Deleuze-Foucault: une amitié d'astres euvre d'an GillesDeleuze pas des chrétiens, et devenons autres. Bref, l'histoire est ce qui nous sépare de nous-mêmes, et ce que nous devons franchir et traverser pour nous penser nous-mêmes. Comme dit Paul Veyne, ce qui s'oppose au temps comme à l'éternité, c'est notre actualité. Foucault est le plus actuel des philosophes contemporains, celui qui a le plus radicalement rompu avec le XLX* siècle (d'où son aptitude à penser le siècle). L'actualité, c'est ce qui intéresse Foucault, c'est aussi bien ce que Nietzsche appelait l'inactuel ou l'intempestif; c'est ce qui est in actu, la philosophie comme acte de la pensée. N. O. — C'est en ce sens que vous pouvez dire que l'essentiel pour Foucault, c'est la question : qu'appelle-t-on penser? G. D. — Oui, penser comme acte périlleux, dit-il. Foucault est sûrement, avec Heidegger, mais d'une tout autre façon, celui qui a le plus profondément renouvelé l'image de la pensée. Et cette image est à plusieurs niveaux, suivant les couches ou les terrains successifs de la philosophie de Foucault. Penser, d'abord, c'est voir et c'est parler, mais à condition que l'oeil Un centre Michel-Foucault Les objectifs du Centre Michel-Foucault sont de rassembler documents, archives et travaux composant l'ceuvre de Foucault ; de faciliter et de coordonner des recherches se rapportant à son oeuvre ou s'inspirant de ses orientations et de ses méthodes. Le Centre est assisté d'un conseil dont font partie : Pierre Boulez, Georges Canguilhem, Gilles Deleuze, Georges Dumézil, Michelle , Perrot, Paul Veyne... Adresse provisoire: Christian Revon, 86, rue de Richelieu, 75002 Paris. n'en reste pas aux choses mais s'élève jusqu'aux « visibilités », et que le langage n'en reste pas aux mots ou aux phrases, et s'élève jusqu'aux « énoncés ». C'est la pensée comme archive. Et puis penser, c'est pouvoir, c'est-à-dire tendre des rapports de forces condition de comprendre que les rapports deà forces ne se réduisent pas à la violence mais constituent des actions sur des actions, c'est-à-dire des actes tels « inciter, induire, détourner, rendre facile ou difficile, élargir ou limiter, rendre plus ou moins probable » :c'est la pensée comme stratégie. Enfin, dans les derniers livres, c'est la découverte d'une pensée comme «processus de subjectivation » c'est stupide d'y voir un retour au sujet. Il s'agit de la constitution de modes d'existence, ou, comme disait Nietzsche, l'invention de nouvelles possibilités de vie. L'existence non pas comme sujet mais comme oeuvre d'art, et ce dernier stade, c'est la pensée-artiste. Evidemment, l'important, c'est de montrer comment l'on passe nécessairement d'une de ces déterminations à l'autre : les passages ne sont pas tout faits, ils coïncident avec les chemins que Foucault trace, avec les paliers qu'il gravit et qui ne lui préexistaient pas avec les secousses qu'il fait naître autant qu'il les éprouve. N. O. — Prenons les paliers par ordre. Qu'est-ce que « l'archive »? Vous dites que pour Foucault l'archive est « audiovisuelle »? G. D. — L'archéologie, la généalogie, c'est aussi bien une géologie. L'archéologie c'est l'archive, et l'archive a deux parts : audiovisuelle, il ne s'agit pas des « mots et des choses » (le livre de Foucault n'a ce titre que par ironie). Il faut fendre les choses pour en extraire les visibilités. Et la visibilité à une époque, c'est le régime de lumière, et les scintillements, les ' 29 juin 1984. 9 h 30 du matin. Gilles Deleuze lit en guise d'oraison funèbre, dans une petite cour derrière l'hôpital de la Salpêtrière, une page de « l'Usage des plaisirs », l'un des deux volumes que Foucault a fait paraître quelques jours avant sa mort, le 25 juin. L'amitié de Deleuze et Foucault était née plus de vingt ans auparavant. Ils se sont connus en 1962. A l'époque, Deleuze enseigne à Lyon, Foucault à Clermont-Ferrand. Ils se voient souvent, et «rient beaucoup ». Mais aussi ils se lisent et se commentent. 1966. Deleuze publie dans « le Nouvel Observateur «un compte rendu des « Mots et les choses ». « Un grand livre », écrit-il (« N.O. » du l er juin 1966). 1969: article de Foucault, dans « le Nouvel Observateur », sur le livre de Deleuze « Différence et répétition ». De tous les livres écrits depuis bien longtemps, le plus singulier, le plus différent » (« N.O. » du 31 mars 1969). 1970. Long texte de Deleuze dans la revue I « Critique », sur « l'Archéologie du savoir » (mars 1970). La même année, commentaire de Foucault, dans « Critique », sur « Différence et répétition » et « Logique du sens ». Foucault écrit : « Un jour, le siècle sera deleuzien. » Certes, il faut prendre le mot « siècle » dans son sens religieux. Foucault veut dire que l'oeuvre de Deleuze cessera de « tourner au•dessus de nos têtes ». Mais tout de même, le compliment n'est pas mince (novembre - 1970). •1975. Long article de Deleuze, dans « Critique» sur « Surveiller et punir » (décembre 1975). 1977. Foucault préface l'édition américaine du livre célèbre de Deleuzeet Guattari, « l'Anti-OEdipe ». * I- A ces articles il faut ajouter le dialogue entre Deleuze et Foucault, sur « les Intellectuels et le pouvoir », paru. dans la revue « l'Arc en mars 1972. La politique les a en effet longtemps réunis, avant, peut-être, de les séparer. — En 1971, Foucault fonde le GIP (Groupe • d'Information sur les Prisons). Deleuze y adhère. Et les voilà côte à côte dans l'action, à •Toul, a Nancy... — Il y aura aussi les luttes contre les violences policières (l'affaire Jaubert), pour les droits des immigrés... A partir de 1977, les liens se distendent. Parce que la période de bouillonnement intellectuel qui a suivi 1968 est révolue ? Parce que Foucault entend se retirer dans une semi-solitude, à cause des difficultés qu'il rencontre dans son travail ? Sans doute. Mais aussi parce qu'une série de divergences politiques vient séparer les deux hommes. Mais, comme dit Nietzsche, les « amitiés d'astres » survivent aux éloignements temporels. 29 AOUT-4 SEPTEMBRE 1986/67 •