1 PISTES POUR L`ANALYSE STYLISTIQUE Les Lettres de l`année

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PISTES POUR L’ANALYSE STYLISTIQUE
Les Lettres de l’année 1671 marquent une évolution dans la correspondance de Madame de
Sévigné, puisque la plupart de ses lettres sont désormais adressées à Madame de Grignan. Ce
recentrement de l’écriture illustre le besoin de pallier l’absence de sa fille partie s’installer en
Provence. Ces lettres, qui n’étaient pas destinées à être publiées, représentent un document unique en
ce qu’elles sont à la fois une émanation de l’intime, constituée de déclarations d’amour répétées, et le
reflet d’une chronique mondaine, visant à divertir la destinataire retirée dans sa province. Entre
écriture passionnelle et peinture satirique, les lettres de Madame de Sévigné embrassent tour à tour la
sphère privée et la sphère publique [Merlin-Kajman, 1994] et offrent aux stylisticiens de riches pistes
d’analyse.
Dans le cadre restreint de cette étude, nous avons choisi de retenir trois rubriques permettant
de rendre compte de la stratégie discursive de l’épistolière. Les deux premières sont assez évidentes,
puisqu’il s’agit de la relation d’interlocution et de la relation amoureuse. La troisième est moins
intuitive, mais tout aussi opérante : il s’agit de la tension entre dire et taire. En effet, l’entreprise de
Madame de Sévigné peut paraître redoutable. Cette dernière cherche à maintenir un lien affectif par
l’écriture tout en s’appuyant sur la redite d’une seule et même information : l’amour qu’elle porte à sa
fille. Comment dire et redire cet amour sans lasser son interlocutrice ? Par quels moyens préserver ce
lien d’interlocution ? Quelles sont les stratégies discursives permettant de divertir l’autre sans occuper
le centre de l’attention ? Que faut-il livrer, que faut-il voiler ?
Cette brève analyse ne prétend pas livrer une grille de lecture infaillible mais tentera de
dégager quelques procédés stylistiques récurrents pour faciliter l’appréhension des lettres de Madame
de Sévigné.
LA RELATION D’INTERLOCUTION
« Lire vos lettres et vous écrire font la première affaire de ma vie ». (Lettre du 18 Mars 1671)
Par relation d’interlocution, il faut entendre l’« échange de mots » [Kerbrat, 1996, p.4] et la
recherche d’une relation à l’autre. Or c’est bien ce que tente d’opérer Madame de Sévigné à travers
l’échange épistolaire qu’elle instaure avec sa fille absente. Il suffit de regarder les dates auxquelles
sont écrites les lettres pour voir que leur multiplication et leur rapprochement marquent le désir
passionné d’avoir accès à sa fille à tout instant. Cette forme d’entêtement traduit tout
particulièrement la volonté incessante de créer du lien avec l’être aimé, même si elle est condamnée
par les traités de civilité. En effet, selon l’abbé de Bellegarde : « Pour plaire, il faut se défaire de toute
sorte d’entêtement » [Bellegarde, 1699, p.199].
Les formes de l’adresse : nomination et variation
Les pronoms
La façon de s’adresser à sa fille est d’emblée un moyen d’exprimer son amour tout en variant
son expression. Le choix de la deuxième personne du pluriel est le signe du respect tendre que la
mère voue à sa fille, les traités de civilité bannissant souvent l’usage de la deuxième personne du
singulier : « Un usage modéré du tu ou du toi, des noms d’alliance, ou de ceux qui signifient quelque chose d’honnête,
n’y est pas contraire ; mais il n’est pas de la bienséance partout, ni à toutes sortes de gens » [Bellegarde, p. 26]. Or,
Madame de Sévigné parvient à coupler l’usage mondain à l’expression de son amour. En effet, le
pronom vous subit différents types de variations, suivant en cela les inflexions du cœur de la marquise.
Les figures de répétition fréquentes, telle l’anaphore, sont souvent couplées aux formes de l’adresse
1 et permettent de rendre compte du lien passionnel que la marquise cherche à préserver avec sa fille :
« regrettons un temps où je vous voyais tous les jours, vous qui êtes le charme de ma vie et de mes
yeux ; où je vous entendais, vous dont l’esprit touche mon goût plus que tout ce qui m’a jamais plu »
(lettre 42, p. 176-177). Sur le mode du contrepoint, la négation restrictive, autre forme de variation,
permet d’insister sur le lien d’exclusivité que la marquise établit à travers ses courriers. Ainsi, la
tournure : « je ne songe qu’à vous » (lettre 36 p.151) en est une formule récurrente. Il faut donc
s’attacher au micro-contexte dans lequel apparaît le pronom de deuxième personne du pluriel.
Les appellatifs
S’adresser à l’autre, c’est le nommer. Là encore, Madame de Sévigné fait preuve d’une
constante inventivité pour parler à sa fille tout en variant les marques de cette adresse. Le
déterminant possessif est ce qui constitue l’invariant du groupe nominal ainsi constitué : « mon
enfant », « ma fille ». Il marque à chaque fois la relation d’appartenance de la mère possessive, mais
aussi le profond lien d’affection qui est exhibé. Le choix d’un adjectif substantivé représente un
premier élément de variation : « ma bonne », « ma petite » (lettre 23, p. 95). Il permet de figer des
caractéristiques qui pourraient paraître circonstancielles. L’antéposition d’un adjectif évaluatif est le
marquage stylistique de l’affectivité qui cherche à s’exprimer de façon variée : « ma chère bonne »,
(lettre 21, p. 86 ; p. 88) ; « ma pauvre bonne » (lettre 23, p. 94 ; lettre 30, p.127). Le choix de l’adjectif
« cher » se trouve souvent sous la plume de l’épistolaire : « ma chère fille » (lettre 19, p. 79 ; lettre 22,
p. 91) ; « ma chère enfant » (lettre 20, p. 83). Il est à noter que ce n’est jamais ainsi que la marquise
commence ses lettres : la formulation « ma chère enfant » est toujours insérée dans le flot de
l’écriture, ce qui est un nouveau moyen de mettre l’accent sur l’affectivité, aux dépens du code
mondain. Le choix de l’adjectif donne à entendre la qualité de celle qui est nommée, en particulier
lorsqu’il varie en degré, grâce à l’antéposition d’un adverbe : « ma très chère enfant » (lettre 23, p.
98) ; « ma très aimable enfant » (lettre 32, p. 133) : « ma très aimable bonne » (lettre 24, p. 101) ; « ma
très chère et très aimable enfant » (lettre 26, p. 108). Si les expressions sont très variées, le vocabulaire
l’est peu et témoigne de la relation que la marquise cherche à établir avec sa fille : une relation
maternelle, protectrice, voire intrusive, ce qu’illustre le choix des verbes.
Verbes clefs et modalités de phrase : de la variation dans l’injonction.
L’impératif est le mode de prédilection de la marquise pour agir sur son interlocutrice. La
multiplication des verbes à l’impératif marque l’emprise qu’elle cherche à avoir sur sa fille en même
temps que l’espoir d’obtenir d’elle quelque chose. En cela, ce mode est chez la marquise une nouvelle
marque de sa sensibilité : il ne s’agit pas seulement de donner un simple ordre car la requête est à
chaque fois teintée d’espérance. Sous la formule injonctive perce la crainte de n’être pas satisfaite. Le
meilleur exemple est à ce titre l’emploi du verbe « aimer » à travers la formule prototypique : « aimezmoi ». Là encore, Madame de Sévigné combine le même et l’autre grâce à l’expression variée de sa
requête d’amour : « Aimez-moi toujours, c’est la seule joie et la seule consolation de ma vie. » (lettre
44, p. 189). L’adverbe de durée infinie hante l’écriture sévignéenne : « Ma fille, aimez-moi donc
toujours » (lettre 50, p. 202). Outre l’impératif, le commandement d’aimer apparaît à travers une autre
formule qui rappelle les sermons religieux qu’elle écoute souvent : « pour l’amour de moi » (lettre 70,
p. 271). Cette obsession de dire l’amour, couplée à l’espoir de se l’entendre dire, donne lieu à une
réflexion métadiscursive sur le verbe aimer qui rend bien compte du besoin pulsionnel du mot
d’amour : « Aimez-moi ; quoique nous ayons tourné ce mot en ridicule, il est naturel, il est bon. »
(lettre 52, p. 213). La subordonnée concessive n’effrite pas le pouvoir attaché par l’épistolière au
verbe aimer.
Outre le verbe aimer, la marquise de Sévigné utilise quelques autres verbes récurrents qu’elle
emploie le plus souvent à l’impératif. Le verbe mander marque par excellence la recherche de la
2 relation à l’autre, puisqu’il renvoie aussi bien à la volonté de faire savoir qu’à la demande de savoir.
Verbe qui marque la nécessaire circulation de l’information, il apparaît dans presque chaque lettre
pour relancer l’acuité de l’activité épistolaire. La très belle étude d’Anne-Marie Garagnon et de
Frédéric Calas [2012] montre comment des questionnements énonciatifs essentiels se nouent autour
de ce verbe. On pourrait conduire le même type d’études autour du verbe conjurer dont la fréquence
(voir en particulier p. 54, 56, 68, 85, 90, 178, 179, 188) marque tout autant l’inquiétude de la marquise
que son besoin d’agir sur son interlocutrice : « je vous conjure de me mander comme vous vous
portez » (lettre 22, p. 90). Il s’inscrit dans des types de phrases qui oscillent entre l’affirmation et
l’injonction. Le verbe conjurer, employé dans le contexte de la santé, marque la limite entre la
supplique et l’ordre, soit deux types d’exhortation dont les frontières sont poreuses : « Je vous
conjure, ma bonne, d’avoir un soin extrême de votre santé ; vous n’avez que cela à faire » (lettre 42,
p. 178). L’effet correctif de la juxtaposition, associé au pouvoir amoindrissant de la négation
restrictive, fait basculer la prière du côté de l’injonction. Dans ce contexte, le verbe conjurer alterne
avec le verbe conserver : « conservez-vous, si vous m’aimez » (lettre 148, p. 198). Le système
hypothétique, combiné à l’impératif, est souvent un moyen d’atténuer le caractère directif de l’ordre,
sans en amoindrir l’effet perlocutoire : « si vous m’aimez, ayez soin de votre santé » (lettre 63, p. 251)
ou encore : « mandez-moi toujours bien de vos nouvelles et surtout de votre santé, que je vous
recommande, si vous m’aimez » (lettre 66, p. 261).
L’emploi de l’impératif débouche parfois sur des listes prescriptives. Madame de Sévigné
adopte ainsi l’ethos surplombant d’une mère qui parle à sa fille en tant que mineure. La lettre prend la
forme d’une instruction, ce qui apparaît à travers des formulations à valeur d’aphorismes grâce aux
relatives périphrastiques, à valeur d’indéfini : « Tâchez, mon enfant, de vous accommoder un peu de
ce qui n’est pas mauvais ; ne vous dégoûtez point de ce qui n’est que médiocre ; faites-vous un plaisir
de ce qui n’est pas ridicule » (lettre 26, p. 106). Dans d’autres cas, l’effet prescriptif de la lettre
apparaît à travers la pure et simple juxtaposition d’ordres accumulés : « Ne dansez point, ne tombez
point, ne vous blessez point, n’abusez point de votre santé, reposez-vous souvent, ne poussez point
votre courage à bout et surtout prenez vos mesures pour accoucher à Aix, au milieu de tous les
prompts secours » (lettre 47, p. 194). Le tournoiement des prescriptions confine presque à la non
pertinence du discours, lorsque Madame de Sévigné entend dicter le comportement de sa fille jusque
dans ses menus gestes : « Adieu, ma très aimable enfant, conservez-vous, soyez belle, habillez-vous,
amusez-vous, promenez-vous. » (lettre 57, p. 229). De cette façon, la mère n’entend pas seulement
veiller à la préservation et la conduite de celle qu’elle croit encore enfant, mais exercer sa pleine
emprise sur des gestes quotidiens. La répétition des verbes et leur variation à l’impératif sont
supposés marquer la mémoire de celle à qui ils sont destinés. À mesure que les lettres se répètent,
l’espace quotidien et intime se trouve imprégné de la voix maternelle qui parvient à s’immiscer dans
les moindres espaces de la conduite de la vie.
L’art de la lettre
Entre affirmation et négation : entrée en matière et état épistolaire
Bien souvent, la marquise de Sévigné commence ses lettres en faisant référence à l’activité
épistolaire elle-même, soit qu’elle mentionne les lettres qu’elle vient de recevoir, soit qu’elle parle de
la nécessité d’écrire, soit enfin qu’elle marque par contraste l’absence de courrier qui la fait souffrir.
Au début de chaque lettre, Madame de Sévigné procède ainsi à un rapide état des lieux et du cœur,
son humeur étant circonstanciée aux lettres qu’elle reçoit. Dans les premiers cas, la modalité
affirmative prédomine et marque souvent le bonheur épistolaire : « J’ai reçu vos deux lettres avec une
joie qu’il n’est pas aisé d’expliquer dans une lettre » (lettre 51, p. 203). Dans le dernier cas, la modalité
négative revêt plusieurs formes dont la variation quantitative permet une nouvelle fois de ne pas
3 lasser celle à qui l’on reproche de ne pas écrire assez. L’ouverture des lettres sur l’atmosphère
dysphorique portée par la négation donne d’emblée le ton : « Je n’ai point encore reçu de vos lettres »
(lettre 23, p. 93). Le reproche est sous-jacent et semble suspendu au forclusif point, qui met un terme
à la phrase comme au mouvement de négativité. En même temps, l’effet du forclusif est combattu
par l’adverbe « encore » qui laisse ouvert l’espoir qu’une lettre est en route. D’autres fois, les
accusations s’expriment plus clairement à travers la négation à valeur quantitative : « Vous ne me
parlez pas assez de vous » (lettre 39, p. 163) et sa variante « Adieu, ma très chère enfant, vous ne me
parlez point assez de vous » (lettre 48, p. 198). Enfin, la négation vient même à marquer un franc
mouvement d’humeur, en particulier lorsqu’elle est portée par la négation restrictive à valeur
d’accusation : « Je n’ai reçu qu’une lettre de vous, ma chère bonne, et j’en suis fâchée ; j’étais dans
l’habitude d’en recevoir deux » (lettre 61, p. 240). La négation restrictive met l’accent sur une
déficience quantitative : Madame de Grignan a bien écrit à sa mère, mais pas assez. Le contraste entre
le passé composé et l’imparfait stigmatise le manque, tandis que la juxtaposition détache le reproche
du reste de la phrase. En dépit des preuves d’amour que sa fille lui donne, la marquise de Sévigné
n’est jamais rassurée. Le rapport entre la négation et l’expression de la quantité ne cesse de le
souligner.
Prescription épistolaire et contradiction passionnelle
La marquise demande constamment à sa fille de lui écrire. On peut même dire qu’elle lui dicte
un comportement épistolaire, ce que soulignent l’impératif : « écrivez-moi » (lettre 36 p. 149), « faitesmoi réponse » (lettre 16, p. 72), « faites mention dans vos lettres » (lettre 19, p. 80) ou les déontiques :
« il faut répondre à tout cela » (lettre 21, p. 86). Cependant, au fur et à mesure de la grossesse de sa
fille, la marquise s’inquiète et lui prescrit le repos, voire l’espacement des lettres : « Je cause avec
vous, cela me fait plaisir ; gardez-vous bien de m’y faire réponse » (lettre 52, p. 213). Cependant, cette
prescription est altérée d’abord par l’épanorthose : « Mandez-moi seulement des nouvelles de votre
santé, un demi-brin de vos sentiments, pour voir seulement si vous êtes contente et comme vous
trouvez Grignan » (ibid., p. 213). L’antithèse entre « gardez-vous » et « mandez-moi » est accentuée
par la répétition de l’adverbe de quantité infime (seulement), destinée à atténuer ce nouvel ordre
contradictoire. Néanmoins, dès la lettre suivante, Madame de Sévigné s’étonne du silence de sa fille :
« Je comptais recevoir vendredi deux de vos lettres à la fois ; et comment se peut-il que je n’en aie
seulement pas une ? » (lettre 53, p. 213). Le phénomène d’écart entre ces deux lettres accentue les
contradictions propres à l’amour passionnel qui exige une chose et son contraire. Le même discours
antithétique se retrouve entre la lettre 55 et la lettre 56. Malgré ses ordres et son ton prescriptif, la
marquise est en proie à une insatisfaction permanente, même quand elle est écoutée, ce qui témoigne
de sa passion insatiable.
L’absence de transition : esthétique conversationnelle d’une écriture « à saut et à gambade ».
Madame de Sévigné maîtrise parfaitement l’art de la conversation et donne à ses lettres un
tour oralisé propre à refléter le ton des salons de son époque (voir partie littéraire). Les absences de
transition sont donc particulièrement saisissantes en ce qu’elles miment le naturel de la conversation.
L’art de narrer s’accommode aussi bien des épanchements du cœur que de la chronique mondaine, si
bien que les deux types de récit se juxtaposent souvent au sein d’une même lettre et sans qu’aucune
transition ne soit ménagée entre les deux. On peut citer à titre d’exemple la lettre 16 dans laquelle la
marquise se livre à une rêverie nostalgique où alternent les imparfaits d’habitude et les conditionnels
de déploration (« que je voudrais bien vous voir un peu, vous entendre, vous embrasser », p. 71),
avant de passer au récit des affaires de la cour à la manière d’une chronique mondaine (« Monsieur le
Dauphin était malade ; il se porte mieux », p. 72).
4 L’absence de transition entre les récits se retrouve également sur des micro-contextes et se
situe même entre les phrases. Ainsi, la lettre 19 voit se succéder brutalement deux phrases : l’une
concernant l’amour maternel, l’autre au sujet de la mort du jardinier : « Je vous aime, mon enfant, et
vous embrasse avec la dernière tendresse. M. Vallot est mort ce matin » (p. 81). De l’épanchement du
cœur, la marquise passe à une information laconique qui clôt la lettre. On retrouve le même procédé
à l’identique à la lettre 40, dans laquelle la marquise passe de l’épanchement amoureux à la rubrique
funéraire sans autre forme de procès : « Je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours,
parce que c’est toujours la même chose […]. Maître Paul mourut il y a huit jours. » (ibid., p. 173).
L’art de la clausule
Au moment de conclure, la marquise fait preuve d’inventivité pour varier ce qui s’apparente à
un rituel épistolaire. Il conviendrait pour chaque lettre d’en étudier la conclusion pour voir comment
l’épistolière manie l’art de la pointe, mais aussi les techniques de variation dans l’expression de ses
sentiments. Il faudrait presque entendre le terme variation au sens musical tant il est vrai que la
marquise utilise le vocabulaire à la manière du compositeur. Avec une gamme restreinte de notes ou
de mots, la marquise musicienne parvient chaque fois à renouveler la partition du cœur. L’expression
de l’attachement trouve naturellement sa place en fin de lettre : « Ma bonne, je vous baise et vous
embrasse » (lettre 42, p. 184).
Outre cette formule rituelle, les marques de la dénégation donnent une acuité nouvelle au
passage obligé des salutations : « Et moi, je l’envie, et je vous embrasse de tout mon cœur, mais
sincèrement, et point du tout pour finir ma lettre » (lettre 33, p. 141). Par ailleurs, l’exhortation et
l’ordre constituent des alternatives pour exhiber la sensibilité de l’épistolière tout en marquant sa
volonté d’agir sur l’autre : « Adieu, ma très aimable bonne, continuez à m’écrire et à m’aimer ; pour
moi, mon ange, je suis tout entière à vous » (lettre 13, p. 64). L’alliance du témoignage affectueux et
du gage d’amour visent à varier l’expression de la sensibilité. Enfin, le compliment ou l’excuse, même
feinte, sont autant de moyens de mettre un terme à l’écriture. Ainsi, la contradiction se poursuit
lorsque la marquise ne cesse de s’excuser d’écrire trop (« je ne veux pas vous fatiguer », lettre 31, p.
133 ; ou encore : « Adieu ma chère, il est tard ; je fais de la prose avec une facilité qui vous tue »,
lettre 38, p. 162), alors qu’elle continue abondamment d’écrire. En définitive, la clausule doit être
analysée en regard du contenu de la lettre, car elle donne des renseignements sur la stratégie
discursive de l’épistolière.
DIRE, FAIRE DIRE ET NE PAS DIRE
« C’est que je connais parfaitement bien et les gens et le lieu, et ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire ». (Lettre 23)
La tension entre dire et taire, théorisée par Oswald Ducrot [1972], est au cœur de l’entreprise
épistolaire. Madame de Sévigné se confronte souvent à la volonté de dire ou de taire une
information. Elle oscille entre volubilité et silence. De plus, sa parole recouvre d’autres instances
énonciatives : ce n’est pas sa seule voix qu’elle fait alors entendre à son interlocutrice. Non
seulement, la marquise maîtrise l’art de la conversation, mais elle s’érige en chef d’orchestre de la
parole. Ses lettres font entendre le bruissement d’autres voix. Échos mondains, bribes de parole de sa
fille, discours rapportés ou cités, la lettre se fait polyphonique. En même temps qu’elle répercute la
parole d’autrui, la marquise met en scène sa propre voix.
Dire et faire dire : la lettre polyphonique
Le discours citationnel : l’information en creux
5 Si nous avons accès aux lettres de Madame de Sévigné, les réponses de sa fille nous sont, en
tant que telles, inaccessibles. Néanmoins, elles sont perceptibles à travers l’écho produit par sa mère,
que celui-ci apparaisse sous forme de citations ou de sous-entendus.
Dans le premier cas, la parole initiale semble vocalisée par le discours citant : l’enchâssement
dans le discours cadre modifie nécessairement l’emploi des pronoms personnels. Les italiques
signalent le décrochement énonciatif, si bien que coexistent au sein du même segment deux
énonciations différentes : « Vous n’êtes donc point belle, vous n’avez guère d’esprit, vous ne dansez point bien ? »
(lettre 32, p. 139). Dans cette phrase, le pronom de seconde personne du pluriel émane de Madame
de Sévigné, tandis que les autres paroles sont à imputer à sa fille. Le procédé énonciatif est d’autant
plus complexe que la marquise restitue le discours de l’autre à sa manière, afin de lui faire réponse. La
lettre se fait ainsi la répercussion de ce dialogue. La voix monologique cède la place à la scène
dialogique. Au portrait dressé par la fille et restitué par la mère, succède un commentaire évaluatif
destiné à en gommer toute la négativité : « Hélas ! Est-ce ma chère enfant ? J’aurais grand’peine à
vous reconnaître sur ce portrait » (ibid., p. 139). Dans d’autres cas, les italiques sont absents et la
parole de l’autre n’est pas démarquée comme telle. On retrouve néanmoins le même procédé qui
consiste à rapporter la parole de l’autre et à la commenter au sein d’un dialogue fictif et véhiculé par
la lettre : « Vous avez mal à la langue. N’est-ce point que vous allez être malade comme je le
souhaite ? » (lettre 36 p. 146). La modalité interrogative mime le naturel de la vraie conversation qui
s’enquiert de ce que l’autre ressent.
Dans d’autres cas, le lecteur comprend par déduction ce qui s’apparente à la parole de
Madame de Grignan. Les remarques de Madame de Sévigné ou ses changements d’humeur en sont
autant de précieuses indications. Ainsi, lorsque la marquise de Sévigné intime à sa fille de ne rien
dépenser pour elle, le lecteur peut comprendre par sous-entendus que la mère tente de prévenir la
gêne financière de sa fille : « Si vous m’aimez, n’achetez jamais rien pour me donner » (lettre 36, p.
146).
Dans tous les cas, les lettres de Madame de Sévigné offrent en creux une information
hétérogène qui s’attache à la personne de sa fille. En effeuillant l’énonciation, le lecteur peut
découvrir les bribes de parole dont l’intégralité a été perdue.
Discours rapportés et circulation épistolaire : le centre de l’attention et la mise en scène de soi
Madame de Sévigné est au centre du circuit énonciatif. Son cercle mondain se reflète au cœur
de son écriture. Elle convoque des instances énonciatives hétérogènes qui gravitent autour d’elle. En
ce sens, elle restitue au sein de la lettre la pratique mondaine de la conversation pour distraire sa fille,
mais aussi pour se trouver au centre de l’attention. Les types de discours rapportés sont donc riches
d’enseignements.
Madame de Sévigné convoque le discours direct, aussi bien que le discours indirect pour les
faire graviter autour d’elle et se mettre en scène. Par exemple, elle rapporte à sa fille les paroles de
Corbinelli, parce qu’elles sont pleines d’admiration et qu’elles lui permettent d’être unie à sa fille au
par une énonciation tierce : « Corbinelli m’écrit des merveilles de vous. Mais ce qui le charme, c’est
qu’il croit et qu’il voit que vous m’aimez ; il a tant d’amitié pour moi qu’il est ravi que l’on soit dans
son goût » (lettre 22, p. 92). Autrement dit, Madame de Sévigné confie le relais du discours amoureux
à une tierce personne, ce qui lui permet de tisser plus étroitement le lien affectif avec sa fille. De la
même façon, le discours direct permet à Madame de Sévigné de souligner son importance sociale et
de se situer habilement au centre de l’attention. Dans la mesure où elle cite un discours tiers, elle
réussit à être l’objet d’un éloge qu’elle orchestre discrètement par le fait même de le rapporter : « Au
milieu du silence du cercle, la Reine se tourne, et me dit : ‘‘ À qui ressemble votre petite fille ? _
Madame, lui dis-je, elle ressemble à M. de Grignan’’. Elle fit un cri : ‘‘J’en suis fâchée’’, et me dit
6 doucement : ‘‘Elle aurait bien mieux fait de ressembler à sa mère ou à sa grand-mère’’ » (lettre 30, p.
127). Le discours de la Reine a valeur d’autorité et il est d’autant plus efficace qu’il est exhibé à
travers le discours direct qui a pour vocation de restituer les propos sans les déformer. Le cercle
mondain apparaît au travers de la circulation épistolaire dont Madame de Sévigné est le cœur.
Cet effet est également accentué par les phénomènes de liste des personnalités que Madame
de Sévigné cite souvent. L’énumération de noms propres produit un tournoiement mondain qui
semble s’agiter autour de l’épistolaire : « Le P. Bourdaloue a prêché ce matin […]. La cour va et vient
à Versailles. Monsieur le Dauphin et Monsieur d’Anjou se portent mieux. Voilà de belles nouvelles »
(lettre 22, p. 93). La chronique de la vie de cour est un moyen pour elle d’orchestrer les cérémonies
de l’information [voir Fogel, 1989]. Madame de Sévigné restitue par ses lettres les moindres faits et
gestes. Elle fait même entendre les bruissements de voix qu’il faut effeuiller une à une : « vous
entendez ces tons-là ; et pour les paroles, elles sont d’après le naturel » (lettre 38, p. 160). En ce sens,
Madame de Sévigné se fait le cœur de l’information.
Le verbe nommer et l’orchestration de la parole d’autrui
Outre sa capacité à transmettre l’information, la marquise a le don de générer de nouvelles
informations en commandant des compliments ou de bons mots. Mandataire de la parole, elle se fait
ensuite porteuse des nouvelles qu’elle a exigées. Une étude poussée sur le verbe nommer montrerait
comment la marquise souhaite mettre en relation les personnes de sa connaissance. Elle mande à sa
fille de lui faire des compliments sur son entourage afin de rapporter les compliments qu’elle a ainsi
ordonnés : « Nommez-moi tout cela à votre loisir » (lettre 24, p. 101). L’obsession d’être nommée est
un désir que la marquise de Sévigné suscite : « Chacun me demande : ‘‘ne suis-je point nommé ?’’ et
je dis : ‘‘non, pas encore, mais vous le serez’’ » (lettre 23, p. 97). La lettre se fait l’interface qui relie
sphère publique et sphère privée. Elle marque le tissage social et intime qu’elle élabore page après
page. En donnant à sa fille accès à son cercle de mondanités, la marquise cherche à vaincre la
distance grâce aux effets de la parole. Le désir d’être nommé et la recherche du compliment donnent
à Madame de Grignan une existence tangible, puisqu’elle semble toujours présente à travers ses
propos : « Monsieur de La Rochefoucauld a reçu très plaisamment, chez Mme de Lavardin, le
compliment que vous lui faites ; on a fort parlé de vous », (lettre 24, p. 99), ou encore « J’ai distribué
fort à propos tous vos compliments, on vous en rend au centuple. La comtesse était ravie, et voulut
voir son nom » (lettre 26, p. 107). La lettre devient l’espace où se mêlent l’affectivité et la mondanité.
Publique et privée, la lettre est en même temps celle qu’on écrit dans l’intimité de sa chambre
lorsqu’on se retire du monde, et celle que l’on montre, par fragments, entre gens de bonne société :
« Mme de La Fayette, avec qui j’ai passé ce soir, et à qui je fis voir une partie de votre lettre » (lettre
41, p. 175).
Dire et ne pas dire : thème et variations
La nécessité de dire : l’importance des déontiques
Le verbe dire est omniprésent dans les lettres, ce que montrerait aisément un relevé Frantext.
Non seulement la marquise parle à sa fille, mais elle exhibe son dire grâce à des déontiques qui
soulignent la nécessité absolue de parler : « Il faut que je vous dise toute ma faiblesse » (lettre 36, p.
146). Le besoin pulsionnel d’écrire apparaît souvent à travers le verbe falloir, qui modalise le verbe
dire. « Je vous dis ceci sans vouloir de réponse que celle que vous me faites tous les jours en me
persuadant que je me suis trompée. Ce discours est donc ce qui s’appelle des paroles vaines » (ibid, p.
146). La référence à sa propre parole se lit à travers le verbe dire et l’utilisation des démonstratifs (ceci,
ce discours) qui exhibent le discours. En même temps que la marquise parle de la nécessité de dire, elle
considère déjà son entreprise comme vaine. Parler est nécessaire, mais vain. Ce besoin court à travers
7 les lettres et reparaît à travers la répétition du même déontique : « il faut pourtant que je vous dise. »
(lettre 42, p. 177). Devant l’incapacité du langage à transmettre le ressenti, il vaut mieux parfois céder
au silence.
Ne pas dire : prétéritions, dénégations et indicible
À plusieurs reprises, Madame de Sévigné utilise « les voies du non-dit » [Jaubert, 1990, p.95].
Là encore, les manières de ne pas dire sont variées. La prétérition représente un premier moyen de
dire sans dire, puisqu’elle représente un énoncé qui s’exprime en simulant le non-dit. C’est la figure
qu’emprunte souvent Madame de Sévigné pour exprimer ses sentiments, que ce soit selon un versant
négatif ou un versant positif. Ainsi, la prétérition sert à formuler des reproches : « Hélas ! ma bonne,
sans vouloir vous rien reprocher, tout le tort ne venait pas de mon côté » (lettre 26, p. 104) ; ou
encore : « Je vous écris deux fois la semaine, ma bonne fille, soit dit en passant, et sans reproche »
(lettre 66, p. 256). La prétérition se fait dénégation, et il devient dès lors possible de douter de
l’intention de l’épistolaire. Par contraste, la prétérition peut aussi être la figure vectrice de la tendresse
qui veut se dire sans insistance : « Je suis assurée que vous ne doutez pas de mon amitié ; c’est
pourquoi je ne vous en dirai rien ce soir » (lettre 34, p. 144). C’est bien au moment où Madame de
Sévigné rappelle son amour qu’elle fait mine de le passer sous silence.
Dans d’autres cas, le silence est une marque de bienséance : « Il vaut mieux ne rien dire, répondit
Théagène, que de dire des impertinences, ou des choses qui ennuient tout le monde. Le silence est le parti le plus sur
pour ceux qui se défient d’eux-mêmes, et souvent l’on sait fort bon gré aux gens de ce qu’ils ne disent mot » [Bellegarde,
1699, p.277]. Friande d’anecdotes mondaines, la marquise a parfois bien du mal à se taire. Elle amorce
souvent des propos qu’elle cherche ensuite à passer sous silence. Elle exhibe dès lors un silence de
courtoisie pour ne pas faire preuve d’indiscrétion : « Tout cela est difficile à comprendre, il faut se
taire » (lettre 16, p. 72) ; ou pour ne pas offenser son entourage : « Enfin, je ne dis rien ; on ne
m’accusera pas de parler. Pour moi, je sais me taire, Dieu merci ! » (lettre 39, p. 165). Le silence
exhibé est ici davantage une forme de dénégation qui met un terme brutal à une énonciation
indéfinie : « Je ne sais ce qu’on dit. On parle de manteau gris, de quatre heures du matin, de coups de
plats d’épée, et l’on se tait du reste. On parle d’un certain apôtre qui en fait d’autres. Enfin, je ne dis
rien » (ibid. p. 165). La répétition anaphorique du pronom indéfini et la citation de Corneille
procèdent au brouillage de l’énonciation, si bien que Madame de Sévigné peut se dérober et exhiber
le silence.
Enfin, le non-dit résulte parfois d’une vraie incapacité à dire. En matière de sentiments, la
marquise de Sévigné semble être parfois s’essouffler. La modalisation du verbe dire par le semiauxiliaire pouvoir apparaît sous forme négative quand la marquise butte avec les mots : « cent choses
désagréables que je ne vous puis dire » (lettre 23, p. 95) ou encore : « Je ne puis vous dire ce qu’il me
fait souffrir » (lettre 53, p. 214). Dans d’autres cas, c’est la subordonnée relative périphrastique qui
porte le poids de l’indicible et signale l’incapacité à dire : « je vous aime au-delà de ce qu’on peut
imaginer » (lettre 39, p. 165) ; « ce que je sens ne se peut imaginer » (lettre, 57, p. 223). Dans les deux
cas, le verbe imaginer est modalisé par le semi-auxiliaire pouvoir afin de suggérer l’impensable.
L’indicible se trouve parfois à la frontière de la prétérition quand Madame de Sévigné dit le moins
pour suggérer le plus : « Je ne vous dis point, ma bonne, à qui je pense, ni avec quelle tendresse ; à
qui devine, il n’est point besoin de parler » (lettre 62, p. 244). Là encore, les relatives périphrastiques
tournent autour de l’objet aimé sans le nommer. En effet, sous-entendre l’amour est l’un des
nombreux moyens qu’utilise la marquise de Sévigné pour parler de son sentiment en variant son
expression.
LA RELATION AMOUREUSE : RÉPÉTITIONS ET VARIATIONS
« Je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours, parce que c’est toujours la même chose » (Lettre 40).
8 Toute l’ingéniosité de Madame de Sévigné consiste à dire et redire son amour en diversifiant
les formulations afin de ne pas lasser son interlocutrice. Elle fait preuve d’une inventivité permanente
pour donner naissance à un discours amoureux [Barthes, 1977] qui est toujours le même et chaque
fois autre. Si beaucoup d’études critiques se sont concentrées sur la tendresse de la passion
maternelle [Lignereux, 2010], nous voudrions mettre l’accent sur la stridence que provoque l’écriture
de la passion. Si Léo Spitzer s’est attaché à définir l’effet de sourdine chez Racine [Spitzer, 1970], on
peut aisément voir, par contraste, les stylèmes qui soulignent la clameur amoureuse. La marquise
n’atténue pas les marques de son attachement, mais utilise au contraire des procédés stylistiques qui
sonorisent cette passion qui ne s’affaiblit jamais. L’amour maternel s’apparente à un cri continuel qui
marque, page après page, la souffrance et le déchirement. Ce cri passionnel ressemble à celui que
définit Roland Barthes [2007, p.400-401] :
Je t’aime : registre de la voix, et souvent voix basse, cris bas, au plus près du corps, de l’étreinte, à même l’oreille
de l’autre. – Appel indifférencié : j’appelle, je t’appelle, sans savoir exactement ce que je veux, comme si je ne
pouvais parler (- Aime = maman) – Freud : ‘‘ c’est dans le cri d’appel que s’accomplit l’hallucination’’. En effet,
Je-t-aime hallucine la réponse ‘‘ Moi aussi’’. En tant que cri, Je-t-aime exclut toute négativité. […] Il n’est pas
possible de dire Je-t-aime en imaginant une réponse négative.
Madame de Sévigné ne cesse de clamer sa passion tout en espérant recevoir des preuves d’amour en
retour qui ne lui paraissent jamais suffisantes. Comment se marque cette litanie amoureuse, comment
parvient-elle au lecteur dans tout l’éclat d’une sonorité étourdissante ?
Les marques stylistiques de la stridence amoureuse
Variation dans la répétition : polyptotes, anaphores et autres figures de répétition
En dépit de ce qu’elle clame, la marquise ne parvient pas à parler de sa passion discrètement :
« Si je ne vous en parle pas assez à mon gré, c’est par discrétion, mais, en un mot, vous m’occupez
tout entière », (lettre 27, p. 113). Bien au contraire, le bruit de la passion amoureuse est sensible à
chaque lettre. L’obsession amoureuse de la marquise se lit à travers divers procédés de répétitions.
En effet, l’efficacité de son pouvoir persuasif repose sur un dispositif de répétitions
impressionnantes, que cette simple étude ne saurait épuiser. Le verbe aimer apparaît chaque fois de
manière modulée grâce aux polyptotes et aux modalités phrastiques. Ainsi, la tournure assertive
consacre la formule rituelle : « Je vous aime » (lettre 19, p. 81), à laquelle peut s’ajouter un
complément de manière : « Je vous aime avec une tendresse infinie » (lettre 41, p. 176). Dans d’autres
cas, la modalité interrogative permet de varier l’énoncé amoureux sans en amoindrir la force : « Vous
dirai-je que je vous aime ? C’est se moquer d’en être encore là » (lettre 24, p. 101). Ce rapport entre le
même et l’autre est reflété aussi par l’objet d’amour : Madame de Sévigné avoue que l’amour qu’elle
porte à sa petite fille n’est que le reflet de celui qu’elle voue à sa fille : « J’aime votre fille à cause de
vous ; mes entrailles n’ont point encore pris le train des tendresses d’une grand-mère » (lettre 23, p.
98), ou encore : « Pour votre fille, je l’aime ; vous savez pourquoi et pour qui » (lettre 26, p. 111).
Dire l’amour pour la petite fille devient un moyen détourné de dire l’amour pour la fille. Madame de
Sévigné varie ainsi les redites amoureuses.
De la même façon, le recours aux dérivations lexicales permet de reprendre la même idée en
variant sa formulation. Par exemple, le terme unique et ses dérivés rendent compte du caractère
exceptionnel d’une passion qui, pourtant, ne cesse de se dire : « Je fais mon unique plaisir de la
pensée de vous aller voir et de vous ramener avec moi » (lettre 36, p. 151), ou encore « Notre
commerce fait l’unique plaisir de ma vie » (lettre 58, p. 232). L’adverbe uniquement accentue aussi le
9 rapport privilégié que la mère entretient avec sa fille : « Mandez-moi bien, ma bonne, comme vous
êtes ; j’ai cette pensée uniquement dans l’esprit » (lettre 41, p. 176).
Sur le mode du contrepoint, l’indéfini de la totalité est souvent employé par l’épistolaire pour
signifier à son interlocutrice le caractère totalitaire de sa passion. Ainsi la formule « je suis tout à
vous » marque-t-elle de façon récurrente l’échange épistolaire (voir lettres 61, p. 243 ; 62, p. 246 ; 63,
p. 251). L’indéfini de la totalité apparaît de manière anaphorique pour insuffler à la lettre la vigueur
d’une passion absolue qui ne saurait s’épuiser : « Je vivrai ma vie pour vous aimer, et j’abandonne ma
vie à cette occupation, et à toute la joie et à toute la douleur, à tous les agréments et à toutes les
mortelles inquiétudes, et enfin à tous les sentiments que cette passion pourra me donner » (lettre 42,
p. 179). Les antithèses s’associent ici aux anaphores pour rendre compte de l’étendue d’un amour qui
s’exprime en toutes circonstances. L’indéfini de la totalité s’associe aussi à des épiphores pour
rythmer une litanie amoureuse qui se fait assourdissante : « Enfin, tout tourne ou sur vous, ou de
vous, ou pour vous, ou par vous » (lettre 28, p. 119). Lettre après lettre, Madame de Grignan se voit
adresser une passion stridente, qui se répète et qui cherche la réciprocité : « Je vous embrasse
tendrement ; embrassez-moi aussi » (lettre 20, p. 86). Les répétitions incessantes frôlent parfois la
cacophonie tant la marquise exhibe une subjectivité qui s’impose de plus en plus fortement.
Une subjectivité écrasante : l’inscription du moi au cœur de l’écriture
Centre névralgique mondain et sensible, Madame de Sévigné est au cœur de ses lettres. Elle
ne cesse d’exhiber sa sensibilité, sa douleur et son amour. Ainsi, il semble parfois possible de se
demander si la marquise de Sévigné, à l’image de la Mariane de Guilleragues, ne préfère pas parler à
sa passion plutôt que d’avoir de vraies nouvelles de sa fille : « Rien n’est préférable à ce plaisir, et je
languis après les jours de vous écrire » (lettre 26, p. 106). Les marques de la première personne sont
récurrentes, que ce soit sous forme de pronoms ou de déterminants possessifs : « Me voici à la joie
de mon cœur, toute seule dans ma chambre à vous écrire paisiblement ; rien ne m’est si agréable que
cet état » (lettre 24, p. 99).
De la même façon, les tournures réflexives marquent la prépondérance d’un moi omniprésent
qui impose sa passion à l’autre. En ce sens, le verbe dévorer, employé plusieurs fois sous forme
réfléchie, marque le caractère avide de l’amour qui consume celle qui le porte : « je me dévore » (lettre
17, p. 73) ou encore « je me dévore de cette envie et du déplaisir de ne vous avoir pas assez écoutée,
regardée » (lettre 26, p. 110). Par dérivation, l’adjectif dévorante marque encore la prégnance d’un moi
souffrant qui ne cesse de se plaindre : « L’envie continuelle que j’ai de recevoir de vos lettres et
d’apprendre l’état de votre santé est une chose si dévorante pour moi, que je ne sais comme je la
pourrai supporter » (lettre 45, p. 189).
Les interjections et les exclamations assourdissantes sont autant de moyens d’exhiber une
sensibilité souffrante. La marquise se place ainsi au cœur de l’énonciation : « Hélas ! Que ne
donnerais-je pas pour voir un peu dans votre cœur sur plusieurs chapitres « (lettre 26, p. 108) ou
encore : « Hélas ! Combien êtes-vous aussi aimée ! » (lettre 28, p. 116). De la même façon, les
structures emphatiques avec extraction d’un constituant permettent de mettre l’accent sur soi : « C’est
à moi qu’elle est bonne, car en vérité j’aime à vous écrire » (lettre 25, p. 102).
Enfin, la subjectivité guide la sagesse de la marquise. En effet, cette dernière s’appuie sur son
ressenti pour en tirer des lois générales qu’elle exprime sous forme d’aphorismes. Ainsi,
l’accumulation de ses sentiments lui permet d’accéder à la connaissance de l’amour, ce dont rendent
compte les infinitifs à portée virtualisante : « Vous aimer, penser à vous, m’attendrir à tout moment
plus que je ne voudrais, m’occuper de vos affaires, m’inquiéter de ce que vous pensez, sentir vos
ennuis et vos peines, les vouloir souffrir pour vous, s’il était possible, écumer votre cœur, comme
10 j’écumais votre chambre des fâcheux dont je la voyais remplie ; en un mot, ma bonne, comprendre
vivement ce que c’est que d’aimer quelqu’un plus que soi-même » (lettre 30, p. 130).
L’étourdissement des infinitifs ne peut que griser jusqu’à l’assourdissement celle qui l’écoute. Et
pourtant, la marquise n’a de cesse de marteler sa passion et de lui donner un tour de vérité générale :
« Aimer comme je vous aime fait trouver frivoles toutes les autres amitiés » (lettre 26, p. 106) ou
encore : « L’amour est quelquefois bien inutile de s’amuser à de si sottes gens » (lettre 57, p. 227).
Cette façon de s’affirmer dans sa sensibilité et ses convictions apparaît encore plus nettement à
travers l’expression de la comparaison.
L’expression de la quantité et la comparaison de supériorité : une écriture de l’étouffement
Madame de Sévigné manifeste un besoin constant de se comparer à sa fille au sujet de ce
qu’elle ressent. Le rapport à l’être aimé est en soi l’objet d’une souffrance continuelle qui se trouve
clairement exprimée dans cette phrase : « Ce que je souffre, c’est par rapport à vous, et point du tout
par vous » (lettre 26, p. 104). Sa fille n’a donc pour ainsi dire aucun moyen d’agir sur sa mère : sa
seule existence est source de peine. Aussi la marquise de Sévigné multiplie-t-elle les comparaisons
pour prouver à son interlocutrice qu’elle aime mieux ou qu’elle ressent mieux ou qu’elle écrit plus et
pense plus à elle. Au fur et à mesure de l’écriture, l’expression de la comparaison instaure un véritable
rapport de force qui ne peut que désarmer la destinataire des lettres d’amour : « Vous ne sauriez
pensez à moi en aucun temps que je ne pense à vous » (lettre 27, p. 113). En effet, la passion
maternelle est nécessairement étouffante et écrasante. Non seulement, il est impossible de l’égaler,
mais toute preuve d’amour est immanquablement insuffisante : « Quand vous pourriez atteindre à
m’aimer autant que je vous aime, ce qui n’est pas une chose possible ni même dans l’ordre de Dieu »
(lettre 70, p. 270).
En effet, les comparaisons permettent à la mère d’exhiber son amour à la fois tout puissant et
incommensurable : « ce n’est rien en comparaison de ce que j’ai pour vous » (lettre 14, p. 67). Même
le bienfait des lettres passe par le prisme de la comparaison : « elles ne vous sont pas si saines qu’à
moi » (lettre 16, p. 69). Quant à l’amour, il est là encore une passion tellement indépassable qu’il
serait impossible de se figurer sa force, comme le souligne la comparaison de supériorité : « je vous
aime plus que vous ne sauriez le désirer » (lettre 26, p. 108).
En définitive, la multiplication des comparaisons n’épuise pas l’idée qu’il est impossible de
s’imaginer la douleur de Madame de Sévigné. Cette dernière ne parvient pas non plus à exprimer à
quel point l’arrachement à sa fille représente une douleur indescriptible : « Ce que je souffris est une
chose à part dans ma vie, qui ne reçoit nulle comparaison. Ce qui s’appelle déchirer, couper, déplacer,
arracher le cœur d’une pauvre créature, c’est ce qu’on me fit ce jour-là ; je vous le dis sans
exagération » (lettre 47, p. 192). Paradoxalement, l’écriture de la comparaison cherche vainement à
pallier cet indicible.
Entre rhétorique de l’accusation et tendre supplique : l’ultimatum amoureux
Madame de Sévigné reproche à sa fille de ne pas l’aimer assez en même temps qu’elle la
supplie de multiplier les preuves d’amour. La frontière entre les reproches et la prière est souvent
ténue puisqu’aux verbes de prière s’associent souvent des déontiques : « Je vous prie de ne point
parler de mes faiblesses, mais vous devez les aimer et respecter mes larmes » (lettre 29, p. 120). Les
verbes falloir et devoir accompagnent souvent la requête amoureuse, qui s’inscrit parfois dans un
discours hypothétique presque menaçant : « Si vous aimez à être parfaitement aimée, vous devez
aimer mon amitié » (lettre 47, p. 192). L’ultimatum amoureux est d’autant plus assourdissant qu’il
s’alourdit de reproches véhiculés par l’exclamation (« Que j’ai peu goûté le reste de votre lettre ! »,
lettre 21, p. 90), de négations accusatoires (« je ne vois goutte dans votre cœur », lettre 23, p. 95),
d’impératifs à valeur d’injonction (« Aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses », lettre 26, p. 109),
11 mais également de tendres prières (« Je vous prie que je baise vos belles joues et que je vous embrasse
tendrement, mais cela me fait pleurer », lettre 23, p. 98). Ainsi la folie amoureuse de la mère qui passe
de l’ordre à la prière a de quoi dérouter son interlocutrice.
L’emprise affective sur l’espace – temps : les effets de la tyrannie amoureuse
L’expression du temps affectif : une temporalité de l’infini
Les lettres rythment le quotidien de la marquise de Sévigné, si bien que la temporalité même
semble suspendue à l’activité épistolaire. La lettre épouse tous les contours du temps : présent, passé,
futur. « Quand je viens d’en recevoir, j’en voudrais bien encore. J’en attends présentement, et
reprendrai ma lettre quand j’en aurai reçu » (lettre 21, p. 88). Par contraste, le temps s’allonge quand
le courrier n’arrive pas. Mais il dure aussi au rythme des pleurs à l’arrivée de la lettre espérée.
L’imparfait descriptif et le présent duratif rendent compte du rapport affectif lié à la temporalité des
lettres : « Je pleurais amèrement en vous écrivant à Livry, et je pleure encore en voyant de quelle
manière tendre vous avez reçu ma lettre, et l’effet qu’elle a dans votre cœur » (lettre 36 p. 149). La
circulation de la lettre entraîne la circularité de l’émotion. La lettre crée un rapport d’infinie répétition
qui représente un moyen de pérenniser le lien à l’autre. C’est pour cette raison que Madame de
Sévigné ne cesse de dicter à sa fille de lui écrire souvent. Seule l’écriture garantit la durée de la
relation. En ce temps, la répétition obsédante de l’adverbe toujours marque à chaque fois cette
temporalité de l’infini : « Toujours vous dire que je vous aime » (Lettre 17, p. 77)
La cartographie de l’émoi amoureux : l’omnipotence du verbe savoir
Outre le rapport au temps, Madame de Sévigné entend exercer son emprise sur l’espace que
traverse sa fille. En effet, les déplacements de sa fille sont pour elle l’occasion de tracer une véritable
géographie amoureuse sans cesse subordonnée au verbe épistémique savoir : « Je sais votre route, et
où vous avez couché tous les jours » (lettre 16, p. 70) ; « je sais, ma bonne, que vous êtes arrivée à
Lyon » (lettre 17, p. 77). Lettres après lettres, Madame de Sévigné traque les allées et venues de sa
fille et exhibe cette connaissance omnipotente, qui ressemble parfois à de la magie noire : « Mais ne
croyez-vous point que M. de Coulanges et moi, nous sommes sorciers de deviner tout ce que vous
faites ? » (lettre 20, p. 84). La mère traque par amour sa fille, comme on traque une proie : avec
avidité. « Il m’a fait transir en me parlant des chemins que vous alliez passer » (lettre 26, p. 107). Le
passé composé à valeur résultative marque cette entreprise chaque fois recommencée : « je vous ai
suivie pas à pas » (lettre 19, p. 80). Ce qui s’apparente à un amour débordant est aussi dévorant pour
celle qui en fait l’objet. Rien n’échappe à l’œil scrutateur de la mère aimante. Les noms de villes et de
fleuves rythment les lettres. La mère fétichise les déplacements de sa fille qui sont à l’image des
entrées royales qui s’accompagnent d’un cérémonial. La comparaison est d’ailleurs explicite dans la
lettre 22 : « Vous me faites une relation divine de votre entrée dans Arles. […] Vous êtes là comme la
Reine » (p. 91).
Cette filature dans l’espace public se retrouve dans l’espace privé, comme si Madame de
Sévigné suivait sa fille dans les recoins de son intimité. Non seulement la marquise se glisse dans la
chambre (« Toute votre chambre me tue », lettre 21, p. 87), mais s’immisce aussi dans le couple, soit
en se comparant explicitement à Monsieur de Grignan (« nous avons lui et moi les mêmes
symptômes », lettre 29, p. 124), soit en le gardant à distance grâce à un démonstratif à valeur
péjorative : « Et ce Grignan, mérite-t-il que je lui dise un mot ? » (lettre 24, p. 101). Cette mise à
distance peut paraître encore plus violente quand Madame de Sévigné recourt au système
hypothétique, ce qui lui permet de formuler une assertion en pointillé : « Si Monsieur de Grignan qui
dit qu’on ne peut aimer les longues lettres, avait jamais eu cette pensée quand il recevait les vôtres, je
12 présenterais requête pour vous séparer, et j’irais vous ôter à lui, au lieu d’aller en Bretagne » (lettre 35,
p. 145).
En définitive, la marquise de Sévigné multiplie les stratégies discursives pour prouver son
amour et pour atténuer les effets de la distance. Cependant, les variations du discours amoureux n’en
sont pas moins étourdissantes. À force de vouloir consigner les moindres états de son cœur, la
marquise devient plus absorbée par elle-même que par son interlocutrice, n’attendant pas ses
réponses et préparant par avance des courriers. La tendresse maternelle laisse parfois place à une
violente passion dont la stridence peut provoquer le mutisme de la personne aimée. Entre dire et ne
pas dire, l’écriture sévignéenne explore une gamme de tons que les stylisticiens n’ont pas fini
d’explorer.
13 Bibliographie partie langue
Ruth Amossy, « La lettre d’amour : du réel à la fiction », dans Jürgen Siess (dir.), La Lettre, du réel à la fiction, Paris, Sedes,
1998, p. 73-96.
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977.
Roland Barthes, Le discours amoureux. Séminaire à l’école pratique des hautes études, 1974-1976, suivi de Fragments d’un discours
amoureux : inédits, Paris, Seuil, 2007.
Abbé de Bellegarde, Réflexions sur ce qui peut plaire et déplaire dans le commerce du monde, seconde édition, Paris, Arnoul Seneuze,
1699.
Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Herman, 1972.
Michèle Fogel, Les Cérémonies de l’information dans la France du XVIe au XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1989.
Anne-Marie Garagnon et Frédéric Calas, « Mander : étude d’un lien obsessionnel dans la première année de
correspondance entre Mme de Sévigné et Mme de Grignan », C. Lignereux (dir.), La première année de correspondance
entre Mme de Sévigné et Mme de Grignan, Paris, Classiques Garnier, coll. "Correspondances et mémoires", p. 145-157.
Anna Jaubert, La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1990.
Catherine Kerbrat-Orecchioni, La Conversation, Paris, Seuil, 1996.
Cécile Lignereux : Une écriture de la tendresse au XVIIe siècle. Pour une étude stylistique des lettres de Mme de Sévigné, thèse de
doctorat, sous la direction de Delphine Denis, Paris-IV Sorbonne, 2009.
Cécile Lignereux et notamment : « Sévigné ou la Défense et illustration des valeurs de Tendre », Cahiers de narratologie,
n° 10, « Valeurs et correspondance », A. Tassel (dir.), 2010, p. 13-32.
Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Belles Lettres, 1994.
Leo Spitzer, Études de style, Paris, Gallimard, 1970 (p. 208 à 235 pour l’étude consacrée à Racine).
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