Un Marseillais de ·Ia Mission de Perse sous Napoléon 1er : le Commandant Tru il hier Nous avons trouvé par hasard quatre lettres d'un Officier de la Grande Armée. Datées de Paris au retour d'Egypte, de Zara a u lendemain d'Austerlitz, de Téhéran, en Perse, d'Anvers, peu après Wagram, cette correspondance, quoique peu importante, nous offre un aperçu sur la vie des officiers pendant cette période et sur leur activité. Le Directoire, le Consulat et l'Empire offraient aux enthousiastes de romanesques et grandioses évasions. L'auteur est issu d'une famille marseillaise, aujourd'hui éteinte, composée de trois frères et de trois sœurs, qui habitaient, selon une tradition bien locale, en hiver, leur maison sur le Cours Isle 361, au N' 7, en face de l'Eglise Saint-Homobon et, à la belle saison, une propriété sur le territoire Nord de la commune, entre SainteMarthe et Saint-Joseph. Cette propriété, achetée au XVI' siècle, comportait une habitation agréable dont certaines pièces ont gardé le charme d'un style Louis XV peu restauré. Le grand-père d'Hilarion Truilbier avait ' été Premier Echevin de Marseille en 1754; lui-même était .né le 16 février 1779 de Michel Truilhier, négociant, mort en 1786, et de Félicité de Perrache de Pierrerue. Il résulte de cet acte que la future épouse était la petitenièce de F . de Ripert-Monclar qui requit contre les Jésuites au Parlement de Provence dans la célèbre affaire La Valette. Michel Truilhier était, d'ailleurs, apparenté par sa mère, à la famille Lioncy, de la Maison Lioncy et Geouffre dont la faillite du célèbre jésuite avait ébranlé le crédit. 214 PIERRE AUBERT Cette union du haut négoce et de la noblesse de robe est, à elle seule, un signe du temps. C'est, en tout cas, assez dire pour penser que le jeune homme dut recevoir une bonne éducation et des habitudes de vie large. On s'en doute, la Révolution de 1789, succédant à la mort prématurée du père dé famille, vint troubler l'ordre des choses pour les Truilhier. Hilarion, enfant, dut participer aux tribulations des siens, mais, le plus jeune de sa famille, il était probablement moins exposé que les autres à souffrir de l'absence de transitions dans l'évolution de la situation familiale. Celle-ci avait été un moment catastrophique . La veuve Truilhier était réputée peu révolutionnaire, le clergé non assermenté trouvait chez elle refuge et il semble même qu'elle ait été quelque temps en prison. Le Relevé des Services fourni par le Ministère de la Guerre porte que Truilhier l'Aîné s'était engagé en 1792 dans la Légion de Mirabeau, à l'Armée de Condé. Que faisait pendant ce temps son frère cadet? Dans quelle école était-il élevé, où se cachait-il? Nous n'en savons rien, mais nous apprenons encore, par cette même source qu'un peu plus tard il faisait partie de l'Armée d'Egypte où sa conduite fut sans doute honorable puisqu'il est cité avoir pris part avec distinction aux combats d'El Anka, D'Elmenayer, à la défense du Caire, à la bataille d'Héliopolis. Il fut aussi blessé d'un coup de sabre à la main à la prise du village de Matarich. Successivement Lieutenant de 2' Classe du Génie, puis de 1'" Classe, puis Capitaine en Premier au 5' Bataillon de Sapeurs, le jeune homme, rapatrié avec les restes de l'Armée d'Egypte, écrit de Paris le 27 Pluviôse, An X, à son frère aîné qui était apparemment porté sur la liste des Emigrés : Part., le 27 Pluv/Ose, an X . Je t'at écrit, mon cher amt, fort peu de jours après mon arrivée à Paris pour te demander tes papiers et les renseignements dont j'avals besoin pour ton affaire. 81 ces papiers ne sont pas égarés dans les bureaux de la poilee, je calcule Que je devrais les recevoir blentOt. LE 215 COMMANDANT TRUILHIER TI n'y a que deux moyens pour obtenir une radlat!on, tous les renseignements que J'al pu prendre s'accordent en cela. Tu feras une pétition pour demander ta radiation, oü tu ne manqueras pas de dire que ton frère, capItaIne du Génie, a servi en Egypte et qu'!l y a reçu plusieurs blessures. ObtIens ensuIte, à prix d'argent ou autrement, une ou deux aposttues favorables du Préfet ou du général Cervon! (1). Je fera! ajouter à cela d'autres apost!lles et ensUIte l'alIa!re Ira rondement; !l m'a fallu un mots de démarches continuelles et !nut!les pour me faIre une Idée des dllIlcUltés d'une telle alIalre. L'autre moyen seraIt d'avoIr auprèS de Bonaparte assez de protection pour obtenIr une aposttue de lu!. Je tentera! ce moyen à l'arrIvée du général Bertrand, mats sans beaucoup d'espérance de réussIr par là. Barry a trouvé dans MJD& Rivoir une fort bonne protection, ne néglige pas de prendre une lettre · de Ségu!er pour elle, elle volt Bourlenne et lu! a présenté Barry quI en a obtenu une · lettre de recommandat!on pour Benezech (2) ; or, ce Bour!enne, secrétaIre Int!me de Bonaparte, peut tout dans ce moment. Je suIs fâché de n'avoIr aujourd'hui que des 'nouvelles peu agréables à t'annoncer; de meUleures vIendront, je l'espère. T... qUI est formaliste par caractère et qUI d'atueurs a eu lut-même des aventures quI l'obligent à des ménagements, T... me recommande beaucoup de t'écrire de ne pas violer ta surveillance, c'est-à-dIre d'avoIr un passeport plutôt qu'une feume de route. Je travame auprès du m!nlstre de la Police pour l'autortsatlon de te rendre à Parts, avec quelque espoIr de réussIr. D'après tout cela, je n'espère guère te voir arrIver à Parts avant la lin de ventôse, et comme c'est à peu près l'époque où je devrais être rendu à Metz, je sera! obligé de prétexter une maladIe. J'a! reçu une lettre de mon oncle L!oncy à laquelle je répondrai au premier jour. Par la marche que je t'Ind!que, 11 peut voIr combien je suIs peu en état de lu! rendre servIce. Je verra! pour ma tante ce qu'!l me demande. Je crots que, quant à lu!, ses !nflrmItés lu! feront obtenir fac!lement l'aposttue du Préfet. C'est un objet essentiel. S'!l veut ensUIte m'adresser cette pétition aInsI aposttuée, je ne négligera! rIen pour en tirer part! le plus promptement possIble. Assure-le de mon respectueux attachement dont la reconnaissance me fait à leur égard un devoIr sacré. Adieu mon bon am!, porte-toi bIen. Je suis obligé de finir ici pour ne pas manquer l'heure du courrier. Bien des choses à tous nos amis. TAche de m'envoyer ou d'apporter l'adresse de mon oncle Dominique. Adteu, Je vous embrasse tous. HILARION. Mon adresse est à présent: CapItaIne du Gén!e Petltes-Ecur!es, faubourg Po!ssonnlère n' 28. TaUIlJIlER, rue des (1) Cervoni, général commandant la Place de Marseille. (Voir Marseille ~ Revue Municipale, avril-juillet 1959, pages 9 à. 20: Le Général CenJont, par Gabriel Girod de l'AIn.) (2) Benezech (1770.1802), né à. Montpellier, 'mort à Saint-Domingue. Ministre de l'Intérieur du Directoire, Gouverneur des Tulleries au début du Consulat. 216 PIERRE AUBERT La lettre suivante est, de Zara, en Dalmatie, adressée à sa mère: Zara, 20 février 1807. J'al reçu de vos nouvelles, ma chère maman, par M. Somls (1). Il est à Milan et s'y amuse beaucoup. Je crois cependant que le carême a dO diminuer ses plaisirs. A Zara, nous avons eu le contraire. L'arrivée du général en chef Marmont a été le signal des fêtes après une fin de carnaval très ennuyeuse. Le général m'a fait des compliments très tlatteurs lorsqu'Il a 'reçu le corps d'01!lclers de la garnison, et depuis. Je dlnal hier chez lui et, en sortant de table, je fus très étonné de l'entendre m'adresser la parole pour me demander, de la manière la plus aimable, des détails sur la conduite de mon frère à la bataille d'Iéna. J'al eu avec lui, avant-hier, une conférence que je redoutais et dont je me suis tiré heureusement. C'était au sujet de l'information d'un procès criminel dont je vous al déjà parlé dans plus d'une de mes lettres. Le général Marmont persiste dans la vive passion qui lui a dicté un ordre du jour infamant contre l'ex-commandant de Curzola. Cet officier a sans doute des torts graves, mais 11 n'a pas, à beaucoup près. tous ceux que lui reproche ~e Général. J'ai exposé mon opinion que le Général a trouvé très Indulgente. Il m'a demandé à voir mon rapport au Conseil de Guerre avant que je ne le présente. Cette demande était Indiscrète, mais je crains de ne pouvoir m'y refuser, et la loi ne le défend pas positivement. En ce cas, j'en déposerai à l'avance une copie entre les mains du colonel qui doit présider le Conseil. et 11 n'y sera pas changé une Virgule. Vollà l'heure du courrier qui s'approche, des Importuns sont venus me voir. Je suis obligé de · finir. Je vous embrasse tous et de tout mon cœur. Votre fils affectueux, HILARION. Hilarion qui n'avait au snrplus que 28 ans faisait d'ailleurs preuve de plus de caractère que de jugement. Le Duc de Raguse qui commandait en Dalmatie, rapporte, en effet, l'affaire de la manière suivante : « Le 9 décembre 1806, Siniavin (2) parut inopinément devant c Curzo la, avec son escadre. Le 10, il somma la place et débarqua « dans l'île. Le Il, il donna l'assaut, et le 11 au soir le chef de • bataillon Orfengo, qui commandait, retira la troupe de la redoute. • Le 12, il alla à bord de l'Amiral et signa une convention pour • être transporté en Italie. J'appris la reddition à Macarsa. Orfengo (1) M. Samis 0745-1836), oncle maternel des deux reines. Julie et DéSirée Cla.ry. Sm' la carrière de cet officier, voir Encyclopédie des Bouches4u-Rh6ne, tome XI, p: 504. (2) Siniavin, amiral comnianda.nt l'escadre russe. LE COMMANDANT TRVILHIER • e • • e 217 jouissait d'une bonne réputation, de l'avancement lui était promis, j'avais bien lieu de compter sur lui. Je le fis arrêter et traduire devant un Conseil de Guerre qui le condamna à 4 ans de prison. Confié à la Gendarmerie pour être transporté en France, il s'évada à son passage à Trieste et passa au service de la Russie .• C'est à Zara que l'ordre vint au Capitaine Truilhier de se mettre à la disposition du Général Gardanne dont il connaissait la famille. Le Général Gardanne était alors chargé par Napoléon d'une mission en Perse dont on connalt, au surplus, les grandes lignes. On sait que, décidée au début de 1807, la politique de Tilsit amena l'Empereur à modifier ses projets à l'égard de la Russie. Les instructions de Napoléon, datées de Finkestein, que reçut le Général Gardanne, sont du 10 mai 1807. Elles étaient singulièrement précises: « La Perse est considérée par la France à deux points de vue : ~ comme ennemie naturelle de la Russie et comme un moyen de e passage pour une expédition aux Indes. C'est à raison de ce double « objet que de nombreux Officiers du Génie et d'Artillerie ont été « attachés ' à la mission du Général Gardanne. Ils doivent être « employés à rechercher quelle route elle (une armée de 40.000 « hommes) devait suivre pour se rendre dans l'Inde soit en partant « d'Alep, soit en partant du Golfe Persique. Ils devront aussi visiter « les ports, les villes, les routes... de la Caspienne au Golfe « Persique •. Bref, le nouvel Alexandre méditait une intervention sur le théâtre des exploits du Premier. L'armée française, après avoir rempli un premier rôle immédiat de diversion contre la Russie, devait s'enfoncer vers les Indes pour y détruire la puissance anglaise. D'Istamboul, où il avait envoyé les membres de sa mission, le Général Gardanne écrivait le 9 septembre au Prince de Bénévent : « Déjà M. Truilbier est à Alep pour remplir les missions ordonnées « par Sa Majesté • . De ces missions, un compte rendu succinct existe au Ministère de la Guerre que nous avons pu consulter. Un dossier plus important parait exister au Ministère des Affaires Etrangères. Il s'agissait, en somme, de reconnaltre la roule la plus favorable pour amener en Perse une armée de 40.000 hommes. Voici, dès l'arrivée à Téhéran, un précis de la reconnaissance effectuée, adressé au Général Gardanne, tel qu'il résulte du dossier des Archives du Ministère de la Guerre : 218 MINISTÈRE DE LA. GUERRE Bureau du Secrétariat Général Avec la dépêche n' 2 du 23 février 1808 Rapport de M. le Capitaine du Génie Truilhier sur la reconna13sance d'Alep à Téhéran. Rapport à S.E. le Général Gardanne. J'al l'honneur de soumettre à votre Excellence un précis de la reconnaissance que je viens de faire par son ordre, et un exposé du motif que j'al eu de tenir la direction Que j'ai suivie après avoir reconnu les points d'Alep et d'Alexandrie, le premier objet des renseignements que je recue!lUs, par la d!rectlon générale de la route à suivre par une armée française pourvue d'artillerie et partant d'Alep pour se rendre en Perse. Pour déterminer cette d!rectlon, !l fallait fixer d'abord en quel endroit !l était pOSSible et convenable de franchir la chaine de montagnes qui sépare la Perse du Pachal!c de Bagdad, puisque là seulement le transport de l'art!ller!e devait éprouver de notables d!lr!cultés. CInq ou s1x communications traversent cette branche du Taurus. La meilleure, tant par la nature du chemin que par le degré d'abondance du pays, est celle de Kermanchah. C'est par là Que Nad!r Schah porta ses armées sur le bord du T!gre. C'est par là qu'Ahmet Pacha, et Al! Pacha en 1806, menaçaient la Perse d'une Invasion. Les premlères données m'Invitaient à reconnaltre la route de Bagdad. Il y en a plusieurs. La vaste étendue du désert excluait d'abord la plus courte, les bords de l'Euphrate en présenta~ent une seconde. Je détaillerai dans mon mémoire les raisons qui me firent juger que ce fleuve ne pouvait être pour l'armée française que d'une ut!l!té secondaire et cond!tlonnelle. Resta!ent les routes du Nord par la Mésopotam!e, celle que j'ale reconnue passe par B!redj!k sur l'Euphrate, Ourfa, Mard!n, Mossoul sur le T!gre, Erb!l, Kerkouk, et aboutit à Bagdad. Elle sera, pour l'armée. d'environ quatorze journées de marche. Elle traverse un pays fertile et ne présente aucune d!lr!culté considérable pour le transport de l'art!ller!e; quelques lacunes existent dans mon trava!l : la première s'étend de B!redj!k à Mard!n; réduit à la nécessité d'observer la plus stricte économie après mon dépou!llement par les Kourdes, je n'a! pu subvenir à la dépense de 30 ou 40 louis qu'!l ellt fallu payer pour l'escorte et le péage de Sourn! Pacha et d'autres rebelles. Ma!s je me suis décidé à prendre le détour par Diarbechir qu'après m'être assuré que cette partIe de la route à suivre n'olrra!t aucun obstacle de quelque genre que ce fllt et qu'après avoir étabU l'!tlnéra!re à suivre d'après les renseignements que j'a! prts à Alep, à B!redj!k, et que j'a! ensuite vérifiés à Mard!n. A lchel Ara qui n'est éloigné de Mossoul Que d'une trentaine de 1!eues, deux routes s'olrra!ent à mo!. L'une est plus longue mals passe par le pays cultivé. Je l'ai reconnue elle est impraticable pour l'artllierie. L'autre est déserte et, néanmoins, préférable pour le transport des canons, afln d'éviter des travaux considérables ; qUOique je n'a! pas vu cette dernière, j'en donnera! aussi l'Itlnéra!re. De Dons Ron Mate à Bagdad, je suivis la route des caravanes qui passent par Klfr! et DeU Abas. J 'a! appris depuis que la route m!l!ta!re des troupes de Bagdad, un peu plus loniue LE COMMANDANT TRUILHIER 219 mals plus abondante et plus facile, passe par Kazanl et Korta. SI son Excellence ent bien voulu me désigner pour porter mon travail à Paris, j'aurais demandé son agrément pour remplir ces trois lacunes. De Bagdad, je continuais ma reconnaissance par Kermanschah, d'où je me serais dirigé sur Ispahan, si le Gouvernement . ne m'ent notifié l'ordre, donné par Mlrza-Chefi, d'envoyer directement à Téhéran tous les Français Qui arriveraient en Perse par cette vole. J'al Insisté inutilement pour faire révoquer cette disposition, mals je le fis moins pour l'utilité présumée de cette reconnaissance, Que je supposais déjà talte par M. l'aide de camp Trezel, que pour satisfaire à la teneur littérale des ordres que j'avals reçus. J'al donc poursuivi mon voyage et mon . travail de Kermanschah à Téhéran par la route dite royale. L'armée française emploierait 33 journées de marche pour aller de Bagdad à Téhéran. Indépendamment des travaux légers qui ne retarderaient pas ses mouvements, Il y en aurait de plus considérables à exécuter entre Mardln et Kermanschah, entre Hamadan et Asadabah, et sur divers autres points, pour le passage de l'artillerie. Mals, presque toutes les dllIlcultés se trouvent entre Téhéran et le village de Kangalver où est l'embrachement de la route d'Ispahan; par conséquent, l'armée les éviterait. Reste à savoir s'II n'yen a pas de plus grandes sur l'autre direction ; c'est de quoi l'on sera Instruit par le rapport de M. l'aide de camp Trezel. Autant que la lumière, la saison et la brléveté du temps me l'ont permis, j'ai rectifié mon travall par des observations astronomiques journalières. Elles consistent en vingt-cinq latitudes déterminées, dont quelques-unes l'ont été par deux ou trois observations. N'ayant pas de montre à secondes, je n'ai pu m'occuper des longitudes. J'ai encore observé, quand je l'al pu, la déclinaison de l'aiguille. J'ai commencé ma reconnaissance à Alep le 13 novembre dernier. Je l'al terminée le 13 février, à Téhéran. J'aurais employé moins de temps si je n'eusse été retenu à Bagdad par les circonstances dont j'al eu l'honneur de rendre compte à S.E. Le développement de la route est d'environ 900 lieues. Il est Inutile de dire que l'Ignorance et le fanatisme des Turcs m'ont fait courir quelques périls et attiré de fréquentes Insultes. Je ne m'attendais pas à éprouver en Perse les moindres désagréments. Il est de mon devoir d'adresser à votre Excellence une plainte formelle contre l'Individu du village de Sahane, près de Kermanschah de ' qui j'al été réduit à essuyer des violences. Le chef du village, nommé Mahamet, exigea de mol, arbitrairement, un péage pour mes domestiques. Je ne crus pas que, dans les termes où en sont les deux Etats, je dusse me soumettre à un caprice de cet individu. N'ayant pas obtenu qu'll renonçât à ses prétentions, apprenant au contraire qu'l1 s'était saisi d'un de mes chevaux d'équipage, je fus Obligé d'envoyer un express à Mahomet Hussein Khan, gouverneur de Kermanschah, qui écrivit à ce sujet une lettre sévère. Le retour de l'express fut le signai de violences. Le chef du village ne se montra plus, mals Il mit en avant d'autres hommes qui renouvelèrent la demande du basch ou péage avec les plus Insolentes menaces; Ils maltraitèrent mes domestiques, portèrent la main sur mon Interprète, enlevèrent de nouveau un cheval, tirèrent plusieurs fols le poignard contre mol, prirent quelques ellets de mes domestiques et ce ne fut qu'après une période de plus de neuf heures dans laquelle je fus 220 PIERRE AUBERT plusieurs fols réduit jusqu'à lâcher la détente de mon fusH, que mon obstination l'emporta; tout ce qui avait été pris fut rendu et je pus enfin me mettre en route. Dans ces violences, les principaux coupables sont les nommés Jahuras et AU Klarann. A Téh~ran, SiDn~ le 17 j~vrier 1808. " TRUILHIER, capitaine. Ce compte rendu succinct fut accompagné d'un travail plus important comme en rend compte une lettre adressée à sa mère : T~h~ran, 17 j~Vlier 1808 Je suis arrtvé à Téhéran, ma chère maman, le 13 de ce mols, trois mols après mon départ d'Alep. Mon voyage a été plus heureux sur la lin que vers le commencement. Il y a pleine sécurité sur les routes de Perse et 11 n'en est pas de même dans toutes les parties de la Turquie. J'al Joui constamment de la meilleure santé. J'Ignore quelle sera ma destination ultérieure. L'ambassadeur me témoigne beaucoup de bienveillance. Qu'en résultera-t-il? Les ruines les plus anciennes sont effacées. Ce n'est guère qu'après avoir franchi les confins des deux Etats que j'at trouvé des monuments; le plus curieux est celui de Kermanschah que M. de Gardanne aura peut -être vlstté et qui consiste en une vaste chambre taillée dans le roc, et plusieurs statues colossales tenant au rocher. La principale de ces statues représente Roustam, ancien héros de la Perse. MM. le capitaine de vaisseau Malcolm (1) et le consul de Bassora, Manesty, envoyés par les Anglais à la Cour de Téhéran, dans les dernières années, avec une mission poUttque, avalent tait lncrlre leurs noms et ceux des officiers de leur suite, l'un à droite, l'un à gauche du héros; le tout était enfermé dans un cadre. J'al remarqué vers le haut un espace vide qui permettait d'y graver deux mots et 11 m'a paru plaisant de faire souscrire à ces messieurs la sentence finale de la domination anglaise. Elle est contenue dans ces deux mots anglais < God save Napoleon , (Que Dieu conserve Napoléon), mals j'al été obUgé, faute d'espace, de réduire, et je n'al pu inscrire que « Vive Napoléon:t. J'y ai cassé mon couteau et, comme je n'avais pas de poinçon, les lettres sont faites d'une manière moins soUde que celle des noms anglais. Cela même pourra peut-être un jour fournir un épigramme à quelque malin voyageur de cette nation, mais que sera la durée de ces caractères et celle du colosse à côté duquel lis sont gravés, et celle du rocher même, dont le colosse n'est qu'une faible parcelle, auprès de l'immortalité attachée au nom de l'Empereur? Le voyage de l'ambassade par l'Arménie offrait des ruines beaucoup plus considérables et plus curieuses à visiter. La comparaison des mœurs persanes avec celles des ottomans n'est point favorable à la première de ces deux nations. Tout est mensonge dans ce pays. On y a une horreur tellement profonde pour la vérité que, dans les choses les plus Importantes comme dans les plus Indifférentes, on est presque sQr de (1 ) Malcolm <Sir John>, né en 1769, mort en 1833. Avait été envoyé en 1808 il. la COur de Perse pour balancer l'influence française. LE 221 COMMANDANT TRUILHlER la cannaUre en prenant l'Inverse de ce qu'a dit un Persan. Je pourrats vous conter des anecdotes singul!ères à l'appui de cette remarque. Une autre qual!té caractéristique· de la nation est une avidlté incroyable. Même chez les grands. les actes de libéralité n'ex~luent jamais une avarice sordide. C'est un mélange incompréhensible de faste et de bassesse. Que je sois ou non désigné pour porter à Paris la rédaction d'un grand travail que je viens d'achever, je compte avoir le plaisir de vous embrasser dans le courant de l'année. J'ai rencontré M. de Gardan- ne (1) à quelques journées de Téhéran. n porte à Paris le traité avec la Perse. Nous avons couché dans un même village sans le savoir et, si j'ai eu le plaisir de l'embrasser, ça a été uniquement par le hasard qui me fit apercevoir, comme je partais. une caisse de forme européenne à la porte d'une maison. Il jouissait d'une bonne santé et me témoigna être fort content de son voyage. Adieu. ma chère maman, aimez-moi comme je vous aime. Ne laissez pas effacer mon souvenir de la mémoire de vos amis et des miens. J'embrasse Bruno (2), mes sœurs, Reynaud (3) et toute la famme. H. T. P.-s. - Veuillez m'adresser vos lettres par la vole du commerce jusqu'à Constantinople. L'aimable d'Alaye aura la complaisance de me les faire parvenir. L'Ambassadeur vient de me charger de vous présenter ses 'respects. Comme on le voit, le sentiment exaltant de participer à un grand dessein n'était pas refroidi par les difficultés rencontrées. Le Général Gardanne continuait d'ailleurs à remplir ses instructions et envoyait ses officiers visiter les provinces de l'Empire Perse. Hilarion Truilhier, pour sa part, fut envoyé vers Meched dans le Khorajan. Cependant, averti du tournant que prenaient les affaires avec la Russie, le Général Gardanne donnait à ses officiers l'ordre d'éviter de sortir des frontières de la Perse et de revenir à Téhéran en cas d'hostilités russo-persanes, altitude qui paraissait fâcheuse au shah de Perse qui trouvait que l'aide matérielle des Français tardait à se manifester. On cannait les conséquences des entrevues de Tilsitt et d'Erfurt, le renversement. de la politique de Napoléon vis-à-vis de la Russie, mais on ne se rend que mal compte aujourd'hui des perplexités où devait se trouver le Général Gardanne qui recevait ses instructions avec plusieurs mois de retard et qui, après avoir (1) M. de Gardanne, le frère du Général ambassadeur qui avait accompagné la mission. (2) Bruno. un de ses frères. (3) Reynaud, son beau-frère. 222 PIERRE AUBERT offert l'aide de la France au Shah de Perse, devait lui annoncer l'alliance entre la France et la Russie. Le Général Gardanne, apparemment, crut masquer son emharras en annonçant son rappel sous une forme non définitive et en envoyant le Capitaine Truilhier à Paris en exprès, tandis que lui-même attendrait quelque temps encore et voyagerait à petites journées afin de revenir plus aisément si de nouvelles instructions l'y autorisaient. Le Shah de Perse déclara au Capitaine Truilhier qu'il espérait son prompt retour avec des promesses certaines. Voici le récit que donne de l'audience le Capitaine Trezel dont les journaux de route ont été publiés par le Général Dumas (Papiers du Général Trézel - Lavauzelle 1915) : « Le 12 février 1809, la légation fut reçue dans un kiosque e intérieur où le r oi était assis sur un petit trône. La conférence e fut moins longue que la veille et plus agréable. Sa Majesté dit e au Capitaine Truilhier qui devait porter ses dépêches à l'Empereur e que s'il rapportait de bonnes nouvelles de France, Elle prendrait < de l'or et J'en couvrirait tout ~ntier. > Le Capitaine Truilhier partait peu après. Le 22 mars, il était à Erzeroun et il dut rencontrer en Allemagne Napoléon qui arrivait lui-même de Valladolid. Il participa ainsi à la campagne de Wagram, mais la dernière lettre que nous ayons de lui est d'Anvers, du 3 novembre 1809 où il raconte lui-même le tour imprévu pris par sa destinée à la suite de l'expédition anglaise sur Flessingue et Walcheren. Anvers, 3 novembre 1809. Je viens, ma chère maman, de recevoir votre lettre du 22 octobre. Il me parait que VOllS n'avez pas reçu celle de mon frère par laquelle 11 vous a sürement appris mon départ de Vienne. J'Ignore si M. Somls vous en a dit les circonstances. Le Maréchal, duc de Raguse, me fit appeler un Jour à 8 heures du soir et me consulta sur un croquis d'un plan de Flessingue qu'!l avait essayé de tracer. parce que l'Empereur avait témoigné ce jour-là une vive Impatience qu'on lui mit sous les yeux un dessin des fortifications de cette place. Je fis quelques observations, et le Maréchal, renonçant à son projet. me déclara qu'!l fallait que je fisse mol-même, dans le courant de la nuit, un plan plus exact. En vain m'en défendis-j e; Il Y avait cinq ans que j'étals sorti de Flessingue et. depuis, tant d'objets m'étaient passés sous les yeux. Le lendemain, à 6 heures du matin, je présentais mon travail .. Le Maréchal m'emmena chez l'Empereur qui me fit appeler dans son cabinet et, en répondant à ses questions. je tâchai de tirer de ma mémoire un peu plus qu'elle ne m'avait fourni dans la rédaction de mon plan. Le jour même, le Major Général me fit adresser l'ordre de me rendre en poste à l'armée du Nord. 223 LE COMMANDANT TRUILHIER J'al reçu depuis longtemps la caisse qui était déposée chez M. Caccla. J'avals pris mes mesures pour la faire venir à Anvers. J'ai reçu, ici, un très aimable accuell de M. le Poitevin de la Croix, ancien receveur des Douanes, ami du général Tousard qui m'avait recommandé à lw. On m'a beaucoup parlé, dans cette maison, de M. Halns qui a habité cette ville et Je n'ai pu dire si c'était le mari de ma sœur ou son beaufrère dont 11 fut question. Quoi qu'lI en salt, on parait avoir conservé pour lui beaucoup d'amitié chez M. de la Croix. J'al reçu 11 y a peu de jours des nouvelles de Trullhler. n était, avec son général, occupé à la grande tête de pont de Spitz, en avant de Vienne que j'al commencée. Ils y avalent employé 6.000 ouvriers jusqu'à la signature de la paix, ce qui expl1que le sllence de Trullhler. Louis XIV n'employait que 10.000 hommes aux célèbres travaux de Dunkerque, et la tête de pont de Spitz n'était qu'un point des travaux de l'armée d'Allemagne. J'ignore ce que c'est que cette arrestation dans une ville du Karajan dont vous me parlez. J'ai bIen été dans une prison honnête à Meched, capitale de cette vaste province, mals je ne vous en avais pas dit un mot, autant qu'lI m'en souvient. L'aventure dont je vous parlai à propos de l'anniversaire de mon arrivée à Anvers était plus sérieuse. J'y fus. non pas emprisonné, ~als empoisonné, avec mon interprète, et une circonstance aussi fortuite qu'heureuse put seule nous sauver la vie. J'en tus quitte pour une longue et slngul1ère léthargie, et mon Interprète pour une agonie de quelques jours. Depuis que vous m'avez écrit la lettre à laquelle je réponds aujourd'huI. vous devez en avoir reçu une autre de mol relative à des effets que j'al laissés chez M. Sevln Talllve, lleutenant-colonel du Génie. Quand vous les aurez reçus, fattes, je vous prie, laver tous mes habits orientaux et conservez-les mol. ns doivent se trouver bien crasseux. J'Ignore absolument le jour de l'arrivée de l'Empereur IcI. Ce qui concerne l'expédition de Walcheren est enveloppé du même mystère. Je ne pourrai guère vous revoir qu'au printemps. Adieu, ma chère maman, je désire que l'espoir très fondé Que j'al d'aller vous embrasser au mots d'avril se ,réal1se. J'espère que vous aurez encore Mlle de Taradeau auprès de vous et que je pourrai lui offrir l'hommage de ma reconnaissance et de mon tendre attachement, de vive voix, comme je le fais ici par écrit. 8ila correspondance est rouverte avec Constantinople, veuillez bien faire parvenir à M. d'Alaye et à son oncle mes compliments affectueux. Mille amitiés à toute la famille. Votre lUs dévoué, HILARION. Vous pouvez m'écrire au Quartier Général de l'Armée du Nord, à Anvers. Le Duc de Raguse confirme à sa manière cette lettre dans ses Mémoires: c A l'occasion de la descente des Anglais, j'offris à l'Empereur c et je fis remettre par son ordre au Ministre de la Guerre, un c travail fort circonstancié fait pendant mon séjour en Hollande e sur la défense de la Hollande .• 224 PIERRE AUBERT Cependant, le 25 juin 1809, l'Empereur avait nommé le Capitaine Truilhier Chef de Bataillon et c'est en cette qualité qu'après avoir séjourné à l'Armée du Nord, il fut désigné pour l'Espagne. Nous n'avons pas retrouvé d'autres lettres d'Hilarion Truilhier. Il participa à la défense d'Almeida en avril et mai 1811 sous les ordres dn Général Brenier qui le cite avec éloges dans son compte rendu des opérations : • M. Truilhier, Chef de Bataillon du Génie, • avait été envoyé par le Comte d'Erlon avec la 2" Compagnie de « Sapeurs pour activer les démolitions. II a opéré conjointement « avec le Chef de Bataillon Morlet. II l'a aidé de ses conseils. II • commandait au départ la colonne de droite et l'a conduite jusqu'à « l'Ag ueda avec une intelligence et une bravoure dignes des plus « grands éloges. II a lui-même couru de très grands dangers au • passage de l'Agueda qu'il a été obligé de passer à la nage. Je « demande pour lui le grade d'Officier de la Légion d'Honneur> (1). Le Chef de Bataillon Truilhier devait trouver la mort au second siège de Badajoz. II commandait en second sous le Colonel Lamarre le génie de la forteresse lorsqu'eIle fut investie par Wellington le 16 mars 1812. Les Mémoires du Général anglais Napier nous ont laissé, dans un style romanesque, un récit épique du siège de cette viUe : • Le temps qui était couvert ajoutait au sombre de la nuit • et les exhalaisons humides des eaux épaississaient l'air ... On « voyait des lumières courir çà et là sur les remparts de Badajoz, « tandis que par intervaIles des voix retentissantes se passaient le • cri de veille : sentinelles prenez garde à vous ). La viIle fut prise le 7 avril après une semaine de combats sanglants. « Aucun siècle, aucun peuple, n'a jamais envoyé dans • les combats des troupes plus braves que celles qui donnaient « l'assaut à Badajoz. ) La ville fut pillée par les soldats exaspérés par la résistance et, quand Wellington eut appris de quel prix il avait payé sa victoire, « sa fermeté d'homme et son orgueil de « vainqueur cédèrent un moment et la douleur qu'il éprouvait de • la mort de tant de soldats éclata avec une pénible émotion ) . Notre officier périt le 30 mars avant l'assaut final. Le rapport du Colonel Lamarre (2), commandant le génie de la forteresse, rend compte du fait de la manière suivante : (1) Extrait de « L'Indicateur », journal du département de la Gironde, numéro du 16 Juin 1811. (2) Cité dans Belmas. Siège$ laits ou soutenus par les Français dans la Péntn- ,nZe pend4nt Za période 1807-1814. LE COMMANDANT TRUILHIER 225 « Le 30 mars 1812, dès que le jour parut, la première des trois e balte ries anglaises commença son feu contre le flanc du bastion en· 6. Les points d'attaque étant déterminés par le feu de cette « baUerie et par la direction des deux autres qui se préparaient, e nous flmes entreprendre des retranchements dans les bastions ... « Pendant ceUe opération, le Chef de Bataillon Truilhier fut blessé e mortellement. La perte de cet Officier distingué dans l'armée par « ses talents et son dévouement fut vivement sentie de toute la c garnison . ., Ainsi mourut à 33 ans Hilarion Truilhier. Les quelques pièces que nous publions fixent seulement certains points de sa carrière. Il ne serait pas un soldat typiquement complet de cette époque si ses états de service ne nous apprenaient qu'il avait été affecté en 1803 et 1804 à l'Armée des Côtes (Camp de Boulogne), et, ensuite, à la Grande Armée, ,c'est-à-dire qu'il fit la campagne d'Austerlitz. Il a donc participé jusqu'à sa mort à la grande aventure de la République et de l'Empire qui a conduit les soldats de Napoléon de l'Egypte aux rivages de la mer du Nord et des frontières du Turkestan à celles du Portugal. Le peu de lettres en notre possession rend ce témoignage très fragmentaire mais cependant conforme au type légendaire : Hilarion Truilhier parait, .en effet, avoir été parfaitement enthousiaste du grand homme dont il suivait le destin exceptionnel. Pierre AUBERT.