la guerre

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INTRODUCTION
La guerre, qui n’a jamais eu d’attrait que pour une minorité
d’hommes, apparaît pourtant comme l’une des constantes de
l’Histoire. Gaston Bouthoul a recensé 8 000 traités de paix1, cela
signifie au moins autant de guerres.
Le plus spectaculaire des phénomènes sociaux a enfanté l’histoire au point que bien souvent celle-ci a paru se confondre avec
le récit des conflits armés : l’Histoire d’Hérodote est en bonne
partie consacrée aux guerres médiques, l’histoire de Thucydide
est le récit de la guerre du Péloponnèse, celle de Polybe celui des
guerres puniques. Pendant longtemps, l’histoire de France fut
d’abord celle des guerres où celle-ci se trouvait impliquée : il
faudra attendre le XXe siècle pour voir apparaître une école
d’historiens défendant la thèse selon laquelle l’histoire est moins
une suite de batailles qu’un ensemble de faits de civilisation.
La guerre est inhumaine, mais comme tout ce qui est inhumain, elle est une spécificité humaine. Les animaux chassent et
tuent pour se nourrir ; il ne font pas, ils ne se font pas la guerre2.
La guerre excède de beaucoup le champ et le temps des batailles. Les sociétés et les États, sauf rarissimes exceptions,
vivent dans la possibilité permanente de la guerre. L’homme est
un « être-pour-la-guerre ». Même quand il ne la fait pas, même
quand il ne la subit pas, la guerre l’entoure comme un destin
toujours possible. L’expression récente d’entre-deux-guerres
trahit cette normalité de la guerre : on ne dit pas l’entre-deuxpaix pour la désigner. Mais la normalité de la guerre n’élimine
1. Tel est le titre de l’un de ses ouvrages.
2. Les seuls animaux qui semblent connaître la guerre à la façon des hommes sont les
insectes sociaux, les termites et surtout les fourmis (voir infra p. 26-26).
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La guerre
pas son caractère monstrueux : la guerre témoigne pour la normalité du monstrueux chez l’être humain.
Si la guerre n’a pas été étudiée pour elle-même par les Grecs,
elle fait avec Héraclite une entrée fracassante sur la scène de la
pensée philosophique. Le célèbre fragment B LIII n’est presque
jamais cité en entier : la guerre (polémos1) est la mère et la reine
de toutes choses, c’est elle qui fait les dieux et les hommes, les
maîtres et les esclaves. Principe de division universel donc,
puisqu’il sépare les mortels et les immortels2, et parmi ceux-là,
les hommes libres et les esclaves. Mais le cosmos héraclitéen
n’est pas seulement gouverné par ce principe de division3 : de
même que chez Empédocle la Haine qui sépare est flanquée de
l’Amitié qui réunit, Héraclite voyait dans le nom de l’arc (bios en
grec, qui signifie « vie » aussi) le signe de cette union des contraires qui est au cœur de sa pensée : l’instrument qui porte la mort
s’appelle vie également4. La guerre s’introduit donc dans le
champ de la pensée occidentale comme l’élément central d’une
ontologie. C’est chez les historiens (cités plus haut) qu’une théorie implicite de la guerre comme phénomène anthropologique
apparaît. Les philosophes en parlent mais de manière rapide : il
faudra attendre longtemps pour voir s’élaborer une véritable
théorie de la guerre.
À partir de saint Augustin et ce jusqu’aux jusnaturalistes5
du XVIIe siècle, domine la problématique de la guerre juste. Il
s’agira alors de concilier le réalisme de la raison (qui peut difficilement éviter l’idée de la nécessité de la guerre) avec une morale
religieuse qui, du moins à sa naissance, prêchait une nonviolence radicale.
1. On traduit parfois par « conflit » le terme de polémos pour garder les mots de
« père » et de « roi » utilisés par ailleurs par Héraclite, celui de polémos étant masculin en grec.
2. C’est ainsi que les Grecs appelaient et séparaient les hommes et les dieux.
3. « Toutes choses sont engendrées par la discorde » affirme le fragment B VIII (Les
Présocratiques, édition Jean-Paul Dumont, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1988, p. 147).
4. Fragment B XLVIII.
5. On appelle ainsi les philosophes du droit naturel (voir infra p. 111-113).
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Introduction
Le premier penseur de la guerre est chinois : Sun Tzu (ou
Sun Tsé ou encore Sun Zi). Il vécut au VIe siècle avant JésusChrist, à peu près à la même époque qu’Héraclite. Son Art de la
guerre précède de 2000 ans celui de Machiavel. L’originalité du
traité de Sun Tzu vient de son caractère presque exclusivement
stratégique. Sun Tzu rationalise la guerre. Il abandonne les
croyances et pratiques traditionnelles1 pour examiner le monde
tel qu’il est. En ce sens, Sun Tzu est le Machiavel chinois. Il voit
dans la guerre le produit de cinq variables2 : la doctrine (le Tao –
Sun Tzu s’inscrit globalement dans le cadre de la philosophie du
taoïsme) ; le temps (au sens physique des conditions atmosphériques, mais aussi avec une dimension philosophique – puisqu’il
se rapporte au ciel, Tien) ; l’espace (le terrain) ; le commandement (l’affaire du général) ; la discipline. Donc, deux couples, le
Ciel et la Terre d’une part, le général et la méthode de l’autre,
surplombés par le Tao, lequel renvoie à l’harmonie entre le
peuple et les dirigeants, qui fait que le peuple combattra à la vie
à la mort.
L’étude qui suit ne constitue pas une philosophie de la
guerre : celle-ci suppose des choix en matière morale et politique
qu’il n’est pas toujours possible de justifier en raison. Nous
proposons bien plutôt un travail philosophique sur le concept de
guerre – à partir de ce que l’histoire et la stratégie peuvent nous
apprendre. S’il existe ce que Hegel appelle la vérité du concept,
ce ne peut-être que dans la totalité des déterminations que celuici possède et met en jeu. Ainsi cette étude adopte-t-elle un ordre
encyclopédique dans lequel tout ce qui peut faire sens sur la
guerre trouvera place. Dans les années 1950, un sociologue,
Gaston Bouthoul, déjà cité, eut le projet d’introduire une discipline nouvelle qui aurait eu pour objet spécifique la guerre : il
appela polémologie cette discipline. Il ne semble pas que cette
« science » ait eu beaucoup d’héritiers – d’autant que la finalité
1. Les craquelures de la carapace de tortue jetée dans le feu et censée faire signe, les
méthodes de consultations occultes issues du Yi King...
2. 5 est le chiffre symbolique principal de l’ancienne Chine. Il gouverne la totalité de
l’être.
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La guerre
ultime de travail de Bouthoul était politique : la polémologie est
née en 1945 d’une réflexion sur l’échec du pacifisme, le pari
étant qu’une connaissance scientifique de la guerre constituait le
meilleur moyen pour assurer la paix parmi les hommes. Cette
idée d’une « science de la guerre » semble aujourd’hui abandonnée de tous. Même si les historiens analysent avec une précision
accrue les guerres, même si les stratèges ne cessent de penser
les guerres présentes et futures (celles du passé leur apportant
des lumières de plus en plus faibles), il ne semble pas que la
guerre en tant que telle puisse devenir jamais l’objet d’une
science. Il y a donc place encore pour une réflexion philosophique
qui s’efforcera de saisir le concept en sa vérité.
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