L`économie informelle

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L’ECONOMIE INFORMELLE COMME
MODE DE DEVELOPPEMENT INSTITUTIONNALISE
Le débat sur l'informalité est un sujet des plus prolixes dans le champ de la
science économique contemporaine et plus spécifiquement, dans le domaine de la
recherche sur le développement. Depuis plus de trente ans, cette réalité insondable
intrigue, intéresse et motive de nombreux travaux et productions en provenance
des institutions internationales ou des universités, des contributions qui n'en
finissent plus de s'interroger sur le potentiel réel de ce phénomène dans la lutte
contre les incidences hautement sensibles de la paupérisation urbaine et du sousemploi massif, et cela malgré l'indicible difficulté à préciser ce qu'est
intrinsèquement l'informel. La pluralité des activités qui le compose et l'extrême
diversité des comportements qui s'y font jour constituent, il est vrai, des obstacles à
la caractérisation précise du phénomène de l'informalité, et c'est d'ailleurs pour cela
qu'on attribue ce vocable aussi original qu'imprécis aux stratégies qui s'organisent
en dehors du strict respect des lois et qu'on continue à l'utiliser malgré tout. Non
qu'il soit particulièrement adapté pour décrire précisément la situation des pays du
tiers monde, mais justement parce qu'il est suffisamment vague et interprétable
pour matérialiser l'idée mouvante et évolutive que se font les économistes sur ce
pogrom d'activités agrégeant du cireur de chaussures aux micro-entrepreneurs
clandestins, du narcotrafiquant aux fraudeurs du fisc, de la prostituée au politicien
corrompu. Un concept préconçu certes car suggéré sur la base d'une
compréhension plus intuitive et idéologique que réellement objective du
phénomène, mais qui permet néanmoins de donner une vision suffisamment
rigoureuse (à leur sens) de l'informalité pour passer à ce qui constitue en fait
l'enjeu principal de toute recherche en ce domaine, la question de savoir si
l'économie informelle peut représenter une solution viable et opérationnelle que
l'on puisse effectivement exploiter pour répondre aux problèmes de la crise du
développement des pays du tiers monde.
Partant de là, le titre de cette thèse a indéniablement de quoi surprendre.
Dire que l'informel est un mode de développement revient en fait à percevoir cette
réalité comme une forme structurelle agencée et dotée d'un pouvoir de
structuration dynamique susceptible d'impulser un processus évolutif et régulé ;
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dire qu'il est institutionnalisé suggère qu'il fait intrinsèquement partie intégrante
des structures du système considéré et que sa fonctionnalité est avérée, reconnue et
reproduite dans le cadre social où il prend substance. Cette thèse s'inscrit donc a
contrario de la majorité des approches théoriques qui étudient ce phénomène.
En effet, à l'origine de la recherche, il était courant de penser que
l'informalité, c'est à dire la déviance caractérisée par rapport aux normes
réglementaires d'une société donnée, n'était qu'une passade temporaire dans
l'histoire des nations, la marque ou la matérialisation indubitable d'un certain retard
institutionnel ou économique amenée à se dissoudre logiquement dans les
dynamiques vertueuses de la croissance équilibrée. Face à la persistance du
phénomène et à l'extension de son champ d'action dans les pays du Tiers Monde,
les approches économiques les plus optimistes voulurent bientôt y voir l'expression
de mécanismes de rééquilibrages spontanés en situation de récession, une
ressource providentielle pour l'analyse susceptible théoriquement d'être orientée et
dirigée pour constituer la solution organisationnelle inespérée à la crise sociale et
économique qui ronge les contrées du Sud. Ces deux conceptions aussi différentes
soient-elles à première vue, relevaient alors d'un même archétype originel dont
ils entendaient exhaler la vision : celle d'une informalité forcément conjoncturelle
composée c mécanismes économiques et de logiques sociales apparaissant
spontanément en situation c crise pour permettre la reproduction économique de
leurs instigateurs et tendre vers une situation meilleure.
Bien qu'elle relève fondamentalement de la logique, cette assertion n'est à
notre sens qu'à moitié satisfaisante pour comprendre le phénomène de l'informalité
dans les pays du tiers monde, comme le suggère l'intitulé plus ouvert de cette thèse.
Non que nous rejetions en bloc l'idée que des facteurs conjoncturels puissent
concourir à rendre plus nécessaire et surtout plu perceptible le recours à des
stratégies informelles pour surmonter les incidences temporaire d'une crise
économique. Cependant, nous préférons penser que cette réalité n'a rien d'une
pathologie, mais s'apparenterait plutôt à un phénomène normal, socialement et
économiquement parlant, pour la simple et bonne raison qu'une société qui en
serait exempte est tout à fait impossible. Certes, l'informalité change de formes
suivant les types de contexte dans lesquels elle se développent, car les actes qui
sont ainsi qualifiés ne sont pas partout les mêmes ; mais e tout lieu, et de tout
temps, il exista des individus qui ne respectèrent pas les codes et le règlements
établis. L'informel est donc lié fondamentalement aux conditions de toute vie en
société, et peut être considéré à ce titre comme un des moyens de fonctionnement
commun du contexte dans lequel il « sévit ». C'est un phénomène normal,
nécessaire et même utile dans le sens où la manifestation de l'originalité
individuelle peut être considérée sous certains auspices comme un facteur
d'évolution sociale. Ainsi, on a souvent pu constater au fil de l'histoire que la nonobéissance aux codes était susceptible d'impliquer directement les changements
transformations dans une société, contribuant parfois à prédéterminer les formes
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nouvelles prises par les conventions et les règles dans un sens plus « efficace » ou
plus « rationnel ».
Il s'avère donc nécessaire de s'affranchir de la logique d'études qui soutient
le paradigme de l'individualisme méthodologique, une optique utilisée dans
l'analyse de phénomènes expurgés des influences du contexte social dans lequel ils
se déterminent en nature et prennent leur essence fondamentale, et de la relativité
historique ou géographique qui fonde pourtant leurs spécificités fonctionnelles et la
manière dont elles sont psychologiquement ressenties par les rationalités
individuelles en présence.
Aussi, afin de pallier aux défauts de la conception ethnocentrique ou
moralement contingente, le phénomène de l'informalité doit donc à notre sens être
appréhendé à l'aune de l'évolution historique des sociétés comme une partie
intégrante de tout processus de développement, et étudié en premier lieu selon son
degré de généralité, seul critère à même de s'affranchir de toute prédisposition
doctrinaire pour affirmer la normalité du phénomène. Seule une étude en
dynamique peut donc réellement mettre en lumière l'importance structurelle que
l'informalité peut revêtir dans l'organisation systémique des pays du tiers monde.
Ainsi, nous entendons rompre avec les explications monocausales et
tronquées de l'informalité qui tendent à ne voir dans ce phénomène pourtant
diversifié et complexe, que l'effet d'un malaise économique, politique ou social
dont la croissance équilibrée constituerait la cure, ou a conmario qui en font la
planche de salut dans l'impasse du processus de développement. Tant s'en faut,
nous espérons prouver dans cette thèse que l'informel, cette réalité protéiforme
dont les manifestations multisectorielles durables dans le développement
économique attestent d'une persistance au niveau de l'histoire des sociétés, ne
constitue pas la simple matérialisation temporelle de comportements marginaux
dans une organisation systémique inachevée ou en crise, mais peut au contraire
s'apparenter à un mode particulier de développement institutionnel, une constante
développementale propre à certains régimes de fonctionnement économiques,
politiques et sociaux.
Concevoir un tel objectif de démonstration n'est pas une chose aisée, eu
égard aux nombreuses productions théoriques sur le sujet qui tendent souvent à
décrire ce phénomène et ses vertus comme des atouts ou des affres conjoncturels
destinés à se diluer dans l'accomplissement institutionnel ou économique des
nations souveraines. En effet, rares sont les partisans d'une approche resituant
l'informalité ou plus généralement les comportements déviants par rapport à la
norme établie, dans une perspective objective permettant d'exprimer ce phénomène
en fonction des propriétés qui lui sont inhérentes et non en fonction de sa
conformité à une notion plus ou moins idéale de la conception sociale. Les débats
économicistes sur ce sujet semblent ainsi souvent s'attarder sur l'idée personnelle
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que les chercheurs occidentaux se font de la chose, et non sur la nature de la chose
elle-même, un parti pris qui pousse souvent à définir des concepts qui souffrent de
n'être conçus qu'en fonction des rôles qu'on leur attribue de prime abord, et non par
rapport à une observation ex ante des réalités objectives du sujet. À partir de là et
plus par souci de maintenir une cohérence logique de leurs modèles que de rendre
compte de la réalité du phénomène, la recherche orthodoxe sur l'informalité s'est
ainsi souvent dotée d'un habillage sémantique (la notion de « secteur informel »
par exemple) destiné à vérifier la compatibilité des lois supposées naturelles
définies préalablement à l'observation empirique (même s'il fallut pour cela faire
l'effort de la définition d'hypothèses souvent fausses et irréalistes).
Pourtant, cette nécessité dialectique de conformer l'agencement de la réalité
à ce qu'il semblerait normal ou logique au niveau intellectuel ou théorique, ne rend
pas compte à notre sens de la complexité du phénomène social que constitue
l'informalité, et ne permet en aucun cas de décrypter ses implications réelles dans
le processus de développement. Ce mode d'analyse plus idéologique qu'objective a
d'ailleurs plus eu tendance à masquer les propriétés réelles des phénomènes
informels sous un couvert moraliste ou idéaliste qui éclipse en fait les
fonctionnalités et les capacités de régulation éventuelles, qu'à permettre une mise
en lumière objective et opératoire du sujet.
Aussi, il nous est permis de douter de la fiabilité de modèles théoriques
fondés sur des concepts préexistants et dont la cohérence n'est due qu'à la
définition d'hypothèses logiques tellement fortes qu'elles en contraignent souvent
les conclusions. À l'instar d'A. Marshall, nous pensons qu'avant tout, que « le rôle
de la science est de réunir, de grouper et d'analyser les faits économiques et
d'utiliser les connaissances tirées ainsi de l'observation et de l'expérience » .
Il importe donc de changer de méthodes pour appréhender cette réalité
fuyante que constitue l'informalité, et en définir la nature et les incidences
effectives sur l'évolution dg structures de l'économie et de la société. Rappelons
que nous poursuivons le but de proue que la déviance par rapport aux normes
établies ne constitue pas une entrave au développement mais, au contraire, fait
intrinsèquement parti de ce processus complexe en mettant en oeuvre des capacités
régulatoires ou de changement fonctionnel qu'il reste à décrire. Effectivement, en
exprimant les phénomènes en fonction, non d'une idée de l'esprit, mais de
propriétés qui le sont inhérentes, en les caractérisant par un élément intégrant de
leur nature, et non par le conformité à une notion plus ou moins idéale, elle permet
de donner une définition objective des réalités qui nous intéressent. Sur cette base,
nous pouvons donc considérer comme informel tout comportement ou acte
susceptible d'être puni car dérogeant au respect plein et entier du Droit établie
de la société, et qui engendre un gain. Partant de là, cette conception nous
permet d'englober la totalité des actes délictueux et criminels dans le champ de
l'informalité sans avoir à apporter un jugement qualitatif ou moral sur leurs
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fonctionnalités ou à multiplier les critères de définition pour coller au plus prêt à
l'objet que nous voulons étudier précisément. Notons également que nous n'avons
volontairement pas précisé la nature du gain occasionné, ce denier pouvant être aussi
bien de nature économique que social ou politique. Ce faisant, cette optique
d'approche empruntée à la sociologie scientifique nous permet de prendre pied dans
la réalité, t s'accrocher à la nature des choses et d'échapper aux critiques que l'on
peut adresser à la notion communément définie de « secteur informel ». Elle
implique en outre une distinction des actes taxés comme informels non sur la base
de la morale ou de l'inclinaison théorique du chercheur, mais par rapport aux
conditions de la vie sociale du domaine dans lequel est mené l'étude. Cette
conception est importante : premièrement, elle nous permet d'échapper à la
subjectivité du jugement ethnocentrique sur des actes délictueux en situant le
classement par rapport aux données sociales, aux habitudes collectives, aux
coutumes et aux normes propres l'échantillon considéré ; de plus, elle supporte de
resituer le débat dans une perspective variabilité spatiale et historique qui handicape
souvent la pertinence des analyses classique supposées valables en tout temps et en
tout lieu ; enfin, et c'est là l'essentiel, elle suggère qu' toute matière de la recherche
scientifique, les concepts doivent servir à comprendre la réalité d choses sans
s'imposer dans nos esprits comme des substituts légitimes à cette dernière.
Conséquemment, cette optique méthodologique suppose de s'attacher avant
tout à matérialité des faits plutôt qu'à la conception intuitive que nous pouvons en
avoir d'une manière disciplinaire: cette conviction implique donc de procéder à un
repérage et à une observation exante des phénomènes que nous entendons étudier
afin de ne pas céder à la facilité de la simple transposition modélisée de nécessités
logiques (qui calibrerait notre réflexion en fonction de ce qui devrait être
normalement), et d'éviter que notre propre conception personnelle, temporelle
ethnocentrique de l'idéal moral ou doctrinaire n'influence la représentation que
nous pouvons en avoir. De ce fait, en échappant à l'illusion qu'une simple analyse
logique permet de décrypter efficacement le social et que la nécessité logique
vaille souvent comme nécessité naturelle, elle nous permet de nous affranchir de
l'étude des praenotiones que l'on trouve à la base de toutes les sciences, ces
« sortes de fantômes » si prompts à contenir tout ce qui il y a d'essentiel dans le
réel qu'on en arrive souvent à les confondre avec le réel lui-même. Il importe donc
plus par exemple de procéder à une analyse de la manifestation des préceptes du
Droit dans la société si nous voulons précisément analyser la nature fondamentale
de ces choses et comprendre pourquoi des comportements ne s'y soumettent pas.
C'est donc en observant empiriquement les modes de constitution des règles ellesmêmes et leurs manifestations dans la société, que nous pourrons comprendre
ensuite comme le Droit se prolonge dans les consciences individuelles et y retentit,
et apprécier les subtilités des procédures de structuration institutionnelle, de
développement et de transformation du système organisé.
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Dès lors, en prenant pour base de l'analyse l'observation des phénomènes
sociaux, cette inclinaison méthodologique nous permet également d'aborder d'une
manière globale, dynamique et incluante les différentes facettes des modes de
structuration de toute organisation systémique sans se priver de l'apport relatif des
autres champs disciplinaires en la matière. Suivant cette définition, l'organisation
économique et les systèmes financiers, les règles juridiques et le droit, la morale et
les dogmes religieux sont des faits sociaux cristallisés en pratiques dans un
contexte particulier, des institutions issues coercitivement des manières de faire,
d'être et de se conduire consolidées existant extérieurement aux consciences
individuelles. Partant de là, leur caractère conventionnel implique qu'ils
déterminent notre volonté du dehors, comme des moules en lesquels nous sommes
nécessités à couler nos actions. Conséquemment, c'est donc sur les institutions
elles-mêmes et leurs modes de structuration que devra se concentrer notre attention
si nous voulons savoir comment l'informel est apparu et dans quels termes il s'est
reproduit, organisé et a influencé le mode de développement et l'édification
dynamique de l'architecture institutionnelle d'une société donnée. Ce faisant, en
adoptant un profil prompt à réintroduire la relativité spatiale et historique dans le
champ de la réflexion, nous espérons pouvoir très précisément cerner la nature de
ces logiques parallèles tout en exposant d'une manière diachronique les
déterminants profonds des interactions fonctionnelles qui se manifestent entre les
différents ordres économique, politique et social et les modes de constitution des
procédures de régulation systémique qui assurent la cohérence dynamique de
l'ensemble.
Nombreux sont ceux qui pourraient dire que nous quittons dès lors le chemin
de la recherche économique pure pour nous hasarder sur les pistes des modèles
sur-socialisés où aucun déterminisme naturel ne vient éclairer et technifier notre
propos car les individus y sont supposés suivre « automatiquement et
inconditionnellement les coutumes, les habitudes ou les normes' ». Cette
assertion est à moitié vraie dans le sens où si notre analyse entend ne souffrir
d'aucun réductionnisme susceptible de dissimuler derrière un rempart conceptuel
les subtilités des systèmes étudiés, elle ne peut donc se suffire du champ d'étude
sous-socialisé de la logique marchande pure dans laquelle « l'individu est
atomisé et ne connaît des autres que ce que lui dicte son intérêt personnel ».
En effet, en tant qu'économiste, le point focal de notre débat doit demeurer le
souci d'éclairer aussi précisément que possible les modes d'organisation d'un
système économique complexe, ses déterminants, les facteurs de son efficacité,
et en l'occurrence, de déterminer si l'informel constitue plus un symptôme du
dysfonctionnement de l'organisation économique et institutionnelle qu'un
élément structuré et structurant engendré du cœur même de l'organisation
dynamique pour permettre son développement équilibré et régulant par ses
logiques partielles l'évolution de la configuration engendrée. De ce fait, 1e
problème auquel nous sommes confrontés est l'introduction dans le champ de
l'analyse de relations qui furent considérées pendant longtemps comme
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extérieures à l'économie, et « de formes sociales qui, pour avoir une logique
fort éloignée de la logique concurrentielle, n'en concourent pas moins
puissamment au fonctionnement et à l'efficacité des économies de marché » .
Des « institutions invisibles » comme les règles de droit, les principes
éthiques, le relations de confiance, de loyauté ou de franchise aux organisations
proprement dites (État firmes, système de réseaux), ces réalités mouvantes que
l'on peut pourtant observer dan l'économie réelle sont néanmoins longtemps
restées en marge de la réflexion économique contemporaine, car c'était là des
domaines d'investigations qui pouvaient relever d'autre champs d'investigation
que la logique marchande pure aurait voulu ignorer en vertu du sacro-saint
marché coordonnateur. Mais, l'observation et l'opiniâtreté de la recherche mirent
très vite en exergue l'existence d'autres principes de régulation alternatifs,
l'introduction des organisations, institutions ou des normes sociales dans le
champ de la recherche relativisant grandement la portée explicative de la
logique marchande pure.
En définitive, l'étude de l'organisation économique semble donc tourner
autour de deux; principaux points : le premier étant de comprendre les fondements,
les raisons et les modalités bref la nature des rapports qui se nouent entre les
agents, le second étant son corollaire dans le sens où il importe de définir en
substance la nature des institutions qui matérialise effectivement cette organisation,
qui la régule et la pérennise pour « boucler la boucle ». L'économie étant insérée
dans une série de rapports sociaux, politiques, juridiques et de systèmes de valeurs,
comprendre la place qu'occupe l'informel dans le système et son développement
impose donc de revenir sur les fondements des procédures contractuelles qui se
nouent entre les agents et sur le milieu dans lequel elles se développent. Ainsi,
nous pensons que toutes les conventions n'émergent pas des comportements
individuels des agents, car ces derniers sont souvent imposés par la société :
comment cerner précisément l'informel, ses logiques et sa nature dès lors sans faire
référence au poids de l'histoire des règles et aux autres contraintes exogènes.
(pour une époque et une société donnée) comme l'influence des structures
constitués de la société sur les comportements qui y naissent ?
Cependant, l'informalité relève d'un cas où l'étude des structures sociales
apparaît comme nécessaire mais non suffisante : en effet, comment appréhender la
déviance par rapport aux règles établies de la société et concevoir son influence et
son action dans la dynamique globale de développement d'un système sans se
détacher des structures sociales, sans voir comment la matérialisation des volontés
individuelles et des relations sociales réellement existantes qui s'abrogent le droit
de ne pas le respecter bousculent les modèles de comportement intériorisés et
atténuent leur apparente imperméabilité aux relations courantes ? En d'autres
termes, si les logiques informelles ne sont pas toutes des crimes dans le sens où
elles n'impliquent pas toujours de punition effective, l'existence d'un dispositif
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réglementaire officiel qui permet néanmoins de les repérer atteste que les normes
peuvent être interprétées, et donc que les individus ne suivent pas toujours d'une
manière inconditionnelle et automatique les conventions contenues dans leur
structure sociétale.
Aussi, entre le vide institutionnel de l'approche néoclassique,
l'individualisme méthodologique de la Nouvelle Économie industrielle et le tout
institutionnel de la sociologie durkheimienne, nous entendons trouver l'alternative
d'une démarche originale qui puisse concilier l'exercice des volontés individuelles
dans le choix des règles et les caractères culturel et collectif des institutions. À la
confluence des apports des diverses disciplines des sciences sociales, nous nous
situerons donc dans un domaine d'investigation qui soit susceptible non seulement
d'apporter un éclairage sur la nature profonde de l'informalité, mais également qui
nous permette d'en analyser les perspectives et les influences dynamiques sur le
mode de développement des structures systémiques d'une économie donnée. Nous
retiendrons donc pour notre analyse la position holiste popularisée par R. Boyer au
travers de la théorie de la régulation, une approche qui s'abreuve aux apports
disciplinaires des sciences sociales sans réductionnisme méthodologique, et qui
constitue donc à notre sens le meilleur compromis entre les différentes traditions
que nous venons de décrire précédemment.
En quoi maintenant l'adoption d'un cadre holiste agrégeant les apports des
sciences économiques et ceux des autres champs disciplinaires comme la
sociologie, le droit, l'histoire, l'anthropologie ou même l'ethnologie nous aide-t-il
dans la compréhension du phénomène de l'informalité ? Les raisons sont en fait
multiples, et relèvent pour l'essentiel d'un souci de pertinence scientifique vis-à-vis
de la conception que nous entendons retenir du phénomène. En effet, on peut
affirmer que la tendance à l'individualisme méthodologique qui domine en grande
partie le champ de la science économique moderne oublie ou se méprend
grandement sur l'importance réelle des structures sociales dans la détermination de
l'action économique. Hors, si il y a bien un sujet qu'on ne peut éluder dans le débat
sur l'informalité, c'est le poids de l'environnement social dans lequel les acteurs
économiques prennent leurs décisions et calibrent leurs comportements, et les
contingences historiques et structurelles du système dans lequel ils s'insèrent et qui
sont souvent fondatrices des comportements de déviance par rapport aux normes
établies. Il est donc, à notre sens, aussi vain d'essayer de séparer l'étude des
comportements informels du contexte social dans lequel ils prennent naissance,
force et parfois légitimité, que de les réduire à la simple manifestation
conjoncturelle de l'incomplétude de procédures contractuelles, des systèmes
d'incitation ou de surveillance puisque leur dynamique fait qu'ils peuvent en être
éminemment constitutifs. Si tel était néanmoins le cas, nous nous priverions à coup
sur d'une interprétation globale du phénomène de l'informalité au profit d'un
analyse tronquée et matériellement fragile sur ces bases. Pour conclure, après avoir
compulsé i étudié une grande partie des ouvrages consacrés à ce sujet et confronté
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les hypothèses de différentes études théoriques et prospectives à la réalité du
terrain, nous avons constaté qu'e égard à leur persistance structurelle et à leur
densité dans nombre de pays en voie d développement et systèmes productifs, les
comportements informels ne pouvaient plus être perçus comme l'expression
automatique de mécanismes de rééquilibrage conjoncturels amenés a disparaître
avec l'accomplissement des phases de croissance, ni comme des procédure
désordonnées ou marginales dénuées d'organisations internes et donc de capacités
d'influence sur l'organisation systémique. De plus, si nous nous accordons sur le
fait que chaque société a la conjoncture de sa structure, l'exemple de certains
systèmes régionaux ou l'informalité occupe un champ conséquent de l'activité sans
que la rationalisation des structures ne parviennent à en atténuer les manifestations
et les préceptes, montre que nous ne pouvons plus évincer la question de la nature
profonde de l'informalité et de son influence en dynamique dans les modes de
développement des pays concernés. De ce fait, il semble donc que ces logiques
différenciée soient plus la marque d'une spécificité dans le processus de
développement lui-même, la résultante de la constitution historique d'un mode
particulier de rapports des citoyens avec l'Etat dont l'originalité réside dans une
non-conformité des systèmes économiques appréhendés (au sens des marchés, des
institutions, du droit, de la salarisation...) avec les modèles occidentaux qui font
souvent référence, que la simple matérialisation conjoncturelle des
dysfonctionnement organisationnels du cadre étatique ou économique considéré,
comme voudrait le faire croire un conception trop intuitive ou statique du
phénomène. L'informalité devrait donc être considéré dans une optique
organisationnelle comme une action économique socialement située, encastrée
dans des réseaux de relations personnelles et destinée non seulement à la poursuite
d'objectif de nature économique mais également non économique (statut social,
pouvoir, socialisation, approbation). En ce sens, l'informel doit donc être perçu
comme faisant intrinsèquement parti des règles du jeu d'une société, ce qui permet
de situer le problème de l'étude directement dans le champ institutionnel et d'éviter
de se fourvoyer dans une conception pathologique du phénomène.
De ce fait, l'objectif que nous poursuivons dans cette thèse n'est pas de
révolutionner la science économique en définissant de nouveaux concepts
théoriques englobants ni de sacrifier à l'exercice de style qui voudraient que l'on
confronte les analyses théoriques de l'informalité pour ensuite les critiquer. Nous
n'entendons que donner un éclairage historique de la dynamique de l'informalité
dans le mode de constitution d'un système complexe qui puisse mettre proprement
en lumière l'étroite implication des logiques informelles dans le phénomène du
développement économique, dans les modes de structuration sociaux et les
procédures de régulation institutionnelle. Au travers de l'étude des faits et de leurs
implications stratégiques et fonctionnelles dans les systèmes organisés et leur
régulation, nous désirons donc montrer l'étroite complémentarité qu'il peut exister
entre des logiques formelles et informelles que seule la théorie oppose, et
appréhender la réalité des économies ou de systèmes productifs selon un profil
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d'approche qui soit susceptible de faire état de la capacité dynamique des
comportements parallèles à se reproduire, à se structurer et conférer une certaine
capacité de régulation fonctionnelle à l'ensemble du système. Moins que d'essayer
de renouveler un champ d'investigation quasi étouffé sous le poids des productions
théoriques divergentes, nous ne poursuivons que le but de donner une vision fine,
claire et détaillée de la dynamique historique du développement d'un système
productif et d'un pays au travers des faits eux-mêmes, sans faire l'impasse sur les
rapports sociaux, les interactions stratégiques, et les mises en cohérence
dynamique qu'il peut exister dans les différents ordres du système. Ce faisant, nous
aborderons l'informalité, sa nature, ses déterminants, ses influences et ses
fonctionnalités non sous l'angle théorique mais plutôt sous celui de leur
manifestation réelle, un parti pris méthodologique qui nous permettra nonobstant
de cerner très précisément les spécificités organiques du phénomène et les
inclinaisons théoriques qu'il importe de retenir pour perpétuer conceptuellement
l'analyse, tout en montrant d'une manière non figée et évolutive les caractéristiques
profondes des comportements parallèles et de leurs manifestations dans le cadre de
l'économie et de la société.
L'éclectisme de nos sources et la portée explicative multidimensionnelle que
nous voulons donner à notre étude nous imposent donc de scinder notre analyse en
deux visions distinctes mais complémentaires, qui correspondent en fait aux
différents niveaux d'appréhension possible du phénomène de l'informalité, de ses
modalités d'expression à ses capacités d'influence dynamique. En effet, trouver une
réponse concise aux questions de savoir comment, dans quelles proportions et de
quelles manières les comportements et rapports informels se déterminent et influent
dans le mode de structuration et de développement, n'est possible que si on prend en
considération les différentes dimensions du système, c'est à dire le niveau
microéconomique ou sectoriel et le niveau macroéconomique global, afin de voir
comment leurs dynamiques s'articulent et interagissent effectivement. L'introduction
du postulat de relativité spatiale et temporelle et de l'hypothèse d'imbrication de
l'économique dans le social (embeddedness) nous exhorte de plus à cibler
précisément le cadre de notre étude, car si tout domaine d'activité ou toute société est
unique dans sa constitution et son mode de fonctionnement, nulle loi naturelle ou
modèle théorique n'étant donc valable de tout temps et en tout lieu, il parait plus
rationnel de partir de l'étude d'un cas d'espèce pour remonter vers la généralité plutôt
que l'inverse.
Passé le cap de l'énoncé des erreurs conceptuelles des analyses
«orthodoxes » de l'informalité, notre attention s'est donc focalisée au niveau
sectoriel sur les modes de développement et d'organisation d'une des filières
d'exploitation de ressources naturelles les plus rémunératrices du modèle
colombien, à savoir l'émeraude. Nous avons donc commencé notre analyse en
adoptant un profil volontairement historique pour exposer les modalités de l'arrivée
des puissances coloniales espagnoles sur le territoire amérindien, et les
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bouleversements sociaux, économiques et politiques engendrés par l'imposition
d'une normalisation occidentale sur des structures traditionnelles indiennes. Cela
nous permit de sais précisément le contexte qui sied à la mise en place de
l'exploitation forcenée des gisements et la constitution du marché intérieur, de
même que les rapports sociaux qui s'expriment sur c telles bases et qui
conditionneront la formation de la structure institutionnelle, la configuration
productive du secteur et la manière dont elle évoluera en dynamique. Au travers
d'un description des différents comportements et des multiples logiques à l’œuvre
sur le territoire annexé, nous avons remonté le cours de l'histoire de la constitution
de la filière de l'émeraude afin de montrer les différents modes, règles et
configurations productives qui se sont succédés aux rênes de l'exploitation, les
actions entreprises par les différents intervenants et les réaction comportementales
qu'elles ont suscitées. Cela nous a permis de suivre en parallèle la constitution de
l'État et des dispositifs réglementaires qui présidèrent effectivement à la mise en
place d'un mode de développement, et les modalités de son intervention spécifique
sur la force de travail dont l'objet principal était « de contraindre par la violence
à travailler selon de rythmes et des modes qui lui étaient étrangers» .
Notre première partie délivre donc les résultats d'une enquête de terrain
réalisée en Colombie sur la constitution historique de la filière de production de
l'émeraude et les modalités singulières de sa régulation selon les dynamiques
informelles qui s'y expriment depuis l'origine de la production. Ce choix n'est pas
innocent : pour réaliser le programme de recherche que nous nous étions fixé, il
fallait non seulement choisir un pays d'étude où les manifestations de l'informel
soient suffisamment répandues dans les différents secteurs économiques nationaux
mais également déterminer un angle d'attaque original, c'est-à-dire une filière de
production qui n'est jamais fait l'objet d'une étude de ce type, mais qui est
néanmoins bénéficiée d'une évolution structurelle et organisationnelle conférant
une place importante à l'informalité des rapports économiques. Il fallait également
que la filière sur laquelle nous décidions de porter notre analyse existe depuis les
débuts de la création du régime national, et qu'elle soit suffisamment génératrice de
revenus et d'emplois pour que son profil dans le développement soit à l'évidence
stratégique et non marginal.
Nous avons donc ciblé notre étude sur la Colombie, pays latino-américain
relativement stable au niveau économique, mais où l'actualité politique laisse une
grande place à la manifestation exacerbée de logiques informelles quelquefois
prédominantes. Qu'on se souvienne de la guerre de la drogue survenu au début des
années quatre-vingt-dix où les chef de cartels ambitionnaient de déstabiliser le
pouvoir en place pour phagocyter définitivement un système qu'ils soutenaient
activement grâce à la réintroduction économique des revenus issus du commerce
international des stupéfiants. Le choix de la filière de production fut aussi aisé : la
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Colombie détient depuis les origines un monopole sans partage sur l'exploitation
d'une matière première particulièrement recherchée, l'émeraude, une gemme
précieuse dont la valeur nourrit d'importants flux d'échanges depuis le
commencement de la civilisation humaine. Disposant toujours actuellement de
réserves considérables, la Colombie est en outre la seule région où sont produites
industriellement des émeraudes de la meilleure qualité puisqu'elle fournit à elle seule
plus de 80% de la production internationale.
La réalisation d'une mission de terrain pour aller étudier empiriquement les
modes de constitution et de fonctionnement de cette filière de production, a donc
permis de mettre en exergue la dynamique des logiques informelles dans son
développement et dans son processus de régulation. Des zones d'exploitation aux
marchés, des barons de l'émeraude aux petits exploitants informels, des ateliers de
taille aux officines de financement, tous les différents niveaux de la filière de
l'émeraude ont été appréhendé avec le maximum de rigueur et d'attention, bien que
souvent la réalité soit aussi insaisissable que conditionnelle à la perception
personnelle des intervenants que nous avons interrogés.
Malgré tout, cela nous a permis de démonter et d'approfondir les
circonstances historiques et les déterminants fondamentaux à la base de la
structuration de la filière de production de l'émeraude, de la définition des
comportements économiques qui s'y inscrivent et s'y affrontent à la caractérisation
de la configuration productive qui permet leur mise en cohérence dynamique dans le
contexte environnemental. Ainsi, nous avons pu aborder les lois, règles et normes
qui président à la définition des configurations organisationnelles de l'exploitation
officielle et de l'exploitation non officielle de cette précieuse ressource, et la manière
dont elles retentissent dans l'esprit des agents collectifs et individuels de la filière.
De l'amont à l'aval du secteur (l'étude des formes, du mode de structuration des
marchés, des processus de régulation de la concurrence nous permet d'aborder les
logiques commerciales et de réseau à l’œuvre dans la filière en s'attachant plus
particulièrement à la manière dont s'organise l'activité commerciale et aux modalités
des rapports singuliers qui se nouent entre agents du marché), nous avons ainsi pu
nous pencher sur la nature précise et les implications d'un phénomène dont la
complexité et les ramifications échappent souvent à une analyse trop théorique du
problème.
Ainsi, nous avons vu que les logiques informelles possèdent à l'évidence un
dynamisme certain dans cette filière de production-type, où elles se perpétuent au
travers des institutions économiques et des réseaux d'influence qui donnent leurs
configurations organisationnelles aux modes d'exploitation et aux procédures
marchandes. L'informel témoigne donc à l'évidence d'un pouvoir de structuration
efficient et efficace, l'enchevêtrement coordonné de ces logiques contractuelles
étant fondateur de pouvoirs parallèles et de modes d'organisation et
d'homogénéisation rationnels dans le contexte particulier où les comportements
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s'expriment. Ils sont donc susceptibles d'engendrer le changement attendu des
conventions en agissant directement au niveau économique, politique et social de
la structuration systémique. Ainsi, dans ce cadre de figure, ce sont les
comportements déviants qui constituèrent souvent le véritable moteur sectoriel de
la filière, puisque malgré les efforts administratifs de la puissance publique pour
légaliser la production et le commerce des émeraudes et les insérer dans un cadre
plus rationnel, son action n'a suscité qu'un réaménagement relatif des procédures
régulatoires qui persistent dans la forme que leur ont donné les différents réseaux
parallèles qui s'y inscrivent depuis les origines et s'y perpétuent toujours.
L'institutionnalisation étatique récente de l'activité s'apparente donc plus à
un habillage sémantique ou idéologique d'une réalité systémique difficile à
contrôler, matériellement suscité de l'intérieur par une mise en exergue des
avantages organisationnelles et opératoires de la configuration existante, plutôt
qu'à une réelle transfiguration de la filière dans le cadre d'une « formalisation » de
l'informel entendue comme une procédure d'endogénéisation volontaire de sa
puissance dans le cadre réglementaire. Indubitablement, les principales sociétés
exploitantes actuelles n'apparaissent donc que comme la cristallisation
institutionnelle des anciens groupes et réseaux miniers informels prédominants
dont elles reproduisent fidèlement le cadre normatif, les us et les habitudes et les
mécanismes d'organisation et de régulation. Conséquemment, c'est donc l'État qui
assume pleinement la responsabilité de la rationalisation organisationnelle d’une
configuration productive à la rentabilité croissante depuis lors, la formalisation
administrative ayant libéré le marché des entraves sectorielles dont l'informalité, la
déviance par rapport aux règles établies et la définition d'un cadre alternatif de
développement constituaient la matérialisation. En définitive, malgré les multiples
dispositifs soigneusement définis pour opérer un contrôle et une gestion optimale
de l'exploitation nationale de la ressource et des procédures contractuelles du
marché, il semble donc que la réalité nous lais! apparaître précisément l'influence
primordiale des normes parallèles qui double systématiquement celles édictées par
l'État. Leur fonctionnalité est si avéré pour les acteurs c marché que l'État n'entend
donc pas précisément les modifier, mais leur accorder une aura c reconnaissance
prompte à légitimer et à densifier leur efficacité. Cela peut expliquer la stratégie de
tolérance adoptée par l'État face aux manquements incessants à ses dispositifs
réglementaire commis par les grandes sociétés minières, un modèle en vertu
duquel il importe pli d'assouplir sa ligne directrice sur les points où les dispositifs à
l’œuvre sur le marché ; confrontent au processus réglementaire devenant par làmême facteurs de dysfonctionnalité que d'accroître le carcan répressif en prenant le
risque de rompre le fragile équilibre instauré depuis la fin de la guerre des
émeraudes dans les modes d'organisation et de régulation sectoriels du système.
Cet exemple montre donc précisément que les caractéristiques de
l'organisation sectorielle largement informelles d'une activité économique peuvent
constituer des modalités de coordination homogénéisantes plus « rationnelles » que
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celles promulguées par la puissance publique, et qu'à ce titre elles peuvent par effet
de « feed-back » influencer la structuration systémique jusqu'au terme d'une
cristallisation institutionnelle effective. En prolongeant le raisonnement, est-il
possible de retrouver les traces d'un processus similaire au niveau des structures du
développement même du système économique et du mode de régulation global de
la Colombie ?
Notre deuxième partie reconduit donc cette même méthodologie d'analyse
au niveau système global pour décrire selon une même grille de lecture l'histoire de
la constitution économique, politique et sociale de la Colombie et des principales
structures du modèle de développement, et aborder les modes de structuration et
les formes du développement du modèle colombien au travers du prisme de
l'informalité. Nous y abordons en dynamique les différents comportements et
stratégies qui s'expriment de l'intérieur même du système, et qui façonnent ou
conditionnent les formes prises par le régime, son mode de régulation, et ses
possibilités d'évolution future. Ainsi, nous pouvons prouver par les faits, que loin
de pouvoir être réduits à la simple manifestation de dysfonctionnalités dans le
processus de rationalisation systémique ou à de simples procédures d'ajustements à
des situations de crises, les logiques et phénomènes informels témoignent d'une
indéniable fonctionnalité dynamique dans le cadre de la régulation systémique, qui
tend à concrétiser l'émergence d'un modèle d'organisation institutionnelle hybride
spécifique. Pour ce faire, nous avons d'abord considéré l'histoire de la constitution
des structures économiques, politiques et institutionnelles de la Colombie en
mettant plus particulièrement l'accent sur les rapports sociaux et les déterminants
de l'informalité, des modes de coordination dynamiques des comportements
individuels à la définition du pouvoir étatique et de sa superstructure
institutionnelle. Passé ce cap, nous avons décrit les modalités contemporaines de
l'organisation dynamique et de la légitimation fonctionnelle des logiques parallèles,
ce qui nous permit d'aborder certains exemples (comme la contrebande
institutionnalisée ou les réseaux de la drogue) qui retracent bien à notre sens
l'influence et le poids stratégique des organisations informelles dans la régulation
globale. Cette description dynamique et diachronique de la réalité contextuelle a
donc eu l'insigne avantage d'apporter un éclairage exhaustif des logiques des
différentes réalités de l'informel au travers des modalités de l'intervention de l'État
dans le système, de l'étude des cadres réglementaires officiels à la manière dont ils
peuvent être détournés ou interprétés par les logiques parallèles.
En l'occurrence, les phénomènes informels semblent donc avoir acquis une
certaine légitimité dans un système où ils remplissent à l'évidence de nombreuses
fonctions, une fonctionnalité reconnue et appréciée qui a abouti dans les faits à la
reconnaissance d'une relation symbiotique entre État et informalité, légitimatrice et
endogénéisatrice au niveau structurel des termes et modalités de son expression.
De cette complémentarité étroite est donc née une forme particulière de la
puissance publique, et à travers cela du Droit, des prérogatives de l'intervention
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publique, et des régimes politiques qui la sous-tendent, une configuration
éminemment différente de nos « parangons » occidentaux toujours cités en
exemples, mais non dysfonctionnelle au niveau économique. Que l'on considère la
reproduction de la force de travail, le processus de salarisation, la constitution du
système d'emploi et les modes de normalisation du travail, ou même la définition
de la citoyenneté, le système étatique s'est donc adapté à l'informel par une
redéfinition des rapports sociaux autorisant la possibilité d'un détournement
systématisé de la loi. En conséquence, l'État s'est dissocié de la règle de Droit pour
réguler et préserver à court terme le fragile équilibre instable induit par la forte
inégalité sociale et les phénomènes d'exclusion, afin de ne combattre que les
dynamiques centrifuges qui pourraient constituer une menace pour la cohésion
sociale et donc la reproduction du pouvoir politique. Cette situation concrétise en
fait la matérialisation d'un système d'organisation institutionnel alternatif issu des
spécificités de l'évolution structurelle colombienne, un modèle d' « État-tolérance »
où le non-respect du Droit ne constitue plus un facteur dysfonctionnel mais au
contraire, un attribut légitime et fonctionnel concourant à la régulation globale.
Nous sommes donc en présence d'un mode original de régulation qui allie l'État et
l'informel dans nouvelle structure de développement, un modèle d'État-tolérance
s'apparentant à un hybride issu de la confrontation des stratégies et modèles « types
» de développement et d spécificité des structures institutionnelles colombiennes.
L'État-tolérance, c'est donc avant tout la reconnaissance institutionnelle
d'une relation symbiotique entre État et informalité dans la conduite et la régulation
du mode développement. C'est également un moyen de décomplexer l'État au
niveau de son action intérieure, et de donner l'apparence au niveau international
d'un certain contrôle sur dynamiques qui in extenso paraîtraient dysfonctionnelles.
Que ce modèle s'exprime au trac des liens de légitimation du pouvoir en permettant
de compenser les déficits de pouvoir l'instauration d'une citoyenneté à géométrie
variable ou au niveau de la structuration de l'espace économique en permettant
l'existence d'une kyrielle de formes d'organisations intermédiaire de procédures de
coordination informelles
En définitive, l'État est conditionné à la préservation des capacités
économiques du pays à la conservation d'un minimum de cohésion sociale et
d'intégrité géopolitique, et donc n'agit, par le biais de ses politiques de contrôle et
de régulation que sur les déséquilibres susceptibles de provoquer une
incompatibilité dans le processus de reproduction du système économie global.
« Certaines pratiques informelles de régulation et de redistribution qui
rétablissent un double équilibre en termes d'emplois et de revenus globaux
(devenant) parfaitement fonctionnelles (...) car (elles) ne se réalisent pas contre le
pouvoir étatique, mais au contraire elles sont des mécanismes structurels de
rééquilibrage et donc de reproduction des économies périphériques' », l'État
entend donc bien les tolérer pour se consacrer en dernière instance son principal
projet : la constitution et la réalisation effective de l'idée de nation.
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A ce titre, nous sommes donc bien en présence d'un système complexe où
l'adage populaire qui décrit l'informel comme une « institution » prend toute sa
pertinence et légitimité sémantique.
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