspiré du discours populaire, travailler apparait dans le
mouvement ‘‘ fi el haraka baraka’’, ‘‘ taharakou tourzakou’’, ‘‘kom tkoum
maak’’, c'est-à-dire qu’il faut bouger pour s’enrichir, d’où le sens de la
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débrouille, aussi ‘’el kassal ma yaati el assal’’ (on ne peut avoir de miel en
étant paresseux), ‘‘ a chka tlka’’, (fournis des efforts, tu récolteras), akhdem
beretl ou la taatal’’, autrement dit, il ne faut pas demeurer longtemps dans
le chômage et travailler même pour un gain insignifiant au démarrage).
Pris au sens plus large, en fait, on trouve dans le coran et les hadiths, plus
de quarante-trois termes utilisés pour désigner, de manière directe ou
indirecte, l’acte de travailler comme ‘‘a-choughl’’ l’occupation, ‘‘a-son’a’’,
la création. « Le travail ne se satisfait pas d’une mise en mots simples et
univoques, dit Lallement, derrière lui se tient une grande diversité de
traditions et de significations » (Lallement, 2007, 47). Il est sacralisé,
pensé comme vénération et un acte de dévotion envers dieu, un sens tiré
de ‘‘al amal ibada’’, (le travail est sacré). Le même sens est donné à la
prière, à l’aumône canonique, au jeûne et c’est affirmer la valeur du
travail. Accomplir ses devoirs envers dieu, sa famille, ses proches, les
pauvres, c’est une manière d’orienter les conduites des individus. En
incitant les musulmans à l’activité après la prière du vendredi ‘‘salat-eldjoumouaa’’, ‘‘el ibtighaa min fadhli allah’’, c’est aussi une division du travail,
voire des ‘‘ibadats’’. Aussi, Madoui confère au travail une dimension
esthétique de telle sorte qu’il doit être bien fait. Une autre formulation,
revêt une importance capitale dans la représentation de l’informalité, il
s’agit de la bipolarité ‘‘ El halal et el haram’’, (la licité et le péché) jusqu’ici
utilisée de manière quotidienne pour légitimer à la fois tout et rien. Dans
notre société ‘’musulmane’’, l’acte de travailler est considéré comme
halal, c'est-à-dire licite tant que gagner son pain et nourrir sa famille ne
nuit à personne, par exemple le commerce est licite, vendre ou acheter
un produit en fixant un prix en commun accord entre les parties de
l’échange relève d’el halal. Sous cette forme ‘’a-tidjara halal’’, (le
commerce est légal), paradoxalement, l’état instaure des règles de gestion
des échanges, autrement dit, du marché. Celles-ci supposent
l’enregistrement fiscal et social et bien-entendu l’impôt, ce qui nous incite
à aborder un fondement important dans la dynamique de l’informalité à
savoir le rapport à la loi.
3.1.1 L’application des lois : rejet, tolérance ou complicité
négociée.
Mis en évidence grâce, notamment, aux travaux de Lautier, (1994),
Mozère, (1999), Gourevitch, (2002), Bounoua (2002) et De Soto (1994),
le rapport à la loi est l’un des points majeurs pour comprendre la logique
sociale et les stratégies adoptées dans les pratiques informelles. A la
lumière de ces formes de domination dont chacune correspond à une
légitimité particulière, nous constatons que beaucoup d’acteurs sociaux
sont au courant des lois régissant le travail mais ne les respectent pas,
croyant que nul n’est obligé de le faire ou parce qu’ils ne veulent pas
perdre leur argent personnel. Par contre, la plupart de ceux qui ne sont
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pas au courant de la réglementation du travail, ne veut même pas
chercher à les connaître et certains d’entre eux, ne voient aucune utilité à
les respecter. Exprimé ainsi, les acteurs sociaux, rejettent le pouvoir et le
rôle de l’état, ce qui reflète un écart déjà creusé entre ce dernier et le
citoyen. Le gouvernement est pour certains un tyran qui n’impose que
des devoirs désagréables sans octroyer des droits (le travail et le logement
essentiellement). En ce sens, l’étude fait ressortir une tendance fondée
sur le fait que la motivation des travailleurs informels n’est pas dans les
avantages financiers mais dans la satisfaction provoquée par le savoirfaire et le savoir-être. Ceci dit, la fraude fiscale sous n’importe quelle
forme, peut parfois signifier le défi. Une autre tendance apparait à travers
l’enquête, il s’agit d’une réalité vue par quelques acteurs qui croient que
la société n’est nullement régie par des lois, d’après eux, prôner le non
respect des lois est explicité par les représentants de l’état, ce qui rend
difficile la légitimation de son intervention dans d’autres domaines. Ainsi,
exposer des vêtements sur le mur d’un appartement loué illégalement à
20.000 dinars chaque mois servant de vitrine (selon la déclaration d’un
travailleur informel), vendre des cigarettes, à coté d’un poste de police, et
des policiers qui en achètent, exercer son commerce ‘‘au clair de la lune’’
comme il le décrit ci bien Harth (Charmes, 2002, 12). Plus grave encore
des produits alimentaires et cosmétiques dont on ne connait même pas la
provenance ni la validité, sont procurés et consommés, c’est dire qu’il y a
une complicité négociée ou une tolérance. Quelque soit, les vrais
arguments de ce comportement, l’important est que l’interprétation
donnée est à la fois l’essence et le résultat d’une représentation négative
de l’état, en le considérant comme illégitime voir anonyme. A ce titre, la
question de la citoyenneté s’impose.
3.1.2 Citoyenneté dissociée : source d’informalité.
Nombreux sont ceux qui pensent que la citoyenneté se limite seulement
au bénéfice des droits dans la société, pour certains, c’est avoir le
minimum garanti pour vivre décemment avec sa famille. Par contre, un
nombre restreint de travailleurs informels abordent la question de
l’articulation des devoirs et des obligations envers l’état y compris les
impôts. Ainsi, la représentation de la citoyenneté ne reflète pas le sens
commun, c'est-à-dire un état auquel sont attachés des droits (celui de
travailler, d’avoir un toit, de jouir d’une protection sociale…) et des
obligations (impôts, service militaire…).
La citoyenneté suppose aussi la participation à l’échange social à travers
un contrat, qui impose un engagement réciproque, ce qui n’est pas
vraiment le cas à l’heure actuelle, puisque l’attributaire peut avoir une
obligation de faire et être sanctionné pour non réalisation (Perret,
Roustang, 2001).
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Force est de constater aujourd’hui, que les acteurs sociaux ont tendance à
fractionner la citoyenneté en n’observant que ce qui relève de leurs
intérêts, évidemment selon leurs représentations. Autrement dit, ce qu’ils
croient devoir obtenir de l’état ou des autorités sans prévoir la
contrepartie. Sans détour, il faut dire que les travailleurs informels ne
reconnaissent pas le pouvoir. L’enquête apporte en effet, des arguments
approfondis sur la question, par exemple, presque la moitié des acteurs
révèlent que formaliser le travail n’est profitable que pour l’état, tandis
que d’autres, admettent que c’est pour l’intérêt public. Ceci nous incite à
poser la question de la légitimité, sachant pertinemment, que faire
accepter un pouvoir, c’est désormais imposer ou proposer des
obligations tout en garantissant des droits et le citoyen accepte ou rejette
avec un degré d’adhésion. Or et c’est ce que Lautier appelle ‘‘une
citoyenneté fragmentée, à géométrie variable’’ (Lautier, 1994, p11), la
majorité des enquêtés partagent une attitude critique vis-à-vis de l’état.
En pratique, la plupart des travailleurs indépendants et des employeurs
n’ont aucun enregistrement, ne tiennent aucune comptabilité et ne paient
pas leurs impôts. D’autres possèdent un registre de commerce mais se
basent sur les notes personnelles sinon une comptabilité partielle et
payent soit la totalité ou une partie des impôts. Par contre, seulement
une frange d’employeurs et d’indépendants tiennent une comptabilité
complète et se soumettent à la règlementation en payant la totalité des
impôts à l’état. Dans le même ordre d’idée, la majorité des employés ne
sont pas déclarés et très peu d’entre eux le sont que partiellement. Ce qui
est surprenant, c’est que certains de ces mêmes employés, affirment que
la non déclaration fait suite à leur demande pour être mieux payés et
d’autres confirment que se sont leur employeurs qui n’acceptent pas de
les déclarer. Les apprentis aussi, sont dans la même situation, car
beaucoup d’enquêtés dans cette catégorie d’acteurs, ne sont pas déclarés.
Finalement, certains acteurs sociaux figurent dans des registres et non
pas dans d’autres, en ce sens, un mélange variable entre légalité et
illégalité efface les frontières et rend difficile la localisation des pratiques
informelles. Preuve est donnée, une masse d’enquêtés pensent que la
déclaration garantit la sécurité sociale et la retraite, voire un futur
meilleur, notamment pour ceux qui ont 23 ans et plus. C’est aussi une
source de salaire misérable pour la plupart des enfants travailleurs (moins
de 16 ans), par contre, c’est un emploi comme un autre chez presque un
quart des interrogés. En outre, la plupart des enquêtés ayant entre 16 et
22 ans estiment que la déclaration assure un revenu régulier, ce qui est
rarement garanti dans l’informalité. Aussi, il est à remarquer, qu’aucun
enfant, travailleur informel, n’abordent la question de la sécurité sociale,
probablement parce qu’ils en bénéficient par le biais de leurs parents.
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C’est là une orientation qui reflète une autre particularité du travailleur
informel, voire l’aspect économique qui nécessite un intérêt particulier.
3.2 Le travailleur informel : un véritable agent économique.
Pour Polanyi, avant la grande transformation, la production et la
distribution étaient assurées par des principes généraux : la coutume, le
droit, la magie et la religion. Ces éléments, induisaient l’individu à se
conformer à des règles de comportement qui lui permettaient en
définitive de fonctionner dans le système économique. Une rupture qui
consiste en la formation d’une société dans laquelle le gain tend à devenir
le seul mobile et le lien social à se réduire au seul lien marchand, s’est
produite (Seiardet, 2003). Telle est une des tendances qui découle en
partie de notre étude, car travailler est pour un bon nombre de nos
enquêtés, le meilleur moyen de s’enrichir et l’argent constitue l’élément
essentiel vers le chemin de la réussite. Avoir un revenu même si le travail
n’est pas déclaré, est une finalité première, révélée par certains acteurs.
Ceci, renvoie à une manière de banaliser l’activité informelle et de la
légitimer dans un contexte de chômage massif, et de non qualification
leur interdisant l’accès à l’emploi formel. Ajouté à cela, l’enquête fait
ressortir les pratiques des employeurs qui sous déclarent en plus des
travailleurs, les apprentis. Cette dernière catégorie, souvent utilisée
comme des agents polyvalents, ne bénéficie malheureusement pas
d’encadrement et ne perçois que des présalaires. En d’autres termes, elle
s’avère plus maitrisable parce qu’elle ne réclame aucun droit y compris le
salaire équivalent aux tâches accomplies. Les enfants eux aussi, sont
exploités sous le manteau de l’apprentissage, parfois mêmes par les
personnes proches. La flexibilisation dans l’organisation du travail
structure, il faut le dire, à la fois les représentations et les stratégies des
acteurs sociaux. Une fois de plus, le caractère économique des
travailleurs informels est décrypté dans la manière de faire échapper des
flux, comme l’écrivent Deleuze et Guattari (Mozère, 1999), c'est-à-dire,
soustraire des revenus à l’état et renoncer aux protections qu’il offre.
Notons ici, que beaucoup d’acteurs informels profitent des avantages
inhérents au cadre légal notamment la couverture sociale, les allocations
familiales par le biais de leurs parents, (ce qui relève des droits des
ascendants et descendants). La bi-activité est aussi un exemple concret,
car exercer une activité secondaire est très souvent dans le but de
compléter son salaire de fin du mois. Elle est un moyen d’enrichissement
pour certains travailleurs qui ont une passion qu’ils désirent mettre à
profit ou un métier à travers lequel ils gagnent de l’argent. D’autres biactifs ont beaucoup de temps libre qu’ils veulent faire bon usage. Il est
d’autant plus facile de deviner quelles valeurs implicites recouvrent ces
conclusions, à savoir la richesse et le profit, que de constater l’âme
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marchande qui anime les travailleurs informels. Ce qui est ciblé ici, le
facteur argent, qui guide aujourd’hui l’action sociale et ouvre la voie au
sens de la débrouillardise comme essence des pratiques informelles, ainsi
que l’opportunité. Des résultats de l’enquête, à titre illustratif toujours,
montrent que le chômeur est vu par beaucoup d’acteurs, comme étant
une personne non débrouillarde, ou paresseuse car le travail existe et
quelque soit la qualité. C’est là, un des stéréotypes dont font l’objet les
chômeurs et qui peut prendre parfois la tournure d’une humiliation. Par
ailleurs, réussir dans la société c’est gagner de l’argent pour subvenir aux
besoins de sa famille. En somme, parler d’argent, de gain rapide ou
facile, atteste d’une logique économique chez les travailleurs informels. A
ce titre, Bourdieu dans son étude de la kabylie et du travail (1963), s’est
inspiré de Weber dans l’interprétation du travail informel, de la
débrouillardise et du piston comme relevant de la pénétration monétaire
et du remplacement de l’esprit paysan par l’esprit de calcul (Gallissot,
1991). On trouve ici, quelques principes familiers chez les économistes,
néanmoins, il est important de souligner que les manières de faire, de
penser et de sentir en procédant même aux calculs du profit, du gain et
des chances entre autres, constituent le caractère social de l’action que
nous reprenons dans la section qui suit.
3.3 Le travailleur informel est un acteur social par essence
Au-delà de la dimension religieuse et économique du travail informel,
celui-ci est une action sociale de par le sens donné par certaines
personnes interrogées, comme étant le meilleur moyen pour acquérir un
bon statut dans la société et par d’autres, comme la façon la plus efficace
pour se réaliser. Une autre représentation renforce cette tendance, celle
de la marginalisation du chômeur, à travers laquelle nous aborderons la
question de l’intégration sociale qui se fait aujourd’hui par différentes
pratiques informelles. Si l’intégration sociale par l’emploi inscrit dans
l’économie formelle, demeure prépondérante, une part croissante de
celle-ci est réalisée par l’activité informelle et par ses ressources. En effet,
la crise de l’intégration sociale est due, en partie, à l’effritement de la
fonction intégratrice du salariat car si le travail reste légal, il ne remplira
plus totalement ce rôle (Heim, Ischer, Hainard, 2011). Toutefois, certains
acteurs sociaux s’adonnent à une activité informelle pour éviter la
dépendance et s’organiser en fonction d’autres responsabilités. Citons ici,
le cas des femmes aux foyers, pour qui la non-déclaration leur procure
liberté et opportunité. Autrement dit, travailler tout en assumant ses
obligations familiales est une aubaine. D’autres acteurs, préfèrent
travailler informellement, plutôt que de demeurer dans une situation
d’aide sociale. Exprimé clairement par certains enquêtés en répondant à
la question : pourquoi vous n’avez pas demandé l’aide de l’état ? La
plupart attestent qu’il faut avoir des connaissances pour obtenir un
11
microcrédit ou un emploi. D’autres révèlent qu’ils n’ont pas de
qualification et donc ils ne sont employables que dans un marché où les
critères de recrutement relèvent en priorité du capital social et non pas
humain. Pareillement, beaucoup d’entre eux, condamnent le
comportement des administrations de l’état, leur lenteur et leur injustice
dans l’octroi des aides, d’où le sentiment de vouloir se débrouiller seul, ce
qui mène parfois à la créativité. Le refus de l’aide de l’état, n’est pas
toujours synonyme de mépris ou de rejet mais de désir d’autoproduction
ou d’autonomie. Ainsi, gagner sa vie ou réussir uniquement sans
contraintes hiérarchiques, en mettant en œuvre son propre savoir faire et
le nombre croissant des indépendants est un constat. Le recours au
travail informel est également un moyen d’éviter de se sentir inutile et
incapable, parer à la réprobation sociale, à l’image négative renvoyée par
la société (amis, voisins, parents…) et aux effets pervers de l’inactivité
notamment la crise de statut et la désintégration familiale (Schnapper,
1999). En définitive, on s’aperçoit que le phénomène associe deux
notions jusqu’à alors très peu questionnées dans de nombreuses
recherches : l’informel volontaire et l’informel involontaire (Kucera,
Roncolato, 2008). Alors que la lutte contre l’informalité, devient une
priorité de l’ensemble des sociétés frappées par le phénomène, les
travailleurs informels, l’inscrivent dans le temps, voire dans la continuité
et l’avenir, en se fixant des objectifs.
4. Les objectifs et les attentes : autres éléments d’analyse des
stratégies
Il s’avère aujourd’hui, improductif de considérer seulement l’informalité
comme une transition de désespoir, pour reprendre un peu Hoerner.
(Hoerner, 1995,140), car les acteurs sociaux, dessinent très souvent, leur
avenir proche ou lointain. Parmi les conclusions tirées de l’étude
mentionnons : les objectifs principaux des acteurs consistent en
l’indépendance financière, l’atteinte d’une bonne position dans la société,
l’acquisition d’une expérience afin de créer son entreprise et ou avoir son
propre commerce, et enfin, la mise en pratique d’une idée qui les a
obsédé. Il découle de l’étude une autre tendance qui concerne surtout les
travailleurs informels dans la tranche d’âge (moins de 22 ans). Ces
derniers n’ont pas d’objectifs principaux, exprimé par ‘‘ je ne sais pas’’.
Notre lecture à cette attitude, est que la représentation du travail en
général chez les acteurs sociaux n’est pas encore bien construite et
développée. le cas est le même pour ceux qui cherchent à saisir une
opportunité. Il est peut être important de signaler que la réalisation de
l’objectif principal par chacun des acteurs, est projetée suivant des
projets contenants des actions fixés à court, à moyen et à long termes. Ce
qui nous fait découvrir, sur un même espace, plusieurs cas de figures
correspondants à des trajectoires individuelles conçues et prévues selon
12
plusieurs critères notamment celui du statut dans l’emploi. Retenons
seulement que la possibilité d’une mobilité professionnelle et
l’articulation formel-informel sont avérées. Aussi, l’épargne et son
corollaire l’investissement, sont deux facteurs essentiels dans les
stratégies des acteurs : à l’intégration dans l’activité grâce à l’argent
épargné par les parents ou par eux mêmes ‘‘autofinancement’ ou bien,
au cours de celle-ci en orientant les revenus ou une partie vers l’épargne
afin de réaliser les projets et investir davantage.
Convaincus de leur choix, les acteurs, pressentent des changements de
l’environnement, auxquels, ils prévoient des solutions pour se conformer
pragmatiquement. Doubler les efforts afin de réaliser les objectifs fixés
au départ et faire appel à l’aide familiale en changeant le schéma
préétabli, représentent les deux stratégies d’adaptation essentielles. Ce qui
apparait clairement de l’enquête, c’est la prédisposition des acteurs à
démultiplier leurs chances de réussir dans un contexte en perpétuels
mouvements. La dimension d’incertitude dans la concrétisation des
stratégies, confirme l’enregistrement des activités informelles dans un
processus continuel d’adaptation des fins et des moyens, conditionné par
l’évolution de l’environnement
Enfin, débattre la question du travail informel sur le terrain sociologique,
c’est mettre en relief les facteurs irrationnels renvoyant à l’aspect
normatif, voire subjectif des activités informelles et l’image que
véhiculent les acteurs sociaux, reste en grande partie débitrice de ces
références.
Néanmoins, et afin d’éclairer cette analyse, il est important de rappeler
que le développement postérieur à la crise politique et économique qu’a
connu le pays, a confirmé la conclusion selon laquelle notre société s’est
engagée dans une phase qui se caractérise par la ‘‘légitimité de
l’informalité’’, en tant qu’élément de direction et fondement des
comportements chez beaucoup d’acteurs sociaux, par conviction ou par
influence, suite à des interprétations, voire une ignorance, ou encore par
obligation dans un système qui fonctionne en partie informellement.
Ceci nous ramène au débat initial où Weber entre autres, met l’accent sur
la nécessité de ne pas réduire l’action sociale à son versant externe. A
cette condition, ce qui parait comme une rationalité économique
formelle,
se
révèle
être
dans
des
motivations
non
économiques ‘’irrationnelles’’. Par là, Weber souligne que l’intérêt propre
bien compris n’est pas le seule moteur de la dynamique sociale et que
l’utilitarisme doit lui-même faire l’objet d’une analyse historico-génétique.
Inversement, enfermer l’action sociale dans son versant interne en se
limitant au contenu des représentations sociales, pourrait les faire
apparaitre comme des réalités en soi, dotées d’une existence autonome.
13
Derrière cette articulation se cache un mouvement interactif, celui de la
socialisation que nous évoquerons ci-après.
14
5. L’informalité objet de socialisation
La position complexe de Weber concernant la socialisation n’est pas
séparable de celle des formes de l’activité humaine et surtout des modes
d’orientation d’un comportement individuel par rapport à ceux d’autrui.
En ce sens, il distingue deux types de socialisation : sociétaire (basée sur
les règles qui ont été établies de façon purement rationnelle par finalité et
qui reposent donc sur des conformités subjectives volontaires à ces
règles considérées comme expressions d’intérêts communs mais limités)
et communautaire (repose sur les attentes des comportements, fondées
sur des chances subjectives de succès exprimables sous la forme de
jugements objectifs de possibilités issues de la coutume ou du respect de
valeurs partagées), (Dubar, C. 1995). Ce schéma analytique, oppose deux
processus d’instauration des relations sociales, selon lesquels nous
tenterons de décrire de façon objective l’ancrage des représentations des
travailleurs informels dans des dynamiques relationnelles qui régissent
des rapports symboliques entre eux, propre à des champs sociaux
donnés.
5.1 La socialisation au cœur de la famille
La famille en tant que structure d’organisation sociale, obéit d’après
Weber, à une socialisation communautaire qui prend des formes
unificatrices et repose sur l’emboitement des appartenances. Celle-ci est,
depuis le 19ième siècle, devenue, un lieu d’affectation nécessaire entre les
époux, les parents et les enfants, impliquant que le monde économique et
le monde privé se devait d’être étanche l’un à l’autre (De Blic, Lazarus,
2007).
Le fait marquant dans l’enquête, est le rôle de la famille reconnue comme
cellule responsable en grande partie de la construction du noyau dur des
acteurs dans la socialisation. Ce dernier, est symbolisé dans plusieurs
figures d’aide : celle des enfants envers leurs parents (certains travailleurs
informels ont moins de 16 ans). Inversement, celle des parents à leurs
enfants afin de surmonter la crise de chômage ou pour réaliser leur
projet d’avenir. De ce point de vue, les rapports familiaux sont soit de
production ou d’exploitation, faisant appel à une nouvelle dimension de
la parenté, distincte de la filiation (qui renvoie à l’appartenance) et de
l’alliance (qui renvoie à la réciprocité).
Il est à souligner, que les aides peuvent être matérielles, sous forme de
transferts d’argent tels que le don, surtout en situation de précarité où le
remboursement ne peut pas être trouvé, le prêt à long terme sans intérêts
et la contribution aux dépenses familiales. Elles peuvent être
immatérielles aussi, telle que la garde des enfants et des personnes âgées
ou des malades. Nous distinguons aussi deux catégories de travailleurs
informels : ceux qui se déclarent comme tels, et ceux qui ne se
considèrent pas comme occupés, se sont les aides familiaux pour la
15
plupart, parce que leur revenu est insignifiant (euphémisation de leur
activité). Cette notion peut être le résultat d’une relation assimilée à un
contrat d’apprentissage à l’autonomie financière, souvent initiée par de
l’argent de poche, d’ailleurs qualifiée comme telle, par certains enquêtés,
notamment ceux dans la catégorie d’âge (16-25 ans) et de sexe masculin.
D’autres modes de socialisation familiale ne sont pas à négliger, ceux qui
génèrent des stratégies d’adaptation à la précarité à titre d’exemple, aider
son enfant à trouver un emploi informel en passant parfois par une
formation informelle, est une manière de structurer sa représentation du
travail. Certes, les parents ne peuvent rester impassibles alors que leurs
enfants souffrent très souvent d’un sentiment d’exclusion sociale suite au
chômage, nonobstant, les introduire dans le marché informel, sous
n’importe quelle forme, ne constitue nullement un remède au vrai
problème mais plutôt un palliatif. Celui-ci peut prendre une envergure
plus importante à savoir de longue durée. Des éléments d’argumentation
forts, tirés d’études notamment, celle de Bendjelid qui a montré la place
des différentes figures du travail informel dans les stratégies familiales.
Lakjaaa pour sa part a tenté de comprendre comment le chômage, la
précarité et l’inégalité sont pris en charge par ceux qui les subissent sans
perspective d’avenir. Dans le même contexte, Adel, appuie cette
conclusion en engageant une réflexion sur le travail domestique afin de
dévoiler les liens qu’il pouvait avoir avec la logique familiale (Insaniyat,
N.1, 1997). Il est à souligner, que le bricolage (jardinage, maintenance,
réparation d’automobiles…), l’auto-construction et le travail domestique,
mobilisent et valorisent la famille et produisent la convivialité qui
exprime le désir d’intégration sociale, fondée sur l’échange interpersonnel
et la redistribution communautaire (Adair, 1984).
5.2 La socialisation au centre du marché :
Le marché est pour certains chercheurs comme Parry, et Bloch, une
fiction mais demeure active et joue un rôle de référent moral et cognitif
par rapport auquel les acteurs construisent les transactions concrètes
(Weber, Dufy, 2007). Le marché apparait selon cette conception, moins
comme un concept excessivement abstrait, que comme une structure
réelle et dynamique importante dans la construction des représentations
sociales. En ce sens, la mise à l’écart du marché de l’emploi formel,
engage les individus dans un processus qui peut les conduire à la
désaffiliation sociale (Paugam, 1993) et si l’état ne parvient pas à les
contenir, ils s’organisent sans lui, parfois même contre lui. Ainsi, le
marché informel se constitue sur la base de normes et de valeurs qui
génèrent les pratiques. Simplifiant cette thèse en reprenant Weber qui
écrit : « la participation à un marché crée entre les partenaires isolés des relations
sociétaires car ils sont obligés d’orienter mutuellement leur comportement les uns par
rapport aux autres » (Weber, 1920, 43). C’est donc la structure de la
16
situation de marché qui impose à ceux qui veulent y participer, l’adoption
d’un type de relations privilégiées fondées sur la recherche optimale de
l’intérêt mutuel. De la sorte, l’informel, en tant que rapports sociaux
structurés et structurants, a des formes mêmes différentes à celles
prescrites par la loi.
A cet égard, considérer le marché informel comme une des structures de
socialisation sociétaire de l’informalité, parait tellement logique que le
comportement des acteurs est souvent orienté en fonction des
mécanismes qui déterminent sa dynamique. C’est-à-dire, une modalité
d’entrée volontaire dans des relations de types sociétaires. Autre part, les
réseaux professionnels qui ne peuvent être des structures figées,
favorisent une circulation tant matérielle qu’informationnelle, permettant
l’anticipation des changements et l’adaptation dans un environnement
incertain. En d’autres termes, un tissu de significations communes se fixe
dans le marché informel et un processus spontané de production
socioculturel, se déclenche. Progressivement, les réseaux d’interaction
qui renforcent les liens collectifs basés sur l’échange et la concurrence,
finissent par devenir de véritables sources de normes et de valeurs,
établissant ainsi un ordre commun. Cet ordre qui organise les relations
instaurées représente à notre sens la socialisation au cœur du marché car
l’acquisition des principes se fait à travers l’application et le respect des
règles du jeu préconçues. Il est à noter, que l’étude des réseaux vue
comme extension de la théorie de l’action sociale, joint la dynamique
d’un acteur individuel à celle du système des relations dans lequel il
évolue. Afin d’illustrer le rôle des réseaux dans le processus de
l’informalité, nous avons tiré quelques résultats de l’enquête que nous
tenterons de résumer sommairement. La plupart des acteurs sociaux
obtiennent leur emploi grâce à des amis, d’autres profitent de l’aide des
voisins ou des connaissances. Un peu plus de la moitié des employeurs,
affirment que les relations et les connaissances sont des critères
fondamentaux de recrutement. La majorité des employeurs et des
indépendants s’approvisionnent, vendent leurs biens et leurs services
dans des marchés informels en priorité. En ce sens, placer l’acteur dans
un cadre d’échange informel tels que le marché, la menuiserie, l’usine et
autres, dans la perspective d’un apprentissage ou pour travailler, c’est
admettre d’abord un décalage entre la rationalité parfaite, c’est-à-dire
formelle et une rationalité d’existence, définie par la structure et la
socialisation inhérente. Notre essai d’analyse peut être lu à la lumière des
analyses de Weber, pour qui le marché est une forme sociale originale qui
repose sur l’agencement de deux types de relations : la concurrence qui
consiste en la lutte pacifique afin de disposer des chances ou des
opportunités que d’autres sollicitent également et l’échange qui suppose
que soient précisées les obligations, les interdictions et les possibilités
17
qu’il ouvre. Le marché, devient alors, une communauté en entente, qui
n’existe que si les échanges se succèdent et deviennent interdépendants
et les acteurs qui y participent, sachent que les transferts de propriété qui
résultent de l’échange seront acceptés par leurs partenaires potentiels
(François, 2008).
Enfin, Weber insiste sur le fait que la socialisation sociétaire n’abolit pas
l’existence de la socialisation communautaire, de même la rationalisation
croissante s’accompagne du maintien de tensions entre la rationalité par
finalité et la rationalité selon les valeurs. En outre, la dynamique du
travail informel, ne peut être saisie en dehors de l’étude de la genèse et
des fonctions de la famille et du marché, tous deux responsables de la
construction des représentations sociales. Par ailleurs, celles-ci, n’ont
d’importance que dans leur articulation avec les stratégies telles qu’elles
apparaissent en pratique, dans les quelques figures présentées, et dans les
objectifs et les attentes des acteurs.
Conclusion
Pour conclure, des études centrées sur l’acteur social sont aujourd’hui
préconisées dans une perspective sociologique, sachant pertinemment
que les désaccords persistent sur les causes des activités informelles et
leur caractère hétérogène ne peut qu’appuyer l’idée d’élargir l'éventail des
recherches et d’explorer des pistes qui ne négligeraient pas les facteurs
exogènes tout en mettant l’acteur au centre. Autrement dit, il serait
prétentieux d’occulter la nécessité de réaliser des études et enquêtes
économiques et statistiques selon le principe général de mutuelle
dépendance des faits entre eux pour le plus grand profit des uns et des
autres.
Aussi, faut-il peut être prendre en ligne de compte l’équation : activité
informelle volontaire et involontaire dans les politiques de l’emploi, car
nous pensons que les représentations et les stratégies des acteurs ainsi
que le contexte socio-économique sont des facteurs majeurs qui
contribuent peu ou prou avec des dosages différents dans la dynamique
de l’informalité. Reprenons à ce titre, une citation de Jan-Jaques
Rousseau : « que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour
réfléchir à certaines questions et qu’ils apprennent une fois qu’on a de
tout avec de l’argent, hormis des mœurs et des citoyens ». (Perret,
Roustang, 2001).
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