L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE DANS LE MOUVEMENT NATIONALISTE ALGÉRIEN Centre de Recherches et d'Études sur l'Algérie Contemporaine Le CREAC entend :- Promouvoir la publication d'ouvrages anciens, tombés dans le domaine public dont la richesse historique semble utile pour l'écriture de l'histoire. Présenter et éditer des textes et documents produits par des chercheurs, universitaires et syndicalistes français et maghrébins. Déjà parus: La Fédération de France de l'USTA (Union Syndicale des Travailleurs Algériens. Regroupés en 4 volumes par Jacques SIMON, en 2002). Avec le concours du Fasild-Acsé - L’immigration algérienne en France de 1962 à nos jours (œuvre collective sous la direction de Jacques Simon) - Les couples mixtes chez les enfants de 1 'immigration algérienne. Bruno Lafort. - La Gauche en France et la colonisation de la Tunisie. (1881-1914). Mahmoud Faroua,. - L'Etoile Nord-Africaine (1926-l937), Jacques Simon,. - Le MTLD (Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (1947-1954) (Algérie), Jacques Simon - La réglementation de, l’immigration algérienne en France. Sylvestre Tchibindat. - Un Combat laïque en milieu colonial. Discours et œuvre de la fédération de Tunisie de la ligue française de l’enseignement (1891-1955). Chokri Ben Fradj - Novembre 1954, la révolution commence en Algérie. J. Simon - Les socialistes français et la question marocaine (1903-1912) Abdelkrim Mejri - Les Algériens dans le Nord pendant la guerre d’indépendance. Jean René Genty. - Le logement des Algériens en France. Sylvestre Tchibindat. - Les communautés juives de l’Est algérien de 1865 à 1906. Robert Attal. -Le PPA (Le Parti du Peuple Algérien) J.Simon -Crédit et discrédit de la banque d’Algérie (seconde moitié du XIXè siècle) M.L.Gharbi -Militant à 15 ans au Parti du peuple algérien. H. Baghriche -Le massacre de Melouza. Algérie juin 1957. Jacques Simon - Constantine. Le cœur suspendu. Robert Attal - Paroles des communautés juives de l’Est algérien de 1865 à 1906. Robert Attal. - Le PPA (Le Parti du Peuple Algérien) J. Simon - Crédit et discrédit de la banque d Algérie (seconde moitié du XIXe siècle) M. L. Gharbi -Militant à 15 ans au Parti du peuple algérien. H. Baghriche - Le massacre de Melouza. Algérie juin 1957. Jacques Simon - Constantine. Le cœur suspendu. Robert Attal - Paroles d'immigrants : Les Maghrébins au Québec. Dounia Benchaâlal - « Libre Algérie ». Textes choisis et présentés par Jacques Simon. - Algérie. Le passé, l'Algérie française, la révolution (1954-1958). Jacques Simon. - Messali avant Messali. Jacques Simon. - Comité de liaison des Trotskystes algériens. Jacques Simon. - Le MNA. Mouvement national algérien. (1954-1956). Nedjib Sidi Moussa J. Simon - Algérie. L'abandon sans la défaite (1958-1962). Jacques Simon - Constantine. Ombres du passé. Robert Attal - Biographes de Messali Hadj. (C. A. Julien, D. Guérin, M. Kaddache, C. R.Ageron, R. Gallisot... M. Harbi, B. Stora). Jacques Simon 2010 Algérie. Naufrage de la fonction publique et défi syndical. (Entretiens) L. Graine 2011 L'Algérie au passé lointain. De Carthage à la Régence d'Alger. Jacques Simon JACQUES SIMON L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE DANS LE MOUVEMENT NATIONALISTE ALGÉRIEN L’HARMATTAN CREAC-HISTOIRE © L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-56837-2 EAN : 9782296568372 PRÉSENTATION L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE SOUVERAINE ET L’ALGÉRIE Pendant la vague révolutionnaire qui a déferlé du Maghreb au Moyen-Orient, le mot d’ordre qui a donné puissance et cohésion aux luttes tumultueuses qui se sont développées est celui de la fondation d’un État de droit par une Assemblée constituante. Partout, les masses qui ont occupé l’espace public ont défendu les mêmes revendications : le rejet des régimes militaro policiers, l’arbitraire, l’obscurantisme et l’appropriation des richesses par une couche de prédateurs corrompus, la refondation de l’État et de la société sur les principes de la démocratie, l’exercice de toutes les libertés démocratiques et l’organisation d’élections libres à une Assemblée chargée d’élaborer une constitution validée par un référendum. Cette révolution arabe qui s’est manifestée avec des caractères particuliers dans des pays aussi divers que la Tunisie et le Yémen, s’inscrit dans le mouvement d’émancipation des peuples, ouvert avec la Révolution française de 1789. Il s’est affirmé pendant les révolutions de 1848 et le mouvement des nationalités en Europe, les bouleversements qui ont suivi les deux guerres mondiales et celui de la décolonisation qui se prolonge jusque dans les années soixante. Dans la formation de chaque mouvement nationaliste, la question de la nature du régime et de l’État à construire occupe une place centrale. Ce fut le cas de l’Algérie où, dès 1927, l’Étoile Nord Africaine a revendiqué la formation de la nation algérienne à l’issue d’un processus constituant. Ce problème d’une constituante reste toujours d’une actualité brûlante en Algérie, à la veille de la célébration du cinquantenaire de son indépendance. PREMIÈRE PARTIE LA CONSTITUANTE DANS SA DIMENSION HISTORIQUE À un certain niveau de développement économique, toutes les sociétés de l’Antiquité se sont dotées d’institutions pour réglementer la vie publique. L’histoire des cités grecques, de Carthage et de la Rome républicaine, celle des empires romain, byzantin et arabe, le monde du Moyen Âge et de l’Europe moderne, nous est familière depuis l’école et le lycée. En France, pendant l’Ancien Régime, la loi fondamentale faisant fonction de constitution s’est adaptée pendant un millénaire à la situation politique du royaume. L’évolution, toujours accomplie sans violence et sans rupture avec le passé, s’explique par le caractère coutumier de la constitution. Avec l’essor du capitalisme commercial, la bourgeoisie s’est d’abord alliée à la royauté pour combattre la féodalité et l’Église. Devenue classe sociale dominante, elle a détruit l’ordre ancien et imposé ses propres institutions. L’exemple classique est celui de l’Angleterre, où Cromwell, à la tête des Côtes de fer, une troupe animée d’un fanatisme religieux, défit les armées royales, fit condamner Charles 1er par une haute Cour et proclama la République (Commonwealth). Il conquit l’Irlande, écrasa les Écossais et se fit conférer le pouvoir dictatorial avec le titre de Protecteur. Malgré son talent, Cromwell fut incapable de fournir à l’Angleterre une constitution et un an après sa mort en 1659, son fils Richard abandonna le pouvoir. La monarchie fut rétablie, mais c’est le Parlement dirigé par les députés de la bourgeoisie qui impulsera la révolution économique en Angleterre. Le régime parlementaire anglais a favorisé le triomphe de l’esprit critique appliqué à la politique et à la religion. Il a nourri la réflexion des philosophes français comme Montesquieu qui publie en 1748, L’esprit des lois, le premier grand traité constitutionnel, Voltaire, auteur des Lettres philosophiques, Diderot et les Encyclopédistes et Rousseau, l’apôtre de la démocratie et de la république avec Le contrat social. L’idée en cours d’une constitution formelle considérée comme la reproduction du contrat social existait certes dans une doctrine très en vogue au XVIIIe siècle qui remontait à Grotius, Vattel, Puffendorf et pour certains à Saint-Thomas-d'Aquin, mais le mérite de Rousseau est d’avoir établi que le pouvoir constituant – celui d’élaborer, de modifier ou d’abroger une constitution – appartient exclusivement au peuple et à ses représentants1. Cette doctrine connaîtra des applications diverses pendant la décade suivante. 1. LA FRANCE RÉVOLUTIONNAIRE En 1789, la France est, avec 28 millions d’habitants, l’un des pays les plus peuplés d’Europe avec une population surtout rurale et un réseau urbain assez lâche, avec quelques villes en plein essor démographique et économique : Marseille, Bordeaux Lyon, Rouen, Nantes, Toulouse et Paris aux 650 000 habitants. La prospérité est liée au commerce avec les colonies et à la traite des Noirs, au développement des échanges grâce à l’amélioration du réseau routier et fluvial et aux débuts de la révolution industrielle, où l’artisanat reste encore prépondérant2. De la Régence au règne de Louis XVI, le déficit chronique du budget de l’État est aggravé par un accroissement constant des dépenses, une forte inflation et le coût de l’intervention française pendant la guerre d’indépendance américaine. Tous les projets de réorganisation de la monarchie (Turgot), de réformes fiscales et judiciaires proposés par Maupeou, Necker et Calonne échouent, du fait de la noblesse et du clergé accrochés à leurs privilèges. 8 En 1788, le pays est placé devant une situation où la combinaison d’une crise agricole, industrielle et financière a provoqué des émeutes urbaines et des soulèvements ruraux. Pour régler la crise financière et trouver de nouveaux impôts, le roi s’est trouvé contraint de convoquer les États Généraux3. Dans la préparation de cette Assemblée, chaque village, chaque ville et chaque corporation rédigèrent des Cahiers de doléances. Les nobles réclamaient surtout une constitution limitative de l’absolutisme royal, le respect des droits acquis et des libertés locales. Le clergé se divisa sur la réforme de l’Église. Quant au Tiers État, il condamnait le système judiciaire et notamment l’arbitraire des lettres de cachet et demandait l'abrogation des droits féodaux, l'allègement des impôts royaux et la suppression de la fiscalité inégalitaire. La révolution de 1789 Le 5 mai 1789, la cérémonie d’ouverture des États généraux à Versailles déçoit le Tiers État dont la représentation avait été doublée. Les réformes n’étaient même pas évoquées et le vote devait s’effectuer « par ordre » et non « par tête ». Le 17 juin, les députés du Tiers État refusent de discuter le projet royal et, rompant avec la tradition, ils se proclament Assemblée nationale, affirmant ainsi le principe de la souveraineté nationale. Le 20 juin, après le ralliement d’élus du bas clergé et de nobles libéraux, les députés du Tiers État jurent (serment du Jeu de paume) de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution4 au royaume. Le roi ayant cédé, l’Assemblée nationale se proclame, le 9 juillet 1789, Assemblée constituante. N’acceptant pas le fait accompli, le roi concentre 16 régiments étrangers autour de Versailles. Il renvoie, le 11 juillet, Necker et forme un ministère de combat (de Bretreuil í de Broglie). Alerté, le peuple de Paris entre en scène. Il installe un Comité à l’Hôtel de Ville et forme une milice bourgeoise pour maintenir l’ordre et s’opposer à un coup de force du roi. Le 14 juillet, le peuple pille l’Hôtel des Invalides où il s’arme et s’empare de la Bastille, symbole de la monarchie absolue. L’exemple de Paris est suivi en province : les municipalités élues s’installent dans les villes et dans les campagnes, les paysans attaquent les châteaux et brûlent les titres seigneuriaux. 9 Pour canaliser un mouvement social de grande ampleur – La Grande Peur qui menaçait de devenir une Grande Jacquerie í , l'Assemblée abolit dans la nuit du 4 août tous les privilèges féodaux5. Sous la double poussée d’une révolution parlementaire et d’une émeute populaire, la monarchie absolue s’effondre. C’est dans ce climat insurrectionnel que la Révolution élabore ses institutions. L’Assemblée constituante : son œuvre De 1789 à 1791, la Constituante a inventé une France nouvelle. Disposant d'un large pouvoir et s'appuyant sur un mouvement social profond, l’Assemblée abrogea la législation de l’Ancien Régime et jeta les bases d’une réorganisation de la société et des institutions en se fondant sur une nouvelle philosophie politique : « la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ». Puisant comme la constitution américaine à un même fonds d’idées (esprit de liberté, hostilité à l’absolutisme, contrat social, droit naturel), la Déclaration posait deux grands principes d’organisation politique : í L’appartenance de la souveraineté nationale, non plus au monarque ni aux individus formant la société, mais à la nation considérée comme une personne juridique ; í La séparation des pouvoirs selon la doctrine de Montesquieu. La Constitution de 1791 considère le Roi et l’Assemblée comme deux organes représentatifs de la nation. Louis XVI devenu « roi des Français » et non « roi de France » exerce le pouvoir exécutif. Il prête serment de fidélité à la nation et à la loi et perçoit, tout comme un fonctionnaire, un traitement sous le nom de « liste civile ». L’Assemblée dont les pouvoirs vont s’accroître, au détriment de ceux du roi, procède à la réorganisation de l’État qui concerne l'administration locale (83 départements divisés en districts et cantons remplacent les provinces), 1'administration judiciaire (l’organisation uniforme de tribunaux composés de juges élus remplace les parlements, tribunaux de bailliage et la vénalité des offices), le système fiscal (les contributions payables par tous remplacent les impôts traditionnels) et l'armée (garde nationale).6 L'Église, l'un des trois piliers de l'ordre ancien, n’est pas épargnée. La nationalisation des biens de l’Église s’accompagne d’une refonte complète de ses structures par la constitution civile 10 du clergé, à mi-chemin de la séparation de l’Église et de l’État et de la symbiose antérieure entre les deux pouvoirs. La carte religieuse sera modelée sur la carte administrative et les membres du clergé reconvertis en fonctionnaires.7 Transformation profonde des structures économiques, législatives et administratives de l'Ancien Régime, refonte des institutions et adoption d'une charte des libertés et de l'égalité devant l’impôt, proclamation de la souveraineté du peuple qui participe de façon effective à la vie politique dans les municipalités et les clubs, essor prodigieux de la presse et large publicité des débats, laïcité de l'État et changement des mentalités, telle fut l'œuvre immense de la Constituante8. Elle comportait toutefois des limites, car parvenue au pouvoir, la bourgeoisie limita le champ des libertés démocratiques et réserva l'accès à l'Assemblée aux seuls propriétaires fonciers. Le droit de pétition sera réglementé et les possibilités d'action des travailleurs (grèves, coalitions) seront interdites par la loi Le Chapelier. Fin 1791, la fuite du roi, l’aggravation de la crise sociale puis la guerre contre l'Autriche et la Prusse vont ruiner l'équilibre fragile établi entre Louis XVI et l’Assemblée législative qui a succédé en septembre à la Constituante. Après les premières défaites militaires et l’avance rapide de l’ennemi, l’Assemblée décrète la « Patrie en danger ». Le 10 août 1792, dans un sursaut patriotique, les sans-culottes 9 renforcés par les gardes nationaux de province prennent les Tuileries. Chassé de ses appartements, le roi se réfugie auprès de l’Assemblée qui le dépose le soir même, l’enferme à la prison du Temple et décide l’élection au suffrage universel d’une Convention nationale. De la République à l’Empire Le 25 septembre 1792, l’Assemblée abolit la monarchie et déclare que « la République française est une et indivisible ». En 1793, la Convention qui concentre tous les pouvoirs se transforme en une Assemblée constituante souveraine. Elle vote « la Constitution de l'an I « qui accorde les droits politiques et sociaux à tous les citoyens ». L’âpreté des luttes politiques entre Girondins et Montagnards, les dangers intérieurs (révolte de la Vendée) et extérieurs, ont imposé la suspension de la Constitution de 1793 « jusqu’à la paix » et la formation d’un gouvernement de combat : 11 le Comité de salut public. Prenant appui sur la mobilisation des paysans et des « bras nus »10, armés et organisés dans des Comités de quartier et de village, la Convention écrase la révolte et prend des mesures pour satisfaire les revendications démocratiques et sociales des couches populaires. Elle refoule du pays les armées étrangères et jette les fondements de la France moderne. En 1795, la Constitution de 1793 est définitivement écartée, remplacée par celle de l’an III du Directoire. Général jacobin, Bonaparte met fin, après le coup d’État du 18 Brumaire (9 novembre 1799) à la République que la bourgeoisie thermidorienne voulait établir. La Constitution de l’an VIII ratifiée par le peuple accorde de larges pouvoirs au Premier consul Napoléon Bonaparte qui, à peine installé, organise un État d’un type nouveau, très centralisé. Il conserve en partie l’héritage révolutionnaire et rétablit la paix religieuse avec la signature en 1801 d’un Concordat consentant à l’Église un statut officiel sans refaire du catholicisme une religion d’État. Napoléon échoua dans son entreprise de conquête de l’Europe, mais les principes de la révolution et le régime administratif qu’il implanta dans les territoires conquis favoriseront l'éveil des nationalités en Europe, en Amérique et en Orient. Conclusion : La Révolution française est un évènement majeur qui a marqué l’histoire contemporaine. En proclamant la souveraineté de la nation, elle a inventé la vie politique moderne, avec la presse d’opinion, les clubs et les partis, les campagnes électorales et la vie parlementaire. Elle a détruit la société d’Ancien Régime avec l’abrogation de tous les privilèges et poursuivi le mouvement des Lumières en accentuant la laïcité de l’État et en retirant à la société son fondement religieux. Elle a encore contribué à uniformiser la nation, faisant de la guerre ellemême une cause nationale. De la Restauration à la IIe République Après la chute de l’Empire, Louis XVIII rétablit la monarchie de droit divin. Il octroie une Charte, mais il conserve les acquis de la bourgeoisie. En 1830, la tentative de Charles X de restaurer l’Ancien Régime aboutit à une insurrection parisienne (Les trois glorieuses) et à l’avènement de la monarchie de Louis Philippe. C’est une période où la bourgeoisie libérale s’enrichit par 12 l’industrie et le commerce. En 1847, une crise économique entraîne des émeutes et une campagne de banquets politiques de l’opposition. Le 24 février 1848, après trois journées de combats acharnés, au cours desquelles la garde nationale rejoint le peuple de Paris insurgé, Louis Philippe abdique. Un gouvernement provisoire installé à l’Hôtel de Ville proclame la République et procède à des élections à une Assemblée constituante. Celle-ci rédige une Constitution, fortement inspirée de l’expérience américaine, avec un président de la République élu au suffrage universel et une Assemblée unique que le président ne peut dissoudre. La situation change quand les revendications ouvrières non satisfaites provoquent une insurrection parisienne (journées de juin 1848). Élu président de la République en décembre 1848, Louis Napoléon Bonaparte établit par le coup d’État du 2 décembre 1851, un pouvoir personnel fondé sur le plébiscite puis il rétablit l’Empire, le 2 décembre 185211. 2. L’ÉVEIL DES NATIONALITÉS EN EUROPE Dans le prolongement de la Révolution française, l'Europe est submergée par une série de révolutions où les revendications économiques, sociales et démocratiques sont étroitement liées à celle de la souveraineté du peuple. Dans les Balkans, les peuples chrétiens se révoltent et parmi eux, la Grèce obtient l’indépendance. En Italie, le grand-duc de Toscane accorde une Constitution à ses États. Il est suivi le 14 mars par le pape Pie IX. À Venise, au Piémont, à Francfort, à Mannheim et en Allemagne du Sud, à Vienne et à Naples, les insurgés combattent pour abroger la monarchie, établir toutes les libertés démocratiques et élire au suffrage universel une Assemblée constituante. La plupart des révolutions européennes de 1848 seront écrasées, mais les forces sociales et politiques mises en mouvement alimenteront le mouvement des nationalités en Europe pendant le second XIXe siècle. Les unités italienne et allemande En 1859, Napoléon III allié au roi de Piémont Victor Emmanuel chasse les Autrichiens de la Péninsule et permet 13 l’annexion au Piémont de la Lombardie, de la Toscane, Parme, Modène et du nord des États du Pape. De son côté, Garibaldi à la tête des Mille s’empare de la Sicile, de la Calabre et de Naples dont les populations déclarent par plébiscite leur rattachement au Piémont. Les États du Pape ayant adopté, le 18 février 1861, la même position, le Parlement piémontais élargi aux représentants des nouvelles provinces, proclame l’unité du pays. Victor Emmanuel II devient « roi d’Italie par la grâce de Dieu et par la volonté de la Nation » combinant les principes monarchiques et ceux de la souveraineté populaire. L’Allemagne en tant qu’État est une création récente. Tout commence avec la disparition du Saint Empire romain germanique en 1806, et avec elle la constitution médiévale des pays allemands. Ce bouleversement est le fait de la Révolution française et de la création par Napoléon de la Confédération du Rhin, agrégat de 39 États souverains détachés de l’Empire et égaux en droit. Les institutions françaises ne s’appliquèrent pas uniformément à tous les États, mais la zone annexée à la France en 1810-1811 connut une application immédiate et complète du régime administratif français : « L’égalité civile, la liberté religieuse, l’abolition de la dîme et des droits féodaux, la vente des biens ecclésiastiques, la suppression des corporations, la multiplication des fonctionnaires, une administration « sage et libérale », une constitution comportant le vote de l’impôt et des lois par les notables, devaient tisser un réseau d’intérêts étroitement liés au maintien de la domination française ; le gouvernement des esprits, organisé comme dans l’empire français, ferait le reste. L’essentiel de cette politique sociale s’incarnait dans le Code civil et c’est pourquoi l’empereur s’est acharné à l’imposer partout.12. » L’Empire napoléonien disparu, le Congrès de Vienne (15 mai 1820) créa la Confédération du Rhin, association de 26 villes libres et d’États souverains. Pendant la révolution de 1848, le premier grand mouvement unitaire de la nation allemande avec la création du Parlement de Francfort13, fut brisé par l’Autriche. Tirant les conséquences de l’échec de la solution « parlementaire » de l’unité allemande, la Prusse élimina l’Autriche de la Confédération germanique (Sadowa, 1866) et regroupa autour d’elle les États du Sud. Quatre ans plus tard, le chancelier Bismarck proclama l’Empire allemand, après le traité de Francfort 14 (10 mai 1871) qui enlevait à la France vaincue à Sedan, l’Alsace et la Lorraine. Au final, la nouvelle Allemagne ou Reichland était « un Empire territorialement délimité, politiquement uni, sans être unifié et sans cesser de garder le caractère d’État fédéral (Bundesstaat)14 ». Les marxistes et la question nationale La question nationale a été longuement étudiée par les marxistes15. La position de Marx et de Engels repose sur une thèse principale : le primat de la classe sur toute autre catégorie historique. La nation n’est qu’une catégorie transitoire qui correspond à la phase historique où le capitalisme a atteint un certain niveau de développement. La nation fournit à la bourgeoisie, lorsqu’elle a conquis le pouvoir, le cadre territorial où elle se constitue en classe dominante, détruit de fond en comble les institutions et la société de l’Ancien Régime et réalise l’accumulation du capital avec l’exploitation forcenée du prolétariat. Pendant cette phase, la bourgeoisie est considérée comme une classe révolutionnaire16, car elle crée, en unifiant les travailleurs dans la grande industrie, les conditions matérielles et sociales de sa propre négation. Cette position va évoluer sur la question polonaise : « Le partage de la Pologne est le ciment qui lie entre eux les trois grands despotismes militaires : la Russie, la Prusse et l’Autriche. Seul le rétablissement de la Pologne peut briser ce lien et liquider ainsi le plus grand obstacle à l’émancipation des peuples européens17. » La position sera plus élaborée sur l’Irlande où l’émancipation sociale de la classe ouvrière passe par un préalable : l’indépendance nationale. Lutte de classe et lutte nationale se conjuguent, mais sans se confondre, dans le cas des peuples opprimés. Cette thèse, reprise et développée par Rosa Luxembourg18 sera approfondie par Léon Trotsky19. Elle trouvera une application pendant la révolution russe d’octobre 1917 avec la décision prise par le Congrès des Soviets de dissoudre l’Assemblée constituante ainsi que dans les manifestes, thèses et résolutions des premiers congrès de la Troisième internationale20. Cette théorie « trotskyste » de la révolution permanente sera combattue par Staline au Ve congrès de l’IC21. 15 La théorie stalinienne décréta que dans les pays coloniaux, la révolution comprend deux phases : l’une où la bourgeoisie et le prolétariat luttent ensemble pour établir une Constituante et une phase seconde : celle de la révolution socialiste. Cette politique aboutira en Chine, en Allemagne puis en Espagne et en France avec les Fronts populaires, à une défaite de la classe ouvrière. En Algérie, elle amena le Parti communiste algérien à soutenir le projet Violette du gouvernement Blum puis le GPRF du général de Gaulle, responsable des massacres de Sétif et Guelma en mai 1945, avant de se dissoudre dans le FLN pendant la guerre d’Algérie. 3. MUSTAPHA KEMAL INVENTE LA TURQUIE L’histoire de l’Empire ottoman, dont la Régence d’Alger fut une province, peut servir d’introduction à l’histoire du nationalisme algérien. L’apogée de cet empire se place pendant le règne de Soliman le « Magnifique »22. Après lui, son fils Selim s’attache à réorganiser un empire immense, mais après la destruction presque totale de la flotte ottomane à Lépante (1571), le reflux commence. Les Turcs sont expulsés d’une large partie de l’Europe après le traité de Karlowitz (1699) et sont menacés en Égypte par Bonaparte (1798). Durant tout le XIXe siècle, « la question d'Orient » a servi de camouflage à la volonté des puissances européennes de dépecer l'empire ottoman, miné par l’archaïsme de son « mode de production asiatique »23, l’instabilité du régime politique, la rigidité de l’administration centrale et provinciale et l’éveil des nationalités opprimées. Sous couvert de la protection des « lieux saints » et des minorités religieuses, la France s'assure la protection des catholiques du Levant (Syrie, Liban) et de Palestine, la Russie, celle des Grecs orthodoxes et la GrandeBretagne, celle des protestants puis des Juifs (Affaire de Damas en 1840)24. Cependant, depuis l’expédition de Bonaparte en Égypte et des soulèvements de 1848, l'influence de la Révolution française et le mouvement des idées libérales ont largement pénétré en Orient. De 1839 à 1878, Mahmud II et son fils adoptent une série de réformes dites du Tanzimat (réorganisation) dans plusieurs 16 domaines, l’Administration, l’Intérieur, la Justice, les Affaires étrangères, l’Économie, l’Enseignement, les Finances, l’Armée et les Travaux publics25. En 1877, le sultan Abdülhamid jette les bases d’une monarchie constitutionnelle, qui s’effondre après la signature du traité de Berlin (1878) qui modifie la géographie politique des Balkans. C’est dans ce contexte que le mouvement des Jeunes Turcs s’est efforcé d’enrayer le processus de décomposition de l'État et de l'Empire. Arrivé au pouvoir en 1908, il rétablit le régime parlementaire expérimenté en 1877, adopte un large programme de réformes économiques et sociales et associe au pouvoir toutes les composantes de la bourgeoisie ottomane (turque, grecque, arménienne et juive). Ces réformes importantes ne réglaient pas cependant le problème essentiel, à savoir : le contrôle des circuits économiques et financiers de l'Empire par un cartel de banques européennes, la Banque Ottomane.26 Au début du XXe siècle, l'empire agonise. Les Anglais, installés en Égypte, contrôlent le canal de Suez, la mer Rouge et le Golfe (Koweit). En 1912, les Turcs qui ont cédé à l’Italie la Tripolitaine, leur dernière province en Afrique, doivent affronter une coalition des États balkaniques (Monténégro, Serbie, Bulgarie et Grèce), soutenus par la Russie. Battus, ils sont chassés d'Europe et de la mer Égée. Seules demeurent rattachées à l'Anatolie, les provinces de la péninsule arabe et du Proche-Orient. C’est dans ces conditions qu’Istanbul signe en 1914, un traité d’alliance secret avec Berlin et entre en guerre aux côtés de l’Autriche-Hongrie et de l’Allemagne, annulant l’accord signé à la Conférence de Berlin entre les puissances européennes de ne pas démembrer l'Empire ottoman. « La question d'Orient » sera désormais réglée par les armes. Dans les Dardanelles et dans le Moyen-Orient (Arabie, Palestine, Irak, Syrie), les Turcs subissent une série de défaites qui imposent au Sultan de signer le 30 octobre 1918, la désastreuse Convention de Moudros27. En 1920, le Traité de Sèvres légalise le dépeçage de l'Empire ottoman. L’Anatolie est découpée en trois districts sous contrôle de la Grèce, de la France et de l'Italie. À l'Est, deux nouveaux États naissent : « le territoire autonome des Kurdes » et la « république indépendante de l'Arménie ». Quant au Moyen-Orient arabe, il passe sous le contrôle des Français et des Anglais.28 17 Refusant ce diktat, un homme exceptionnel va redresser la situation. Intelligent, énergique et brillant capitaine d’état-major, Mustapha Kemal a combattu en Tripolitaine et gagné ses galons de général pendant les guerres balkaniques. En décembre 1918, il crée une « Association pour la défense des droits des provinces orientales » qui adopte au Congrès d’Erzurum une lettre se réclamant des « principes wilsoniens » et le nomme à la tête d’un Directoire. En septembre 1919, le Congrès de Sivas charge Mustapha Kemal de libérer la nation turque, puis il lance un appel à tous les Turcs pour qu'ils participent à l’élection d'une grande Assemblée nationale de Turquie (GANT) convoquée à Ankara, le 23 avril 1920. Bénéficiant d’un soutien financier, diplomatique et militaire de la Russie soviétique, Kemal intervient pour que l’Assemblée devienne, à l’image de la Révolution française, une Assemblée constituante. Sous son impulsion, la GANT adopte une Constitution basée sur le principe de la souveraineté nationale avec une nouvelle structure politique baptisée « Gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie », désignation ambiguë qui laisse en suspens le problème de la forme future de l’État turc. Chef de ce gouvernement, Kemal marche sur Istanbul et remporte sur les Grecs une victoire éclatante à Sakarya. Nommé par la GANT commandant en chef des armées avec les pleins pouvoirs, Mustapha Kemal devient comme le premier consul Bonaparte l’arbitre de la situation. De 1920 à 1937, Atatürk a mené une série de réformes très importantes pour rattacher la Turquie au modernisme européen. Parmi elles : l’abolition du sultanat en 1922 ; la proclamation de la république en 1923 ; l’abolition du califat en 1924 ; la réforme de l’enseignement la même année, avec la laïcisation et le rattachement de toutes les écoles religieuses au ministère de l’Éducation nationale ; la loi dite de « Chapeau » : Sapka kanunu qui en 1925, imposa la casquette française à la place du fez ottoman ; la réforme de l’orthographe en 1928 avec le remplacement de l’alphabet arabe par celui en latin ; la laïcité de l’État en 1928 ; les réformes juridiques avec l’abandon de la charia remplacée par le Code civil suisse, le Code pénal italien, le code administratif français, le code commercial allemand, le calendrier grégorien et le système international des poids et mesures. 18 Les femmes furent les premières bénéficiaires de ces mesures avec l’abolition de la polygamie, le droit de succession, le témoignage devant les tribunaux, l’éducation, l’exercice d’un métier, les droits civiques à commencer par le droit de vote. Dans les bals républicains, les hauts fonctionnaires étaient tenus de danser avec leurs épouses pour servir d’exemple au petit peuple29. La rupture avec le passé s’est effectuée de façon rapide et brutale, mais progressivement les réformes sociales et les libertés seront limitées (contrôle des syndicats et des partis ouvriers) et les droits des minorités (Kurdes, Arméniens) contestés. Par ailleurs, le rôle moteur joué par Kemal et l'armée dans la formation de la Turquie moderne pèsera longtemps sur la vie sociale, culturelle et politique du pays. À la différence de Napoléon qui a conservé les conquêtes de la révolution bourgeoise et de Bismarck qui réalisa l'unité allemande en s'appuyant sur une bourgeoisie industrielle puissante, Mustapha Kemal ne s’est pas appuyé sur le peuple et sur la bourgeoisie, mais sur l'armée pour construire l'État et la nation turque, ce qui marque la fragilité et les limites de la révolution kémaliste. Malgré tout, l'œuvre du Ghazi Atatürk reste remarquable, car la rupture profonde effectuée avec le passé islamique de la Turquie nourrira le mouvement de la réforme dans les pays arabes du Proche-Orient. Elle a confirmé par ailleurs que partout, en Occident comme en Orient, la question nationale est toujours réglée par la formation d’une Assemblée constituante adoptant des institutions démocratiques et un changement profond des structures économiques, sociales, politiques, de la condition féminine et des mentalités. Longtemps Mustapha Kemal sera un modèle pour le koulougli Messali Hadj à Bordeaux pendant la guerre puis à Tlemcen jusqu’en 1924. C’est le soutien apporté par la Russie soviétique à Kemal qui a fait de Messali un admirateur de Lénine, ce qui l’a conduit à adhérer en 1926 au PCF et à la CGTU puis à devenir comme Sultan Galiev, un communiste musulman. Mais c’est dans l’étude de l’histoire des révolutions française et russe, dans les brochures de Lénine et les résolutions des Congrès de la IIIe Internationale qu'il s'inspire pour élaborer le programme de l'Étoile nord-africaine sur la question nationale. 19