L`assassinat de Jules César Article - 01/10/1986 Le

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L'assassinat de Jules César
Article - 01/10/1986
Le conquérant des Gaules, le défenseur des humbles, le galant chauve, le maître de
Rome et de son Empire gît le corps criblé de coups... César vient d'être assassiné. Sa
mort a été recouverte depuis vingt et un siècles par un tumulte de récits et
d'interprétations. Paul M. Martin a eu l'idée d'établir l'enquête de police — jamais faite
jusqu'alors — à partir de sources documentaires incontestables. Quel surprenant résultat !
Le conquérant des Gaules, le défenseur des humbles, le « galant chauve », l'aristocrate
ambitieux devenu maître de Rome et de son Empire, gît, abandonné, dans la salle de
réunion du Sénat, le corps criblé de coups... César vient d'être assassiné.
Le silence subit qui suit cette mort, en ce matin des ides de mars de l'an 710 après la
fondation de Rome (15 mars 44 av. J.-C), a été recouvert, depuis vingt et un siècles, par
un tumulte de récits et d'interprétations. Mais il leur manque à tous un élément important à
nos yeux : il n'y a pas eu d'enquête de police sur le meurtre, et il ne pouvait y en avoir, car
la Rome antique n'avait ni forces ni services de police comparables à ceux d'un État
moderne1. Tenter, aujourd'hui, de combler cette lacune est peut-être un bon moyen de
porter un regard neuf sur cette journée des Ides de mars qui précipita la République
romaine dans son ultime guerre civile, dont elle mourra.
Silence autour du cadavre, mais rumeur dans la Ville. César aurait été tué parce qu'il
s'apprêtait, ce jour-là, à demander au Sénat le rétablissement de la royauté, un mois
après avoir refusé le diadème royal que lui tendait son fidèle ami Marc Antoine et être
devenu dictateur* perpetuus (sans limitation de durée). Cette rumeur est invérifiable, pour
une simple question de procédure : les convocations adressées aux sénateurs spécifiaient
bien la date et le lieu de la séance, mais jamais l'ordre du jour. Or César a été tué dès son
arrivée, avant même d'avoir eu le temps de l'indiquer.
Négligeant pour l'instant la rumeur, transportons-nous sur le lieu du crime. Le Sénat ne se
réunissait pas nécessairement dans la Curie du Forum, vaste bâtiment restauré par César.
N'importe quel bâtiment consacré faisait l'affaire, pourvu qu'il fût assez vaste pour
accueillir les 900 sénateurs et situé à moins d'un mille (1 480 mètres) de Rome où les
sénateurs étaient tenus de résider. Cette fois, comme souvent, c'est la Curie de Pompée
qui avait été choisie, une grande salle en gradins, d'une superficie de 400 mètres carrés
environ, située sur le Champ de Mars. Le choix de cet édifice particulier n'est pas
indifférent et nous livre les premiers indices.
Le quartier du Champ de Mars avait été remodelé par Pompée. La Curie était située dans
l'axe médian du portique de Pompée, sur le petit côté opposé au théâtre. Cet ensemble,
encore tout neuf en 44, avait été construit grâce au butin amassé en Orient, où Pompée
avait dressé, face à l'Empire parthe, un glacis de royaumes alliés à Rome (66-62). Depuis,
César, Pompée et un troisième homme, Crassus, s'étaient associés pour contrôler Rome
(60). Mais Crassus, parti en campagne contre les Parthes, avait été battu et tué par eux
en 53. Quant à César, il avait éliminé Pompée en 48 à Pharsale et, en 44, il s'apprêtait à
marcher à son tour contre les Parthes. Le départ était fixé au 18 mars. Le choix de la
Curie de Pompée pour cette ultime séance du 15 est donc clair : il marque la continuité de
la politique suivie et, par-delà la volonté d'effacer la défaite de Crassus, il souligne la
supériorité de César sur Pompée, qui n'avait pas affronté les Parthes.
Cette date et ce lieu permettent donc de conjecturer sans peine l'ordre du jour : la
campagne imminente contre les Parthes. Or le bruit selon lequel César allait se faire
décerner le titre de roi est en rapport direct avec cette campagne. Des prophéties
apocalyptiques d'origine orientale, confirmées, disait-on, par les Livres Sibyllins (cette
Bible du destin de Rome remonte à la monarchie étrusque), annonçaient qu'un roi
conquérant de l'Orient, allait incessamment unifier le monde sous son autorité.
Raisonnons comme le firent alors bien des Romains : si César conquiert l'Orient, il devient
le maître du monde ; or, pour conquérir l'Orient, il faut un roi ; donc, avant son départ,
César doit se faire décerner le titre de roi. Ce raisonnement est d'autant plus plausible que
par la nature comme par l'exercice de son pouvoir et par l'accumulation des honneurs et
des charges qu'il acceptait d'assumer, César apparaissait depuis un an au moins comme
un véritable « monarque », au sens premier du terme : celui qui exerce seul le pouvoir. Or,
depuis cinq siècles qu'ils étaient en république (509 av. J.-C), les Romains cultivaient avec
la même ferveur l'amour de la liberté et la haine de la monarchie sous toutes ses formes.
L'idéologie républicaine romaine était antimonarchique, viscéralement et rationnellement.
Dès lors, qu'il se soit trouvé soixante ou quatre-vingts hommes-les sources oscillent entre
ces deux chiffres — pour avoir envie de tuer César, qui s'en étonnera ? Et que les mobiles
de certains des vingt conjurés dont nous connaissons le nom aient été impurs, cela est
certain. Mais nous ne pouvons réduire leurs motivations à des pulsions sordides ou à des
intérêts mesquins jusqu'à ne voir dans les conjurés césariens que des déçus et dans les
pompéiens que des ingrats, comme on le fait parfois après Appien, historien grec du IIe
siècle ap. J.-C. L'intérêt de tout régime est de présenter ses opposantsarmés comme une
racaille relevant du droit commun, de leur dénier tout idéal politique et de ne retenir que
l'inévitable part impure qui inspire l'action de tout homme ou de tout groupe. A travers nos
sources anciennes, nous entendons l'écho de la propagande des « héritiers » immédiats
de César, Marc Antoine, Octave et Lépide (le second triumvirat), dirigée contre les
hommes du parti républicain, parce que l'histoire, ici comme le plus souvent, fut écrite par
les vainqueurs. Mais ingratitude et déception peuvent susciter une coalition de mécontents
capables de créer ou de renverser une majorité, non un groupe armé décidé à commettre
un attentat contre le chef de l'État. Ni à Sarajevo (assassinat de l'archiduc
François-Ferdinand d'Autriche, en 1914) ni au Petit-Clamart (tentative d'assassinat contre
le général de Gaulle en 1962), il ne s'est agi de malfrats, fichés au grand banditisme, non
plus que de simples ingrats ou aigris. Et s'il y eut jamais deux conjurés dont les motifs
furent purement idéologiques, ce furent Caius Cassius Longinus, la tête du complot, et
Marcus Junius Brutus, son âme.
Le premier était un anticésarien de toujours et il l'était demeuré, bien que César l'eût fait
préteur pérégrin. Bien des choses, au contraire, rapprochaient Brutus de César : la
mémoire de son père, victime des proscriptions de Sylla (82-81 av. J.-C.) et tué par
Pompée ; l'affection de sa mère Servilia, maîtresse préférée de César ; la sollicitude de
César qui lui avait pardonné d'avoir rallié — la mort dans l'âme, il est vrai — le parti
légaliste pompéien et qui le comblait d'honneurs : gouvernement de la Gaule cisalpine, et
accès aux deux plus hautes magistratures romaines, préture et bientôt consulat. Mais,
d'un autre côté, Brutus croyait descendre de Brutus l'Ancien, l'homme qui avait chassé le
roi de Rome en 509 ; il avait épousé Porcia, fille de son parent Caton le Jeune, qui s'était
passé une épée au travers du corps, à Utique, pour ne pas subir la clémence de César.
Assurément, il vivait mal ces contradictions.
Aussi finit-il par céder au « matraquage » dont la propagande anticésarienne l'accablait :
inscriptions sur la statue de son ancêtre Brutus, allusions et prônes de son ami Cicéron
condamné à la philosophie politique depuis que le nouveau régime l'avait écarté des
affaires, instances de ses amis, qui l'incitaient à rejoindre le camp des opposants actifs, et
jusqu'aux yeux vides des masques de ses ancêtres qui ornaient son autel domestique.
Lorsque Cassius, passant outre leurs frictions dues à des rivalités de carrière, prend
contact avec lui peu avant l'action pour lui « révéler » le projet royal de César, l'âme
déchirée de Brutus penche vers la fidélité à ses principes et il va mettre ses actes en
accord avec ceux-ci.
Cassius a besoin de Brutus
Brutus est donc la caution morale dont Cassius a besoin pour son entreprise. Car si
quelqu'un ne peut être soupçonné d'agir pour un motif autre que le rétablissement de la
liberté républicaine, c'est bien Brutus. Cicéron aurait aussi fait l'affaire, mais on se méfie
de sa pusillanimité, peut-être aussi de sa langue trop longue. Il est donc tenu en dehors du
complot. Quant aux autres conjurés — du moins la vingtaine que nous connaissons —, les
sources anciennes soulignent à l'envi l'impureté de leurs mobiles, sans parvenir toutefois à
masquer leur sincérité fondamentale qui révèle justement leur myopie politique. L'absence
totale de plan politique d'action pour « l'après-César » est un sujet constant d'étonnement
pour les historiens modernes ; en réalité, tous les conjurés croyaient naïvement qu'il
suffirait de tuer César pour restaurer la liberté : César mort, tout reprendrait comme avant.
Cette insuffisance prospective n'a d'égale que l'impréparation du complot. Dans un Etat
moderne, la police la plus obtuse aurait facilement déjoué cette conspiration, qui paraît
dérisoire et puérile, comparée aux actions des groupes terroristes modernes. L'entreprise
avait commencé plusieurs mois auparavant par des sondages auprès d'amis, par des
conversations discrètes à deux ou trois. Puis on se réunit par petits groupes chez l'un ou
l'autre pour discuter à l'infini du meilleur moment et du lieu le plus propice pour abattre le
tyran : au sortir de sa maison, annexe de la Regia où, symboliquement, il s'était installé
depuis son élection au pontificat suprême ? Aux Comices, au moment où il empruntera le
petit pont pour aller voter ? Non, décidément, ce sera au Sénat parce qu'on y est loin du
peuple.
L'idée, qui se révélera bonne, nous surprend néanmoins : depuis que César avait
augmenté d'un tiers le nombre des sénateurs et renouvelé les membres du Sénat décimés
par les guerres civiles, on aurait pu croire que cette assemblée était un repaire de
césariens, prêts à défendre leur bienfaiteur. Mais, outre que l'ingratitude est chose
commune en politique, la foule, quand elle n'est pas féroce, est lâche, comme on le verra.
Et surtout, la Curie est le seul endroit où César ne peut bénéficier d'aucune protection
rapprochée : ni garde, ni licteur. C'est le seul endroit où nul n'a le droit de porter une arme.
Les conjurés n'auront aucun mal à dissimuler la leur dans les amples plis de leur toge. Si
l'on en croit l'iconographie monétaire, cette arme fut le poignard réglementaire de la légion
romaine. Quant à la date, aussi incroyable que cela puisse paraître, elle n'a pas été
retenue à l'avance. Ce sont les circonstances qui l'imposent, à l'improviste : le projet
supposé de César et son départ en campagne trois jours après. Une occasion qui ne
pouvait donc se représenter de sitôt ! Manifestement, nous n'avons pas affaire à un
groupe organisé, mais à une nébuleuse bavarde et inefficace, où les gens « dans le coup
» sont bien plus nombreux que nécessaire : à preuve, le petit nombre des conjurés actifs
le 15 mars.
Chose plus grave, l'affaire n'est pas loin d'être un secret de Polichinelle. Trop de gens
savent... Un ami de Brutus, le pompéien Ligarius, alité, sent ses forces revenir « si
vraiment Brutus a en tête un noble projet ». Le jour même de l'attentat, dans le brouhaha
qui précède l'arrivée de César au Sénat, Popilius Laenas, un sénateur, se penche d'un air
mystérieux vers Brutus et Cassius pour leur souffler qu'il est « de tout cœur avec eux ».
Porcia (la femme de Brutus) aussi est au courant ; elle a senti qu'il se tramait quelque
chose mais, comme Brutus ne voulait rien lui dire, elle s'est enfoncé un petit couteau dans
la cuisse pour lui prouver ses qualités de virago, c'est-à-dire de femme digne d'être un
homme ! Et Brutus, vaincu, lui a tout raconté. Après quoi, malade de fièvre et d'angoisse,
Porcia ne cessera d'envoyer des messagers aux nouvelles à la Curie. Un comportement
fortement suspect !
Le sort en est jeté
Du côté des césariens, on peut s'interroger sur le rôle joué par l'haruspice Spurinna. Il
avait annoncé à César un grand malheur « pour les Ides de mars au plus tard ». Et
lorsque César lui avait plaisamment fait remarquer que celles-ci étaient arrivées et qu'ilne
s'était rien produit de fâcheux, l'haruspice avait répliqué : « Oui, mais elles ne sont pas
passées. » Spurinna savait-il quelque chose ou sa prédiction est-elle à ranger dans la
série des signes prodigieux qui, comme toujours dans l'Antiquité, avaient annoncé la
catastrophe ?
Le complot courut un danger véritable du fait d'Artémidore de Cnide. Fils d'un auteur
renommé, ce Grec, qui enseignait la littérature grecque à Rome, avait entendu parler de la
conjuration chez plusieurs complices de Brutus auxquels il dispensait son enseignement.
Or il était l'ami de César depuis que celui-ci avait été son hôte à Cnide. Mais la date du
complot dut lui parvenir tardivement car il tenta en vain de faire lire à César, pendant qu'il
se rendait au Sénat, un billet, remis ou transmis, révélant toute l'affaire. D'après une autre
source, il serait arrivé hors d'haleine à la Curie — trop tard, puisque César était déjà mort.
Un autre personnage encore pourrait avoir été au courant du complot mais il ignorait,
semble-t-il, qu'il aurait lieu ce jour-là. En effet, à peine César eut-il quitté sa maison qu'un
esclave, dont le maître nous demeure inconnu, arriva, porteur d'un billet ou d'un message
oral (les sources divergent sur ce point). N'ayant pu le délivrer à César, il demanda à la
femme de César l'autorisation d'attendre son retour (selon d'autres sources, il lui remit le
billet et lui recommanda de le donner à César dès son retour). On ignore quelle était la
teneur du message, mais nos sources laissent entendre qu'elle était en rapport avec le
complot.
Et César lui-même savait-il quelque chose ? Certaines de ses réflexions laissent songeur :
celle sur Brutus et Cassius : « Ces gens trop pâles, dont il faut se méfier », ou, la veille de
sa mort, celle sur la meilleure mort, qui est « celle qu'on n'attend pas ». Mais, s'il est au
courant de quelque chose, sans doute ne prend-il pas au sérieux les projets fumeux de
cette poignée d'exaltés qui le tuent tous les jours... en paroles ! Et puis, l'homme d'alea
jacta est (le sort en est jeté) ne croit pas que l'on puisse échapper à son destin. Un
témoignage de Suétone est révélateur de son état d'esprit : à la fin de sa vie, César hésite
à tenter sa chance parce qu'elle lui a été si continûment favorable qu'il craint d'en avoir
épuisé le capital. Mentalité de joueur, qui guette le moment où la chance va tourner, en
espérant pouvoir se retirer à temps du jeu.
Est-ce ainsi qu'il faut comprendre ses hésitations, chez lui, le matin du 15 ? Hé oui,
l'attentat a bien failli ne pas avoir lieu, faute de victime. César est en effet « vaseux » : la
veille au soir, il a trop mangé et trop bu chez Lépide, son maître de cavalerie2. Puis il a
mal et trop peu dormi, d'un sommeil peuplé de cauchemars. II s'est vu volant dans le ciel,
puis serrant la main de Jupiter, ce qui est fort honorifique mais plutôt inquiétant pour son
devenir terrestre immédiat. En outre, l'accumulation depuis quelque temps de signes
alarmants et de prophéties sinistres finit par impressionner ce sceptique épicurien. Le
dernier est le rêve horrible de sa femme Calpurnia qui, cette nuit même, l'a vu couvert de
sang. Calpurnia n'a rien d'une névrosée et, quand elle supplie César de rester chez lui ce
jour-là, il est tenté de lui céder. Il hésite si longtemps que ses amis eux-mêmes lui
conseillent de remettre à plus tard cette séance importante afin de ne pas la bâcler.
Pourtant, vers 11 heures du matin3, il se décide à partir sur les instances de Decimus
Junius Brutus Albinus. Fidèle de César depuis la guerre des Gaules, l'artisan du blocus du
port de Marseille (durant la guerre civile entre César et Pompée) est passé à la conjuration
pour des raisons inconnues, peut-être simplement par sursaut républicain. Pour
convaincre César de se rendre au Sénat, il raille les devins — tous des charlatans ! — et
les prodiges : des histoires de bonne femme ! Puis il lâche l'argument qui fait céder
César : que vont penser les sénateurs s'il leur fait faux bond, alors qu'il les a convoqués et
qu'ils attendent depuis des heures ? Après toutes les humiliations qu'il leur a déjà fait
subir, est-ce vraiment le moment de les exaspérer s'il a quelque chose d'important à leur
demander ?
César monte dans sa litière à porteurs qui le mène de sa demeure au Champ de Mars. Le
trajet n'est pas bien long, mais il faut compter avec la foule des curieux, des admirateurs
et des solliciteurs qui veulent le voir, le toucher et remettre, à lui ou aux secrétaires et amis
qui l'accompagnent à pied, de petits billets. Le popularis* César, qui adore les bains de
foule, se prête volontiers au jeu. A petits pas, dans le bruit, la poussière et les odeurs déjà
fortes, la litière se fraie péniblement un passage à travers les rues étroites et pentues.
En route vers son destin
A la Curie de Pompée, les sénateurs attendent depuis plusieurs heures, les uns perplexes,
les autres angoissés : que fait donc César ? Là-dessus, un incident manque de tout faire
échouer : un sénateur s'approche d'un conjuré, Caius Servilius Casca, et lui glisse à
l'oreille qu'il est « inutile de faire des mystères : Brutus lui a tout raconté ». Comme les
conjurés ne se sont même pas comptés, Casca le croit « dans le coup » et s'apprête à lui
parler librement... quand l'autre enchaîne sur l'aide financière que Casca a reçue de César
pour son édilité !
Enfin, César arrive. A peine a-t-il le temps de poser le pied à terre que Popilius Laenas, qui
vient d'assurer les conjurés de son soutien moral, se précipite vers lui pour lui parler de
près. Terreur des conjurés qui se font signe entre eux de se suicider avec leur poignard
plutôt que de se laisser prendre. Mais c'est une fausse alerte : l'homme s'écarte, César est
toujours souriant et, bien que les victimes sacrificielles s'obstinent à être défavorables, il
entre dans la Curie. Spectacle impressionnant : grand et majestueux, le visage impérieux,
le maître de Rome s'avance vers le trône d'or, dans une tenue qui l'apparente à Jupiter ou
aux rois étrusques d'antan : toge pourpre constellée d'or et couronne laurée d'or. En toge
d'apparat, ornée d'une large bande pourpre (laticlave), l'anneau d'or au doigt, les neuf
cents sénateurs se lèvent. César s'assoit... et tout bascule dans l'horreur.
On a pris soin de retenir dehors le consul Marc Antoine, qui accompagne César depuis le
matin ; on sait la dévotion qu'il lui porte et ce colosse serait capable de faire échouer
l'entreprise en chargeant comme un taureau pour dégager son maître. Qui fut chargé de le
faire lanterner ? Brutus Albinus, le beau parleur, ou Caius Trebonius, ancien légat en
Gaule, lui aussi, et commandant du siège de Marseille ? Le parallélisme de leurs carrières
explique probablement la confusion des sources.
Les conjurés se pressent autour de César assis pour masquer leur action aux autres
sénateurs4 ; ils l'entourent, tandis que Lucius Tullius Cim-ber s'accroche à lui en le
suppliant de gracier son frère, qui a fait le « mauvais choix » pendant la guerre civile et qui
est toujours exilé. Là, on peut imaginer que le cours de l'histoire aurait pu prendre une
autre direction, que César a peut-être un instant tenu, sans le savoir, sa propre vie entre
ses mains. Selon certaines sources, en effet, c'est l'obstination négative de César qui
aurait déterminé Cimber à remplir le rôle qui lui avait été dévolu dans l'attentat. Si César
avait cédé, Cimber n'aurait peut-être rien fait. Et dans ce cas, les autres auraient-ils agi?
Mais César, excédé, repousse Cimber. Alors celui-ci saisissant fermement le haut de la
toge de César, la rabat sur ses épaules, dégageant son cou et immobilisant ses bras à la
hauteur des biceps, selon une technique de combat rapproché bien connue — pratiquée
aujourd'hui en rabattant blouson ou veston en arrière, sur les épaules. Évidemment, César
comprend : « Mais c'est un attentat ! » Sa voix se confond avec celle de Cimber, qui a du
mal à maintenir César assis et immobile, et qui s'impatiente : « Qu'est-ce que vous
attendez, les amis ? »
L'assaut
Debout derrière César, Casca intervient. Probablement est-ce lui qui devait agir en
second. En effet, à notre connaissance, nul n'a remarqué que le coup qu'il porte à César
aurait dû être mortel s'il avait été bien ajusté, verticalement, de haut en bas, à la base du
cou, à gauche entre clavicule et épaule. C'est ainsi que les Galates se suicident dans les
statues de Pergame. En sectionnant les gros vaisseaux sous-claviers, aorte et carotide, la
lame provoque une énorme hémorragie qui entraîne la mort en quelques secondes. Mais,
soit trouble ou manque de précision chez le tueur, soit mouvement de la victime, le coup
n'occasionna qu'une blessure légère, disent les sources. Sans doute la lame a-t-elle glissé
sur la clavicule et les côtes, entamant le sein. César a-t-il apostrophé Casca à ce
moment-là ? Et Casca, voyant qu'il avait raté son coup, a-t-il appelé son frère à l'aide ?
Les sources ne sont pas unanimes sur ces deux points, soit que les deux voix se soient
oblitérées en se superposant, soit qu'il s'agisse d'une dramatisation a posteriori. Tout s'est
passé si vite, et on sait à quel point les témoignages humains sont fragiles.
Dans un sursaut, César se dégage de Cimber, se met debout et immobilise le bras de
Casca, qui s'apprête à frapper de nouveau. Cerné par la meute des assassins, tous
poignard en main, il se défend en hurlant avec le seul objet qui puisse lui servir d'arme :
son stylet à écrire, dont il perce le bras du plus proche assaillant. Profitant de cette brèche
— sa seule chance de salut est de briser le cercle des limiers qui le cernent comme un
animal traqué, disent des sources anciennes —, il s'élance en avant.
Une nouvelle blessure brise son élan, la seule qui fut mortelle, d'après son médecin qui a
examiné le corps plus tard. On ne sait ni qui la lui a portée — Casca Longus, accouru au
secours de son frère ? Decimus Brutus ? — ni où elle était située : à la poitrine ? à
l'estomac ? au flanc ? Les sources divergent mais, sur le second point, cette divergence
n'est qu'apparente. En effet, bien qu'elle ait touché un organe vital, la blessure n'a pas
entraîné la mort immédiate ; il ne s'agit donc pas du cœur mais, selon toute probabilité,
d'un viscère supérieur : foie, rate ou pancréas, voire estomac si le coup a provoqué une
hémorragie interne. Il est très possible que cette blessure ait annihilé la résistance de
César car les blessures de ce type sont très douloureuses.
Les sources avancent deux autres hypothèses, qui ne contredisent d'ailleurs pas la nôtre.
La première est que César a compris que la lutte était sans espoir : les coups pleuvent
maintenant de partout. Cassius lui balafre le visage, Brutus le blesse à la cuisse ou à
l'aine, Caecilius Bucilianus (un ex-pompéien) au front. Passant de la paralysie à la
frénésie, les conjurés en arrivent à se blesser entre eux ; Cassius, par exemple, blesse
Brutus à la main. Alors, dignement, César renonce à se défendre et à crier : c'est la noble
fin de la Mort du Loup. Malgré son aspect théâtral, ou à cause de lui — nous sommes en
pays méditerranéen —, cette raison n'est pas invraisemblable.
L'autre hypothèse parfois avancée est qu'en voyant Brutus marcher sur lui, l'arme haute,
César aurait renoncé à se défendre, découragé par la trahison de cet être cher. C'est alors
que, selon certaines sources — qui elles-mêmes parlent de « certains témoins » —, il
aurait prononcé le fameux « Tu quoque fili » (Toi aussi, mon fils). C'est dire que
l'authenticité du mot n'est pas garantie. Pourtant, ce cri de stupéfaction douloureuse sonne
vrai et un détail plaide dans le sens de l'authenticité. Comme jadis s'agissant du célèbre
alea jacta est, ce n'est pas en latin mais en grec que César aurait apostrophé Brutus : «
Kaï su téknon ». Or, sous le coup d'une violente émotion, c'est la langue de la première
enfance qui revient. Et pour César, comme pour les Romains de la bonne société d'alors,
cette langue est celle de leur nourrice, puis de leur précepteur : des esclaves grecs.
Que n'a-t-on fait dire à ces trois mots ! Notamment qu'ils « prouveraient » que Brutus était
le fils naturel de César. Mais, depuis Homère, le mot téknon est employé soit pour
désigner un fils véritable, soit, dans la bouche d'un homme plus âgé, pour s'adresser avec
une nuance d'affection à un plus jeune. Les Méditerranéens savent d'ailleurs qu'interpeller
un jeune homme en l'appelant « fils » ou « hijo » ne signifie pas forcément qu'on est son
père.
Autre motif très probable de la passivité et du mutisme de César à partir de ce moment : il
a constaté que, sur les centaines de sénateurs césariens présents, aucun ne vient à son
secours. Tout le monde a fui en désordre, dans la panique ; les uns craignent d'être
attaqués à leur tour par les conjurés, les autres d'être impliqués dans le complot si celui-ci
venait à échouer.
La mort du loup
Alors César s'enveloppe la tête avec le bourrelet du haut de sa toge. Ce détail,
certainement authentique, est sans rapport avec le comportement de l'autruche. César est
de la vénérable gens Iulia et prétend descendre de Vénus et d'Énée ; et, pour un patricien,
il est essentiel de ne pas être défiguré car c'est à partir du masque mortuaire en cire qu'on
tire l'imago du défunt, qui rejoindra les images de ses ancêtres sur l'autel familial et dans
les défilés. César a déjà reçu deux blessures à la face ; il veut éviter d'en recevoir
d'autres.
Autre détail vraisemblable : se sentant fléchir, il prend soin de tomber dignement, en
évitant que sa toge ne se retrousse. Ce souci doit autant à l'idée qu'il se fait de lui-même
qu'à une coquetterie innée ; lorsqu'il était jeune, Sylla l'avait traité de « gandin ». Mais
c'est assurément le hasard qui l'a fait tomber au pied de la statue de Pompée, son rival,
qui se dressait dans la Curie. Chez les historiens anciens, ce hasard est devenu signe
d'une justice immanente ou divine. D'après certains d'entre eux, Crassus aurait même
invoqué silencieusement Pompée, comme s'il allait sacrifier César à ses mânes. Encore
une fois, il s'agit là d'un développement dramatique ultérieur. Sur ce corps affaissé, les
conjurés s'acharnent en une curée sanglante. Le médecin de César dénombra
vingt-trois blessures ; c'est leur accumulation, et non l'unique blessure mortelle, qui
provoque la mort rapide de César, saigné à blanc. Shakespeare, le premier, a décelé un
élément rituel dans cet acharnement. Chacun devait-il plonger son poignard dans le corps
pour signer sa participation au meurtre ? Ou faut-il n'y voir qu'ivresse collective de sang ?
En tout cas, on ne peut induire du nombre des blessures au nombre des assassins ;
certains ont pu le frapper plusieurs fois.
Il paraît que les conjurés avaient l'intention de traîner le cadavre de César au Tibre avec
un croc de boucher 5, comme cela s'était fait lors de troubles civils antérieurs. Mais, soit
par crainte du consul Marc Antoine,soit parce qu'il est plus urgent de justifier leur acte, ils
sortent de la salle en abandonnant à terre le corps de César. Un bon moment après,
surmontant leur terreur, trois jeunes esclaves de César — probablement de ceux qui
portaient sa litière — pénètrent dans la Curie. Ils hissent le cadavre dans la litière ; au bout
du bras qui pend dehors, le poing est crispé sur le billet qui révélait le complot et que
César n'a pas eu le temps de lire. Tant bien que mal, les esclaves le rapportent chez lui,
sans être inquiétés par quiconque.
Les conjurés restent seuls
Quant aux conjurés, après avoir crié « Cicéron », comme une caution morale à leur acte,
ils se barricadent au Capitole, comme jadis les meurtriers athéniens du tyran à l'Acropole,
en attendant le soulèvement populaire. Écoutons Appien : « Ils sortirent en criant qu'ils
avaient tué un roi et un tyran. L'un d'eux mit le pileus6 au bout d'une épée, comme
symbole de liberté, et exhorta le peuple à restaurer le gouvernement de leurs pères et à
se souvenir du premier Brutus et de ceux qui se soulevèrent contre les anciens rois. » En
un vaste psychodrame collectif, les conjurés de 44 croient revivre les événements de 509.
Mais ils se trompent d'époque : « Ils espéraient, poursuit Appien, que le peuple se joindrait
à eux pour restaurer la République. Ils pensaient que le peuple romain était encore ce
qu'ils avaient appris qu'il était quand le premier Brutus chassa les rois. » Mais, depuis un
siècle qu'il voit tous ses leaders tomber sous les coups des aristocrates, le peuple a
compris que la liberté sénatoriale n'est pas la sienne et qu'il n'a rien à attendre d'une
République oligarchique, crispée sur ses privilèges.
Aussi, lorsque Antoine expose la toge transpercée de César, le peuple manifeste-t-il sa
fureur contre ceux qui ont tué le Père de la Patrie. Les conjurés doivent fuir honteusement
Rome, avant de mourir sur le champ de bataille de Philippes, les uns au combat, les
autres par le suicide, comme Brutus avec, aux lèvres, l'amère réflexion : « Vertu, tu n'es
qu'un mot. » Et, bien avant que le culte de César ne soit officialisé par Auguste au temple
du « divin Jules », le peuple le lui rend spontanément à l'emplacement où, bouleversant la
belle ordonnance des funérailles officielles, il avait brûlé son corps sur le Forum.
A considérer l'âpreté de la bataille idéologique qui fait rage autour du nom à donner aux
meurtriers — tyrannicides, ou parricides ? — dans les semaines qui suivent le 15 mars, on
comprend pourquoi, en admettant qu'il y ait du vrai dans le projet royal prêté à César, les
conjurés devaient frapper avant et non après l'octroi du titre. Car, si le meurtre du Parens
patriae (Père de la Patrie) était déjà un sacrilège, comment aurait-on qualifié celui d'un roi,
être si sacré qu'au lendemain de la chute de la royauté il avait fallu fabriquer un « roi des
sacrifices » pour faire remplir à ce soliveau la fonction religieuse de l'ancien roi ?
Le meurtre de César n'empêcha pas la renaissance de la nouvelle monarchie sans nom,
que nous appelons Empire et que les Allemands appellent Prinzipat. Pourtant, au regard
de l'histoire, les conjurés ont remporté une double victoire. A cause du meurtre de César,
la monarchie ne put faire sa rentrée, après cinq siècles de régime républicain, que
masquée, hypocritement revêtue des oripeaux d'une République qu'Auguste prétendit
restaurer alors même qu'il la vidait de son contenu.
Ensuite, chaque fois qu'une arme se lèvera désormais pour abattre un tyran, quelque part
dans le monde formé à la culture classique, de Lorenzo de Médicis à Charlotte Cor-day,
de l'Europe révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle à l'Amérique du XIXe siècle, référence
sera faite à Brutus et aux Ides de mars.
Si une civilisation se définit par « une aptitude à transmettre, à constituer une surdurée à
travers le massacre culturel de la mort7 », nous vivons un étrange temps de barbarie. Le
naufrage général de la culture classique et de l'enseignement de l'histoire est tel que nous
en sommes réduits à rendre grâces à Goscinny et Uderzo de nous rappeler avec humour
l'existence de Brutus.
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