18-20.qxp 27/03/2009 16:48 Page S18 sa v o i rs e t p ra t i q u e s coaching Anthropologie de la communication, réflexions sur la civilité en coaching DIDIER ZARAYA PASCAL BARREAU MOTS CLÉS • Anthropologie • Civilité • Coaching • Communication • Incivilité • Langage • Parole • Respect SÉRIE COACHING • Éthique et déontologie du coaching. Soins Cadres de santé, oct. 2008 ; suppl. au n°67: 15-8. • Coaching et droit, une alliance en création. Soins Cadres de santé, nov. 2008 ; 68: 49-50. • Anthropologie de la communication, réflexions sur la civilité en coaching. • Coaching et communication selon l’école de Palo Alto. • Coaching et relation d’aide. • Coaching et gestion du changement. • Coaching et gestion du stress. • Coaching et pédagogie. • Coaching et psychothérapie. • Le pouvoir dans la relation de coaching. • L’insight. • Coaching et énaction. S18 ❚ La communication est le plus souvent appréhendée sur un mode fonctionnel ❚ Son approche anthropologique, notamment sous l’angle de la civilité, ouvre de nouvelles voies de réflexion ❚ En accord avec la pensée kantienne, l’homme n’est plus considéré comme un simple moyen de transmission mais comme une fin ❚ Le coaching centré sur la personne parviendrait à dynamiser une civilité à bout de souffle. e moucher dans son bonnet ou sa veste, est d’un paysan, dans son bras ou son coude, d’un marchand de poisson ; il n’est pas beaucoup plus poli de le faire dans la main, si la morve tombe dans la veste. Il est de recueillir les saletés du nez dans un mouchoir, en se détournant un moment, si l’on est avec des supérieurs. Si, en se mouchant dans les doigts, quelque chose tombe à terre, il faut l’écraser aussitôt avec le pied »1. C’est en ces termes qu’Érasme, humaniste de la Renaissance s’exprime en 1530 à propos des bonnes manières qu’il convient d’inculquer aux enfants de la Cour. Cet extrait illustre de nouvelles exigences de civilité parmi l’élite au moment où se mettent en place les cours princières. Certes, le trait apparaît aujourd’hui quelque peu caricatural. Pourtant, les actes d’incivilité, véritables détours modernes de langage, représentent une forme de communication contre l’ordre établi du code de bonne conduite. Faut-il y voir pour autant une déliquescence des valeurs humaines ? Pas si sûr. En effet, l’histoire nous montre que le code des bonnes manières évolue au gré des coups de boutoirs irrévérencieux de «S quelques-uns. Ces putschs contre l’establishment s’apparentent à des actes d’incivilité. Les événements de mai 1968 et, plus proches de nous, les émeutes urbaines de l’automne 2005, ont mis au-devant de la scène ce mot d’incivilité reléguant celui de la civilité à un vague et lointain souvenir. La civilité préside aux bonnes relations entre concitoyens. Elle se définit par le respect de règles de socialité. Quant à la notion d’incivilité, elle vient du latin incivilitas dont la première utilisation remonte à 1426, et est apparue dans la langue française au XVIIe siècle. Ce terme exprime un manque de civilité, c’est-à-dire un non-respect d’une partie ou de l’ensemble des règles de vie en communauté. Cela se traduit par un manque de courtoisie ou de politesse, soit en acte, soit en parole. Après un examen approfondi de la civilité au cours de l’histoire, nous questionnerons en quoi la communication en coaching est un acte de civilité. LA CIVILITÉ AU COURS DE L’HISTOIRE ❚ Entre la Renaissance et le milieu du siècle des Lumières, les traités de savoir-vivre se multiplient partout en Europe. Ils sont traduits, réédités, et permettent d’intensifier le travail de pacification des comportements. Ces règles relayées par le clergé contribuent à consolider une forme d’organisation sociale tout en régulant le seuil de tolérance des actes et des paroles de chacun. ❚ Mais avant cela, la fin du XIIe siècle marque un virage décisif. Le cliché littéraire de l’amour courtois mis en scène dans les romans de Chrétien de Troyes inaugure une relation inédite sur la relation à l’autre. Le clergé cherchant à légitimer l’institution naissante du mariage va œuvrer activement à la mise en place du stéréotype de l’homme civilisé. En outre, en instituant la confession obligatoire en 1215, l’Église parvient à instaurer une première phase d’autocontrôle et une exigence particulière d’introspection sur fond de culpabilisation des âmes. Jusqu’alors, la courtoisie consistait à user de délicatesse et de prévenance selon un code gestuel “viril” propre à la vie itinérante du chevalier. Il était convenant de parler fort, de manger avec frénésie et de sortir sa lame à la moindre incartade. Le banquet était l’occasion de régler des conflits et d’imposer sa présence par la manifestation de codes militaires. Ce moment de convivialité par excellence était aussi celui de tous les dangers. Les “forts en gueule” téméraires trouvaient là un exutoire à la hauteur de leurs ambitions. SOiNS CADRES - Supplément au n° 69 18-20.qxp 27/03/2009 16:48 Page S19 ❚ Ce n’est qu’au milieu du XVIe siècle que le modèle italien s’impose. La stricte observation des convenances et le renoncement à toute tournure vulgaire sont la condition sine qua non pour trouver sa place dans le réseau social. La bonne société impose une esthétique du redressement, cellelà même qui justifiera les écoles du même nom. Il faut combattre la “mollesse naturelle” de la femme et les pulsions du jeune homme. Les distances interrelationnelles changent sous l’exigence de proxémies nouvelles. Une plus grande place est laissée à l’affrontement par le regard. La nouvelle sensibilité prohibe tout contact tactile avec son prochain. Les corps s’éloignent : le vêtement prend de l’ampleur, on se parfume. On assiste à une redéfinition des contours du désirable et de l’obscène. Le code de la blancheur s’impose. On va même jusqu’à s’empoisonner avec de l’arsenic pour se conformer au dictat de cette esthétique. Chacun masque ses odeurs corporelles, s’épile en fonction des modes, surveille son embonpoint. Ces règles de civilité vont peu à peu uniformiser les attitudes et les gestuelles d’une chevalerie jusqu’alors habituée à l’outrance. Les fondements militaires s’estompent, mais le souci de l’honneur et du prestige demeure. ❚ C’est à Versailles, à la cour du roi que l’honneur et le prestige s’affichent. On emploie tous ses reve- ❚ Avec le XXe siècle, l’apprentissage de la civilité repose sur le chef de famille. Il incarne un idéal Parler représente un risque. Le verbatim est toujours un compromis entre la pensée et la mise en mots. Cette prise de risque, le coaché parvient à la surmonter dès lors qu’il est considéré en tant que personne, c’est-à-dire pleinement reconnu dans sa dignité. masculin “moderne” porteur de valeurs d’une société qui gagne. Aujourd’hui, le contexte social s’est considérablement modifié et la civilité peine à suivre les mouvements structurels. Si elle n’a pas disparu du paysage social, elle semble se chercher de nouveaux contours. Dans ce contexte, le coaching apparaît plus que jamais indiqué dans sa fonction restauratrice de la civilité. sante. La personne qui ne parvient plus à “performer” se voit prescrire des séances de coaching, qui se transforment en infirmerie sociale ou évangélisation des âmes égarées. Soyons clairs, les missions du coaching ne sont ni thérapeutiques ni pastorales. Elles s’inscrivent dans l’anthropologie sociale et culturelle. En ce sens, le coaching relève de “l’anthropologie ontologisante”, c’est-à-dire essentiellement orientée vers l’Être dans son être. LE COACHING, UN ACTE DE CIVILITÉ ? ❚ Aux aspects organisationnels du coaching s’ajoutent ceux méthodologiques. Le coaching ne s’im- ❚ Le coaching pourrait-il s’apparenter à un acte de civilité ? La question de prime abord a de quoi surprendre. Si la cause du coaching est avant tout d’aider le sujet à surmonter ses difficultés, elle n’a pas vocation à suppléer les faillites d’un système social qui n’a depuis la seconde guerre mondiale jamais généré autant de tensions. Sous prétexte d’une nécessaire adaptation aux contingences de la mondialisation, l’entreprise promeut la réussite à tous crins au travers une autonomie toujours plus grande, toujours plus individualisante et toujours plus oppres- SOiNS CADRES - Supplément au n° 69 provise pas. Il répond à des règles. L’une d’entre elles se rapporte à une technique bien connue en psychanalyse, l’association libre qui, en même temps qu’elle libère la parole, constitue un lieu de coopération. « C’est cette libre parole, facilitée par l’écoute neutre et bienveillante du coach qui permet au coaché de trouver par lui-même ses solutions. C’est là que réside son travail, sa production, pour lequel le coach n’est qu’un facilitateur »2. ❚ La parole est du langage incarné. Le langage s’acquiert, la parole est l’acte d’un sujet. La parole se donne, se prend, ▲ nus à des fins de “paraître”. Chacun s’y voit certifier par d’autres sa position de force relative. Ce prestige tire toute sa valeur de sa confirmation par une attitude raisonnable. Le maintien des distances est un mobile récurrent du jeu social. Grâce à une complicité innovante, les regards, les mots et les attitudes deviennent communication : langage et paralangage servent d’outil de discrimination sociale. Les codes de politesse élaborés à cette époque permettent de discriminer définitivement l’élite éduquée du peuple vulgaire qui ne maîtrise pas ce capital de civilité. ❚ Après la Révolution, la bourgeoisie amplifie le modèle d’autocontrôle extrêmement normatif, largement relayé par un schéma éducatif fondé sur le refoulement de toute émotion. L’école de Jules Ferry, malgré une orientation clairement laïque, n’échappera pas à ce lobbying. La civilité s’apprend autant qu’elle s’expérimente par des enseignements d’éducation civique à forte connotation moralisatrice. © choucashoot - Fotolia.com sa v o i rs e t p ra t i q u e s S19 18-20.qxp 27/03/2009 16:48 Page S20 sa v o i rs e t p ra t i q u e s 1. Erasme de Rotterdam. De civilitate marum puerilium, Chapitre 1, 1530. 2. Devillard O. Coacher, Paris: Dunod, 2005. 3. Delivré F. Le métier de coach. Paris: Éditions d’Organisation, 2007. 4. Picard D. Politesse, savoir-vivre et relations sociales. Paris: PUF, Que sais-je ?, 2003. 5. Bourdieu P. Ce que parler veut dire. Poitiers: Fayard, 1982. 6. Kant E. Critique de la raison pratique (1788). Paris: PUF, 2003. 7. Freud S. Malaise dans la civilisation (1929). Paris: PUF, 1994. RÉFÉRENCES • Borel F. Le vêtement incarné, les métamorphoses du corps. Paris: Calmann-Lévy, 1992. • Elias N. La civilisation des mœurs. Paris: Calmann-Lévy, 1969. • Mosse-L. G. L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne. Paris: Éditions Abbeville, 1996. • Onfray M. La sculpture de soi. Paris: Grasset, 1993. • Picard D. Pourquoi la politesse, le savoir-vivre contre l’incivilité. Paris: Seuil, 2007. • Poirier J. Histoire des mœurs II, volume 1. Paris: Gallimard, 1991. S20 se rend, se passe. Elle est Une, c’est-à-dire qu’elle caractérise le sujet dans ce qu’il est. N’avoir qu’une parole, c’est avant tout être de parole. Le langage renvoie à la notion de code, la parole renvoie à celle de corps. Elle est particulière et opère un acte de relation autant que de communication. Expression d’un être incarné, la parole s’entend comme expression de l’intime : désirs, pensées, émotions, souffrances, aspirations de celui-ci. Autant d’artéfacts qui intéressent le coach. Son intervention consiste à inviter le coaché à relier parole et langage de manière à faire émerger son intentionnalité et à envisager l’action. Bienveillante, la parole est acte de civilité. A contrario, péjorative voire insultante, elle est acte d’incivilité. Elle n’est jamais neutre dans la mesure où elle engage l’émetteur comme le récepteur. Pascal disait qu’elle appartient autant à celui qui l’énonce qu’à celui qui la reçoit. De par sa centralité locutoire, elle définit l’espace de rencontre, lieu de tous les enjeux interpersonnels, du partenariat étroit au conflit tenace. En cas de conflit, la position de tiers du coach permet par son externalité une triangulation susceptible de décristalliser les oppositions. C’est donc la posture d’extériorité qui confère au coach le statut de son intervention. Si l’intervention du coach est déterminée par sa posture d’extériorité, le coaching interne soulève bien évidemment nombre de questions, dont celle de l’appartenance du coach au système du coaché. tent sur le contenu et le processus. Le premier imprime les objectifs à atteindre par le coaché tandis que le second exprime les contours de la plateforme de travail en termes de socialité. Le contrat relationnel engage les signataires dans une dynamique de collaboration fondée sur le respect mutuel. Selon Dominique Picard4, le respect peut se définir comme une forme de politesse débarrassée des hypocrisies et des visées ségrégationnistes de la politesse classique. La conception de la politesse de Dominique Picard est fondamentale en coaching. La politesse n’a aucun lien avec la police. Il s’agit bien d’y “mettre les formes” par le polissage avec les outils du langage et l’authenticité de la parole. Pour Pierre Bourdieu5, le travail de politesse en situation de communication vise à s’approcher le plus possible de la formule parfaite sous couvert d’avoir une maîtrise totale de la situation de communication. Mais cette maîtrise est illusoire. Le discours est toujours présidé par le souci de bien dire. Les silences et autres lapsus sous-tendus par une timidité ou un sentiment d’inconfort ne feront donc l’objet d’aucune correction formelle de la part du coach. Parler représente un risque. Le verbatim est toujours un compromis entre la pensée et la mise en mots. Cette prise de risque, le coaché parvient à la surmonter dès lors qu’il est considéré en tant que personne, c’est-à-dire pleinement reconnu dans sa dignité. ❚ La communication, avant même de s’envisager sous son aspect opérationnel, doit nécessairement faire l’objet d’une contextualisation. Les paramètres situa- ❚ Le droit du coaché est celui d’être reconnu comme personne. ▲ NOTES tionnels associés à la demande de coaching éclairent le coach sur les accords du contrat relationnel à passer avec le coaché. Ces accords, nous dit François Delivré3, por- Ce droit pourrait d’ailleurs s’envisager comme un devoir pour un coach, tant il y a, selon Emmanuel Kant, obligation à aimer l’humanité dans l’autre. Ce dernier va jusqu’à dire que « c’est un devoir pour nous que de respecter le droit des autres et de le considérer comme sacré. En fait, il n’y a rien de plus sacré en ce monde que le droit des autres hommes »6. CONCLUSION ❚ Dès lors que la communication est examinée dans ses enjeux anthropologiques, elle échappe aux modèles classiques de la transmission d’un message. Vectrice des lois de la civilité, elle porte en elle les identifiants de sa propre incivilité. Mais toute incivilité n’est pas pour autant condamnable. Par exemple, l’incivilité interculturelle commise par méconnaissance des règles de la civilité de l’autre est très vite dépassée pour peu que les hommes veuillent bien se parler. ❚ Quel bel outil de partage que la communication ! Elle rapproche les hommes animés par la tempérance. Quant aux autres, il est nécessaire de les accompagner sur le chemin de la civilisation. Cellelà même énoncée par Sigmund Freud : « La civilisation désigne la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux »7. ❚ Et lorsque la contradiction vient heurter ce qui est établi, bousculer les règles et les codes traditionnels, ne faut-il pas voir dans ces avancées, ce que notre culture possède de plus grand : le design par des esprits libérés d’une société en perpétuel mouvement ? En ce sens le coaching, en prévenant la barbarie, est espace de libération et de civilisation plus que de civilité. ■ LES AUTEURS Didier Zaraya, enseignant, Université Paris 8, UFR Communication, Pascal Barreau, coach et formateurconsultant, Sainte Anne Formation, Paris (75) [email protected] [email protected] SOiNS CADRES - Supplément au n° 69