20 Magazine La Gruyère / Samedi 23 juin 2012 / www.lagruyere.ch Ces pharmacies rampantes SANGSUES. Peu ragoûtantes, mais bourrées de vertus, les sangsues sont utilisées tant par la médecine douce que par la chirurgie reconstructive, pour soigner varices ou douleurs musculaires, et lors de greffes de peau ou de membres. PRISKA RAUBER E lles se tortillent, s’entortillent, rampent, gluantes. Une fois hors de leur bocal, ces sangsues vont planter les 280 dents que comptent leurs trois mâchoires dans les patients de Patricia Huguet, hirudothérapeute, et se gorger goulûment de leur sang. Pour les soulager de maux de toutes sortes: des problèmes veineux, varices, hémorroïdes, de l’arthrose, des douleurs musculaires, tendinites, épicondylites et des migraines, principalement. Et des patients, elle n’en manque pas. Il ne désemplit pas, son cabinet de Givisiez. Avec sa collègue Mélanie Macheret, elle y reçoit dans deux salles, des patients toutes les quarante-cinq minutes en moyenne. Par le seul effet du bouche-à-oreille. Qui s’appuie sur le haut pourcentage de réussite des traitements et sur le sérieux de la Fribourgeoise. «La thérapie par les sangsues, c’est vieux comme Job», rappelle cette femme de 45 ans, qui précise d’emblée qu’elle est intraitable sur l’hygiène, l’information, comme le suivi du patient, et qu’elle ne se substitue pas au rôle de médecin. Elle ne pose pas de diagnostic. Elle pose des sangsues. Elle est hirudothérapeute. Après avoir travaillé, la sang“ sue est euthanasiée. De manière très douce, puisque l’animal est protégé. Il est congelé. ” PATRICIA HUGUET, HIRUDOTHÉRAPEUTE Comme on l’imagine, la plupart de ses patients ont d’abord une vision cauchemardesque de ses petites protégées. Que Patricia Huguet, elle, considère hautement et qu’elle choie. «Le week-end, je les prends toutes à la maison, pour les observer, changer leur eau.» Elle dispose en permanence d’un stock de 100 à 150 sangsues, installées par dizaine dans des bocaux «Bonne maman»! La salive des sangsues contient au moins 30 substances reconnues, comme des anticoagulants, des anti-inflammatoires et des analgésiques. PHOTOS CLAUDE HAYMOZ Usage unique La thérapeute n’utilise que des sangsues malésiennes de laboratoire, qu’elle commande dans un centre, à Wil. Car l’animal a un usage unique. «Une fois qu’il s’est gavé, il se détache – il ne faut d’ailleurs jamais retirer une sangsue avant qu’elle ait fini de manger, car elle pourrait vomir ou perdre l’une de ses dents, et ainsi provoquer une infection. Donc une fois tombée, je garde encore la sangsue une heure, pour l’observer (elle me donne des indications sur le traitement qu’elle vient d’effectuer), puis elle est euthanasiée.» De la plus douce des manières, confie Patricia Huguet. «Elles sont congelées. Elles adorent le froid, rassure-t-elle. Elles se mettent en boule et s’endorment pour toujours. Les sangsues doivent être respectées jusqu’au bout vous savez, car elles meurent en thérapeute. Le bien, c’est elles qui l’apportent.» A noter en outre que l’animal est protégé. Il est donc interdit de l’ébouillanter pour s’en débarrasser. La bestiole – hirudo medicinalis – a été classée espèce en voie de disparition par la Conven- tion de Washington. Par le passé en effet, on en a usé et abusé (lire ci-contre). La sangsue apporte donc le bien. Pas par effet de sorcellerie. Et davantage que par celui de la saignée. Sa salive contient des vertus singulières, également reconnues par la médecine traditionnelle: notamment l’hirudine, un anticoagulant très efficace ou encore la destabilase, qui dissout les caillots sanguins. Les sangsues sécrètent également des substances analgésiques. De véritables pharmacies rampantes! Piqûre d’ortie Concrètement, Patricia Huguet pose généralement ses sangsues directement sur la partie du corps à soigner. Mais pour divers traitements, ceux des varices ou des migraines, elle commence par une première séance où elle pose six sangsues sur le bas du dos, sur des points d’acupuncture précis. Environ 15 jours après, elles seront installées directement sur la varice ou sur la nuque, pour les migraineux. Une séance dure une heure et demie en moyenne, durant laquelle Une aura obscure Les sangsues médicinales, hirudo medicinalis, sont en voie de disparition. Alors que, jusqu’au XIXe siècle, elles nageaient encore par millions dans nos étangs, on ne les trouve plus guère aujourd’hui, à l’état sauvage, que dans certains lacs d’Asie centrale ou au sud de la Russie. Elles furent victimes de l’assèchement des marais, mais aussi de la surpêche. Car, il y a deux siècles, la population de par le monde faisait massivement appel à l’hirudothérapie, la thérapie par les sangsues. Nos ancêtres étaient convaincus de leurs effets thérapeutiques, sans véritablement en connaître les raisons. Depuis Job et bien avant d’ailleurs, puisque des représentations de médecins posant des sangsues ont été retrouvées dans certains tombeaux de pharaons (1500 av. J.-C.), indique MarieLuce Jardin dans sa thèse soutenue à la Faculté de pharmacie de Besançon. Mais c’est bien au XIXe siècle que l’engouement pour ce ver sanguinaire fut le plus marqué. Notamment grâce au chirurgien français François Broussais, médecin-chef des armées napoléoniennes. Pour lui, toutes les pathologies étaient dues à une inflammation des organes. Un spécialiste de l’histoire de la médecine écrivit d’ailleurs que «si Napoléon décima la France, Broussais la saigna la personne ne souffre pas du tout, assure la thérapeute. C’est logique, le parasite doit pouvoir rester accroché à son hôte le plus longtemps possible sans qu’il s’aperçoive de sa présence. «Lorsque la sangsue mord, on a la sensation d’une piqûre d’ortie, mais cela ne dure que quelques minutes.» La suite peut être tout aussi, sinon plus impressionnante. «Il faut savoir qu’une morsure de sangsue est un petit robinet ouvert, qui va couler pendant douze heures.» Le pansement sera donc proportionnel à la quantité de sang à recueillir. Et quelques réactions peuvent parfois survenir. «Comme des rougeurs ou des petits hématomes autour de la morsure. Des démangeaisons également, mais rien de grave, précise la thérapeute. Voire de fortes inflammations, chaudes, rouges, qui peuvent être très impressionnantes, mais qui sont normales. L’hirudothérapie n’est pas encore chose courante et la personne se retrouve alors à la maison, avec des inquiétudes et des questionnements. Voilà pourquoi nous les informons beaucoup, avant, pendant et après le traitement, et que nous sommes atteignables tout le temps.» Convaincue à 100% Elle en sait quelque chose de ces questionnements, comme de l’efficacité de l’hirudothérapie, puisqu’elle y est arrivée pour se soigner elle-même. De varices d’abord, et d’une épicondylite ensuite, la douleur au coude des tennismen. Convaincue à cent pour cent, épatée, elle commence sa formation en 2008. La certification complète compte plus de 50 heures, auxquelles s’ajoutent celles de formations continues régulières. «Certains posent des sangsues sans être assez formés, regrette Patricia Huguet. Les patients peuvent alors être moins bien, voire mal pris en charge. Il vaut mieux s’assurer que le thérapeute qu’on choisit a suivi suffisamment d’heures de formation, pour ne pas passer sur des contre-indications, par exemple.» Soit les troubles de la coagulation sanguine, essentiellement. Les sangsues aiment le sang des courageux, pas des têtes brûlées. ■ http://patriciahuguet.ch L’HFR utilise les sangsues à blanc!» rapporte Marie-Luce Jardin. Une épidémie de choléra en France en 1832, qui touchera également le Valais et Fribourg, puis Pasteur et sa théorie de la contamination par les micro-organismes commenceront à sonner le glas de l’hirudothérapie. A la fin du XIXe siècle, la découverte de l’hirudine, principe anticoagulant contenu dans la salive des sangsues, marque la fin de l’utilisation de l’animal, au profit de préparations à base de leurs extraits. La sangsue fait aujourd’hui son retour en grâce, utilisée tant dans la médecine douce que traditionnelle. Tout en conservant son obscure aura. PR L’arsenal chimique présent dans la salive des sangsues est aussi reconnu par la communauté scientifique. Et utilisé dans de nombreux services de chirurgie, dont celui de l’HFR. Le médecin-chef adjoint de la clinique d’orthopédie et spécialiste de la chirurgie de l’épaule, du coude et de la main, le Dr Georges Kohut y fait appel dans le cadre de ce qu’il nomme la chirurgie des lambeaux. «La sangsue est très efficace dans les situations d’engorgement veineux, après la réimplantation d’un doigt ou d’un membre.» Il s’agit d’un cas rare, la dernière fois qu’il a fait appel aux sangsues remonte donc à plusieurs années. «Quand le flux artériel entre le membre coupé et le reste du corps est suffisant, mais que le reflux veineux ne l’est pas, la sangsue permet de passer un cap important», précise le médecin. Notamment en permettant le retour veineux et en favorisant la reprise de la microcirculation, ce qui diminue considérablement le risque de rejet du greffon. PR