Ondes et particules de vie Par Pierre Sonigo Institut Cochin, INSERM, Paris Copyright Pierre Sonigo 2004 Face aux progrès des biotechnologies, les principes éthiques doivent garantir le respect de l’individu. Encore faut-il préciser ce qu’est un individu. En première approche, cela semble aller de soi : un individu, c’est vous ou moi. Mais il existe des situations plus délicates, par exemple au cours du développement embryonnaire. Certaines questions reviennent fréquemment : combien de temps faut-il pour qu’un embryon, formé au départ d’une seule cellule, puisse être considéré comme une « personne humaine » ? Plus généralement, une seule cellule, c’est-à-dire un oeuf fécondé ou même n’importe quelle cellule de notre corps, peut-elle être considérée comme un être vivant à part entière ? Malheureusement, ni l’accumulation de données biologiques, ni les progrès technologiques n’ont permis de répondre de manière définitive à ces questions. La situation est d’autant plus confuse que, comme nous le verrons, les théories biologiques se perdent dans la problématique de l’individualité. Même si nous y tenons comme à notre propre peau, le concept d’individu n’est pas indispensable à une approche scientifique du vivant. Au contraire. Le progrès scientifique nécessite l’adoption d’un point de vue dont nous ne sommes pas le centre. La biologie pourrait prendre ses distances par rapport à l’individualité que nous nous attribuons. L’éthique devrait alors évoluer dans la direction opposée, c’est-à-dire se rapprocher de l’individu et assumer pour cela des choix de plus en plus indépendants des données biologiques. Séquences et conséquences La génétique apparaît aujourd’hui comme une évidence, une réalité scientifique incontournable. Ainsi, les dernières décennies ont permis la découverte de l’ADN, le déchiffrage du code génétique, l’identification des gènes de nombreuses maladies. Plus récemment, le séquençage du génome humain mais aussi les OGM ou la thérapie génique semblent confirmer le bien-fondé de cette approche de la biologie. Pourtant, lentement mais sûrement, difficultés scientifiques et promesses non tenues s’accumulent : les gènes du cancer ne suffisent pas à comprendre le cancer, les gènes du développement embryonnaire sont les mêmes chez de nombreux organismes, les gènes du virus du sida ne nous disent pas comment ce virus peut tuer. La pratique de la recherche impose de douter et de veiller sans cesse à la validité des théories qui guident nos travaux. Aujourd’hui, la question de la validité des théories génétiques doit être posée et les incohérences éventuelles soigneusement disséquées. Même si cela peut paraître surprenant, provocateur pour certains, c’est un élément incontournable de l’activité de recherche. J’ai personnellement été confronté à des difficultés scientifiques que la génétique ne pouvait pas résoudre. Dans les années 1980, le laboratoire où je préparais ma thèse était spécialisé dans les techniques d’analyse de l’ADN. A l’époque, nous suivions à la lettre les enseignements de la biologie moléculaire. Quelle que soit la question posée, nous tentions systématiquement de la résoudre par le séquençage d’ADN, considéré alors comme la voie royale pour trouver des solutions à des problèmes biologiques très divers. En l’occurrence, au problème du sida. Fin 1984, nous avons obtenu la séquence complète du génome du virus du sida. A la publication de ces travaux, des journalistes nous ont demandé : « Vous avez la séquence du virus du sida, vous devez donc tout comprendre maintenant… ». L’un d’entre nous, particulièrement inspiré, a répondu : « Nous connaissons son visage, mais nous ne connaissons pas son cœur». Et quand il a dit « cœur », il me semble qu’il pensait quasiment « âme ». De retour au laboratoire, j’ai demandé à mon collègue ce qu’il avait voulu dire exactement. Où pensait-il chercher le cœur en question ? Nous avions la séquence du virus sous les yeux et reconnaissons que c’est un superbe outil de recherche. Mais cela ne nous donnait pas une lumière totale sur la maladie, nous n’avions pas le livre du sida. Schématiquement, le virus est formé de quelques molécules : 12 protéines différentes, plus son génome. La séquence du génome nous donnait accès à la composition des protéines. Mais rien de plus. Un virus est un animal extrêmement simple, minuscule, presque ridicule, et s’il y avait un livre de vie dans les séquences d’ADN, le virus était un objet idéal pour commencer à en déchiffrer la grammaire. Pourtant, il n’y avait pas d’autre grammaire à appliquer que celle du code génétique, c’est-à-dire la correspondance entre la structure de l’ADN et la structure des protéines, que l’on connaît depuis longtemps. La simplicité du virus ne nous révélait pas le langage des gènes. Nous restions cantonnés à la composition des protéines. Ce qui, bien sûr, pour un chercheur est très utile. Mais cela ne nous ouvre pas des horizons nouveaux, ne jette pas une lumière franche sur l’action du virus. On ne sait toujours pas exactement, vingt ans plus tard, comment le virus du sida tue. Paradoxalement, la publication de la séquence de ce virus - qui était considérée en 1985 comme un grand succès scientifique -, n’apportait pas la réponse aux questions que nous nous posions. Le sida reste un drame. Si les solutions ne sont pas là où l’on pensait, il faut aller les chercher ailleurs. Cette démarche impose de revoir avec un œil le plus neuf et le plus ouvert possible, les fondements théoriques de la biologie moderne, et de traquer sans pitié la moindre anomalie. Curieusement, cela conduit à se demander ce qu’est un individu. Un problème de découpage La biologie moderne repose sur deux théories bien anciennes : la génétique, issue des travaux de Gregor Mendel (1822-1884) publiés en 1865, et la théorie de l’évolution par sélection naturelle, publiée par Charles Darwin (1809-1882) en 1859. La question de l’individu est enfouie au cœur de ces deux théories. D’un côté, la génétique cherche à expliquer la nature du lien héréditaire entre deux individus. D’un autre côté, le darwinisme s’appuie sur des différences d’efficacité de reproduction des mêmes individus : selon le principe de la sélection naturelle, l’entité qui se reproduit le plus vite se maintient. Encore faut-il s’entendre sur cette entité. En biologie, tout se reproduit : les gènes, les molécules, les cellules, les organismes, même pour certains les espèces. Les reproductions de ces différents éléments s’enchevêtrent à des vitesses différentes. Il est donc indispensable de définir celui qui doit être pris en compte par la sélection naturelle. Mais les spécialistes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur ce point. Au bout du compte, ce sont les théories qui se multiplient. Selon le niveau choisi on parle de : gène égoïste, darwinisme moléculaire, darwinisme cellulaire, darwinisme classique, sélection de groupe ou d’espèce ... Pour illustrer cette difficulté, prenons l’exemple d’une forêt. Même si la taille de la forêt dépend de la reproduction des plantes et des animaux qui la constituent, on ne dit pas que la forêt ellemême se reproduit. On dira plutôt qu’elle s’étend, qu’il s’agit de croissance. Pour parler de reproduction, il faut se référer à un élément précis, une entité dont le nombre est croissant et les caractéristiques conservées. Il est possible de définir une telle entité dans la forêt : par exemple une surface, disons un carré de forêt de 100m2. Ces carrés se ressemblent comme des frères. Le phénomène qui était au départ défini comme une croissance de la forêt, peut maintenant être considéré comme une reproduction des carrés. Le carré est arbitrairement défini. On aurait pu tout aussi bien choisir des carrés de 243cm2 ou de 6,55957 m2. C’est donc un découpage tout à fait arbitraire qui permet d’abandonner le terme de croissance et de considérer exactement le même phénomène comme une reproduction. De manière générale, lorsque le découpage semble aller de soi, par exemple pour des animaux, on parlera de reproduction. Au contraire, quand le découpage est moins évident, comme dans le cas de la forêt, on parlera plutôt de croissance. La question est donc de savoir ce qui rend le découpage évident dans certains cas, et pas dans d’autres. Existe-t-il des critères fiables et objectifs, capables de guider un tel découpage ? Le piège est de croire que c’est simple. Le vieux problème philosophique du « découpage » de la continuité du réel en éléments individuels est omniprésent en biologie. Dans le monde végétal par exemple, les branches d’un arbre sont indépendantes et l’arbre est conçu non comme un individu, mais comme une colonie1. A l’inverse, ce qui apparaît comme des plantes indépendantes peut être connecté par un réseau de racines souterraines. Dans ce cas, comment compter les plantes ? Autre classique : la fourmi ouvrière est stérile et ne se reproduit pas. Seule la fourmilière dans son ensemble se reproduit. Dans ces conditions, de la fourmi ou de la fourmilière, lequel est un organisme à part entière ? Sous des formes variées, cette question a fait couler beaucoup d’encre, et la controverse n’est toujours pas résolue. Dans le cas des humains et des animaux qui leur ressemblent, le problème de découpage posé par les forêts, les insectes sociaux ou les plantes peut apparaître assez trivial, voire absurde. Tous nos sens nous indiquent avec force qu’un être humain n’est ni une forêt, ni une fourmi ou une plante. « Je suis à l’évidence un individu ! » Certes. Mais cette évidence, guidée par un point de vue peu objectif sur nous-même, n’a rien de scientifique. Comme les branches d’un arbre, nos cellules et nos organes font preuve d’une certaine indépendance les uns par rapport aux autres. Contrairement aux évidences, l’idée d’une autonomie de notre organisme ne résiste pas à un examen même très superficiel. Pour la très biologique reproduction notamment, l’individu humain est un couple. Pour la nutrition, nous n’irions pas bien loin sans la photosynthèse végétale ou les activités biochimiques des milliards de bactéries qui peuplent notre intestin. Nous dépendons des plantes, qui elles-mêmes dépendent de la lumière solaire. Si l’on prend en compte toutes les connections vitales dont nous dépendons, l’individu réel ne serait-il pas Gaia, notre planète, voire même l’univers dans son ensemble ? « Mais non, voyons ! » répondent à cela les gardiens de la spécificité biologique. « L’univers ne se reproduit pas. Seul le vivant se reproduit. » La reproduction encore ... L’argument des gardiens est circulaire : comme nous l’avons vu, l’idée de « reproduction » passe par la définition préalable d’un individu de référence. En renonçant à un tel découpage, les « individus » se fondent dans un tout continu, dont on ne peut dire qu’il se reproduit. Il s’agit pourtant du même phénomène. En l’absence d’individus séparés, le terme de reproduction n’a pas de sens. Nous verrons que sur ces bases théoriques, les vieilles questions qui fondent la biologie -le gène, l’évolution- pourraient trouver de nouvelles réponses2. Une vague idée de l’individualité Imaginons un observateur un peu particulier sur une plage. Il débarque à l’instant d’une planète lointaine et froide. D’où il vient, il n’y a ni eau liquide ni vent. Le temps est maintenant clair et le vent de la veille est tombé. Il observe les vagues qui viennent mourir sur le sable. Il écoute attentivement leur respiration qui s’accentue lorsqu’elles se brisent. Il remarque qu’elles se succèdent dans le temps et qu’elles se ressemblent. Vaguement. Comme ce qu’il appelle vie sur sa planète d’origine. Un air de famille mêlé à un souffle de différence. Comment ces vagues 1 2 Voir F. Hallé. L’éloge de la plante. Seuil. Voir P. Sonigo et I. Stengers. L’évolution. EDP sciences 2003. naissent-elles ? Sa première intuition est de considérer les vagues comme des individus à part entière. En effet, chacune semble douée de sa propre autonomie et meurt sans que celle qui la suit ne s’en soucie. Mais si les vagues sont effectivement autonomes, comment comprendre qu’elles se ressemblent autant ? Notre observateur imagine qu’un élément invisible doit se propager de vague en vague et que cet élément produit la ressemblance qu’il cherche à expliquer. Chaque vague, ainsi née de celle qui la précède, engendrerait celle qui lui succède. La première vague transmettrait l’élément organisateur à la suivante et cet élément serait capable de conférer une forme à l’eau. Satisfait de son hypothèse, il choisit pour cet organisateur le nom d’ADN, un terme ancien qui signifie éternel et créateur. Il réfléchit. Cet élément mystérieux serait-il capable à lui seul de générer un mouvement aussi organisé, stable, régulier ? Perdu dans ces pensées, il s’approche progressivement de l’eau. Il remarque que les vagues sont couvertes de vagues plus petites et que ces vagues plus petites sont-elles mêmes formées de vaguelettes. Il se demande si l’élément organisateur ne devrait pas plutôt être transmis par les vagues les plus petites. L’élément définirait la forme des petites vagues qui à son tour déterminerait la forme des plus grosses. La musique des flots s’inscrit plus nettement dans son esprit. Son rythme lui révèle un nouveau point troublant. La taille des grosses vagues semble varier de manière régulière, par groupe de sept. Dans cette forme de vie aquatique, les vrais individus pourraient bien être un groupe de sept. Cette idée le perturbe : dans cet emboîtement de vagues, quelle est l’entité qui compte réellement ? Il faudrait entrer en communication avec elles, pour identifier celle qui pense et qui parle, mais elles semblent beaucoup trop primitives pour cela. Il imagine de nouveau l’élément organisateur expliquant la régularité et la ressemblance des mouvements de l’eau. Que cet élément dirige la forme des vagues les plus petites ou des plus grandes, il permettrait en tous cas de définir le système. Finalement, la seule entité vivante serait en quelque sorte cet élément organisateur. Les vagues ne seraient qu’un artifice permettant le transport et la propagation efficace de cet élément. Un élément organisateur égoïste ! Il serait le vivant réel, le reste ne serait que sa production. A la réflexion, cette idée lui semble un peu mystique. Un seul élément, dont le fonctionnement est assez hypothétique pour l’instant, pourrait-il expliquer, diriger et animer à lui seul toute la matière qu’il observe ? Il s’arrête alors de penser et se contente de respirer calmement, de longs instants. Un souffle d’air frais passe sur son visage. Il réalise l’existence du vent. La mer devient plus familière. Il ressent peu à peu que les vagues impliquent tous les composants de l’air et de l’eau. Si les vagues font partie de la même eau, la question de savoir quel est le découpage qui compte vraiment devient saugrenue. L’absurdité du découpage en entités autonomes, organisées par un mystérieux élément, lui apparaît brutalement. En l’absence d’un tel découpage, il n’est nul besoin d’imaginer un élément organisateur qui passe d’une vague à l’autre. Cette manie de tout découper en éléments individuels - peut-être pour pouvoir les nommer ? - entraîne souvent sa pensée sur des chemins bien tortueux. L'individu génétique La question centrale de la génétique est de comprendre pourquoi les individus se succèdent et se ressemblent : pourquoi les chats font-ils des chats et les chiens des chiens ? Mais cette question n'est difficile que parce qu'il est posé d'emblée, par définition, que les parents et les enfants sont matériellement séparés. En effet, lorsque deux objets font partie de la même matière, le problème présente peu d'intérêt. Qui se demande vraiment pourquoi les vagues se ressemblent, pourquoi les bras d'une rivière ressemblent à la rivière dont ils naissent ou pourquoi la moitié d'un cheveu ressemble terriblement à un cheveu ? Il semble une évidence indiscutable, du moins chez les animaux supérieurs qui sont souvent au centre de nos pensées, que la mère et l'enfant sont deux personnes à part entière. Ce n'est le cas, ni pour les vagues, ni pour les bras des rivières, ni pour les cheveux. Cette intuition forte de la séparation matérielle des parents et des enfants est à l’origine du problème génétique. Le gène vise à combler le mystère insoluble du lien qui permet aux générations de se ressembler, alors qu’elles seraient à l’évidence séparées. Si elles étaient considérées comme un tout, la notion de gène serait inutile. Par contre, avec des générations indépendantes, si la mère ne transmet pas son propre organisme, elle doit d'une manière ou d'une autre transmettre quelque chose qui explique les propriétés de celui de l'enfant. C’est le rôle du gène. Les pionniers de la génétique ont choisi d'attribuer ce lien à la lignée germinale ou germen défini par la graine, l'œuf ou l'ovule fécondé. Comme l’écrit August Weissmann (1834-1914) : “ Comment se fait-il qu'une seule cellule puisse reproduire l'ensemble du parent avec toute la fidélité d'un portrait ? ”3 L’hypothèse de la cellule germinale en tant que responsable de l’hérédité est présentée comme un fait acquis dans la formulation de Weismann. Pour lui, la question n’est pas de savoir si une seule cellule produit effectivement l’organisme, mais comment elle le produit. Notons aussi qu’il exagère l’importance de la ressemblance : parents et enfants se ressemblent certes, mais la fidélité du portrait reste relative. Bien qu’extrêmement audacieuse, l’hypothèse de Weismann nous semble aujourd’hui validée et précisée : l’ADN a été identifié comme le « principe actif » de la cellule germinale. Ce n’est plus une cellule, mais une molécule qui « reproduit l’ensemble du parent avec toute la fidélité d’un portrait ». Le gène, principe d’hérédité est aussi principe d’individualité. Dans « le hasard et la nécessité » publié en 19704, Jacques Monod décrit les systèmes de régulation du fonctionnement génétique : C'est en définitive la gratuité même de ces systèmes qui ouvrant à l'évolution moléculaire un champ pratiquement infini d'exploration et d'expérience, lui a permis de construire l'immense réseau d'interconnections cybernétiques qui font d'un organisme une unité fonctionnelle autonome dont les performances paraissent transcender les lois de la chimie, sinon leur échapper. Même si cela ne correspond pas à leur propre loi, c’est-à-dire celles de la chimie, les milliards de molécules et de cellules qui nous composent sont supposées obéir à la nôtre avec dévouement. Comme un seul homme. Gène du doigt, gène de l'œil, on obéit au doigt et à l'œil. Notre organisme devient unitaire et autonome. Certains auteurs ont poussé encore plus loin la logique de cette conception. Ainsi, selon la théorie dite du « gène égoïste » popularisée par Richard Dawkins5, les organismes ne sont que les véhicules qui permettent aux gènes de se propager : le gène est le seul individu qui compte vraiment. Finalement, les gènes sont le propre d’un individu. Ils le définissent, le construisent. La génétique renforce ainsi notre sensation d'individualité. Mais ce renforcement résulte d’un raisonnement circulaire. Comme nous l’avons vu, c’est le découpage en individus qui a entraîné l’invention d’un concept –le gène- capable de les connecter. Le gène est cohérent avec le découpage en fonction duquel il a été conçu. Mais il ne peut en démontrer la réalité. 3 Cité par Evelyn Fox-Keller, le siècle du gène. Gallimard Sciences humaines 2003 pour la traduction française. Editions du Seuil. 5 Pour un exposé récent, voir par exemple. R. Dawkins. The extended phenotype. Nouvelle édition, Oxford University Press 1999. 4 L’œuf et la poule La question de l'hérédité est liée au problème classique de l’œuf et de la poule : est ce l’œuf qui fait la poule ou la poule qui fait l’œuf ? La génétique a fait son choix : elle porte toute son attention sur l’œuf. Conformément aux idées fondatrices d’August Weismann, on considère aujourd’hui que l’œuf, ou plus précisément l’ADN qu’il contient, transmis à l’identique de poule en poule, explique la stabilité de leurs formes. Mais en fonction de quoi a-t-on pu choisir l’œuf plutôt que la poule ? On aurait aussi bien pu choisir les œufs comme individus biologiques et les poules comme principe héréditaire de leur ressemblance. Dans un problème où les positions sont aussi symétriques, un tel choix est nécessairement arbitraire. La réponse pourrait refléter le réductionnisme naturel de la science occidentale : le petit explique le gros. Elle résulte en réalité, une fois de plus, du choix de l’individu de référence. Est-ce parce que nous nous identifions plus facilement à une poule qu’à un œuf qu’un tel choix a été fait ? Cela souligne de manière caricaturale que le clivage oeuf poule est illusoire. L'ensemble forme un tout dont une partie ne peut expliquer l'autre. Affirmer que la moitié droite de l’organisme produit la moitié gauche et réciproquement apparaît immédiatement comme une circularité. C’est pourtant ainsi que l’on explique la réplication de l’ADN : chaque brin de la double hélice permet la production de l’autre. Une telle description, si exacte qu’elle soit, se referme sur elle-même et ne peut expliquer la formation du premier brin d’ADN. Elle évacue sans la résoudre une des questions les plus difficiles de la biologie moderne : peut-on concevoir une « vie » sans ADN ? Si la réponse pour les organismes actuels qui contiennent effectivement de l’ADN indispensable est évidente, elle devient critique si l’on s’intéresse aux aspects évolutifs, c’est-à-dire à la question dite « des origines de la vie ». Si l’on s’appuie sur une autre description usuelle de la biologie moléculaire moderne - les acides nucléiques font les protéines et les protéines font les acides nucléiques – il s’agit encore d’un cycle. La question de la mise en place évolutive du système des acides nucléiques et des protéines impose un choix aussi impossible que celui de l’œuf et de la poule. Concevoir la vie comme un cycle de reproduction quel qu’il soit aboutit à en fournir une explication circulaire. Notre regard doit donc quitter le cycle de reproduction qui nous obsède, renoncer radicalement à l’individu qui le justifie, afin d’aborder la vie sous un autre angle. A la question de l’hérédité, plutôt que d’invoquer l’œuf, on pourrait tout aussi bien suggérer la mère : les chats sont des chats parce qu'ils naissent dans le ventre de chats. Ou encore l’environnement extérieur : les herbes se ressemblent lorsqu’elles naissent de la même lumière et de la même terre. Le choix de l’œuf comme organe de l’hérédité a été préféré à celui de la poule ou à celui de l'environnement mais la question ne peut être réglée par aucun de ces choix. Seule une mise en perspective historique, évolutionniste, prenant en compte la globalité des éléments et leurs interactions au cours du temps serait capable de nous libérer du paradoxe. L’explication ne passe plus par les individus, qu’ils soient œufs ou poules, mais par les changements d’un système dans le temps. Au contraire de la génétique, théorie « fixiste » qui étudie la stabilité du vivant, l’étude de telles transformations est au cœur de la théorie de l’évolution. L’individu darwinien La théorie darwinienne de l’évolution s’appuie sur la sélection naturelle, un principe de reproduction différentielle : sont sélectionnés les individus qui se reproduisent le plus efficacement. Cent cinquante ans plus tard, les difficultés soulevées par cette définition ne sont toujours pas réglées. Une des controverses principales concerne l’ « unité de sélection ». Comme nous l’avons déjà évoqué, le problème est de savoir quelle entité sera sélectionnée dans l’enchevêtrement des parties et des sous parties qui se reproduisent toutes d’une façon ou d’une autre. Un humain est un groupe d'organes. Un organe est un groupe de cellules. Une cellule est un groupe de molécules. Une molécule, un groupe d'atomes… Faut-il appliquer la théorie darwinienne à ce que l'on appelle un “individu” dans le langage courant bactérie, plante, animal ou à des structures d'ordre supérieur groupe social, espèce, écosystème ou même à des structures d'ordre inférieur -gène, cellule? Malheureusement, le choix de « l’unité de sélection » influence de manière spectaculaire les prédictions de la théorie. De plus, ce choix conditionne aussi ce qui sera considéré comme « unité sélectionnée » et ce qui sera considéré comme « environnement sélectionnant ». Les éléments fondamentaux de la théorie darwinienne dépendent donc du point de vue de l’observateur, parfois même, ce qui est encore pire, du résultat que l’on cherche à obtenir. Ils ne peuvent être définis de manière absolue. Pour illustrer cette question difficile, envisageons le cas du cancer : la cellule cancéreuse se multiplie rapidement et prend l'avantage à court terme dans la course reproductive entre cellules. Cependant, le cancer met l'organisme en grand danger. Le résultat de la sélection naturelle dépend donc du point de vue choisi : le cancer est favorisé si l’on se place au niveau de la cellule, mais c’est la bonne santé qui prévaut si l’on choisit le point de vue de l’organisme. On parle de conflit évolutif, pour indiquer que l’intérêt de la cellule et celui de l’organisme vont en sens inverse. Autrement dit, ce qui est « bon » au sens de la sélection naturelle pour la cellule ne l’est pas pour l’organisme dans son ensemble. Comme l’organisme est un collectif de cellules, on peut dire aussi que, au niveau cellulaire, l’intérêt collectif va à l’encontre de l’intérêt particulier. Le terme de conflit n’est pas anodin : plutôt que de considérer qu’il s’agit d’une incohérence théorique, nous faisons comme si les cellules et l’organisme allaient régler ce problème entre eux. Que le meilleur gagne. Si le cancer est évité, on en conclura que la sélection de l'organisme a primé sur la sélection de la cellule. Victoire de l’organisme. Ce dernier conserve son autonomie individuelle, privilège refusé catégoriquement à la cellule, qui doit obéir sans rechigner à l’intérêt collectif. Ainsi, la cellule perd son statut d’individu autonome aux yeux de la sélection naturelle, dès lors qu'elle appartient à un organisme multicellulaire. Tant pis pour elle, elle n’avait rien à faire dans cette galère. Les théories actuelles qui cherchent à comprendre les mécanismes d’apparition des cancers reflètent cette conception centrée sur l’organisme et non sur la cellule. Le cancer sera le fait de cellules qualifiées de « renégates »6, échappant d’une manière ou d’une autre au joug de l’organisme. Le terme choisi souligne que la situation normale est celle de la cellule « docile ». Mais comment les cellules savent-elles ce qui est bon pour l’organisme ? D’où proviennent les ordres indispensables ? En effet, si les cellules se cancérisent tout de suite, elle n’en payeront le prix - la mort possible de l’organisme et donc la leur - que plus tard. Pour que les cellules ne se cancérisent pas, elles doivent renoncer à un bénéfice reproductif immédiat et anticiper des problèmes à venir. Comme la sélection naturelle ne peut agir en fonction d’un problème qui n’est pas encore survenu, il faut que quelque chose d’autre que la sélection contrôle les cellules en permanence. C’est le rôle du programme génétique. Pour les théories actuelles, la bonne santé relève donc de l’obéissance aux gènes garants de l’intérêt du collectif cellulaire. Comme ce collectif cellulaire n’est autre que notre corps et que le programme génétique en est une représentation, cela revient presque à affirmer que les cellules nous obéissent quand nous 6 One renegade cell : how cancer begins. Robert A. Weinberg. Basic books, 2000. sommes en bonne santé et se rebellent quand nous sommes malades. Le corps robot A notre époque, la machine vivante n’est plus une horloge ni une chaudière à vapeur. C’est un robot. Le fonctionnement d’un robot dépend d’un programme. L’information émise par ce programme indique au robot ce qu’il doit faire : « Avance ! » ou « Arrête –toi ! ». Autrement dit, les actions du robot sont déclenchées par des ordres. En cybernétique, le contrôle par un programme centralisé revient à un problème de communication : capter les bonnes informations et transmettre les bons ordres. Sans prendre garde que la métaphore du robot pose la question de son créateur, les principes de la cybernétique de Wiener et Von Neumann sont strictement appliqués en biologie depuis les années 70 : le programme génétique construit le robot vivant et coordonne son fonctionnement. Ainsi, une maladie génétique est considérée comme une anomalie de ce programme. La thérapie génique supposée la corriger est conçue comme une « reprogrammation » de l’organisme. La métaphore cybernétique guide les recherches : comprendre les activités des cellules revient à identifier les ordres qu’elles recevraient. Pour chaque événement affectant les cellules du corps, il existerait donc une information spécifique, transmise comme un ordre par une molécule signal. La biologie du robot vivant en devient caricaturale : pourquoi une cellule se multiplie-t-elle ? Parce qu'elle a reçu un signal de multiplication. Pourquoi une cellule se différencie-t-elle ? Parce qu'elle a reçu un signal de différenciation. Pourquoi meurt-elle ? Parce qu'elle a reçu un signal de mort. La métaphore linguistique du « livre de vie » contenu dans l’ADN de nos chromosomes et du « langage génétique » qui permettrait de le déchiffrer se prolonge dans des signaux moléculaires qui ne sont autres que des « ordres verbaux ». Mais l’explication cybernétique du corps implique que la fabrication du robot et son fonctionnement correspondent à un projet. L’harmonie de l’ensemble est prévue et pré-établie dans le programme qui contient ce projet et contrôle le tout. Sous des apparences modernes, le programme en question ne masque-t-il pas un finalisme à la Pangloss7 ? Pour le précepteur de Candide, « Les nez ont été faits pour porter des lunettes ; aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux ; aussi monseigneur a un très beau château. » De la même manière, le cerveau a été visiblement institué pour penser, et le programme génétique assure que cela sera effectué pour le mieux. La théorie de l’animal machine, quelle que soit la machine, impose l’existence d’un constructeur. Pour la biologie moderne, le constructeur en question, c’est l’évolution. Comment l’évolution a-t-elle procédé en l’occurrence ? Cette question évolutive est celle de la « première fois ». Il y a bien longtemps, au cours de l’histoire de la vie, tous les organismes étaient unicellulaires. Autrement dit, les cellules étaient des animaux à part entière. L’organisme multicellulaire n’existait pas, et le programme génétique représentant ses intérêts non plus. On peut se demander à quel moment et pour quelles raisons, la cellule est devenue une « partie » aussi obéissante après avoir été si longtemps un « tout » libre et autonome. Comment expliquer l’apparition évolutive d’organismes multicellulaires à partir d’animaux initialement unicellulaires ? Pour régler cette question difficile, on fait généralement 7 De pan (tout) et glossa (langue). « Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. » Voltaire, Candide (1759). appel au hasard. Un jour de l'histoire de la vie, par hasard, ces cellules auraient renoncé à leur prolifération individuelle pour amorcer ce qui deviendra un organisme. Une mutation très peu probable et non favorisée par la sélection naturelle immédiate est donc invoquée pour que des cellules isolées se regroupent et se ralentissent. On ne fait donc pas appel au hasard dans ce cas, mais au miracle. L'ADN permettrait cependant de maintenir par hérédité ce “miracle statistique” s'il survient. Autrement dit, le miracle n'est nécessaire qu'une fois. Sa reproductibilité ultérieure est garantie par l'ADN, qui a fort heureusement tout noté et peut le refaire sans problème. Cela peut être rapproché de la question du cancer déjà évoqué. Comme nous l’avons vu, le cancer est aussi présenté comme un conflit entre deux niveaux possibles de sélection naturelle : celui de la cellule et celui de l’organisme. Mais l'argument est subtilement tordu. La sélection naturelle de l’organisme agit plus tard que celle de la cellule et ne peut donc s’y opposer. A l'instant présent, le conflit oppose en réalité deux entités à action immédiate : le gène et la sélection naturelle des cellules. Le déterminisme génétique représente l'intérêt de l’organisme et la sélection naturelle celui des cellules. Et c’est le gène qui dominerait dans la situation normale. Y compris et surtout en cas de conflit avec la sélection naturelle. Si l'on admet un tel raisonnement, l'évolution darwinienne ne repose plus sur la variation et la sélection naturelle, ni même sur le hasard et la sélection, ni même sur le hasard tout court: elle devient combinaison du miracle et du déterminisme génétique. Le miracle survient une fois et le déterminisme génétique le mémorise et le reproduit. De la reproduction à la croissance Puisque la définition d’un individu pose tant de problèmes, à la génétique comme à la théorie de l’évolution, pourquoi ne pas essayer de s’en passer ? Comme notre observateur extra-terrestre confronté à la régularité des vagues, il est possible de construire une description continue du vivant. Une onde de vie. La physique a déjà affronté un problème similaire : c’est celui de la dualité onde-particule. La même observation peut être abordée en termes de particules, autrement dit d’individualités autonomes, ou d’ondes, autrement dit sur un mode continu. La description en termes d’onde permet de comprendre par exemple les phénomènes d’interférence ou de couplage entre particules. Si l’on s’en tenait à une description particulaire de la matière, il serait nécessaire de faire appel à un transfert d’information entre particules, dont le substratum matériel resterait difficile à identifier. Ce problème de transfert d’information entre particules rappelle étrangement la question du passage de l’information génétique entre individus. Mais la biologie ne s’intéresse que de très loin aux particules élémentaires. Qu’est-ce qu’une onde de vie, et en quoi cela explique t-il quoi que ce soit ? Reconnaissons que la réponse nécessite encore un peu de réflexion. Il s’agit à ce stade d’essayer de poser correctement la question. La piste à suivre pour les ondes de vie pourrait venir d’une branche nouvelle de la physique, dite des systèmes dynamiques. Très schématiquement, cette physique s’intéresse aux structures organisées produites par des interactions loin de l’équilibre. Les vagues sur l’océan permettent de comprendre le sens de cette formule. Elles n’apparaissent que dans le mouvement. Personne n’a jamais vu de vagues à l’équilibre, dont les constituants sont figés dans leur position. On parle aussi de mouvements collectifs, ou d’auto-organisation. L’exemple le plus biologique en est le fonctionnement d’une fourmilière. Chaque fourmi obéit à des règles locales simples dont la combinaison produit l’organisation générale. Les règles locales ne sont pas définies en fonction d’un fonctionnement général planifié. Cette conception est aussi très présente en écologie ou en économie. Ainsi, les acteurs économiques, à la recherche de profits locaux, produisent des phénomènes généraux sans que cela constitue leur objectif. Il n’y a pas de programme « génétique » assurant l’homéostasie de l’écosystème ou les fluctuations économiques. L’étude des structures apparaissant loin de l’équilibre a valu le prix Nobel de chimie à Ilya Prigogine (1917-2003) 8. Ces structures sont plus ou moins régulières : elles forment des taches, des raies, ou des motifs plus complexes qui peuvent s’emboîter à l’infini (fractales). Chaque tache observée n’est pas pour autant un individu. Elle n’existe que par le système dans son ensemble. Les spécialistes parlent plutôt de « singularité ». De nouvelles singularités apparaissent comme des vagues lorsque le système s’étend. Ainsi, certaines réactions chimiques produisent des bandes colorées (dites structures de Turing). Le nombre de bandes varie selon la taille du récipient. Il ne s’agit pas pour autant de la reproduction des bandes préalablement présentes. Essayons d'illustrer le fait que la croissance d'une structure présentant certaines régularités donne l'illusion de la reproduction. Prenons une branche d'arbre. Laissons la croître jusqu'à doubler de longueur et cassons la en son milieu. Grâce à cette croissance suivie de division, il y a maintenant deux branches identiques à la branche de départ. Dans le cas de la molécule d'ADN, ce que l'on appelle réplication correspond de la même manière à une croissance suivie d'une séparation en deux “ moitiés ”. Cela aboutit à la production de deux molécules d'ADN ressemblant à la molécule initiale. Alors que la branche pousse et se divise en “ longueur ”, l'ADN pousse et se divise en “ épaisseur ”. L'axe de scission n'est pas transversal, comme pour la branche, mais longitudinal, il passe entre les brins de la double hélice. Prenons maintenant le cas d'une cellule. La division (ou mitose) correspond aussi à un phénomène de croissance suivi d'une scission. Les axes de symétrie le long desquels s'opèrent la croissance et la mitose ne sont pas des axes simples, comme dans le cas de la branche ou même de l'ADN. Les composants internes à la cellule, notamment l'ADN, se divisent de manière concertée. Dans le cas d'une mère humaine et de son enfant, les choses peuvent-elles être vues sous un angle similaire ? Il s'agirait de concevoir un phénomène de croissance de l'ensemble mère-enfant, suivi d'une scission le long d'un “ axe ” encore moins évident que dans le cas de l'ADN ou de la cellule. Le résultat n'en est pas moins la production de deux humains à partir d'un curieux phénomène de croissance et de division asymétriques de l'un d'entre eux. L'asymétrie au moment de la naissance se réduit avec le temps, pour aboutir, plus tard, à deux humains qui se ressemblent comme les moitiés d'une même branche. Vu ainsi, cela diffère de l'idée habituelle de la production d'un oeuf qui porte un plan de construction. Dans le cadre classique, la discontinuité définie a priori entre deux individus, la mère et l'enfant, imposait de recréer un lien virtuel, informationnel, entre eux. C'était le rôle du gène. Ce lien informationnel est inutile si l'on rétablit le lien matériel. Si les individus sont en continuité, l'opposition classique entre croissance et reproduction est dissoute. Le choix d'un niveau d'observation de référence, d'un individu " darwinien " qui se reproduit, n'est plus critique : tous les niveaux possibles sont traités de manière homogène. Le tout est une partie comme les autres. 8 Voir par exemple. Ilya Prigogine. Les lois du chaos. Champs Flammarion, 1994 ou La fin des certitudes. Odile Jacob, 1996.