Trois jours d’anthropologie du Maroc et du Maghreb à Essaouira. Une cinquantaine d’anthropologues, maghrébins et européens, se sont donné rendez-vous à Essaouira en ce début d’automne. Organisé par le centre Jacques Berque, un colloque international sur l’anthropologie du Maroc et du Maghreb les a réunis du 8 au 10 septembre dernier. Dix ans plus tôt, en octobre 2003, un premier séminaire dédié à cette même thématique s’était tenu à Tanger. La présente rencontre est venue en prolonger les travaux avec, pour objet, de produire un bilan de l’anthropologie du Maghreb au cours du XXième siècle, mettant en lumière les multiples travaux contemporains, aboutis ou en cours. Ceux-ci témoignent de la vitalité d’une discipline dont l’approche de terrain est très précieuse pour aider à comprendre les mutations en cours dans notre région. Le but de ce colloque d’Essaouira a été aussi de montrer l’éclosion de toute une génération de chercheurs, qui, bien que moins connus que les grandes figures tutélaires qui avaient fait du Maghreb, et du Maroc en particulier, leur terre de prédilection, témoignent d’un renouveau de cette anthropologie du Maghreb. Avec la disparition de Jacques Berque, Lapassade et Gellner, on avait en effet craint un essoufflement de la discipline. Il semblerait que non et que celle-ci, au contraire, serait entrain de connaitre un souffle nouveau. Une nocturne au son du gembri. Etalé sur trois jours, le colloque d’Essaouira a démarré par une nocturne dédiée à Georges Lapassade et qui s’est terminée au son du gembri par une veillée Gnaouas. L’ethnomusicologue et journaliste marocain, Abdelkader Mana, qui l’accompagna sur le terrain pendant de longues années, a rappelé le rôle important joué par ce sociologue et philosophe français dans la compréhension de la culture gnaoua mais également dans sa réhabilitation. Son apport à Essaouira fut aussi considérable en ce qu’il remit en lumière le statut de carrefour culturel de la ville des alizés. Le lendemain matin se tint la première conférence plénière, consacrée aux « Trajectoires anthropologiques d’après guerre : 50 ans d’anthropologie du Maghreb ». Lors de cette table ronde, il fut demandé aux participants d’évoquer leur propre parcours, leurs grands maîtres et l’état de l’anthropologie du Maroc et du Maghreb aujourd’hui. Deux interventions retinrent particulièrement l’attention, celle de Mondher Kilani, anthropologue tunisien établi en Suisse et celle de Hassan Rachik, enseignant-chercheur à l’université Hassan II à Casablanca. Il fut effectivement passionnant d’écouter Mondher Kilani -- dont le premier terrain se déroula dans la lointaine Papouasie, dans l’esprit de ce qu’était l’anthropologie à ses débuts, à savoir une science dont l’objet est l’étude des sociétés primitives -- raconter une expérience de terrain lors de laquelle il s’est retrouvé impliqué à la fois en tant que chercheur et citoyen. En effet, en mai 2011, au lendemain de la « révolution de jasmin », Mondher Kilani est retourné dans l’oasis de Guerça, un terrain sur lequel il avait travaillé quelques années auparavant. S’y tenait un meeting du Mouvement pour la République de l’actuel président tunisien Moncef 1/2 Trois jours d’anthropologie du Maroc et du Maghreb à Essaouira. Marzouki. Racontant « l’ambiance électrique » et « la prise de parole ininterrompue », Kilani expliqua que cette atmosphère avait fait ressortir le souvenir de l’immense agora de la Sorbonne en 1968 quand les étudiants faisaient taire les voix qui, jusque-là faisaient autorité. « Au sein de ce meeting du MPR, la parole était grave, inquiète. Dans le bouillonnement, nous découvrions de nouveaux contenus à l’être ensemble. … Comment penser ce moment inouï où une société s’apprête à établir un nouveau contrat social (…). Des gens qui ne se parlaient pas la veille se parlaient à présent ». Et Kilani de rappeler qu’il revient « à l’anthropologie de comprendre le présent à travers le détour des autres sociétés ». L’air du temps. Dans le récit du parcours de Hassan Rachik, on retiendra tout d’abord qu’il est arrivé à l’anthropologie par des chemins détournés. Il commença en effet par faire du droit avant de se convertir à la religion du terrain. Parmi les facteurs qui l’y poussèrent, il évoqua « l’air du temps » de l’époque » mais également le ciné-club : « Pendant une dizaine d’années, c’était une grande école pour nous. Là où on a commencé à flairer le plaisir de l’interprétation. Les conversions (à l’anthropologie) se sont faites en marge de l’université » L’anthropologie, et la seconde séance plénière du lendemain consacrée à l’enseignement de cette discipline au Maghreb devait y revenir, n’a pas été en odeur de sainteté au Maghreb pendant longtemps. En effet, au début du XXième siècle, le colonisateur français avait usé et abusé de ses outils pour mieux pénétrer les sociétés maghrébines. Aussi était-elle considérée comme une « science coloniale » dont les Etats indépendants se détournèrent au début. A cela s’ajoute le fait que l’objet de l’anthropologie a commencé par être l’étude des sociétés dites primitives. Depuis cependant, beaucoup d’eau est passé sous les ponts. Les travaux majeurs d’un Jacques Berque ou d’un Gellner ont été d’un précieux apport pour la compréhension de la société maghrébine. De plus, le champ de la discipline s’est beaucoup élargi, englobant désormais une anthropologie des mondes contemporains auquel fut consacré l’un des quatre ateliers qui se tinrent dans le cadre de ce colloque. Et cette anthropologie-là permet de travailler sur des questions en rapport avec les mutations actuelles, questions que le travail de terrain peut parfois aider à mieux cerner que les outils de la sociologie. 2/2