Thème 3 : Dynamique des grandes aires continentales : L’Amérique, puissance du Nord, affirmation du Sud Le continent américain : entre tensions et intégrations régionales Introduction : Enjeu central : Le but de ce chapitre est d’analyser les tensions et intégrations régionales qui caractérisent les relations entre les Etats des Amériques : L’intégration régionale permet une plus grande mise en relation des territoires, une multiplication des contacts, ainsi qu’une plus grande interdépendance. L’intégration régionale permet donc de multiplier les flux entre ces territoires, et permet leur meilleure insertion à la mondialisation. A l’inverse, les tensions limitent les contacts, les relations et donc les flux entre les territoires d’une même région. Toutefois, dans certains cas, l’intégration régionale reflète les tensions entre Etats. Souvent, les Etats créent des organisations régionales pour contrer l’importance économique d’autres organisations américaines. Comme d’habitude, ce sujet demande une analyse nuancée : il ne s’agit pas de dire que le continent américain est intégralement intégré ou seulement caractérisé par des tensions. Les deux caractéristiques, même si elles sont contraire, sont présentes sur le continent américain : il est à la fois contrasté et interdépendant. Plan du cours : I. Contrastes et interdépendance II. Des tensions importantes III. Les intégrations régionales et leurs limites I. Contrastes et interdépendance a. Contrastes géoéconomiques Au Nord : Les Etats-Unis et le Canada sont les principales puissances du continent. Ils sont des IDH supérieur à 0.9 (4e et 6e rang mondial), constituent un des pôles de la Triade et ont des PIB très élevés. Le PIB des EUA correspond au double de celui de tout le reste du continent (15'000 Md$). Au Sud : Dans l’espace latino-américain et caribéen, la situation géoéconomique est des plus inégalitaire : Les pays émergents sont les principales puissances régionales. o La principale puissance régionale de l’Amérique Latine est le Brésil qui a le 6e PIB mondial. o Un groupe de pays émergents, appelés les jaguars constituent également des puissances régionales : le Mexique, la Colombie, l’Argentine et le Chili. 1 Il existe ensuite des pays qui reposent sur des économies de rente basées sur l’exportation de quelques matières premières (agriculture, mines, pétrole), et dépendent des FTN occidentales. Parmi ces pays, certains sont plus développés (Colombie, Pérou, Venezuela) que d’autres qui conservent une économie fragile (Bolivie, Paraguay, Guyane, et de nombreux pays d’Amérique Centrale). Enfin, l’Amérique Latine abrite un PMA, Haïti avec un IDH très faible, une espérance de vie de 62 ans, une scolarisation moyenne de 5 ans seulement, une grande instabilité politique, de nombreuses catastrophes naturelles… Depuis 2004, Haïti est gouverné par la MINUSTAH (Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti) qui cherche à stabiliser le pays. La composante militaire de cette mission est dirigée par l’armée brésilienne, ce qui reflète les ambitions régionales de ce pays. L’Amérique Latine et les Caraïbes sont les régions les plus inégalitaires de la planète. On le voit aux contrastes géoéconomiques régionaux, mais aussi à toutes les autres échelles : entre villes et campagnes, littoral et intérieur des terres, entre les quartiers (favelas et quartiers de luxe), inégalités raciales, etc. b. Contrastes géoculturels et géopolitiques Contrastes géoculturels : Historiquement, de manière schématique, on a pris l’habitude de considérer que le continent présentait une division culturelle entre le Nord et le Sud: o Linguistique : Amérique du Nord anglo-saxonne et Amérique Latine hispanoet lusophone o Religieuse : Amérique du Nord protestante et Amérique Latine catholique La réalité est évidemment bien plus complexe car il y a de nombreux échanges et mélanges culturels entre les deux parties du continent. o Linguistique : 16% de la population américaine est hispanophone, le Québec parle français (langue latine), de nombreuses minorités amérindiennes parlent encore leurs langues d’origine, quelques îles qui sont des territoires d’outre mer gardent le français ou le néerlandais comme langue officielle, des créoles s’y sont développés… o Religion : le continent se caractérise plus par une grande diversité partout. Il y a en fait plus de catholiques que de protestants au EUA, de nombreux athées, des religions indigènes… Il existe donc de nombreux contrastes géoculturels au sein du continent, mais ils sont bien plus complexes que la division entre Amérique du Sud et Amérique du Nord ne laisse paraître. Contrastes géopolitiques : De nombreux territoires d’Amérique Latin reste sous influence occidentale : o Les Etats-Unis sont la première puissance mondiale. Ils ont aidé les colonies espagnoles à obtenir leurs indépendances au début du XIXe, siècle ce qui leur a permis de les faire passer dans leur sphère d’influence. Les EUA ont un grand pouvoir de contrôle sur la région latino-américaine. Par exemple, Porto Rico est un « territoire rattaché et appartenant aux EUA mais non une partie des EUA ». Cela signifie que les habitants de Porto Rico sont citoyens des EUA sans avoir le droit de vote. o Certains territoires appartiennent encore à l’Europe. Il s’agit des territoires ultramarins de l’UE, comme la Guyane ou les Antilles françaises, et d’îles caribéennes appartenant à la Hollande ou à l’Angleterre. Les régimes en place sont variés : 2 o o o o Le Canada et les EUA sont des démocraties libérales stables politiquement. L’Amérique Latin a une histoire politique d’instabilité. Pendant la Guerre Froide, pour freiner la diffusion des guérillas communistes, les Etats-Unis soutiennent des coups d’Etats qui permettent à des dictatures militaires de s’installer dans de nombreux Etats d’Amérique Latine (Chili, Argentine, Guatemala). La fin de la Guerre Froide permet le retour des systèmes démocratiques dans les années 1980-1990 avec des gouvernements de droite. Au début du XXIe siècle, un glissement relatif vers la gauche qui s’opère : Cuba est toujours un pays communiste. L’Uruguay (José Mujica jusqu’en 2015), la Bolivie (Evo Morales) et le Venezuela (Hugo Chavez jusqu’en 2013) ont des régimes de gauche opposés au libéralisme et à l’impérialisme américain. Le Brésil a une politique de gauche réformiste, qui combine la libéralisation économique et les politiques sociales (Lula, puis Dilma Rousseff qui vient de se faire renverser par la droite). Le seul pays ouvertement de droite est la Colombie. c. Une forte interdépendance Les flux : Le continent américain est très interdépendant. Il est traversé par de nombreux flux qui reflètent les inégalités entre le Nord et le Sud. Flux migratoires : o Nord/Sud : tourisme o Sud/Nord travailleurs qualifiés (fuite des cerveaux) et non qualifiés (pauvres). Aux Etats-Unis, 50% des migrants viennent d’Amérique Latine. Flux financier: o Nord/Sud (FTN) : transferts d’IDE o Nord/Sud (travailleurs migrants) : transferts de remises. Ces flux financiers sont parfois très importants. Ils constituent 30% du PIB de Haiti, et 15% de celui du Honduras ! Flux de marchandises : o Sud/Nord : La plupart des flux commerciaux émis par les pays d’Amérique Latine se dirigent vers les Etats-Unis. Il s’agit principalement de flux de matières premières à faible valeur ajoutée, mais aussi des drogues. o Sud/Sud : Les échanges inter-régionaux (au sein de l’Amérique Latine) ne couvrent que 19% du commerce. o Nord/Nord : De leur côté, les Etats-Unis commercent principalement avec les pays de la Triade. Les interfaces : L’augmentation des flux au sein du continent américain, fait que les interfaces sont de plus en plus dynamiques et importantes. Les interfaces frontalières entre le Canada et les Etats-Unis sont très dynamiques, surtout vers les littoraux. Ces zones sont tellement dynamiques, qu’elles sont en train de devenir de vastes régions métropolitaines. La Main Street America à l’Est et la Pugetopolis à l’Ouest. Il existe aussi une interface terrestre très dynamique entre le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay. L’interface terrestre la plus importante est toutefois celle de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Elle est traversée par de nombreux flux. 3 o o o II. Sud/Nord : migrants économiques (mur pour empêcher les entrées illégales), trafic de drogues (tunnels, cartels). Nord/Sud : remises des migrants, IDE (Wallmart a racheté la plus grande chaine de supermarchés mexicains). Les maquiladoras illustrent bien la multiplicité et l’inégalité des flux. Ce sont des usines installées du côté mexicain de la frontière où la main-d’œuvre est bon marché. Les entreprises américaines leur envoient des matières premières qui sont transformées par cette main-d’œuvre, puis renvoyées aux EUA sous forme de produits à forte valeur ajoutée. Les entreprises qui utilisent des maquiladoras n’ont pas besoin de payer les taxes douanières. Il y a environ 3000 maquiladoras vers la frontière. Des tensions importantes a. Les tensions entre le Nord et le Sud L’hégémonie historique des Etats-Unis Dès le XIXe siècle, les Etats-Unis dominent les autres nations du continent. En 1823, la Doctrine Monroe fixe les principes de l’isolationnisme américain vis-à-vis de l’Europe. Mais à l’échelle régionale, cette doctrine marque les débuts de l’interventionnisme des Etats-Unis en Amérique Latine. Le slogan de Monroe est « l’Amérique aux Américains ». Dès lors, les Etats-Unis se prennent pour les protecteurs de l’Amérique Latine, et interviennent économiquement et politiquement dans le continent pour défendre leurs intérêts. Dès le début du XXe siècle, ils interviennent militairement et diplomatiquement au Sud du continent pour assurer l’approvisionnement de leurs FTN en matières premières. o Au début du XXe, ils soutiennent les républiques bananières. Ce sont des pays qui ont des économies de rente basées sur l’exportation de bananes et autres fruits exotiques. Ce sont les FTN américaines qui organisent la culture et l’exportation des fruits. La plus célèbre de ces FTN est la United Fruit Company, qui finance et ordonne pendant environ 50 ans des coups d’Etats en Amérique Centrale pour mieux conduire ses activités. Par exemple, au Guatemala, elle s’est appropriée des quantités immenses de terres et contrôlait même les services publics. En 1954, un président qui tente de redistribuer les terres est renversé par la CIA. o Pendant la guerre froide, chaque fois qu’un gouvernement latino-américain met en place des politiques socialistes pour nationaliser ses ressources, les Etats-Unis organisent un coup d’Etat. Ils soutiennent activement les dictatures militaires pour endiguer le communisme (Brésil, Argentine, Chili, etc.). L’hégémonie actuelle des Etats-Unis L’influence américaine est encore très forte aujourd’hui. La culture étatsunienne est très présente en Amérique Latine (Hollywood, société de consommation…) et le dollar est la monnaie officielle en Equateur, Salvador et Panama. Les pays latino-américains dépendent des IDE américains. La présence militaire étatsunienne est importante : bases militaires, interventions militaires pour contenir le trafic de drogues (cocaïne dans les Andes, narcotrafic au Mexique…) Mais les Etats-Unis continuent d’être un modèle et un puissant pôle d’attraction en raison de sa stabilité politique et de sa richesse, surtout pour les pays voisins 4 (Mexique, Caraïbes). Au Sud du continent (Brésil, Argentine, Chili), l’autonomie est de plus en plus marquée. En effet, le sentiment anti-américain et anti-impérialistes est très fort en Amérique Latine, surtout à Cuba et au Venezuela. De nombreuses organisations régionales se créent pour contrer l’hégémonie économique américaine. b. Les tensions entre Etats latino-américains Le continent latino-américain est relativement pacifié. Une seule guerre a éclaté depuis la fin de la guerre froide (1995 : un mois de guerre entre l’Equateur et le Pérou). L’Amérique du Sud est la région qui dépense le moins en défense militaire. Il existe toutefois des tensions. La plupart des tensions sont frontalières. Ainsi, la Bolivie a subi trois défaites militaires et perdu la moitié de son territoire entre 1879 et 1938 : o Guerre du Pacifique contre le Chili (1879) : la Bolivie perd son accès à l’océan. o Défaite contre le Brésil et perte de l’Etat d’Acre (1901) o Défaite contre le Paraguay et perte du Gran Chaco (1938). Du coup, la Bolivie souhaite retrouver un accès à la mer. La situation est tendue avec le Chili, car elle est obligée d’exporter son gaz par le biais des ports chiliens. Les ZEE sont l’objet de nombreuses tensions et contestations dans les Caraïbes. Il existe également des tensions entre la Colombie et le Venezuela/Equateur. La Colombie accuse ces pays d’abriter des FARC, une organisation de guérilleros socialistes armés qui font du trafic de drogues et des enlèvements. c. Les tensions internes aux Etats III. Si la région est relativement pacifiée, elle reste extrêmement violente. Les tensions internes aux Etats, entre les différents groupes sociaux, sont très importantes. Par exemple, la situation économique de certaines zones grises a favorisé l’émergence de rébellions paysannes (Armée Zapatiste de Libération Nationale au Mexique) ou à l’afflux de guérilleros d’extrême-gauche (FARC en Colombie) qui financent parfois leurs activités avec le trafic de drogues. Ces organisations contrôlent des portions considérables de certains Etats. Dans les grandes métropoles, la violence urbaine est fréquente. L’exemple le plus connu est celui des favelas au Brésil où d’un coté les gangs de la drogue se font la guerre dans les rues et d’un autre, la violence policière est extrême. De nombreuses violences sont liées au trafic de drogue, comme on l’a vu récemment avec la disparition des 43 étudiants à Iguala au Mexique qui ont été remis par la police à un groupe mafieux local puis assassinés. Les intégrations régionales et leurs limites Les contrastes propres au continent américain sont donc un facteur de tensions. Toutefois, ce continent est celui où les organisations régionales sont les plus nombreuses. La création de ces organisations reflète parfois une volonté de diminuer les tensions en créant une interdépendance économique. Mais ces organisations reflètent aussi ces tensions car elles sont en rivalité. a. L’ALENA au Nord En Amérique du Nord, l’intégration régionale est ancienne et avancée. L’organisation dominante y est l’Accord de libre-échange Nord-Américain (ALENA) créé en 1994 et qui regroupe le Mexique, les Etats-Unis et le Canada. C’est une zone de libre-échange 5 (biens, services, capitaux) et donc de suppression des barrières douanières. L’ALENA a favorisé une hausse des échanges et la croissance économique des pays membres. L’ALENA profite toutefois principalement aux Etats-Unis. o Elle a été créée pour que les Etats-Unis restent les plus puissants face à l’émergence des concurrents européens et asiatiques. o 80% des exportations du Canada et du Mexique vont vers les EUA qui eux émettent des IDE vers leurs voisins. Ainsi, le Canada et le Mexique dépendent fortement des EUA. o Par ailleurs, la libre-circulation ne concerne pas les personnes : les EUA peuvent s’approvisionner en matières premières et investir au Mexique tout en étant protégés des migrations. Les FTN américains peuvent facilement se délocaliser au Mexique et exploiter sa main-d’œuvre bon marché. b. L’intégration régionale incomplète du Sud De nombreux pays latino-américains créent des organisations régionales pour s’allier économiquement avec leurs voisins, et rivaliser avec l’ALENA. La principale organisation régionale de l’Amérique Latine est le MERCOSUR (Marché commun du Sud) créé en 1991. o C’est une zone de libre-échange et une union douanière. o Le Brésil domine l’organisation qui comprend aussi le Venezuela, le Paraguay, l’Uruguay et l’Argentine. o Les échanges ont été multipliés par 10 depuis la création de l’association ; cela fait du Mercosur le troisième marché le mieux intégré du monde après l’UE et l’ALENA. o L’intégration régionale du Mercosur a des limites : Les relations commerciales des pays du Mercosur avec la Chine sont en train d’augmenter énormément. Du coup, le commerce entre les pays du Mercosur est moins important. Certains membres du Mercosur critiquent l’hégémonie régionale du Brésil au sein de l’association (il canalise la moitié des échanges). C’est notamment le cas de l’Argentine, son rival historique. Il existe de nombreuses autres organisations régionales : CAN, CARICOM, CELAC… De nombreuses organisations visent explicitement une coopération politique orientée contre l’influence des Etats-Unis. La principale est l’ALBA (Alliance Bolivarienne pour les Amériques) formée autour de Cuba et du Venezuela en 2005 et regroupant aujourd’hui 5 Etats hostiles aux Etats-Unis (dont Bolivie et Equateur). Enfin, l’UNASUR, créée en 2001 regroupe l’ensemble des pays d’Amérique du Sud. Cette organisation cherche sur le long terme à créer une organisation à la fois économique et politique sur le modèle de l’Union Européenne. Elle possède déjà un parlement et voudrait créer une monnaie commune. c. Une improbable intégration de tout le continent américain Les rivalités Nord-Sud sont un frein à l’intégration à l’échelle de tout le continent. o La principale organisation régionale qui regroupe tous les pays du continent américain est l’Organisation des Etats Américains (OEA). Elle a été créée en 1948 dans le cadre de la guerre froide pour lutter contre le communisme. Elle est très critiquée car elle est considérée comme un instrument majeur de l’interventionnisme étatsunien. Du coup, son champ d’action reste limité. o Les Etats-Unis ont par ailleurs voulu étendre l’ALENA à l’ensemble du continent avec le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). Toutefois, comme l’ALENA, une telle organisation favoriserait avant tout les 6 Etats-Unis. Du coup, certains pays comme le Brésil ont empêché le projet d’aboutir. o Toutefois, les EUA bénéficient de nombreux accords de libre-échanges bilatéraux (Colombie, Chili, Panama). Les rivalités entre Etats freinent aussi l’intégration à l’échelle de l’Amérique Latine. Les pays de la façade Pacifique (Pérou, Chili, Colombie, Mexique, Panama) ont fondé l’Alliance du Pacifique (2012). Elle vise trois buts : o Profiter de manière concertée de la croissance des relations avec la façade maritime asiatique, notamment pour attirer les IDE chinois. o Rivaliser avec Mercosur. o Faire le contrepied des politiques anti-libérales de l’ALBA. L’Alliance du Pacifique est néolibérale. L’intégration régionale du continent américain est donc encore limitée : o Les organisations sont trop nombreuses pour être efficaces, et se tirent dans les pieds. o L’intégration concerne seulement les aspects économiques. L’union politique ou la libre-circulation des personnes est donc loin de devenir une réalité. o A l’échelle continentale, la méfiance vis-à-vis des EUA freine l’intégration, et à l’échelle de l’Amérique Latine, ce sont les tensions entre pays qui enrayent les rapprochements. 7