Trajectoires juives au Québec

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Introduction
L
es articles qui composent cet ouvrage ont été écrits au cours des
dix dernières années et explorent de différentes manières le thème
de l’identité juive au Québec, parfois sous l’angle littéraire, parfois
à partir de l’histoire, ou encore à la lumière d’une approche anthropologique qui chercherait à mettre à profit l’expérience concrète et immédiate du
judaïsme. Ce parcours retrace les objets d’étude qui ont attiré mon attention au fil des ans et sur lesquels je suis revenu à plusieurs reprises au cours
des trois dernières décennies, par exemple le boulevard Saint-Laurent, la
littérature yiddish canadienne et la grande migration est-européenne. Il
met aussi en scène certains personnages clés qui ont balisé ma réflexion,
comme le poète Jacob-Isaac Segal, le galeriste Max Stern et René Lévesque.
Les trajectoires juives au Québec sont certes parfois complexes et déroutantes à première vue, mais elles mettent aussi en lumière et d’une manière
inattendue des aspects fondateurs de l’évolution historique de notre société,
comme le pluralisme culturel, l’ouverture à l’immigration, la multiplicité
des origines et le désir de créativité. Enraciné au Québec depuis près de
deux siècles et demi, le judaïsme a constitué une troisième voie dans le firmament littéraire, artistique et intellectuel, au point d’alimenter
aujourd’hui une tradition culturelle solidement établie qui livre des réalisations de premier plan. Ce constat s’est notablement approfondi lors de
l’arrivée, il y a un peu plus d’un siècle, d’une importante population juive
en provenance de l’Empire russe, au point où le yiddish a été pendant plus
de cinquante ans une langue parfaitement capable de refléter simultanément la québécitude et la montréalité.
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Trajectoires juives au Québec
la fois très différente et toute proche, notamment par son statut
À
minoritaire, l’identité juive au Québec soulève du point de vue de la majorité francophone des questionnements fascinants à plus d’un titre. En rupture avec le christianisme sur plusieurs points doctrinaux de première
importance et fortement distancié de certains aspects de la pensée hellénique, le judaïsme puise sa substance dans un ensemble de textes fondateurs
qui ont été peu parcourus par les Québécois francophones, soit la Bible, le
Talmud, les codes légalistes et la littérature rabbinique. Au même moment,
et malgré l’existence de ce filtre éthique et religieux très différent, les Juifs
ont traduit leur expérience historique au Québec sous des vocables et dans
des formes qui collent de très près à certaines réalités vécues par l’ensemble
de la population québécoise. Simplement, les contacts n’ont pas été assez
suivis sur le plan institutionnel et dans la sphère sociale pour que ces parcours parallèles émergent au grand jour, puis donnent naissance à des intersections de sens significatives à long terme. Il y a aussi que l’identité juive
s’est exprimée au pays dans un foisonnement de langues et d’interprétations culturelles dont on ne voit pas l’équivalent dans le monde francophone, densifiant à souhait l’univers de signification du judaïsme dans la
métropole et ailleurs en région. L’expérience juive au Québec passe par une
maîtrise à tout le moins de l’hébreu biblique, pour ce qui est des bases du
judaïsme, du yiddish dans le cas du monde est-européen, puis de l’anglais
et du français. Dépendant du segment de la communauté auquel on
s’adresse, il peut aussi être nécessaire d’utiliser le russe, l’espagnol, l’hébreu
moderne ou l’arabe. Le vécu juif se conjugue aussi de différentes manières
selon que la personne adhère à une pratique stricte de la loi mosaïque,
qu’elle s’en remette plutôt à des interprétations modernes de la tradition
religieuse, ou encore qu’elle se montre attachée seulement aux aspects
culturels de l’histoire du peuple d’Israël. Dans les différents textes qui suivent, j’ai tenté de puiser à cette diversité parfois étonnante et de départager
les différentes incarnations du judaïsme au Québec, toutes intensément
affirmées et sans cesse en contact les unes avec les autres. Dans ce bruissement constant de l’identité, j’ai privilégié particulièrement l’irruption vers
1900 à Montréal d’une filiation yiddish très intense, dont les productions
ont représenté à un certain moment un sommet dans la créativité juive
d’ici. L’arrivée des yiddishophones marque de plus un moment unique
dans l’histoire québécoise, quand des immigrants jeunes et doués ont jeté
un regard neuf sur leur société d’accueil et décodé ses réalités d’une manière
fort originale.
Ce périple n’aurait probablement pas été possible sans l’ouverture
manifestée à mon endroit par plusieurs intervenants au sein de la communauté juive, et surtout par l’intensification des contacts au niveau universitaire entre spécialistes des études juives et chercheurs dans le domaine des
Introduction
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études québécoises. À un certain moment, il est apparu clairement qu’il n’y
avait plus lieu de faire de distinctions entre ces deux sphères qui se superposent de multiples façons, soit l’analyse de l’histoire et de la sociologie des
Québécois d’origine juive d’une part, et l’évolution de la tradition religieuse judaïque sur le territoire du Québec d’autre part. Les interactions
entre les deux ordres de réalité sont si profondes sur une durée de plusieurs
siècles, surtout dans l’agglomération montréalaise, qu’un traitement distinct de ces questions, dans deux domaines de recherche séparés, devient
contreproductif. Cela est particulièrement vrai par exemple dans l’histoire
du dialogue œcuménique auquel ont participé les Juifs réformés à partir
des années 1950, et pour lequel une connaissance fine de l’histoire ecclésiale et de la doctrine catholique s’impose d’emblée, ou dans le cas des études sur les milieux syndicaux et de gauche qui ont été très marqués dans
certains cas dès la première heure par un apport juif est-européen. Il est
tout à fait remarquable sous ce rapport que, depuis une vingtaine d’années,
des universitaires intéressés à ces deux domaines d’intérêt juif et québécois
se soient enfin rencontrés et aient commencé à collaborer sur tous les
fronts, au point que les frontières disciplinaires aient commencé à apparaître comme de plus en plus perméables. Il n’y a aucun doute que ce mouvement mutuel de rencontre et d’échange correspond en tout point à ce que
souhaitaient David Rome et le père Jacques Langlais, lorsqu’ils entreprirent
de traiter ensemble de ces questions il y a plus de trente ans. Dans le cas de
David Rome en particulier, il a appelé cette collaboration de ses vœux dès
les années 1950, c’est-à-dire lorsqu’il prit conscience que seul un engagement en commun des Juifs et des francophones permettrait de faire progresser la connaissance sur ce thème.
Ces avancées réalisées par David Rome et Jacques Langlais il y a plus
d’une génération, dans un espace institutionnel à l’époque plus modeste,
ont eu dès le départ une grande influence sur ma propre trajectoire de chercheur. Fidèle à cet enseignement issu simultanément de deux courants
culturels en apparence très divergents, j’ai senti le besoin à partir de 1981
d’entreprendre l’apprentissage de l’hébreu puis du yiddish, et d’approfondir mes connaissances de la tradition judaïque. En me portant ainsi à la
rencontre du fait juif au Québec, j’ai pu élargir des perspectives restées souvent trop étroites et marquées de balises religieuses limitatives. Dans cet
ouvrage, je propose onze textes sur l’histoire et la littérature juives menées à
partir d’un nouveau paradigme situé d’emblée à l’intérieur des études québécoises, mais où la réflexion sur les Juifs est un sujet autonome et possédant une valeur en soi. Grâce à cette nouvelle approche, on voit ainsi surgir
des lieux d’expression et des domaines d’action où les Juifs québécois ont
contribué de manière exceptionnelle à l’avancement de leur société et ont
dégagé des parcours à nul autre pareils. Ce positionnement ouvre la voie à
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Trajectoires juives au Québec
des considérations nouvelles sur l’apport juif à la québécitude et sur les
différents miroitements d’une identité québécoise conjuguée de multiples
manières. Jusqu’à maintenant, et c’était certainement le cas lorsque j’ai
entrepris ma carrière en 1980 à l’Institut québécois de recherche sur la
culture, les travaux sur les Juifs ne couvraient que le domaine restreint des
rapports historiques entre Juifs et Canadiens français, ce qui le plus souvent
revenait à mettre de l’avant des attitudes de méfiance réciproque et de repli
identitaire, notamment certaines tendances à l’antisémitisme, apparues
surtout au cours des années 1930. En dépassant ce carcan, il devenait possible de discourir sur l’histoire et la littérature juive au Québec, sans référence préalable au monde franco-catholique et cette fois à partir des critères
et des valeurs véhiculées par la seule pratique sociale et artistique juive.
Plusieurs constatations émergent des onze textes proposés dans cet
ouvrage. Ceux-ci forment des points de départ pour des recherches plus
avancées ou en vue de l’établissement d’une trame descriptive et explicative
plus fine des différentes trajectoires juives au Québec. Premier élément
déterminant, et qui a déjà été abordé plus haut : l’identité juive est multiple
et sans cesse changeante. On y découvre plusieurs ensembles linguistiques,
culturels et religieux qui s’entrechoquent tout en se complétant, ce qui permet d’introduire l’idée dans ce cas d’un édifice constitué de multiples étagements et paliers, mais communiquant entre eux sans entrave particulière.
Quand, après un siècle et demi de présence sur le territoire du Québec, la
communauté juive d’origine britannique et de tradition orthodoxe s’est
finalement découvert un espace d’insertion socioéconomique et culturel au
sein de l’élite anglo-protestante de Montréal, ce fut pour être aussitôt submergée vers 1900 par un apport ashkénaze est-européen de langue yiddish
en provenance de l’Empire russe. Au sein de cet univers, régnait une grande
diversité d’opinion et de perspective sur tout ce qui était fondateur à l’époque pour l’identité juive : la tradition religieuse elle-même, l’éducation des
nouvelles générations, la création d’un foyer national juif en Palestine, sans
compter la lutte des classes, la syndicalisation des masses ouvrières, l’usage
du yiddish et l’influence de la modernité. Ces Ashkénazes yiddishophones
achevaient de s’angliciser et de s’installer, qu’un afflux de Sépharades francophones atteignait Montréal au début des années 1960 en provenance
surtout du Maroc. Aujourd’hui, la ville compte, en plus de ces communautés constituées depuis longtemps, des Juifs issus de l’ancienne Union soviétique, de l’Argentine, d’Israël et plus récemment de France. Le judaïsme n’a
jamais été aussi diversifié au Québec que maintenant, sans pour autant
cesser de former un tout cohérent. Qui plus est, ces identités juives fort
diverses plongent maintenant des racines profondes au Québec, au point
où la plupart des observateurs au sein de la communauté juive canadienne
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concèdent qu’il existe à Montréal une manière d’être Juif qui demeure unique au pays et dans l’ensemble de l’Amérique du Nord.
a richesse historique du judaïsme québécois, manifeste de plusieurs
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façons dans cet ouvrage, devrait faire comprendre au lecteur que pour la
vaste majorité de ceux qui adhérent à cette tradition, l’immigration est un
souvenir personnel lointain sinon une expérience qui appartient en propre
aux générations passées. Malgré cette québécisation évidente, des identités
distinctes continuent de se manifester dans le paysage culturel et religieux
juif du Québec. Elles sont le reflet de courants très anciens, présents dans
l’ensemble du devenir judaïque sur plusieurs siècles, et qui prennent ici des
formes parfois à peine altérées, comme le hassidisme polonais et hongrois,
le libéralisme allemand, le misnagdisme lituanien et russe, et les différentes
formes de la diaspora sépharade établies sur le pourtour de la Méditerranée.
Ces interprétations multiples et parfois divergentes nous amènent à constater combien la diversité interne propre au judaïsme a favorisé ici comme
ailleurs la créativité littéraire et artistique. Plusieurs chapitres dans cet
ouvrage se penchent sur les réalisations des lettrés et des artistes juifs au
Québec, particulièrement dans le domaine peu connu de la culture yiddish, présente à Montréal dès le début du XXe siècle et qui a donné naissance à un corpus de grande ampleur. La littérature yiddish québécoise
soulève à elle seule une série d’interrogations majeures sur les motifs profonds qui ont inspiré un tel élan d’écriture, dont une partie porte sur des
paysages urbains montréalais lus à travers un regard est-européen empreint
d’expériences douloureuses. Trois textes rendent ainsi compte de la découverte qu’a été pour moi cette littérature écrite dans une langue entièrement
juive et reflétant une imagerie dont il n’existe pas d’équivalent au sein des
autres traditions littéraires québécoises. Cette créativité yiddish, qui date de
près d’un siècle à Montréal, commence à peine à percer au-delà des frontières du monde juif et constitue un héritage culturel qui enrichit d’autant
notre compréhension de la québécitude dans le sens large du terme.
Cet ouvrage permet aussi de découvrir une autre constante du
judaïsme québécois : son ouverture généreuse à la modernité et aux idées
progressistes. Une telle propension à accueillir les courants de pensée radicaux a revêtu, tout au long du XXe siècle, des formes variées et touché plusieurs milieux socioéconomiques. Il va de l’adhésion à l’idéal de la
Révolution russe en passant par le socialisme démocratique, la pédagogie
laïque, le syndicalisme, la défense des opprimés et l’aide aux plus démunis.
Dans le domaine de l’art, les créateurs, écrivains et intellectuels juifs ont
souvent été très attentifs aux nouveaux courants esthétiques apparus en
Europe, qu’ils ont transposés de multiples manières dans leur pays ­d’accueil.
L’exemple offert ici est celui de Max Stern, un marchand d’art allemand
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qui avait fui le régime hitlérien en 1937 et qui était arrivé à Montréal en
1942 après un internement de plusieurs mois dans l’arrière-pays canadien.
À partir des années 1950 et 1960, Stern a mis en circulation à la Galerie
Dominion les œuvres des principales têtes d’affiche de l’art automatiste
québécois, et a diffusé sur une grande échelle une nouvelle façon de percevoir la peinture telle qu’incarnée par Paul-Émile Borduas, Goodridge
Roberts et John Lyman. Malgré une formation classique dans le domaine
des beaux-arts et une connaissance exceptionnelle du corpus artistique
européen traditionnel, qui aurait pu le pousser à un certain conservatisme,
Stern a vite reconnu l’élan nouveau que représentait l’art pictural contemporain au Québec. Il en va de même dans un autre sens pour René
Lévesque, dont le cheminement politique et la quête de souveraineté ont
été notablement influencés à partir de 1960 par ses rapports avec l’élite
communautaire juive de Montréal. Peu de gens réalisent aujourd’hui que
l’homme politique considérait l’État d’Israël comme un modèle pertinent
pour un Québec indépendant encore à venir, notamment sur le plan linguistique, et qu’il s’est montré plus d’une fois ému par la sensibilité de ses
compatriotes d’origine juive face au respect des droits de la personne.
Presque à lui seul, René Lévesque a maintenu ouvert pendant plus de vingt
ans le contact entre le mouvement souverainiste et les Juifs de Montréal, à
une époque où l’imprévisibilité de la vie politique québécoise minait le
sentiment d’appartenance et le degré de confort de certaines minorités plus
vulnérables.
L’ouvrage se clôt sur deux textes écrits à sept ans de distance et qui se
veulent une discussion au sujet des parallèles qu’il y aurait à établir entre
certains aspects de l’identité des francophones québécois et le cheminement politique et culturel juif au cours du dernier siècle, notamment après
la fondation de l’État d’Israël en 1948. L’émergence au Moyen-Orient
d’une structure étatique juive a été précédée d’un long cheminement nationalitaire qui n’est pas sans présenter certaines similitudes avec le cas québécois, notamment pour ce qui est de la place réservée au religieux dans la
sphère politique et du rôle joué par la langue nationale face à la mobilisation populaire. Certes, toute comparaison est risquée entre deux ensembles
aussi disparates, mais plusieurs éléments dans les politiques linguistiques
israéliennes et québécoises présentent des éléments de ressemblance assez
prononcés, notamment pour ce qui est de l’intégration à long terme de
l’immigration internationale et la défense de la langue nationale, dans un
cas l’hébreu et dans l’autre le français. À tout le moins, le sionisme a constitué depuis la fin du XIXe siècle un courant idéologique dominant au sein
du judaïsme québécois, et ses réalisations récentes ont eu une influence très
grande sur les perceptions que les Juifs du Québec ont développées quant à
leur société d’appartenance et d’insertion. Il est souhaitable dans ce
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Introduction
contexte que les chercheurs québécois intéressés aux études juives tournent
le regard vers l’État d’Israël et y découvrent des éléments susceptibles d’alimenter leur réflexion, autant pour ce qui est de leur propre société que
pour ce qui concerne les axes identitaires principaux des diverses communautés juives montréalaises. Sur ce plan, très peu a été fait au cours des
dernières années malgré la tenue d’expositions importantes à Montréal sur
les manuscrits de la mer Morte et la place du mouvement bauhaus dans
l’érection de Tel-Aviv. Il existe aussi bien des sujets et thèmes porteurs qui
n’ont été qu’effleurés dans cet ouvrage, et combien d’autres dont l’exploration n’a pas encore débuté ou dont on ne soupçonne pas même l’existence.
Le champ des études juives québécoises reste en effet très neuf et il est porteur d’espoirs immenses.
Je m’en voudrais de clore cette introduction avant d’avoir remercié
ceux avec qui j’ai cheminé de manière soutenue depuis les trente dernières
années, et à qui je dois en grande partie de m’être initié aux différents versants de l’histoire juive montréalaise. Sans leur patience et leur générosité,
je n’aurais pas progressé autant en si peu de temps. Je tiens à mentionner ici
en particulier mes collègues Ira Robinson, du département d’études religieuses de l’Université Concordia, Julien Bauer du département de sciences
politiques de l’UQAM, Morton Weinfeld du département de sociologie de
l’Université McGill, Yolande Cohen et Joseph Lévy, respectivement des
départements d’histoire et de sexologie de l’UQAM. Ma gratitude va aussi
à Eva Raby, directrice de la Bibliothèque publique juive, à Janice Rosen,
archiviste du Congrès juif canadien, ainsi qu’à Yoine Goldstein et à Marc
Gold, tous deux associés à la Fédération CJA. Je tiens de plus à exprimer
une gratitude toute personnelle à Daniel Amar, du Congrès juif québécois,
qui m’a appuyé très efficacement lorsqu’il s’est agi d’avoir accès à certains
documents historiques plus récents. Finalement, mes pensées vont à Meir
Ifergan qui m’a appris, il y a déjà fort longtemps, à lire l’alphabet hébraïque
et m’a ainsi fait découvrir le texte biblique dans sa forme originale. C’était
le début d’un long parcours qui ne cesse de s’élargir et de porter fruit.
Janvier 2010
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