Texte complet - Christian Lallier

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Présentation de l’anthropologie filmée
La quatrième dimension de l’architecte
Christian Lallier
Anthropologue-Cinéaste
Chercheur associé au IIAC.LAUM - Institut d'anthropologie du contemporain
Laboratoire d'anthropologie urbanités mondialisations - UMR 8177 - CNRS/EHESS
Filmer les échanges symboliques
Pendant plus de trois ans, j’ai suivi la construction d’un lieu de travail, à travers les relations sociales entre
l’architecte mandataire et son équipe de maîtrise d’œuvre ; les chargés du projet au sein de la maîtrise d’ouvrage,
financeur du projet ; les entrepreneurs, prestataires des travaux et, enfin, le personnel de l’entreprise destinataire des
locaux. En raison de ce long « terrain », j’ai pu rendre compte de la réalisation de l’œuvre architecturale comme
d’un huis clos dans la cabane de chantier : pour cela j’ai suivi les 18 mois de construction des bâtiments, afin de
rendre compte des réunions et des visites de chantier par l’observation filmée des interactions entre les acteurs.
Je me suis attaché à l’engagement des personnes dans la conduite de leur rôle : autrement dit, à leur
implication dans la situation sociale. Comment elle portait attention à conduire leur action dans le cadre convenu
de leurs relations aux autres, ce qui supposait une mise en représentation de soi. Il ne s’agissait donc pas d’observer
simplement une personne qui parle ou d’enregistrer son discours, mais de rendre compte de sa performance
interactionnelle : en d’autres termes, ce que la parole fait à celui qui s’exprime et à ceux qui la reçoivent. Pour cela,
je m’intéressais à décrire comment chaque individu se manifestait à la fois comme engagé dans son action et
impliqué dans sa présentation de soi.
Voici quelques années, j’ai présenté un pré-montage des premières séquences de ce documentaire
d’observation. A l’issue de la projection, Jean-Michel Bertrand, essayiste et critique de cinéma, a particulièrement
bien mis en évidence cette dualité : « On a un film qui donne à voir des situations de grande tension, des situations
réelles. Il y a des logiques d’acteurs, en tant qu’ils sont porteurs d’intérêts (l’architecte, le client et les délais, les
prestataires). Ça crée des rapports de pouvoir et ça pose toute une série de problèmes de coordination. Ça, c’est
ce que l’on pourrait dire : les acteurs, en tant qu’ils sont porteurs d’une logique d’organisation et d’une logique
d’intérêt. Et puis, il y a quand même quelque chose d’autre qui excède largement cette logique-là… C’est la façon
dont les personnages s’investissent dans des rôles, jouent des rapports de force… sur-jouent non pas eux-mêmes,
mais leur logique d’intérêt… C’est un univers d’homme qui, au-delà de ce que supposerait leur rôle social, technique, etc…-, font du western. Ils théâtralisent les rapports humains, s’approprient des territoires imaginaires,
jouent des affrontements symboliques et finissent par être de véritables personnages qui vont bien au-delà du
scénario pour lequel on prévoit finalement une logique classique d’acteurs, porteurs d’intérêts économiques et de
coordination » 1. En définitive, toute activité humaine met en œuvre une double production, aux deux polarités
parfaitement intriquées : d’une part, le processus d’exécution des tâches ; d’autre part, le travail des relations
sociales. Toute fabrication résulte ainsi d’une production technique et matérielle (qui transforme l’idée du projet en
un objet en trois dimensions). Or, ce processus procède également de la production des échanges entre les acteurs
qui sont impliqués dans la fabrication de l’objet. Ce qui se joue alors, dans la conduite du projet en fabrication,
relève d’une économie de la valeur : ce que vaut la parole de l’un, comment se concilient des intérêts divergents,
quels sont les enjeux de telle coopération… Se met ainsi
en œuvre une quatrième dimension : celle des
représentations symboliques produites par les acteurs lorsqu’ils se projettent dans l’objet en construction. En d’autres
termes, les modes de justification par lesquels se légitiment les actions, les régimes d’appartenance, les formes de
pouvoir, les jeux d’alliance, les rapports de négociation… tous ces cadres d’engagement forment les conditions
morales et politiques de réalisation du projet, soit la quatrième dimension de l’architecte.
1
Extrait du débat enregistré ,qui suivi la projection de ce pré-montage, lors d’une séance du Rendez-vous des Ergonautes, juin 2001, Forum des Halles.
Le monde et son double
L’édification de l’œuvre architecturale constitue le monde observable d’un chantier du bâtiment. Quant à
la production symbolique, émise par les relations sociales, elle forme le monde inversé du chantier : son double, sous
la forme d’un « contre-monde », selon l’expression de Michel de Certeau2. Dans ce cas, ce ne sont pas les rapports
des individus entre eux qui construisent un bâtiment, mais bien un bâtiment en projet qui construit des rapports entre
des individus. Le projet architectural désigne le groupe d’acteurs du chantier comme une totalité en soi, il en est le
symbole. Par exemple, à l’entrée de ce chantier, un grand panneau d’affichage surplombant la palissade exhibe le
projet de l’oeuvre architecturale : telle la représentation fondatrice d’un monde en devenir, cette image de
synthèse du futur bâtiment réunit autour d’elle la liste des différents acteurs qui y sont liés. Cette fonction symbolique
résulte à la fois de la valeur unificatrice du projet architectural et du caractère irrévocable de sa construction. Ce
double enjeu désigne le cadre juridique par lequel les acteurs (du chantier) se tiennent ensemble : pour le dire
autrement, ce double investissement définit la dimension morale et politique qui soutient et préserve la bonne
conduire de l’action concertée.
L’œuvre architecturale, en tant que représentation des travaux accomplis, se manifeste comme le
symbole de cet « agir ensemble ». Elle est le signe d’une société singulière d’individus, historiquement située, et
délimitée par l’espace privé d’une situation de travail : notons que cette privatisation de l’espace public par la
circonstance de travail se signale tout particulièrement ici par le panneau « chantier interdit au public ». Derrière les
barrières et les balustrades de sécurité, à l’intérieur de ce monde clos, le chantier du bâtiment lui-même est un
espace habité, un lieu de vie, une institution où se représente une culture de chantier. Autrement dit, ce qui se joue
sur le chantier ce n’est pas tant la construction d’un bâtiment que plutôt la fabrication d’une société permettant à
des individus d’exister entre eux à travers l’édification d’un bâtiment. Selon cette perspective, rendre compte d’un
chantier du bâtiment ne vise pas tant à décrire les relations entre les acteurs, comme si le groupe social allait de soi,
qu’à tenter de mettre en évidence comment les individus produisent de la société pour agir ensemble. Dans son
ouvrage, Au fondement des sociétés humaines, l’anthropologue Maurice Godelier rappelle que « l’Humanité ne se
contente pas de vivre en société, comme d’autres animaux sociaux, elle produit de la société pour vivre »3. Nous
croyons que nous agissons seulement pour répondre à des besoins, à des stratégies ou à des objectifs, et cela
constitue le principe même de nos représentations. Mais, si tel était le cas, nous serions animés par la seule logique
de l’efficacité de nos actions. A cela, les animaux sont d’ailleurs bien meilleurs que nous, non qu’ils soient dénués de
pensées, de sensibilité et d’affection, mais en raison d’une distinction radicale avec les êtres humaines : ils n’ont pas
la parole.
L’architecture ou parole instituée
Parler suppose de s’inscrire dans un monde symbolique, en tant que nous existons par notre absence. Là où
nous ne sommes pas physiquement, là où nous ne pouvons agir corporellement, la parole nous permet de rester en
contact avec l’autre. La parole vient à l’être, comme le prolongement de son corps, dans le rapport à celui qui lui
fait face. Ce qui relie les êtres humains entre eux, en tant qu’ils se présentent comme des individus distincts pouvant
se tenir ensemble, ce qui les tient : c’est la parole. Tenir parole consiste précisément à respecter l’accord, le contrat,
ou toute forme juridique par laquelle se construit un espace politique de négociation et de coopération. Par le
langage, les êtres humains se tiennent ensemble, lorsqu’ils se placent sous la contrainte normative de règles et de
normes : dans ce cas, les individus sont institués dans un montage de discours qu’ils incorporent. Autrement dit, ils
incarnent l’institution. Etre institué c’est pouvoir représenter l’autorité d’un régime de valeurs et de normes
légitimatrices par l’accomplissement même de ses propres actions. L’individu institué fait partie d’un corps social, au
sens strict du terme : il intègre physiquement cette corporéité en vivant dans un bâtiment qui représente l’institution.
L’architecture représente la parole instituée : autrement dit, un montage de discours qui produit de la société au
sens juridique du terme, en tant que la société définit légalement une entreprise, un lieu définit par des « activités
finalisées » selon l’expression de l’anthropologue Gérard Althabe.
2
3
Michel de CERTEAU, L’absent de l’histoire, Paris, Mame, Repères, 1973.
Maurice GODELIER, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèques Idées, 2007, p.114.
Le bâtiment édifié manifeste la puissance de l’institution, il en est son emblème. Dans son ouvrage De la
société comme texte, Pierre Legendre indique que « le terme "instituer" rejoint la métaphore architecturale de la
"structure" : placer, ordonner, régler, de telle sorte que les éléments à réunir soient (…) fermement assemblés. Et
cette idée de "fermeté", ici avec sa connotation empruntée à la théorie antique de l’architecture, vient souligner un
trait essentiel de la visée institutionnelle : non seulement la société doit tenir debout, mais elle doit avoir l’air de tenir
debout » 4 . Autrement dit, l’œuvre architecturale, dans son édification, doit mettre en scène le Principe de
l’institution que le bâtiment représente : se tenir ensemble. Ainsi, l’œuvre architecture rappelle le sens même de
l’acte d’instituer : « Etymologiquement, il signifie : faire tenir debout, tenir fermement, établir, fonder »5. Au même titre
que l’architecture repose sur un ensemble de règles et de principe qui permettent au bâtiment de tenir debout,
durablement, le phénomène institutionnel repose sur un discours de référence qui s’affirme dans une évidence
dogmatique reliant irrévocablement les individus par la parole. La quatrième dimension de l’architecte n’est autre
que celle du pouvoir de l’institution.
Rendre compte de l’activité d’un chantier du bâtiment revient donc à la fois à décrire la production
symbolique des échanges par lesquelles les individus fabriquent de la société pour agir, mais également à porter
l’attention sur la fonction symbolique de l’architecture elle-même.
Christian Lallier
4
5
Pierre LEGENDRE, De la société comme texte, Linéaments pour une anthropologie dogmatique, Paris, Fayard, 2001, p.41.
Op. cité, p. 119.
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