5 Avant-propos ÉRIC LENGEREAU En matière d’architecture, d’urbanisme et de paysages, depuis quatre décennies, la production des connaissances issues de la recherche scientifique s’est développée de façon considérable. En 1967, les ouvrages d’érudition publiés dans ces domaines se comptaient sur les doigts de la main. En 2007, ils sont des dizaines à se succéder en librairie et témoigner par leur tirage que ces savoirs accumulés sont à la fois nombreux et confidentiels. C’est une réalité qui s’impose. Il convient de l’apprécier à sa juste mesure. Mais il faut surtout l’analyser pour comprendre que la majorité de ces connaissances élaborées, tout en appartenant aux sciences de l’homme et de la société, ne parvient pas toujours – parfois même pas du tout – à appréhender la question centrale qui est la question spatiale. Dans certains cas, c’est parce que celle-ci ne se situe qu’en périphérie de l’objet de la recherche. Dans d’autres cas, c’est parce qu’elle est tout simplement maintenue en dehors des finalités de la recherche. Ailleurs, c’est aussi parce qu’il s’est opéré au fil du temps, dans un confusionnisme soigneusement entretenu, un glissement des valeurs épistémologiques propre à laisser croire que la question spatiale est par nature « arrangeante » et que toutes les autres peuvent 6 Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine – n° 20/21 s’en accommoder, sans efforts et sans scrupules. Or chacun sait qu’il n’en est rien. Car chacun sait que l’étude de l’espace qui forme le cadre de vie de l’homme possède un certain nombre d’exigences que les chercheurs de toutes disciplines ne peuvent ignorer et d’ailleurs n’ignorent plus. C’est ainsi que, de plus en plus, à mesure que s’affinent les pratiques au sein des unités de recherche, à mesure que se précise l’évaluation de ces productions de recherche, les dynamiques scientifiques témoignent ici et là de cette farouche volonté de transversalité qui œuvre au profit des articulations existentielles du social et du spatial. Il n’est peut-être pas inutile d’insister en d’autres termes car le sujet est récurrent dans les écoles et universités concernées. Au sein de ces sciences de l’homme et de la société qui ont précisément pour objet l’architecture, la ville ou les paysages, il existe en effet de nombreux territoires d’investigation qui suggèrent la construction de savoirs situés à mille lieues de la question spatiale. Bien entendu, ces territoires et ces savoirs ne sont pas illégitimes. Ils sont même parfois tout à fait pertinents. Ils sont même souvent tout à fait nécessaires. Mais force est de constater qu’ils se développent en marge de ce qui fait que l’habiter est au cœur de l’espace construit de l’architecture, de la ville ou des paysages. Du reste, toutes les disciplines de la science humaine ne se sentent pas le devoir d’investir le domaine complexe de l’espace édifié. Heureusement devrait-on dire, parce que toutes n’en ont pas le pouvoir et le savoir. Mais il faut être vigilant car, à force d’affirmer qu’en toute chose l’espace va de soi, on en vient précisément à s’en passer et même à l’ignorer. 1. Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique Éditions, 2000. 2. Voir notamment les deux récents colloques soutenus par le ministère de la Culture et de la Communication. Le premier était organisé les 11 et 12 mai 2006 à l’Institut d’urbanisme de Paris, intitulé « L’Habiter », et placé sous la responsabilité scientifique de Thierry Paquot, André Sauvage, Chris Younes et Michel Lussault. Le second était organisé Avant-propos L’espace anthropologique Reste que les chercheurs qui font effectivement de l’espace leur territoire n’ont pas la tâche facile. Ils sortent des chemins sûrs et bien fréquentés pour que leur objet puisse marier une spatialité matérielle et une spatialité qui ne l’est pas. Ils sont condamnés à innover pour que leur projet puisse se nourrir de cette culture de la transformation caractéristique de l’architecture, de la ville et des paysages. Ils prennent donc souvent ce risque interdisciplinaire qui forge le « partage du sensible » cher 1 à Jacques Rancière . Sous l’œil amusé de l’historien et du géographe, le philosophe et l’anthropologue, ces deux frères ennemis de la science humaine durablement réconciliés par Claude Lévi-Strauss, se disputent le chantier épistémologique de l’habiter comme ils se disputent celui du poli2 tique . Entre les deux, le « grand partage » analysé par Marc Abélès est évidemment stimulant pour chacun car il tend à nourrir le débat intellectuel de la recherche 3 architecturale, urbaine et paysagère . Entre les deux, l’enjeu de la question spatiale est situé. Il est ici et maintenant. C’est-à-dire dans une dimension très contemporaine de la société en mouvement, dans une configuration presque engagée qui se soumet à l’épreuve d’une critique opératoire, au sens tafurien du terme. Mais il n’y a pas de critique sans recherche car il n’y a pas de critique sans connaissance. Et si la critique française de l’architecture, de la ville et des paysages est on ne peut plus assoupie, c’est notamment – mais pas seulement – parce que les productions de la recherche scientifique sur l’espace édifié ne côtoient pas suffisamment cette dimension très contemporaine de l’habiter et du politique. du 1er au 8 septembre 2006 au Centre culturel international de Cerisy, intitulé « L’habiter dans sa poétique première », et placé sous la responsabilité scientifique d’Augustin Berque, Philippe Bonnin et Alessia de Biase. 3. Marc Abélès, Anthropologie de l’État, Paris, Payot, 2005, p. 41 [Paris, Armand Colin, 1990]. 4. Aldo van Eyck, « L’intérieur du temps », in Le sens de la ville, Paris, Seuil, 1972, p. 91. 5. Françoise Choay, Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Seuil, 2006, p. 10. 6. Georges Balandier, Anthropologie politique, Paris, PUF, 1969. 7. Edward Twitchell Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, 1971. Là se trouve une des raisons qui ont conduit le Comité d’orientation des Cahiers de la recherche architecturale et urbaine à confier à Philippe Bonnin et Alessia de Biase le soin d’élaborer un dossier consacré à l’anthropologie de l’architecture et de la ville. On le sait, les conceptions théoriques de l’espace se croisent mais ne se ressemblent pas. Aujourd’hui comme hier, les compétences intellectuelles de l’architecture, de la ville et des paysages les tutoient avec plus ou moins de bonheur. Les pratiques conceptuelles les manipulent avec plus ou moins de dextérité. Les pratiques scientifiques les utilisent avec plus ou moins d’efficacité. En définitive, elles forment un corpus hétérogène de valeurs qui s’ignorent au lieu de se compléter. Selon Aldo van Eyck, « l’heure est venue de les réconcilier, de rassembler une signification anthropologique fondamentale qui se trouve partagée 4 entre elles ». Selon Françoise Choay, il y a urgence à dire « la fonction anthropogénétique de la spatialisation : cette compétence symbolique des vivants humains, du zôon politikon, qu’il s’agit à présent de se réapproprier avant 5 qu’il ne soit trop tard ». De l’avis de bien d’autres auteurs encore, le processus de transformation de l’espace construit ne relève en effet de rien d’autre que d’un projet politique. L’organisation des pouvoirs détermine ainsi l’organisation de l’espace. L’anthropologie politique telle 6 que proposée par Georges Balandier ne peut donc pas être ignorée par l’anthropologie de l’espace telle que 7 suggérée par Edward T. Hall . C’est pourquoi, dans le souci d’une cohérence qui se voudrait un tant soit peu mobilisatrice, il importe de considérer avec Jean-Charles Depaule qu’il y aurait quelque opportunité à promouvoir le développement d’une anthropologie politique de 8. Jean-Charles Depaule, « L’anthropologie de l’espace », in La ville, Courrier du CNRS n° 81, Paris, CNRS – Descartes & Cie, 1994, p. 120. 9. En plus de l’ouvrage de Françoise Choay (op. cit. note 5), il convient de mentionner le dernier livre de Marc Augé, Le métier d’anthropologue, Paris, Galilée, 2006. On peut aussi utilement faire référence à celui de Robert Deliège, Une histoire de l’anthropologie, Paris, Seuil, 2006. On peut 7 8 l’espace . Les cultures architecturales, urbaines et paysagères s’en trouveraient très certainement renforcées. L’espace critique de cette communauté intellectuelle s’en trouverait très probablement revivifié. Alors que paraissent ces temps-ci de nombreux ouvrages consacrés à cette « science naturelle de la société humaine » déjà ancienne qu’est l’anthropologie, le dossier de cette livraison des Cahiers s’inscrit dans l’histoire récente des productions de l’anthropologie de 9 l’espace . C’est une histoire singulière. C’est une histoire prometteuse. C’est une histoire qui épouse les péripéties françaises de la recherche architecturale, urbaine et paysagère. Elle a été hier jalonnée par l’ouvrage de Françoise Paul-Lévy et Marion Segaud, Anthropologie 10 de l’espace, publié en 1983 . Elle est aujourd’hui enrichie par de multiples contributions dont celles-ci, sollicitées et réunies ici dans un « abécédaire anthropologique de l’architecture et de la ville ». On le verra dans les pages suivantes, l’anthropologie de l’espace est une et plusieurs à la fois. Elle est une parce qu’elle prend l’espace pour objet. Mais elle est plusieurs parce qu’il existe de multiples postures scientifiques qui peuvent prendre l’espace pour objet dans une visée anthropologique. En atteste la richesse du paysage des unités de recherche dans ce domaine des sciences de l’homme et de la société. Un exemple est celui de l’anthropologie historique qui, dans bien des domaines de la sphère privée et de la vie quotidienne, tend à étudier les natures complexes de cet espace domestique relevant tout aussi bien de l’architecture, de la ville 11 et des paysages . Nombre de contributions passées, présentes et futures prouvent le bien-fondé de cette enfin souligner la parution du no 9 de la revue annuelle du LAUA (école nationale supérieure d’architecture de Nantes), Lieux communs, intitulé « Art et anthropologie », novembre 2006. 10. Françoise Paul-Lévy et Marion Segaud, Anthropologie de l’espace, Paris, CCI-Centre Georges-Pompidou, 1983. On retiendra avec intérêt la publication prochaine de l’ouvrage de Marion Segaud, L’anthropologie de l’espace : habiter, fonder, distribuer, transformer, Paris, Armand Colin, avril 2007. 11. Voir par exemple André Bruguière, « L’anthropologie historique », in Jacques Le Goff, La nouvelle histoire, Paris, Éditions Complexes, 1988, p. 137 [Paris, Retz CEPL, 1978]. 8 Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine – n° 20/21 posture scientifique. Les auteurs sont connus et leurs publications également. Il y a donc matière à promouvoir la « montée en puissance » d’une anthropologie historique de l’espace qui semble jusqu’à présent ne pas vouloir dire son nom et qui, pourtant, permettrait utilement de mobiliser – de remobiliser devrait-on dire, tant il est vrai que les inerties intellectuelles se sont parfois installées – la communauté actuelle des historiens de l’architecture, de la ville et des paysages. Là se trouve une des raisons qui ont conduit à identifier, non pas seulement la réalité d’une anthropologie de l’espace, mais aussi la vérité d’un « Espace anthropologique » susceptible d’analyser – et peut-être remettre en cause – l’agencement des disciplines de la science humaine qui participent de la recherche architecturale, urbaine et paysagère. C’est peut-être une trop grande ambition. C’est en tout cas une perspective de travail qui s’inscrit dans le cadre des évolutions doctorales actuelles qui tendent à réconcilier les professionnels de la maîtrise d’œuvre et les professionnels de la recherche scientifique. L’espace anthropologique