Je remercie vivement Marie-Françoise Courel et Jean-Paul Willaime de tout ce qu’ils viennent de dire, il me reste juste à exprimer des remerciements. Tout d’abord pour cette cérémonie, chère Marie-Françoise, mais aussi pour tout le plaisir que j’ai eu à travailler auprès de toi au bureau de l’École pratique des Hautes Études, plaisir accompagné d’une grande admiration. Merci, cher Jean-Paul, de m’avoir accueillie au GSRL où je me trouve si bien, grâce au riche apport de diverses disciplines et compétences, ainsi qu’à l’atmosphère ouverte, dynamique et confiante qui y règne. À travers vous, c’est aux institutions de recherche, aux collègues de tous âges et aux futurs collègues tant français qu’étrangers, à commencer par mes collègues mongols et bouriates, que je dis ici ma gratitude pour le partage de ce qu’on appelle la passion de la recherche. Je tiens à adresser un merci plus personnel à deux collègues sans lesquelles je ne me trouverais tout simplement pas ici aujourd’hui : Cécile Barraud qui a eu l’idée un jour d’octobre 2005 de proposer mon nom (mais elle a eu la discrétion de ne pas me le dire) et Michèle Therrien qui a repris la balle au bond pour lui faire suivre son parcours. J’ai de nombreuses dettes, en particulier à l’égard de plusieurs disparus dont je voudrais ici saluer la mémoire : Handijn Njambuu, mon principal informateur mongol ; Éric de Dampierre, fondateur du labo d’ethnologie et sociologie comparative, pour lequel il avait conçu un projet généreux et ambitieux articulant recherche, enseignement, documentation et publication dans une perspective délibérément pluridisciplinaire et comparative : il m’a donné le goût de la fonction publique ; Évelyne Lot-Falck, à qui je dois d’avoir connu le monde du chamanisme sibérien et les collections du Musée de l’Homme ; Claude Tardits qui, à la mort prématurée d’Évelyne Lot-Falck, m’a incitée à poser ma candidature pour lui succéder en 1974. Parmi tous les collègues avec qui j’ai collaboré et à qui je tiens à exprimer ma reconnaissance, que ceux qui sont ici veuillent bien me pardonner de ne citer que des absents, et encore seulement certains d’entre eux : dans le domaine mongol et sibérien, Françoise Aubin, Laurence Delaby, Marie-Lise Beffa, Jacques Legrand en France, Caroline Humphrey à Cambridge, Alain Caillé, fondateur, directeur et animateur du MAUSS, Maurice Godelier qui a chargé quatre de mes doctorants de réaliser le prototype de la base de données Objet et Société qu’il a lancée dans le cadre du programme européen ECHO. Je suis heureuse que le président de l’EPHE, Jean-Claude Waquet, soit présent, car je souhaite associer l’EPHE aux remerciements que j’adresse au CNRS. Je n’ai en effet cessé pendant plus de trente ans d’apprécier cette institution, source d’enrichissement et de stimulation par la diversité des disciplines et des domaines qui y sont représentés, y compris du point de vue des tâches administratives que j’y ai menées. À cet égard, je dois un merci tout spécial à Raymond Duval pour m’avoir fait comprendre, il y a une vingtaine d’années, tout l’intérêt de l’administration de la recherche. C’est de tout cœur que je veux dire ma profonde gratitude aux participants de mon séminaire. Tous les jeudis, leurs remarques et questions étaient si riches et neuves qu’en sortant de la Sorbonne, je réécrivais l’après-midi le cours que j’y avais fait le matin. Je ne saurais dire tout ce que l’animation de recherches collectives, la préparation de notre revue (Études mongoles et sibériennes) et la direction de thèses m’ont apporté : renouvellement des idées, chaleur des échanges, et une sorte de joie qui m’a fait parler de mes « merveilleux étudiants » à Françoise Tristani (je la remercie d’avoir retenu cet aspect de notre conversation). Permettez-moi à ce propos d’adresser une pensée à Alexandra Lavrillier, qui mène son école nomade aux fins fonds de la taïga yakoute. Je ne sais ce que je leur ai appris, à mes étudiants, mais je suis sûre que j’ai appris d’eux, comme j’avais auparavant appris de mes enfants. Je les en remercie tous profondément. J’adresse un merci tout particulier à ma famille, pour sa compréhension et son soutien : Loïc Hamayon, Michel Devaux, mes enfants et tout particulièrement mon petit-fils David Quatrepoint qui aujourd’hui prend des photos à l’intention des autres petits-enfants, absents. Je suis heureuse – merci au CNRS – de la reconnaissance que constitue cette médaille pour ma discipline, l’anthropologie. L’anthropologie, j’y suis profondément attachée en ce qu’elle vise la connaissance et la compréhension de l’autre en tant qu’alter ego, et j’y apprécie particulièrement l’articulation de trois dimensions : la recherche de terrain (avec tout ce qu’elle implique à la fois d’engagement personnel et de prise de distance), l’approche systématiquement englobante de la vie de l’homme en société dans toute sa complexité (qui fait que des disciplines voisines s’en réclament), et la comparaison (qui conditionne ses développements théoriques). Reconnaissance de l’anthropologie donc, mais aussi, du moins j’aime à l’interpréter ainsi, du domaine sur lequel j’ai travaillé, qui a été longtemps délaissé parce qu’inaccessible mais qui depuis une quinzaine d’années qu’il est ouvert attire nombre de jeunes chercheurs. Parce qu’elle se tient un vendredi 13, cette cérémonie m’offre en outre un clin d’œil pour aborder mon thème de recherche préféré (d’autant que ce vendredi 13 fait écho au 1er avril de l’année dernière, quand est parue l’annonce dans la lettre de la délégation de Paris-A), tel un signe du destin pour superstitieux. Les peuples chasseurs de la forêt sibérienne m’ont appris à quel point il pouvait être important de repérer comme singuliers des événements de la vie courante, d’en faire des indices sur lesquels s’appuyer pour prendre des décisions et orienter son action. C’est un point de vue de démuni, certes, qui paraîtra d’une énorme naïveté à l’économiste qui va parler tout à l’heure. Mais il était valable dans ces régions avant l’ère soviétique, il l’est redevenu depuis sa fin non seulement pour les chasseurs vivant en forêt mais aussi dans le contexte urbain en voie de modernisation, et il ne saurait nous être tout à fait indifférent à nous non plus. Pour le comprendre, je vous propose de vous transporter par l’imagination dans la taïga : immense, sombre, vide d’humains : là, seul le gibier que l’on parvient à prendre permet de vivre. Tuer le gibier est le moindre des exploits ; il a fallu auparavant légitimer l’activité même de chasser les animaux pour, croit-on, ne pas encourir leur vengeance et obtenir leur accord pour qu’ils laissent certains d’entre eux aller à la rencontre du chasseur. On ne saurait partir chasser sans avoir pris tout un ensemble de précautions qui font de la chasse une activité tout autant rituelle qu’économique. Il s’agit en effet de transformer symboliquement la prédation en échange entre espèces. C’est l’objet de grands rituels compris comme visant à « obtenir de la chance », exécutés par les chamanes. Ces rituels consistent en jeux, ou en parties que l’on joue avec les esprits animaux pour partenaires et dont l’enjeu est la « chance » des humains. Ainsi la chance est un bien symbolique censé augurer de l’obtention d’un bien réel qui ne peut être produit. La chance, c’est comme le gibier, il n’y en a pas pour tout le monde tout le temps. Il faut savoir d’abord la gagner en tant que bien symbolique potentiel, mais aussi s’en servir pour obtenir le bien réel convoité. Aussi un rituel considéré comme réussi est-il pour les chasseurs un engagement à réussir leur chasse. Il y a là un acte de croyance, une forme de pari, mais aussi une attitude volontariste inconsciente d’elle-même, qui prend appui sur toutes sortes d’éléments indiquant, pense-t-on, que la chance est de son côté et qu’il faut s’empresser de la saisir. Ceci rappelle le kairos grec, l’Occasione que Machiavel reconnaissait indispensable pour accéder à Fortuna, mais à condition d’avoir aussi la Virtu. Dans la Sibérie d’aujourd’hui, cette attitude n’est bien sûr pas limitée à la chasse et s’applique à toutes sortes d’activités dans le contexte postsoviétique d’ouverture à l’économie de marché, à tout ce qui demande d’avoir de la chance car ne pouvant être produit : santé, fécondité, et toutes les formes de succès, dans les affaires de cœur comme dans les affaires tout court. On la retrouve dans les multiples conduites divinatoires : tout peut être bon pour prédire, conjurer, ce qui revient aussi à se forcer à décider et à agir en faisant comme si les choses allaient marcher comme on le souhaite. Au cœur des fêtes nationales d’aujourd’hui, on trouve les « jeux » caractéristiques des grands rituels chamaniques d’autrefois. Il faut non seulement jouer mais surtout bien jouer pour que la vie soit bonne et prospère – ce qui explique l’immense faveur dont jouissent les Jeux Olympiques dans les pays d’Asie. À la chance, sont associés non seulement le jeu, mais aussi l’amour, la joie, l’optimisme, la fortune, le succès. Aussi ne s’étonne-t-on pas de l’orientation contemporaine de la vogue du chamanisme en Occident. Marquée à ses débuts, à la fin de l’époque coloniale dans les années 1960, par la compréhension coloniale du chamanisme comme psychothérapie exotique, cette vogue en fait aujourd’hui de plus en plus une voie d’accomplissement personnel, voire de leadership coaching comme indiqué sur le site internet d’un chamane parisien, ou de réussite financière (Shamanic Finance is Integrating Money with Spirit, dit une publicité en Hollande). Cette vogue est à replacer aussi dans le contexte global actuel marqué tant par le déclin des grandes religions et idéologies que par la montée de l’individualisme et d’un libéralisme : tout se passe comme si sans s’opposer vraiment à l’attitude soumise associée aux notions de Dieu transcendant, d’État et de Providence, se profilait une multiplicité de voies directes et pragmatiques, libres et potentiellement subversives, consistant à « tenter sa chance » sans même avoir à mentionner comment et auprès de qui on la gagne.