Université de Bologne, Italie, Novembre 6-7

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Pour citer cet article :
Wang Mingming, George Morgan,
" Le renversement du Ciel ",
Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, ,
mis en ligne le 03 septembre 2012.
URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3841
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1
Le renversement du Ciel
De l’Empire devenu une nation, et
compréhension réciproque pour la Chine
de
la
pertinence
de
la
Wang Mingming
fr
65-80
George Morgan
Lorsque le grand oiseau, Peng, verra la Terre d’en haut
comme nous autres voyons le ciel de par en dessous,
il cessera de s’élever et commencera à voler vers le sud.
Zhuang ZI
Il existe un phénomène que nous appelons désormais « l’anthropologie réciproque ».
Notre définition commune de ce phénomène est telle que celui-ci fait partie d’un projet plus
large de restructuration de l’espace entre la culture des autres et la « nôtre » — la « nôtre»
désignant ici la possibilité pour des Européens ou pour des Chinois ou d’autres de faire
allusion à leur tour à « nos » contreparties alternatives respectives. En tant que composantes
humaines dans cette nouvelle entreprise intellectuelle, nous employons le terme
« anthropologie réciproque » (appellation qui n’existe que depuis une dizaine d’années) pour
signifier une vision du monde et une pratique alternatives, consistant principalement à
reconnaître la signification ontologique de la conjonction des systèmes de culture et des
échanges entre eux, ainsi qu’à respecter les efforts visant à créer une « disposition
réciproque » ou « co-présence » parmi les différentes cultures humaines (le Pichon, 1995).
Cette forme d’anthropologie met l’accent sur le concept de la « réciprocité », à savoir la
réciprocité entre différentes façons de percevoir le monde. Mais peut-on prétendre qu’il s’agit
là d’une quête novatrice de la connaissance et des relations interculturelles ?
Pendant presque tout le XXe siècle, les anthropologues ont cherché à percevoir le soi « à
travers l’autre ». À partir de leurs observations, les anthropologues, considérant « les
contrastes culturels comme un moyen de connaissance » (Sahlins, 2000), ont cherché à
explorer les diverses pistes culturelles afin de réfléchir sur leur propre « connaissance locale »
(Geertz, 1983 ; voir aussi Wolker, 1993). Parmi ces anthropologues structurels, nous pourrions
citer des auteurs exemplaires tels que Lévi-Strauss, qui a fondé ses théories sur la « théorie de
l’alliance » et sur la notion de contraires complémentaires, tout en soulignant le schéma
inconscient qui sous-tend la communication trans-culturelle dans « l’esprit primitif ».
D’autres anthropologues parlent de mystiques hostiles au marché (Sahlins, 1972), de tribus et
de castes opposées à l’individualisme (Dumont, 1986), d’États d’opérette opposés à « l’État
substantiel » (Geertz, 1980), et de bien d’autres antagonismes complémentaires en tant que
dimensions de notre co-présence réflexive. Plus près de nous, les anthropologues postcoloniaux ou réflexifs ont cherché à réinterpréter les récits des anthropologues qui sont partis
de chez eux, en Europe, afin de « classer l’humanité non-européenne de telle manière que
leur interprétation soit en accord avec le mythe européen du triomphe du progrès » (Asad,
1990). Ces chercheurs, quoique parfois en désaccord avec les approches structuralistes et
interprétatives antérieures, sont en train de produire des études intéressantes qui se
rapprochent aussi de la « disposition réciproque ».
2
Pour une réévaluation de l’anthropologie
Cependant, ce constat ne nous amène pas à renoncer à nos efforts. Dans la foulée des
traditions anthropologiques moderne et post-moderne, l’anthropologie réciproque exige
certaines formes de réciprocité qui ne sont exprimées que de façon implicite chez les
anthropologues antérieurs. On a suggéré que nous devrions lier nos recherches à la notion
bakhtinienne de « l’imagination dialogique », ainsi qu’à un chronotope ou à une « perception
particulière du temps, en relation avec l’espace, qui se développe dans les scénarios humains
et qui lui attribue un caractère particulier » (Fernandez, 1995). S’inspirant peut-être peu ou
prou de la « prestation totale » de Marcel Mauss, une autre proposition avance que nous
devrions réaliser un principe découlant d’un postulat qui « présuppose une approche
engageant deux sujets ou deux cultures dans un processus égal de connaissance réciproque »
(le Pichon, 1995). Les deux propositions soulignent le fait qu’une nouvelle forme de
connaissance, telle qu’elle est proposée, n’est concevable que si nous l’abordons comme une
pratique alternative impliquant une réévaluation de la formation disciplinaire de
l’anthropologie. Mais comment distinguer cette réévaluation des réévaluations structuraliste,
interprétative et post-coloniale ?
La base de la réponse peut sembler quelque peu contradictoire. Dans le domaine
culturologique, l’anthropologie réciproque peut être considérée comme apparentée aux
approches interprétatives des récits ethnographiques, et surtout à l’anthropologie
interprétative du point de vue des autres (ou des indigènes) (ex. Geertz, 1973). Néanmoins,
cette recherche intellectuelle ainsi définie englobe aussi la possibilité de relations
transculturelles. Elle s’intègre dans la protestation intellectuelle contre la division du monde
en « l’Occident et puis le reste » (« the West and the rest »). Ainsi, devons-nous admettre que
nos efforts nous confrontent à une situation ambivalente. D’un côté, l’anthropologie
réciproque telle que nous l’avons définie encourage les anthropologues à estimer que les
différences culturelles des autres par rapport à « nous » constituent un système de valeurs et
de connaissance tout à fait distinct. De l’autre, le sujet lui-même est tellement lié à la
réfutation de cette division anthropologique moderne du monde — et de « l’identité
temporelle » (« coevalness of time », voir Fabian, 1983) anthropologique qui en découle —
qu’elle s’oriente vers une critique de la pratique de « l’altérité » (« othering ») dans
l’anthropologie moderne. Le problème-clé qui doit retenir ici notre attention est de savoir
comment l’anthropologie réciproque peut assurer la continuité intellectuelle et ontologique au
sein du contradictoire.
La notion enthousiasmante de correspondance développée par le Pichon selon laquelle
« l’observation et l’analyse de l’un correspondent à l’observation et l’analyse de l’autre » (le
Pichon, 1995) apporte une solution partielle au problème. Par-delà ce concept de la
correspondance, il propose également que nous cherchions comment les différentes cultures
se voient les unes les autres dans leurs contextes historiques. À la suite de cette proposition, il
me semble que, pour créer le type de correspondance désiré, nous devons d’abord éviter la
réduction traditionnelle de l’anthropologie réciproque à une vocation euro-centrique. Je veux
dire par là que nous avons besoin de communication multilatérale au lieu de la tentative
habituelle de la part de la « culture occidentale » de réaliser ses propres identités et d’acquérir
des connaissances à son propre sujet (tentative qui aboutit souvent à des distinctions
réflexives) tout en instituant les échanges souhaités à égalité entre culture occidentale et
cultures non-occidentales. À mes yeux, l’un des problèmes avec le mode de pensée latéral
singulier c’est que « l’égalité des échanges » a souvent été traitée comme une critique
unilatérale des défauts inhérents au traitement eurocentrique hiérarchique de l’Autre, c’est-àdire l’Autre en tant qu’objet d’une « haute culture » scientifique et miroir inversé
3
du « progrès » et de l’expansion occidentale (Wallerstein, 1997 ; voir l’argument dans Sahlins,
2000).
Dépasser la poétique de l’innocence
C’est un fait que l’anthropologie occidentale traditionnelle, qui respecte « les nobles
sauvages », par sincérité ou par politesse, a souvent fini par ouvrir la voie à l’impérialisme.
Ainsi, dans le contexte de réciprocité qui est le nôtre, faut-il reconnaître les contributions des
anthropologues post-coloniaux à la critique discursive du discours anthropologique. Toutefois,
dans le domaine de l’épistémologie comme dans celui de l’ontologie, ce que l’anthropologie
réciproque cherche à promouvoir n’est qu’une simple remise en question de la « cosmologie
native » de l’Occident. Pour nous, elle constitue une réévaluation plus effective, qui cherche à
esquisser une nouvelle approche quelque peu semblable à celle de « l’université emmurée »,
selon laquelle le savoir universel — y compris le déterminisme du pouvoir et l’économie
politique marxiste — propose un système culturel de signification tout aussi ethnocentrique
(Sahlins, 1996). Ceci constitue l’expression historique et transculturelle d’un « langage métascientifique parfait », de même qu’un retour à l’ordre sémiotique du langage abusivement
interprété comme autant de « symboles aveugles » (Eco, 1995). Ceci implique que la
compréhension réciproque doit permettre des échanges plus larges, des échanges entre « cette
cosmologie-ci » et les autres modes « là-bas » de connaître et de représenter le monde aux
hommes, modes qui, pour moi, comprennent l’échange entre « vos » problèmes occidentaux
et « nos » problèmes non-occidentaux. Qui plus est, la finalité des échanges a été définie de
façon très différente par rapport aux perspectives critiques de la modernité coloniale (et du
siècle des Lumières). Nous cherchons à redécouvrir un domaine linguistique et sémiotique
parmi nous-mêmes, et entre nous-mêmes et les autres. Nous sommes fort désireux de
comprendre les points d’incompréhension mutuelle qui nuisent à notre co-présence
transculturelle et à l’existence paisible de différentes cultures dans un « monde en voie de
mondialisation » (Eco, 2000). En un mot, il n’est pas dans notre intention d’apporter de
simples rectifications politiques aux politiques euro-centrées fondées sur le socio-économique
et sur la dynamique du pouvoir, celle, par exemple du fameux « système mondial moderne ».
Il a été postulé que « l’harmonie au sein de différences » (ge er bu tong), pour employer
des termes chinois qui ont l’avantage d’être plus frappants, représente le thème central de
notre symphonie (Yue et Le Pichon, 2000 ; Fei, 2000). Pourtant, les polyphonies constituées
des réflexions réciproques sur les incompréhensions devant être tissées dans la symphonie de
la compréhension sont à rechercher avec encore plus d’urgence que ce thème futurologique.
Les polyphonies impliquent une approche non-occidentale. Car les théories de la postmodernité ont apporté à beaucoup d’intellectuels non-occidentaux l’espoir d’un renouveau
culturel, y compris celui du vieux concept chinois de tong ou « unité ». Maintenant que les
pièges présents dans les sciences humaines au cours de l’expansion occidentale se sont
effectivement avérés, nos collègues non-occidentaux commencent à émerger de leur
pessimisme à l’égard de leurs propres cultures. En Chine, un appel a été lancé en faveur de
« l’auto-conscience de la culture » (wenhua zijue) correspondant à l’anthropologie autoréflexive du monde occidental, notamment lors d’un congrès sur le dialogue transculturel à
Beijing, où étaient présents certains Occidentaux (par exemple, Fei, 1998). Les événements de
cette dernière décennie ont prouvé la justesse d’une description des critiques de
l’impérialisme comme débouchant sur un discours rédempteur de la quête d’identité de notre
empire-devenu-nation. L’une des tâches de Transcultura est ainsi de comprendre le processus
de transmission dans les mondes post-modernes, et de comprendre la transmission en tant que
traduction d’un mode auto-réflexif de production culturelle en auto-confirmation d’un
renouveau culturel.
4
Il se peut que la transmission transculturelle de la connaissance s’opère par des cycles sans
fin.1 Mais pour nous, la réfutation post-coloniale du discours et son destin dans des
« situations coloniales », devenues autant de « situations nationales », confirment un point
important. Ce ne sont pas seulement les Européens, les Américains, et les Japonais (pour les
Coréens et les Chinois) qui n’ont pas réussi à comprendre les autres. Ce sont aussi ceux qui,
pendant les quelque derniers siècles, se sont manifestés en tant que sujets de l’historicité
coloniale. Des terrains de mésentente, aussi bien que d’entente, existent chez diverses tribus et
civilisations souvent exclues de notre travail critique, du simple fait que notre réflexion
critique ne couvre souvent que le discours des groupements soi-disant « puissants ». Mais, ce
faisant, n’a-t-on pas oublié que des exemples d’incompréhension se trouvent également chez
des « peuples indigènes » (à l’exception peut-être des Chinois dont la société était tenue pour
être « complexe ») considérés comme des « enfants innocents » par les anthropologues
traditionnels ?
À mon avis, la mission de l’anthropologie réciproque ne doit pas se limiter à la récitation
d’une poétique de l’innocence. Plus complexe, elle doit appeler notre attention sur la mise au
point d’un ensemble de mesures qui nous permettront de déceler nos sujets
d’incompréhension réciproque pour pouvoir, on l’espère, les éviter. Afin de fournir un cadre
historique, je me suis tourné vers l’histoire de divers aspects de la civilisation chinoise, dont
les schémas cosmologiques de la Chine antique et l’anthropologie en tant que discipline où
nous percevons des difficultés semblables à ceux qui apparaissent dans les études européennes
modernes.2 Cette étude couvre plus de deux mille ans, de l’époque classique à l’ère
contemporaine. Ce champ de vision étendu sera une approche utile du « point de vue des
autochtones » à l’égard des autres, même si un domaine aussi vaste pose des problèmes en
raison même de son importance.
L’empire devenu nation
Plus précisément, on peut décrire les univers de la cosmologie chinoise en termes de
transformation historique d’un « empire devenu nation ». Il s’agit, en un mot, de la
transformation de la vision cosmique de « Tout ce qui est sous le Ciel » (tianxia) à l’époque
de l’Empire, en une série de récits de la rédemption produits par la nation pendant le XX e
siècle (pour des exemples antérieurs, voir aussi Duara, 1995). Jusqu’ici, dans les sciences
1
. Considérez, par exemple, le sort réservé à Wallerstein et à Said aussi bien qu’à Malinowski en Asie
orientale. Or, Wallerstein soutient que toutes les sciences sociales en Occident étaient occidento-centriques et
contenaient par conséquent toute sorte de pièges épistémologiques et idéologiques. L’espoir pour l’avenir, tel que
certains de mes collègues chinois ont interprété les prévisions de Wallerstein, était entre les mains des
« Orientaux ». Également pertinent par rapport à ce que mes collègues avaient tiré de Wallerstein, l’orientalisme
de Said a été publié en chinois en 1999. Beaucoup de comptes-rendus ont été publiés dans les journaux et dans
les périodiques savants. Actuellement, l’orientalisme de Said est perçu comme une forme de « Dongfang Zhuyi »
ou « « Orientisme » (« Easternism »), qui renvoie non pas aux discours occidentaux sur les Orientaux mais à
une vision du monde à la fois post-occidentale et oriento-centrique. Ceux qui n’ont pas lu son livre ont vu dans le
titre de l’ouvrage un signe positif d’une nouvelle vision alternative du monde, ce qui suggère que l’orientalisme
désormais signifie, comme me l’a dit un ami pendant la phase post-coloniale, que « c’est désormais le tour des
chercheurs en Orient ». Tout cela me fait penser à ce qu’a dit une fois Mao Zedong : « les vents de l’Orient l’ont
emporté sur les rafales de l’Occident ». Néanmoins, cette notion me rappelle un grand moment dans l’histoire de
l’anthropologie chinoise. Lorsque l’éminent anthropologue chinois, Fei Xiaotong, a publié son premier livre en
anglais, intitulé « La vie paysanne en Chine » (1939), son mentor, Bronislaw Malinowski, qu’il appelait son
« oncle », a écrit une préface où il chantait ses louanges pour avoir ouvert un nouveau domaine qui allait
permettre aux Orientaux de se prendre eux-mêmes comme sujet d’étude. Or, toutes ces visions post-impérialistes
du monde, une fois de plus avec leurs commentaires écrits en des langues étrangères au sujet des sciences
sociales, semblent oublier le fait qu’une forme d’encouragement occidental pour l’orientisme existait naguère à
Londres.
2
. Voir la version anglaise complète de cet article : Wang Mingming, The Turn of Heaven : Empire to nation
and the Relevanceof Reciprocal Understanding in China, Conférence de Bologne, 6-7 novembre 2000.
5
sociales, aussi bien en Occident qu’ailleurs, il a été largement admis que l’eurocentrisme a
déjà suffisamment sévi et nui à notre quête de la connaissance. Puisque bon nombre
d’anthropologues occidentaux, à savoir les « anthropologues du Nord », semblent attribuer
toutes les idées fausses à l’esprit occidental ainsi qu’à l’économie occidentale, nous sommes
bien placés pour nous poser une question différente. Pouvons-nous simplement affirmer que
« la vérité existe là-bas quelque part » parmi les peuples non-occidentaux ? Et pour les
besoins de notre enquête intellectuelle et dans ce contexte très précis, l’approche chinoise
consistant à postuler « la Chine et les autres » — par symétrie avec « l’Occident et les autres »
— est-elle différente de, et supérieure à, la cosmologie occidentale native basée sur le
« système mondial » ? En d’autre termes, une « convention orientale » distincte peut-elle
apporter une solution à notre recherche d’un « espace de réciprocité » où se trouve modifié
l’ethnocentrisme de la connaissance ? (…)
Que signifient ces considérations du point de vue de l’anthropologie générale ? Tant en
Europe qu’aux États-Unis, de récentes études, à l’intérieur et à l’extérieur de la discipline, ont
amené nombre d’anthropologues à réviser certains aspects arbitraires d’un discours culturel
contradictoire. Ainsi, dans le travail de Marcus et Fischer sur le « moment expérimental »
(1986) et dans celui de Rabinow sur l’« anthropologie de la raison » (1997), est-il fait appel à
une « repatriation de l’anthropologie ». Dans ces deux perspectives, l’expansion du système
mondial occidentalo-centré au sein de « petites communautés » (xiao shequ) de l’Autre, et
l’universalité ou la globalisation de la raison occidentale sont vues comme les formations
politico-économique et discursive de la modernité qui ont entraîné la disparition de l’Autre.
La tâche de l’anthropologie, telle que la dessinent ces deux réflexions, est de séparer la
discipline de ses formes spécifiquement associées à la réflexion sur la différence culturelle et
donc aussi la réflexion sur le supposé progrès universel de la raison et de l’histoire.
Cependant, la question des méthodes capables de développer des visions du monde et des
pratiques sociales alternatives depuis le lointain, ou, en tout cas, depuis l’extérieur des propres
sociétés et visions du monde des anthropologues, reste le problème central du discours
anthropologique. Pour moi, l’avantage de l’anthropologie sur les autres sciences sociales et
humaines se trouve précisément dans le fait que cette discipline a cultivé des formes aussi
élaborées de connaissance. C’est en voyant le Soi culturel dans le miroir de l’Autre, ou,
autrement dit, en cherchant une humanité commune dans des formes de vie plurielles, que les
anthropologues occidentaux ont pu transcender les cosmologies ethnocentriques et faciliter la
connaissance transculturelle réciproque (Wang, 2000).
Participant depuis plusieurs années aux débats universitaires en Chine, j’ai développé une
« conscience incarnée » (tihui) de la préoccupation locale permanente d’une prise de
conscience culturelle et de ses « progrès » futurs en Chine. Pour les partisans de
l’« anthropologie du Sud », le développement national représente peut-être une entreprise à
encourager, une alternative à l’« anthropologie du Nord », qui se concentre principalement sur
la réflexivité. Comme le laisse entendre Quinlan parlant de la « recherche anthropologique
appliquée », « les soucis des anthropologues du Sud concernant la logique et la pratique du
développement débouchant sur le problème de savoir comment l’axiome de réflexivité, et la
discipline elle-même, peuvent être intégrés dans les pratiques des métiers relevant de
l’ingénierie. » (Quinlan, 2000) Pour moi, cette préoccupation locale, qu’elle se traduise au
niveau de l’ingénierie, du développement national, ou de l’expression d’une politique de
civilisation, a été le produit de l’histoire particulière des contacts interculturels et des
influences réciproques. Nos discussions sur ce sujet devraient être encouragées, afin de créer
une prise de conscience à l’égard des relations transculturelles qui n’a pas été clairement
définie dans le système planétaire contemporain.3
3
. J’ai étudié l’histoire du point de vue anthropologique afin de faire la lumière sur les moyens par lesquels la
nation en tant que culture est devenue une préoccupation majeure en Chine. Par exemple, dans la ville de
6
En quête d’un troisième espace
Au XXe siècle, les débats anthropologiques en Occident se sont focalisés sur le problème
de l’Autre. De diverses façons, ce qui est désormais connu sous l’appellation
d’« anthropologie moderne » a été décrit grosso modo comme un espace ou une discipline
dans lesquels des cultures contemporaines et coexistantes sont examinées en tant
qu’équivalents ou miroirs réflexifs les uns des autres. Dans un tel espace intellectuel, les
cultures qui ont « survécu » dans différentes parties du monde ont été vues comme un
patrimoine précieux de l’humanité, et le travail de l’anthropologue a consisté en de bonnes
traductions de cultures autres que la sienne. Ainsi, toute recherche anthropologique de qualité
ouvre une échappée qui permet aux chercheurs professionnels de se libérer des contraintes du
pouvoir et de l’économie politiques qui ont entravé notre quête de la connaissance.
Néanmoins, comme nous venons de nous en rendre compte, le travail entrepris par les
anthropologues a scindé le monde en Occident d’un côté, et reste du monde de l’autre (West
and the rest). Ainsi, pour certains post-modernistes, l’anthropologie serait la légitimation de la
division entre le centre (Soi) et la périphérie (l’Autre) dans le système mondial moderne.
L’anthropologie de la réciprocité a participé à la tentative qui vise à transcender cette division.
Partisans de cette approche, nous ne réfutons pas nécessairement et en bloc le travail de nos
prédécesseurs. Cependant, nous sommes très désireux de savoir si certains « espaces tiers »
existent que nous pourrons découvrir et exploiter. C’est pour satisfaire ce désir que nous
avons fait entrer la civilisation chinoise dans le rayon de nos intérêts. Mais un problème
demeure car, s’il existe depuis plus d’un siècle des études anthropologiques sur la Chine, elles
n’ont pas appelé l’attention de ceux que l’on nomme les « anthropologues généralistes » (voir
aussi un cas semblable pour l’Inde du Sud dans Appadurai, 1984). Ce n’est pas que les
anthropologues qui se sont penchés sur la Chine ont écrit des études ethnographiques
médiocres ou mis en place des cadres théoriques inadéquats. Aux yeux de beaucoup de
théoriciens de l’anthropologie, la civilisation chinoise n’était pas une culture suffisamment
« tribale et bizarre » pour faire avancer nos « connaissances réciproques » (Wang, 1997). Vue
sous un angle plutôt opposé, dans l’anthropologie de la réciprocité, la Chine a été hautement
considérée, pour les mêmes raisons qui ont provoqué l’échec des anthropologues sinologues
occidentaux quand ils cherchaient à se présenter comme des anthropologues généralistes.
Notre souhait, c’est que la cosmologie chinoise et les modèles chinois de la vie sociale
puissent proposer un « troisième espace » entre civilisation européenne et « mentalité
sauvage » et que, de cette manière, ils nous fournissent des outils efficaces pour repenser nos
relations culturelles.
Cette quête d’un « troisième espace » nous a amené à esquisser plusieurs transformations
importantes dans l’histoire de la vision chinoise du monde et de l’humanité. Notre projet
initial était de tracer les trajectoires historiques par lesquelles ont été transmises en Chine les
théories anthropologiques, afin d’illustrer notre argument concernant la compréhension et la
correspondance culturelle multilatérale. L’approche cosmologique historique, à son tour, nous
a permis de voir comment un empire-devenu-une nation a reconstruit ses rapports avec luimême et avec les autres. En fin de parcours, nous sommes moins à l’aise avec l’idée sousQuanzhou, sur la côte sud-est, avant la Dynastie Ming, des interactions fréquentes des cultures étrangères et de la
culture chinoise locale étaient possibles grâce aux échanges maritimes. Le gouvernement, l’élite, et les gens
ordinaires ne se voyaient pas totalement à part des personnes venues de l’extérieur. Au contraire, ils partageaient
la ville, devenue place de marché, où se réalisaient des échanges symboliques avec des marchands indiens,
arabes et européens. À partir de la dynastie Ming, en plus de l’imposition d’une « politique d’interdiction
maritime » (haijin zhengce) et de cultes relevant de l’état néo-confucianiste orthodoxe, une politique visant à
purifier la civilisation chinoise a transformé cette situation. Le processus nativiste civilisateur a plus tard ouvert
la voie à l’émergence du proto-nationalisme et du nationalisme lors des contacts ultérieurs avec les cultures
européennes au cours du XIXe siècle (Wang, 1999).
7
jacente que notre réflexion anthropologique doit être définie comme le seul reflet de
« situations coloniales ». Au contraire, nous avons trouvé que s’il existe dans la cosmologie et
dans la vision mondiale de la Chine une relation Soi-Autre distincte, nous pourrons dire alors
qu’un tel système de connaissance a subi les changements suivants qui ne doivent pas être
considérés comme un modèle alternatif prêt à porter de la co-présence transculturelle :
— 1. Le système a vu le jour pendant les périodes classiques en tant que système
englobant des visions du monde diverses, selon lesquelles les hiérarchies et les conjonctures
des humains, des humains inférieurs, et des non-humains, étaient disposées en accord avec
l’ethnocentrisme chinois, et dans lesquelles une « disposition réciproque » n’était discernable
que dans les demeures de montagnes et dans les chants campagnards.
— 2. Pendant les dynasties impériales ultérieures des Tang, Song, Yuan, Ming et des Qing,
une percée a été rendue possible par le voyage-pèlerinage du moine Tang en Inde ; mais celleci a rapidement cédé le pas à une cosmographie basée sur un système tributaire sinocentrique
et dans lequel l’empire chinois définissait aussi bien « le commerce mondial » et la
civilisation.
— 3. À partir du milieu du XIX e siècle, les savants chinois avaient déjà compris qu’il y avait
eu des équivalents de leur empire ailleurs dans le monde, et que certains d’entre eux étaient
plus puissants que le « royaume du centre ». Alors, ils ont fait d’immenses efforts pour
revigorer leur vision du monde traditionnelle grâce à laquelle ils espéraient insuffler à la
Chine
une
nouvelle
force
vitale.
— 4. Quoique le darwinisme social ait été perçu par la Chine, vers la fin du XIX e siècle, un
peu comme un Autre vertueux, pendant les décennies qui ont suivi, s’est progressivement
imposée une forme d’anthropologie centrée sur la nation qui n’a pas laissé beaucoup de place
depuis pour la réalisation d’une anthropologie transculturelle.
Nous avons adopté en partie l’argument avancé par Cai Yuanpei et d’autres anthropologues
chinois antérieurs et nous avons cherché à redécouvrir les racines (fondations) cosmologiques
de l’Altérité dans les classiques descriptions chinoises du monde ou dans ce qui était
représenté sous l’expression « Tout ce qui est sous le Ciel ».4 Si l’on compare nos
contemporains à nos ancêtres de l’époque antique, on trouve, à l’ère antique, que certaines
représentations de l’Autre ont effectivement eu un impact sur l’idée que se faisaient les
Chinois d’eux-mêmes. Le zonage de l’univers, les expéditions des Tang, Song et Yuan et les
découvertes du monde, de même que les voyages des Ming vers les océans de l’Occident
apportent des preuves de ce que Joseph Needham a appelé « les géographies anthropologiques
chinoises » (Needham, 1992). Qui plus est, si nous sommes d’accord avec les critiques de
l’impérialisme intellectuel pratiqué par l’Occident, nous pouvons également ajouter que les
géographies anthropologiques chinoises ressemblent aux représentations occidentales de
l’Autre.
Néanmoins, nous avons également relevé que ces perceptions de l’Altérité sont quelque
peu différentes des représentations occidentales. À l’exception du récit de voyage du moine
Tang, tous les rédacteurs d’index géographiques dans la Chine antique ont cherché, en parlant
des « sauvages », à décrire une civilisation universelle et un système tributaire qui ne relèvent
pas de la « relativité culturelle ». On observe la présence dans les géographies
4
. Les anthropologues d’expression chinoise sont depuis longtemps d’accord pour reconnaître que le bref
essai de Cai Yuanpei a marqué un tournant dans l’histoire de l’anthropologie en Chine. Alors que Cai était, aux
yeux de beaucoup, un grand éducateur et l’initiateur de modes d’apprentissage occidentaux, ce n’est pas
simplement en copiant l’anthropologie occidentale que Cai a facilité le revirement de l’histoire intellectuelle.
Comme le fait remarquer l’anthropologue français, Jacques Lemoine : « D’un côté, il (Cai Yuanpei) a dénoncé la
conscience de classe au cœur de l’ethnologue occidentale, qui était perçue comme une enquête par le colonialiste
de peuples subjugués. De l’autre, il a souligné l’importance de lire les documents historiques de la Chine antique
du point de vue ethnologique, en introduisant, par exemple, les notions de totem, et de l’antériorité de la filiation
utérine, etc (Lemoine, 1989).
8
anthropologiques chinoises d’un certain sens du temps diachronique. Mais l’opposition n’était
pas de nature à traduire une rétrospection intersubjective ni à servir l’objectif consistant à
« opposer pour mieux connaître ». Au contraire, l’orientation principale a été fournie par un
mode tributaire de matériaux et de production culturelle, ou bien par ce qui, depuis les années
quatre-vingt dans le langage de l’idéologie réformiste du régime actuel, a été nommé les
« deux civilisations » (liangzhong wenming). Le résultat à long terme a été, pendant le siècle
écoulé, un manque d’intérêt de la part des Chinois, pour d’autres cultures que les leurs. Même
si l’Afrique, l’Europe, les Amériques et l’Océanie ont été les cibles de la politique et de la
diplomatie chinoises, elles n’ont pas été sérieusement étudiées en tant qu’éventuelles sources
de visions alternatives du monde. Depuis quelques années, il est vrai, les débats sur des
problèmes liés à la mondialisation et aux différences culturelles ont donné lieu à des ouvrages
intéressants surtout lorsque ceux-ci juxtaposent le Soi et l’Autre dans le domaine des contacts
culturels. Cependant, ils ont été limités soit par la notion de « progrès », de « changement
institutionnel », et de « réformes », soit par l’idée d’indépendance nationale, et ceci à tel point
que le problème du respect des différences culturelles, aussi bien à l’intérieur de la Chine
qu’avec l’extérieur, n’a guère été l’objet d’études sérieuses.
Cette caractéristique tellement spécifique de l’anthropologie chinoise peut être illustrée
dans le contexte des anthropologies de la Chine élaborées en Chine comme à l’étranger. Les
anthropologues sinologues occidentaux ont abordé la Chine sous des angles divers.5 Tous
cependant cherchent à découvrir une région ethnographique. Et si peu d’entre eux voient dans
la Chine une « leçon de culture » pour leurs propres cultures, certains ont du respect envers
les grandes et les petites traditions de la Chine en ce qu’elles jettent de la lumière sur les
institutions et les idéologies centrées en l’Occident. D’ailleurs, ils s’y sont pris comme
d’autres anthropologues régionalistes qui ont étudié des tribus en tant que formations sociales
différentes de celles qui existent en Occident (Beteille, 1998). Le problème est qu’en mettant
au point une vision « sino-centrée » de la culture, les anthropologues sinologues ont
également été liés par leurs propres préoccupations épistémologiques et idéologiques.
Certaines de ces préoccupations trouvent leur origine dans la quête d’un « langage parfait »
pour décrire la Chine. Au cours de la quête, de nombreuses confusions locales ont été créées,
de telle manière qu’elles n’ont plus rien à voir avec les sujets de leurs travaux, à savoir les
« Chinois ».
5
. Commençant pendant les années cinquante, un anthropologue londonien, Maurice Freedman, a lancé un
défi aux études ethnographiques locales et a cherché à créer, depuis l’extérieur, un « paradigme de lignage » pour
l’anthropologie sinologique.
Freedman était un excellent théoricien. Il a tenté principalement de formuler un modèle pour mettre de
l’ordre dans la confusion typiquement chinoise qui caractérisait l’opposition entre la centralisation du pouvoir
pratiqué par l’état centralisé et la fragmentation des systèmes de gouvernement local. Cherchant aussi à fonder
une forme d’anthropologie de la civilisation à partir de méthodes basées à la fois sur des archives et sur le
terrain, Freedman soutenait ardemment qu’une région anthropologique telle que la Chine posait un défi
important à la méthode ethnographique de l’époque. Cependant, alors que Freedman proposait une région
exclusivement chinoise pour l’étude anthropologique, il a oublié que son modèle et son paradigme étaient en
réalité fondés sur un modèle africaniste du lignage et sur un modèle européen de l’état national centralisé. Un
paradoxe semblable est présent dans le paradigme avancé par G. William Skinner des macro-régions et de la
thèse du lieu central. Au cours des années quatre-vingt, Skinner aurait découvert une histoire sino-centrée pour
les études américaines sur la Chine. Néanmoins, comme Skinner lui-même le reconnaît dans ses propres travaux,
les modèles régionaux qu’il a appliqués dans le contexte de la Chine n’ont pas été suffisamment détachés de la
géographie économique allemande relative aux choix rationnels en matière d’emplacements économiques. Un
autre « paradigme », qui a posé des problèmes encore plus complexes pour l’anthropologie sinologique,
concerne les travaux entrepris sur « la religion en Chine ». Tandis qu’en Chine, le mot superstition a été adopté
dans les discours intellectuels et politiques modernes pour désigner les « pratiques religieuses populaires », les
anthropologues venus de l’Occident ont constamment cherché à discerner un système religieux derrière ces
mêmes pratiques et cultes.
9
La poétique de l’hospitalité
En Chine, la quête d’une identité spécifiquement chinoise a mis à contribution bien des
concepts occidentaux. Par exemple, un groupe d’anthropologues mené par Wu Wenzao, a
cherché pendant les années trente et quarante à formuler une école chinoise de sociologie. Ils
écrivaient en anglais comme en chinois. Ainsi, en appliquant la démarche ethnographique de
Malinowski ainsi que ses vues sociologiques sur la communauté, ce groupement de
sociologues chinois a voulu fonder une école chinoise, mais sans avouer qu’il s’agissait en fait
d’un pot-pourri de sociologie anglo-américaine moderne. Il est clair que là où les
anthropologues sinologues occidentaux sont prêts à découvrir une vision culturelle sinocentrée, les anthropologues originaires de la Chine sont prêts à absorber une telle vision dans
leur propre pensée sociologique.6 La différence entre l’anthropologie sinologique occidentale
et l’anthropologie en langue chinoise a tout simplement réitéré la différence entre les
démarches anthropologiques pratiquées par ceux qui abordent le sujet de l’extérieur et celles
qui l’abordent de l’intérieur. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de connexions
possibles entre les deux. Par exemple, après la publication de mon livre, certains de mes
collègues m’ont fait remarquer qu’il donnait une bonne illustration de la « nativisation de
l’anthropologie en Chine ». En revanche, d’autres collègues ont observé que je faisais trop
appel aux théories occidentales pour prétendre être un érudit chinois. Les deux points de vue
partagent néanmoins un point de vue commun, le caractère spécifiquement chinois de
l’anthropologie.
Pour certains, ce que nous venons de postuler laisserait entendre que, tout comme
l’anthropologie occidentale dans des « situations coloniales », les cosmologies
anthropologiques, ainsi que la discipline de l’anthropologie, ont été piégées par les institutions
culturelles et politiques qui ont influé sur leurs discours. Cependant, il ne suffit pas de dire
cela ; nous devons aussi nous demander où nous conduit cette prise de position critique. S’il
est possible de faire des suggestions dans ce domaine, il nous semble alors que
l’anthropologie chinoise, tout comme l’occidentale, a besoin de développer la notion de
réciprocité. Elle a besoin de s’ouvrir au monde entier et à toutes les cultures qui coexistent.
Elle a besoin aussi de mettre au point un système de connaissance et de valeurs dans lequel ce
qui existe entre le Soi et l’Autre est abordé avec respect, en tant qu’espace ou arène dans
lesquels la compréhension réciproque devient une possibilité.
Or, le projet de l’Institut transculturel —partisan le plus éminent de l’anthropologie de la
réciprocité — comprend un partenariat avec la Chine ainsi que d’autres avec l’Europe et
l’Afrique. Notre rôle a été défini en termes soulignant notre importance en tant que
composante de cette perspective multilatérale transculturelle. La raison en est simple, sans
doute : tout projet transculturel est voué à l’échec s’il ne tient pas compte d’une civilisation
aussi immense que celle de la Chine, dont les conceptions du monde sont si différentes de
celles développées par d’autres qu’elles fournissent certains schémas alternatifs et
complémentaires par rapport au savoir occidental. Plus précisément, la participation de la
Chine à ce projet a été accueillie comme fort désirable puisqu’elle fournit une bonne solution
6
. Jusqu’à présent, je n’ai pas montré comment les non-Chinois trouvaient un sens à nos traditions natives et
s’en servaient dans leur formulation de l’Autre. Pour ne donner que quelques exemples, en France, le philosophe
François Jullien est apparemment en train de développer une approche de la culture chinoise et de dévoiler les
défauts de la tradition esthétique et épistémologique européenne. À l’université de Harvard, le professeur Arthur
Kleinman a travaillé sur des alternatives chinoises aux institutions médicales occidentales. Bien sûr, l’intérêt
porté par les philosophes et les anthropologues occidentaux à la culture chinoise vise une amélioration de la
culture occidentale. Cependant, ces travaux, entrepris par des personnes étrangères à nos traditions natives, ont
également enthousiasmé nos collègues chinoi,s qui cherchent actuellement à promouvoir une sociologie
chinoise. «La « réciprocité de la connaissance » qui est en train de naître de cette manière mérite que l’on se
penche plus longuement dessus. Mais c’est là un sujet différent, à aborder à un autre moment.
10
à nos problèmes conjoints dans le domaine des relations culturelles. De façon pertinente, il
est présumé que la « poétique de l’hospitalité » chinoise — la façon remarquable dont les
Chinois reçoivent leurs hôtes — peut apporter une bonne solution au problème de notre coprésence transculturelle actuelle (le Pichon, 1995). La « poétique de l’hospitalité » constitue,
sans aucun doute, un élément important, même central, de la façon chinoise de voir le monde.
Mais l’hospitalité peut être mieux comprise si on l’aborde comme un « rituel de l’invité »
faisant partie d’un système plus vaste — celui de l’« ordre cérémoniel » (lizhi) — que
pratiquaient nos ancêtres lorsque, avec leurs « comportements tributaires », ils recevaient les
étrangers. Ce que j’ai voulu dans cette communication, consiste tout simplement à faire
observer que, tout comme la réification européenne des symboles chinois (Eco, 1995),
l’« ordre cérémoniel » chinois est ancré dans l’histoire de la domestication cosmologique,
qu’elle soit tributaire ou nationaliste.
La pertinence de cette analyse pour d’autres anthropologies est un problème dont il faudra
discuter. Nous espérons que cette discussion permettra de détecter certains pièges dans notre
façon de percevoir les systèmes de connaissance locale dans des contextes non-occidentaux
comme des outils conceptuels inadéquats pour permettre la réflexion épistémologique et
ontologique dans des contextes occidentaux. Nous espérons aussi que le fait de se familiariser
avec les problèmes de l’apprentissage dans un contexte non-occidental fournira un passage
obligé qui mettra notre objectif — la « disponibilité réciproque » — à notre portée.
Idéalement, nous ferons de nombreux voyages tous azimuts parmi de nombreuses cultures.
Cependant, il est toujours essentiel que les Européens se mettent sur la voie de la réciprocité
par un voyage vers l’« Orient » — ou vers le « Sud ». En attendant, il me semble urgent que
les Chinois entreprennent un voyage vers l’« Occident » — ou vers le « Nord » — dans le
même esprit que les voyageurs qui ont accompagné le moine Tang dans son expédition vers
l’Inde. Quand nous nous rencontrerons au cours de nos périples, peut-être découvrirons-nous
un espace de compréhension réciproque.
Traduit de l’anglais par George Morgan
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