théories - Webpage Thomas Pradeu

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Quelle théorie pour
l’immunologie?
Thomas Pradeu
Université Paris IV Paris-Sorbonne
UFR de Philosophie,
Equipe Sciences, Normes, Décision (FRE3593)
& Institut universitaire de France
Email: [email protected]
Site web: http://thomaspradeu.com
Questions préliminaires
 Importance théories?
 Importance expériences > théories?
 Définir termes avec précision?
 Théorie immuno la plus convaincante?
Objectifs de cet exposé
 Montrer l’importance des concepts et des
théories en immunologie.
 Souligner la fécondité d’une approche à la
fois scientifique et philosophique sur ces
questions.
 Proposer une analyse détaillée des théories
immunologiques actuelles.
Plan
Introduction : philosophie et immunologie
1.  A quoi bon des théories en immunologie?
2.  Les théories immunologiques depuis les
années 1950 : un champ de bataille sans
vainqueur?
3.  Pourquoi il ne faut jamais perdre de vue
concepts et théories
Introduc*on : philosophie & immunologie Deux domaines opposés?
•  Tension apparente entre
philosophie et
immunologie.
•  Philosophie et concepts.
•  Ce qu’est la philosophie
des sciences.
•  Ce qu’est la philosophie
de la biologie.
Philosophes travaillant sur l’immunologie
•  Anne Marie Moulin
Le Dernier langage de la médecine (1991)
•  Alfred Tauber
The Immune Self: Theory or Metaphor? (1994)
•  Thomas Pradeu
The Limits of the Self: Immunology and Biological Identity (2012)
•  Egalement : Warwick Anderson, Ed Cohen (Immunity, Biopolitics,
and the Apotheosis of the Modern Body, 2009), David Napier,
Bartlomiej Swiatczak.
•  Intérêt pour les concepts fondamentaux de la discipline.
Immunologistes « conceptuels »
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FM Burnet
Melvil Cohn
Niels Jerne
Francisco Varela, Antonio
Coutinho, etc.
Irun Cohen
Charles Janeway
William Paul
Philippe Kourilsky
Polly Matzinger
Rolf Zinkernagel
Ruslan Medzhitov
Gérard Eberl
Eric Vivier
Etc.
•  => Une continuité.
•  L’intérêt pour les aspects
conceptuels et théoriques est
crucial à la fois pour les
immunologistes et les
philosophes.
Exemples de ces convergences
•  Séminaire Philosophie & immunologie (IHPST)
(2009-2013)
•  Conférence Ruslan Medzhitov (Univ. Yale) : 7
novembre 2013, 16h, Institut Pasteur
•  Colloque « Redefining the Self: Biological and
Philosophical Perspectives », Sorbonne, 25-26 juin
2014
Hugues Bersini Antonio Cou*nho Irun Cohen Marc Daëron Gérard Eberl Philippe Kourilsky Margaret McFall-­‐Ngai Polly Matzinger Anne Marie Moulin Leïla Périé John Perry Thomas Pradeu Alfred Tauber Eric Vivier Quelques difficultés conceptuelles majeures
•  Immunité
–  Immunité = défense? ↔ Peut-on attribuer une « fonction » au
système immunitaire?
–  Quels organismes disposent d’une immunité?
=> Immunité et évolution.
•  Réaction / réponse cellulaire / réponse systémique
•  Tolérance
– 
– 
– 
– 
Auto-tolérance?
Absence de rejet? (contexte de transplantation)
Ignorance immunitaire?
Immunorégulation?
•  => Ces enjeux conceptuels sont cruciaux, on ne peut pas les
mettre sous le tapis.
•  Il y a une articulation étroite entre concepts et théories. Les
théories insèrent les concepts dans des propositions et
contribuent ainsi à en proposer de meilleures définitions
(toujours révisables).
Quelques difficultés conceptuelles dans ce
module d’immunologie
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Immunité innée
Inflammation
Vocabulaire guerrier (e.g., NK) ≠ régulation
Différenciation
Régulation / T reg
Evolution
Répertoire
Soi / non-soi (viz. T Reg)
Plasticité
Conséquence
•  Objectifs :
 S’interroger sur quelques termes clés de
l’immunologie, pour montrer qu’ils font
difficulté
 S’interroger sur l’utilité des théories en
immunologie
 S’interroger sur le contenu des théories qui
s’affrontent actuellement en immunologie.
1. A quoi bon des théories
en immunologie?
L’immunologie, discipline expérimentale et théorique
•  Dimension expérimentale manifeste.
•  Dimension théorique
–  Proposer des théories rendant compte du déclenchement
d’une réponse immunitaire
–  Des concepts abstraits : soi/non-soi, réseau, homéostasie,
danger, tolérance, régulation, etc.
–  L’entrée dans l’ère de la biologie des systèmes
Quel sens de « théorie »?
•  Immense débat en philosophie des sciences
•  Théorie, modèle, hypothèse.
•  Ensemble structuré d’hypothèses testables,
explicatives et prédictives, et bien
corroborées.
De l’utilité des théories
•  Faiblesse théorique d’un grand nombre de
domaines de la biologie.
•  Exceptions : TE, immuno, neuro, biophysique et bio
systèmes
•  Principales fonctions des théories :
  Formuler des explications et des prédictions
 Souvent contre-intuitives :
[The] most obviously fruitful role [of theory] is in providing
explicit direction for research. From theory we can deduce
conclusions not previously reached and that are occasionally
counterintuitive.... (Williams 1988)
  Unification (ex théorie de la mécanique de Newton).
Notamment : comparaisons intra-domaine, interdomaine, discipline.
2. Les théories
immunologiques depuis les
années 1950 : un champ de
bataille sans vainqueur?
Le problème : le critère d’immunogénicité
•  Comment expliquer la réponse immunitaire?
•  Expliquer et prédire, et non pas simplement
décrire.
Quelle réponse à la question du critère
d’immunogénicité?
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• 
Théorie du soi et du non-soi (Burnet, Cohn, etc.)
Théories systémiques (Jerne)
Théories de l’autopoïèse (Maturana, Varela, Coutinho)
Théories de l’auto-organisation (Atlan, Cohen, etc.)
Théorie du danger (Matzinger et al.)
Théorie de la continuité/discontinuité
Théorie du soi et du non-soi
•  L’acceptation du « soi » ; le rejet du
« non-soi »
•  F.M. Burnet (1899-1985)
•  Deux principes :
1) L’organisme déclenche une réponse
immunitaire de rejet contre toute entité qui
lui est étrangère (« non-soi »)
2) L’organisme ne déclenche pas de
réponse immunitaire de rejet contre ses
propres constituants (« soi »).
Burnet (1937) ; Burnet & Fenner, The Production of Antibodies (1949); Self and
Notself (1969).
Origines : philosophiques
Le soi et le non-soi aujourd’hui
•  Jusqu’aux années 1990 : forts partisans.
•  Exemple: J-M. Claverie (1990) :
C’est bien le caractère d’individualité qui est en jeu dans ce
processus [le rejet de greffe], puisqu’une greffe de l’individu
à lui-même (autogreffe) est toujours tolérée. C’est donc
l’autre, l’étranger qui apparaît, au sens propre,
épidermiquement intolérable.
•  Aujourd’hui : moins utilisé comme une théorie que
comme un vocabulaire.
•  5 sens possibles
Cinq sens du terme « soi »
L’organisme.
Le génome de l’individu.
L’ensemble des marqueurs d’histocompatibilité.
L’ensemble des peptides présentés aux
lymphocytes T lors de leur sélection.
•  Le non-immunogène.
• 
• 
• 
• 
Difficultés de la théorie du soi et du non-soi
Réponses immunitaires aux cancers
•  Les motifs tumoraux sont génétiquement
des motifs du « soi »
•  Le « soi modifié » : une tautologie
Autoréactivité et auto-immunité normales
•  Autoréactivité : sélection des lymphocytes organes
centraux et à la périphérie.
Tanchot C. et al. (1997) Differential requirements for survival and
proliferation of CD8 naive or memory T cells, Science 276, 2057-2062.
•  Auto-immunité normale : cas des cellules phagocytaires et
des TReg.
Jeannin, P., Jaillon, S. & Delneste, Y. (2008) Pattern recognition receptors
in the immune response against dying cells. Curr. Opin. Immunol. 20,
530–537.
Sakaguchi, S. (2006) Regulatory T cells: Meden Agan, Immunological
Reviews 212, 5-7.
Tolérance immunitaire
•  Foeto-maternelle.
•  Chimérisme.
•  Tolérance des bactéries symbiotiques.
Le rôle des bactéries commensales
•  Chez les mammifères : 90%-10% (99-1), 1014 bactéries, 1000 espèces
différentes, seulement 7% cultivées en laboratoire.
•  Toutes les interfaces
•  Vrai de manière ubiquitaire dans le vivant (voir eco-devo)
•  Mutualisme, voire : symbiose obligatoire.
Le rôle des bactéries commensales (suite)
•  Digestion, développement, immunité.
•  Des « organes » de l’organisme.
J. I. Gordon et al. Extending our view of self : the human gut microbiome initiative (2005)
O’Hara & Shanahan, The gut flora as a forgotten organ (2006).
Noverr & Huffnagle, Does the microbiota regulate immune responses outside the gut? (2004).
Round JL, Mazmanian SK (2009) The gut microbiota shapes intestinal immune responses during health
and disease. Nat Rev Immunol 9:313–323
Hill DA, Arthis D (2010) Intestinal bacteria and the regulation of immune cell homeostasis. Annu Rev
Immunol 28:623–667
Pradeu T. (2011) A Mixed Self: The Role of Symbiosis in Development. Biological Theory 6(1): 80-88
Buffie, C. G. & Pamer, E. G. (2013) Microbiota-mediated colonization resistance against intestinal
pathogens. Nat Rev Immunol 13, 790–801.
•  => La TSNS ne peut plus être soutenue comme
telle.
•  Trop de données expérimentales se sont
accumulées contre elle.
Pas besoin de théorie?
•  Aujourd’hui : une adhésion distante au soi/nonsoi.
•  Soi comme non-immunogène.
Silverstein & Rose (1997).
•  Pas forcément besoin de théorie?
 C’est en réalité indispensable.
 Le S/NS implicite : e.g., CRISPR-Cas, RNAi
•  Retrouver l’ambition de Burnet. => Critère
d’immunogénicité (danger ; discontinuité).
Théorie du danger
Polly Matzinger (NIH)
Principe de la théorie du danger
•  Les réponses immunitaires ne sont pas déclenchées par la
présence de « non-soi » (entités génétiquement
étrangères), mais par l’émission de « signaux de danger ».
•  Une entité endogène mais dangereuse provoque une
réponse immunitaire (e.g., stress cellulaire) ; une entité
exogène mais non dangereuse ne provoque pas de
réponse immunitaire (e.g., fœtus, bactéries commensales).
•  Les réponses immunitaires ne sont pas déclenchées par le
non-soi, mais par “endogenous cellular alarm signals from
distressed or injured cells.” (Matzinger 2002: 302).
•  Plus explicitement encore: “the ‘foreignness’ of a
pathogen is not the important feature that triggers a
response, and ‘self-ness’ is no guarantee of
tolerance” (Matzinger 2002: 302).
Quelques opposants
•  Janeway.
Ex: Janeway JA Goodnow, C. C. and Medzhitov, R. 1996.
Immunological tolerance: Danger – pathogen on the premises!
Current Biology 6(5): 519-522.
• 
• 
• 
• 
Brent (1997)
Silverstein and Rose (1997)
R. E. Vance (2000)
N. Greenspan (2007)
Critique du terme « danger »
•  Termes présentés comme synonymes : “danger,”
“damage,” “stress,” “injury,” “necrosis,”
“inappropriate (/nonphysiological/bad) cell
death,” etc.
•  En réalité pas synonymes.
•  Risque de circularité définitionnelle dans certains
cas : un pathogène est « dangereux », un
commensal est « inoffensif »
Critique du terme « danger » (2)
•  Un terme anthropomorphique et téléologique
(ex : un organe transplanté est-il « dangereux »?)
•  Pourquoi des RI à des antigènes inoffensifs
(nourriture, allergènes)?
La « théorie du dommage »?
La théorie est bien plus précise et opératoire si on se
concentre sur le terme « dommage » plutôt que sur le terme
« danger ».
Danger Dommage Stress Mort cellulaire non physiologique Néanmoins, il n’est pas facile de définir le stress et
la mort « non physiologique », et surtout de
montrer que ce sont les seules causes de la RI.
Difficultés du « dommage »
•  La possibilité de réponses immunitaires sans dommages
(Medzhitov and Janeway 1997; Vance 2000; Joffre et al. 2009
concernant l’inflammation.)
•  Le SI est souvent à l’origine des dommages (=> Cercle
vicieux? Qu’est-ce qui active les premières cellules imtres émettrices
de dommages?)
•  Les RI aux greffes ne peuvent pas être expliquées par le
dommage
Autogreffe chirurgicale ; transplantations naturelles (Botryllus)
•  L’erreur majeure sur les RI aux tumeurs
Le risque de tautologie
Une description a posteriori plutôt qu’une
explication.
La théorie du danger : risques et incertitudes
•  Trois grands risques : imprécision ;
tautologie ; anthropomorphisme
•  Incertitudes :
Importance APC Immunité innée Tumeurs Greffes Bactéries symbio9ques Sa*sfaisant Non traitée Insa*sfaisant Insa*sfaisant Peu explica*f La théorie de la discontinuité
La théorie de la continuité/discontinuité
• 
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• 
• 
Elaboration progressive (2003-2013)
Pradeu&Carosella, PNAS 2006
Pradeu, The Limits of the Self (2012)
Version présentée ici : NRI (2013)
Principe général de la théorie de la discontinuité
•  Une RI effectrice est déclenchée par la
modification soudaine des motifs antigéniques
avec lesquels interagissent les récepteurs
immunitaires.
•  Ce qui compte, c’est la différence antigénique
elle-même, ou plus précisément : la variation
antigénique en fonction du temps.
•  dQ/dt
Le
L’induction
d’une
réponse
immunitaire
selon la DT
Facteurs de la discontinuité
•  Facteur spatial : localisation
•  Facteur structural : le degré de différence
moléculaire (aspect qualitatif en plus de l’aspect
quantitatif)
Habituation et chronicité
•  Antigène présenté lentement, en petite quantité,
persistant => Tolérance (régulation) immunitaire
•  Explique les difficultés du SI à répondre aux
pathologies chroniques (infections chroniques,
cancers).
Enjeux
•  Important domaine d’extension :
explication de l’immunité innée est
prioritaire (en partic. NK, Mφ)
•  RI tumeurs
•  Tolérance microbiotes symbiotiques
•  Difficulté du SI à répondre aux pathologies
chroniques
•  Lien surveillance immunitaire
Pouvoir unificateur de la théorie
La leçon principale de la DT : la dynamique
de l’immunité
•  Leçon généralisable de la DT : introduire la
dimension temporelle dans la réponse immunitaire.
•  Pratiquement jamais fait.
•  Parmi les exceptions : Grossman, Z. & Paul, W. E. Adaptive
cellular interactions in the immune system: the tunable activation
threshold and the significance of subthreshold responses. Proc. Natl
Acad. Sci. USA 89, 10365–10369 (1992).
•  Fréquent en physique ; sans doute décisif pour toute
« biologie des systèmes ».
•  Susceptible d’être introduit dans les théories SNS et
danger.
Pas de vainqueur?
•  Absence de consensus sur théorie.
•  => Renoncer à la quête de trouver une
théorie adéquate pour rendre compte du
fonctionnement du SI?
La « tentation a-théorique »
•  Faire de l’immunologie expérimentale,
laissant pour plus tard / laissant de côté les
aspects théoriques
•  Ex: Vance (2000)
•  Autre tentation : « l’agrégation théorique » :
soi + danger + homéostasie, etc.
Ex: Lazzaro, B. P., and Rolff, J. (2011).
Danger, Microbes, and Homeostasis.
Science 332, 43–44.
3. Pourquoi il ne faut
jamais perdre de vue
concepts et théories
Maintenir l’exigence conceptuelle et théorique
•  Difficultés quant aux concepts et théories de
l’immunologie ≠> renoncer à ces deux dimensions.
•  La science progresse par un mélange complexe
entre expérimentations, évolutions techniques,
modifications conceptuelles et suggestions de
nouvelles théories.
•  Les théories sont des « mises en ordre » des
phénomènes, toujours fragiles mais indispensables.
•  Celles et ceux qui croient faire « sans théorie » sont
toujours influencé.e.s par des théories implicites.
Conclusions
•  Utilité définitions précises des termes de
l’immunologie. Difficile (« crise
terminologique »), mais indispensable.
•  Utilité adopter une perspective évolutionniste
en immunologie. Définition du domaine de
l’immunologie.
•  Utilité d’adopter une perspective écologique
(intégration de la dimension
environnementale)
•  Utilité de reformuler des théories en tenant
compte de ce double travail, conceptuel et
« domanial ».
Le co-constructionnisme dans les sciences du vivant
Symbioses (bactériennes, virales, etc.) et intégration de la dimension
écologique en immunologie
•  Lewontin R. (2000) The Triple Helix: Gene, Organism and Environment.
•  Oyama S. (1985, 2nd ed. 2000) The Ontogeny of Information.
•  Gilbert S.F. & Epel D. (2009) Ecological Developmental Biology.
Richard Lewontin
(né en 1929)
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