ʽʽ Les ENTRETIENS des Flâneries Musicales entretien avec JAY GOTTLIEB propos recueillis par ANNE DE LA GIRAUDIERE Jay Gottlieb, pianiste phénoménal C ertains musiciens découragent toute espèce de classement ou de définition. Prodigieux pianiste, Jay Gottlieb est de ces artistes atypiques qu’il serait vain de vouloir enfermer dans une case stylistique. « J’aime tous les compositeurs qui me surprennent, de Scarlatti à Keith Jarrett ! » lance le pianiste newyorkais, parisien d’adoption. Pétillant, brillant et un brin facétieux, Jay Gottlieb revendique cette liberté de saute-frontières que son insatiable curiosité conduit d’un univers à l’autre. Il s’affirme dans le même temps comme l’interprète indispensable aux compositeurs contemporains qui trouvent dans la surprenante étendue de ses modes de jeu et son intelligence musicale, le médiateur « Jay Gottlieb est un idéal pour leurs créations. Olivier Messian, Magnus de ces rares musiciens Lindberg, Maurice Ohana, … impossible de citer tous auxquels pense un les grands compositeurs de notre temps qui lui ont dédié compositeur lorsqu’il écrit sa musique » des œuvres. confirme Lukas Foss. Flâneries Musicales 2011 / tous droits réservés p 1/4 L’empreinte de Nadia Boulanger… Le parcours de Jay Gottlieb dessine la silhouette d’un musicien exceptionnellement doué. Comme nombre de virtuoses, Jay a été immergé dès sa prime enfance dans la musique. A New-York où il est né, son père était homme d’affaires et grand amateur de musique ; sa mère, interprète et professeur de danse moderne, pratiquait le piano à ses heures : « Très tôt, j’ai ressenti l’appel du Steinway qui trônait dans le salon. Personne ne m’a forcé, c’était une véritable vocation ! » sourit le pianiste. Elève à la Juilliard School et à la High School of Performing Arts, le jeune prodige noircit ses premières partitions à 10 ans et bénéficie des conseils des meilleurs Elève à la Julliard professeurs. Une rencontre, entre toutes, sera déterminante dans son parcours, celle de Nadia Boulanger : « Nadia ne me quitte jamais. Je pense à elle comme à la musique School et à la High incarnée. Je me souviens de son intelligence, de son esprit critique, de sa méthode School of Performing très socratique, de son exigence aussi. La musique était en tout pour elle et toute la Arts, le jeune musique était en elle... ». Auprès de ce mentor d’exception qui a formé les plus grands prodige noircit ses musiciens du XXème siècle, le jeune musicien apprend la musique au sens large, la premières partitions composition, l’harmonie, le contrepoint, l’analyse… mais aussi à repousser toujours à 10 ans et bénéficie plus loin les frontières de l’expression. C’est elle encore qui l’envoie à Harvard étudier la philosophie, l’anthropologie, la psychologie, les mathématiques, parallèlement à la des conseils des musique. « Il n’y avait même pas à discuter ! Il fallait que j’aille à Harvard » se souvient meilleurs professeurs Jay qui en a gardé une forte prédilection pour la philosophie. Une virtuosité polymorphe A l’issue de ses études, Jay choisit de s’installer à Paris et de se consacrer au piano. « Il m’a fallu choisir entre la composition et l’interprétation. Le piano l’a emporté mais mon goût de la création reste nourri par mon travail avec des compositeurs contemporains et l’improvisation. ». Son ascension dans le monde musical est fulgurante. Lauréat d’un nombre impressionnant de prix (Fondation Menuhin, Fondation Rockefeller, Prix Lincoln Center, Prix Lili Boulanger, Concours international d’improvisation, etc, etc), il est invité comme soliste par des chefs ayant pour nom Boulez, Ozawa ou Nagano… Au concert comme au disque, sa technique éblouissante alliée à une variété de dynamiques magistrale et un tempérament de feu stupéfient la critique musicale : « Incomparable » pour Le Monde, « Magistral » pour Diapason, « Prodigieux » pour le Point, « Exemplaire » pour Télérama… la presse rivalise de superlatifs dès qu’il s’agit d’évoquer le phénomène Gottlieb. S’il est très engagé dans la création contemporaine, Jay Gottlieb défend aussi avec brio la musique américaine. Ses enregistrements des œuvres de John Adams, Philip Glass, John Cage ou Charles Ives ont ainsi reçu les plus hautes distinctions. Inlassable défricheur, il a tiré de cette virtuosité polymorphe, un art d’improvisateur et le goût du risque. On l’attend ainsi avec impatience aux Flâneries dans une série d’improvisations autour du romantisme et des Années folles mais aussi dans une carte blanche qui reflète bien l’éclectisme de ce pianiste hors norme… Flâneries Musicales 2011 / tous droits réservés p 2/4 Jay GOTTLIEB Flâneries Musicales : Comment définiriez-vous l’improvisation ? Jay Gottlieb : Pour certains l’improvisation peut être à la base d’une composition écrite. Pour moi, elle est intimement liée à l’instant et relève de la pure invention musicale. C’est le compositeur resté en moi qui s’exprime. J’ai la chance de pouvoir improviser en temps réel. Je suis convaincu qu’on ne peut pas devenir improvisateur. C’est quelque chose qu’on a ou qu’on n’a pas en soi. Cela ne s’apprend pas. Dans l’improvisation, j’aime la notion d’immédiateté. Il y a toujours une part d’inconnu à la fois excitante et angoissante. C’est comme faire du trapèze sans filet. Flâneries Musicales : Que représente pour vous le mouvement romantique et comment abordez-vous ces « improvisations romantiques » ? Jay Gottlieb : La période romantique évoque à mes yeux les grands aventuriers du XIXème siècle. J’ai l’image de l’explorateur, main tendue devant l’être humain pour aller plus loin. Il y a dans la Vienne moribonde de l’époque, un mélange de dégénération et de joie sous les larmes qui me touche beaucoup. Je suis particulièrement fasciné par Schumann, son imaginaire, sa forme de folie. Certaines pages recèlent des trouvailles incroyables et révèlent un compositeur immense et surprenant. Il y aura probablement des réminiscences de tout cela dans mes improvisations. Flâneries Musicales : et les Années Folles ? Jay Gottlieb : Au début du XXème siècle, l’abstraction arrive avec Kandinsky en peinture et Stravinsky dans la musique. C’est aussi l’avènement du jazz, du futurisme, du dadaïsme. Toutes les conventions explosent avec des compositeurs comme George Antheil, immense talent dont Aaron Copland disait « c’est un génie incroyablement imparfait ». Le « geste » évoquera donc Antheil, Milhaud, Stravinsky mais ce sera ma musique ! Le geste est un mot clé dans l’improvisation. C’est un catalyseur qui permet de lancer les cellules rythmiques. A l’improvisateur ensuite de produire le sujet et l’harmonie… Flâneries Musicales : Vous avez ensuite une carte blanche le 4 juillet où vous présentez un programme très éclectique ! Comment avez-vous construit ce récital ? Jay Gottlieb : Comme une extension des Années folles. Tout le programme est construit sur la notion de musique populaire intégrée au sein de la musique savante. Cette idée de fusion est illustrée par le Ragtime de Paul Hindemith que j’adore, une musique nocturne, très puissante de 1922 et le Blues de Aaron Copland qui est l’incarnation même de l’apport de la musique populaire dans la musique symphonique. Je jouerai aussi du Erwin Schulhoff que je considère comme un génie absolu. Même Debussy qui avait la dent dure disait: « voilà enfin un vrai musicien ! ». Son œuvre est une fusion parfaite de figuration chopinienne et d’harmonies plus épicées, une pure merveille ! Quant à Karen Tanaka, elle a fabuleusement absorbé les influences de la musique américaine et la techno. Flâneries Musicales 2011 / tous droits réservés p 3/4 Flâneries Musicales : Comment s’inscrit Keith Jarrett dans ce programme ? Jay Gottlieb : Avec Keith Jarrett, la fusion s’exerce en sens inverse. C’est le jazz qui incorpore le classique. J’ai rencontré Keith lorsque j’étais encore étudiant à Boston. Il m’a invité sur scène et m’a demandé d’aller sous le piano ! Là, totalement imbibé du son, j’ai réalisé à quel point c’était un immense musicien. Il parvient à allier de longues phrases virtuoses, des éléments de classique très baroques et l’improvisation jazz dans un travail musical de tout premier ordre. Flâneries Musicales : Vous allez également interpréter une suite sur les dix Symphonies de Mahler ? Jay Gottlieb : Récemment, on a découvert dans la bibliothèque de Nadia Boulanger, des partitions des Symphonies de Mahler annotées. Cela a été un vrai choc. Cela fait maintenant un an et demi que je joue avec cette œuvre. J’ai créé une suite qui dure près de 30 mn avec ma propre construction. C’est toujours du Mahler mais cela devient dans le même temps un autre objet… Flâneries Musicales : On vous entendra enfin en duo avec le violoniste Diego Tosi dans un tout autre registre ? Jay Gottlieb : En 2007, j’ai déjà enregistré avec Diego Tosi la Sonate pour piano et violon de Giacinto Scelsi. Nous avons très bien travaillé ensemble et les organisateurs ont souhaité nous réunir de nouveau. Mais le programme est signé 100% Diego. Je suis seulement le pianiste qui accompagne ! Il y a tout de même beaucoup de notes à jouer notamment dans Saint-Saëns, apogée du grand piano romantique qui demande une extrême virtuosité. Flâneries Musicales : Figure de proue de la création contemporaine, vous jouez également tout le répertoire classique. Quel est finalement votre répertoire de prédilection ? Jay Gottlieb : J’ai donné récemment une conférence, « Six siècles de sixième sens », où j’expliquais comment la surprise est le secret de la grandeur en termes de composition, du XVIème au XXIème siècle. Cela fonctionne aussi bien avec Bach, Mozart, Beethoven qu’avec Berio, Ligeti ou Crumb ! Une œuvre doit apporter quelque chose de nouveau et surprendre quelle que soit l’époque. Nadia Boulanger, qui était la plus grande analyste musicale de tous les temps, m’a ouvert cette voie synthétique. Tout est lié comme une succession de levers et de couchers de soleil. Je peux jouer des œuvres décrétées « sérieuses » puis me jeter dans West Side Story de Bernstein avec le même bonheur. Flâneries Musicales : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ? Jay Gottlieb : Grâce à deux grands musicologues, j’ai découvert un compositeur russe, Nicolas Oboukhov, initialement révélé par Ravel et Messiaen, qui me passionne. C’est une musique rare, empreinte d’un grand mysticisme et j’ai la chance de posséder l’intégrale de sa musique pour piano, que j’ai d’ailleurs enregistrée, le CD est sorti cette saison. D’autre part, je rêve de monter un projet avec Scelsi, un immense compositeur et un véritable gourou pour moi à qui j’ai été lié par une merveilleuse amitié. L’imprimatur de Scelsi et de Nadia Boulanger a été plus significative dans ma vie que tout au monde. Leur bénédiction m’a donné de la force pour le restant de mes jours. Flâneries Musicales 2011 / tous droits réservés p 4/4