L`oeuvre d`art peut-elle manifester un absolu?

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L’oeuvre d’art peut-elle manifester un absolu?
Plan
INTRODUCTION
I- PLATON : L'OEUVRE D'ART, COPIE DU SENSIBLE, EST ELOIGNEE AU PLUS HAUT POINT DE
L'ABSOLU.
1) L'œuvre d'art est imitation de la nature sensible
2) Les deux sortes d'imitation.
3) Art et illusion ou l'art condamné par la philosophie
II -HEGEL : L'ABSOLU NE S'OPPOSANT PAS AUX APPARENCES SENSIBLES, L'OEUVRE D'ART
PEUT EN DROIT MANIFESTER UN ABSOLU, OU MêME L'ABSOLU.
A- Aristote : l'art n'imite pas à proprement parler la nature, mais rivalise avec elle.
B- La revalorisation de l'apparaître chez Hegel.
1) L'art a son apparence propre.
2) L'absolu a pour essence de se manifester.
3) L'absolu (l'esprit, l'Idée) est donc accessible par des moyens sensibles
4) L'œuvre d'art ne se réduit pas à son matériau sensible
III- SEULE L'OEUVRE D'ART PERMET D'ATTEINDRE L'ABSOLU
1) La conception romantique de l'art (18e) : l'art permet de montrer ce qui est indicible, non conceptualisable,
ou non connaissable
2) Kant, Critique de la faculté de juger, § 49 et 57 : les Idées esthétiques ou l'alliance gratuite entre
imagination et entendement
3) L'art fait donc mieux que la philosophie
4) Heidegger, L'origine de l'œuvre d'art : l'art et la vérité
IV- TOUTE œUVRE D'ART MANIFESTE-T-ELLE UN ABSOLU?
1) L'art contemporain est-il de l'art?
2) L'art est-il fini?
3) L'art abstrait comme langage de l'âme.
4) Que faire des ready-made?
CONCLUSION
Introduction
L’oeuvre d’art, produit du génie créateur de l’homme, a souvent prétendu être un moyen d’atteindre un absolu,
qui est de l’ordre du suprasensible, et des valeurs humaines les plus hautes. Ainsi, quand nous nous servons du
terme "oeuvre d’art", nous nous en servons avant tout, non comme d’un terme descriptif et neutre, mais comme
d’un terme connotant une valeur. Les oeuvres d’art sont censées, dans notre inconscient collectif, exprimer ce
qui est de l’ordre de l’absolu, nous faire avoir accès à ce qui est "transcendant". Elles sont considérées comme
des objets à part, et nous mettons à leur sauvegarde un intérêt important (notre ère est bien l’ère "muséale").
Pourtant, l’oeuvre d’art est-elle capable d’atteindre un absolu? Comment est-ce possible, si l’absolu est par
essence ce qui ne dépend d’aucune condition, et d’autant plus, d’aucune condition sensible? Platon n’a-t-il pas
dénoncé l’assujettissement de l’art au domaine du sensible, et par-là, n’a-t-il pas montré que l’art est incapable
de manifester un absolu? Mais la thèse de Platon présuppose que l’absolu ne se manifeste pas : il nous faut donc
ici réfléchir sur les conditions de possibilité d’une révélation sensible de l’absolu. Peut-être faudra-t-il dépasser
le dualisme manifestation sensible/ absolu, afin de pouvoir soutenir que l’oeuvre d’art peut manifester un absolu.
L’oeuvre d’art est-elle seulement "quelque chose de sensible"? Ne peut-elle rien nous montrer au-delà, nous
révéler une présence irréductible au sensible comme tel?
I- Platon : l'œuvre d'art, copie du sensible, est éloignée au plus haut point de l'absolu.
Pour Platon, l’oeuvre d’art n’a pas les moyens de manifester un absolu, étant donné qu’elle est assujettie au
sensible. L'absolu se situant par définition au-delà du monde sensible, le moyen par essence le plus inadéquat
pour atteindre l’absolu est la manifestation sensible -donc l'art!
1) L'œuvre d'art est imitation de la nature sensible.
Platon prend pour accordé que l’oeuvre d’art est imitation de la nature. Elle consiste à recopier les phénomènes
sensibles.
2) Les deux sortes d'imitation.
Dans Le Sophiste, 235 b-263c, il distingue deux espèces d’imitation :
Objet du texte : définir quelle est la spécificité de la technique de production des images. Ayant défini plus haut
l'image comme imitation, copie, de quelque chose, il distingue ici deux espèces d'imitation :
L'Etranger : je vois en elles, d'une part, une technique qui consiste à faire des copies. Celle-ci est surtout évidente
lorsque quelqu'un, tenant compte des proportions du modèle en longueur, largeur et profondeur, produit une
imitation qui respecte, en outre, les couleurs appropriées de chaque chose.
Théétète : Et alors? Tous les imitateurs n'essaient-ils pas d'agir ainsi?
L'Etranger : Ce n'est pas le cas de ceux qui produisent ou qui dessinent des œuvres monumentales. Car s'ils
reproduiaient les proportions réelles des choses belles, tu sais bien que les parties supérieures paraîtraient trop
petites, et les inférieures trop grandes, puisque nous voyons les unes de loin et les autres de près.
Théétète : Oui, absolument.
L'Etranger : ces artistes ne laissent-ils pas de côté la vérité, en produisant dans les images, au détriment des
proportions réelles, celles qui paraîtront être belles? (…) N'est-il pas juste alors d'appeler "copie" le premier type
d'imitation, car, en réalité, il "copie"? (…) Et la partie de l'imitation qui est en rapport avec elle, ne doit-elle pas
être nommée, comme nous l'avons déjà dit, "technique de production des copies"? (…) Et alors? Ce qui a
l'apparence de ressembler à ce qui est beau, tout simpelment parce qu'il est contemplé selon une mauvaise
perspective, mais qui, s'il était regardé par quelqu'un ayant la capacité de le voir nettement, perdrait cette
apparence, cette image, comment doit-elle être appelée? Si elle a l'apparence d'une copie, sans y être semblable,
n'est-elle pas une illusion? (…) Or, cette illusion constitue une partie considérable non deulement de la peinture,
mais aussi de l'imitation en général. (…) Ne serait-ce donc pas tout à fait juste de qualifier d'"illusionniste cette
technique, qui produit non pas des copies, mais des illusions? (…) Voilà donc les deux formes de la technique de
production d'images dont je parlais : celle de la copie, et celle de l'illusion.
Platon, Le Sophiste, 235 b-263 c, Ed. GF, Trad.N.Cordero, 1993
Il y a d’abord l’imitation-copie, qui consiste à recopier fidèlement la chose, mais sans avoir pour ambition de la
remplacer (c’est une relation de ressemblance, non d’identité) ; et ensuite, il y a une imitation appelée
"eikastique", qui cherche à remplacer la chose même. Pour ce faire, il faut étudier les lois de la perception
sensible, de manière à "pouvoir faire illusion". L’oeuvre d’art ne peut remplacer l’objet ou rivaliser avec lui,
qu’en faisant illusion. L’oeuvre d’art appartient donc pour Platon au domaine de l’image, du sensible. Or, tout ce
qui est de l’ordre de l’image est pour Platon, de l’ordre du moindre être. Ce qui seul est réel, c’est l’Idée, absolu
supra-sensible ne dépendant en aucune manière de conditions et des lois qui gouvernent le monde sensible. Non
seulement l’oeuvre d’art est une image, donc, quelque chose de sensible, mais en plus, elle est littéralement
assujettie au sensible, elle trompe et illusionne.
3) Art et illusion ou l'art condamné par la philosophie
L’oeuvre d’art privilégie le sensible comme moyen d’expression, et est donc condamnée par Platon, au nom de
la philosophie. En effet, l’art en vient à faire croire que l’absolu ou l’Idée est dans le sensible, or, la leçon du
Livre VI de La République (cf. la célèbre allégorie de la caverne) est bien de nous faire voir que l’absolu est tout
autre que le sensible, et inatteignable par les moyens sensibles. Ce n’est pas en étudiant les apparences et les
moyens de redoubler celles-ci que l’on pourra atteindre l’absolu, ni même le manifester. Les formes artistiques
sont rigoureusement coupées de l’eidos, Idée ou Forme intelligible, qui se trouve dans un monde suprasensible.
C’est le philosophe qui, se détournant du sensible, à l’aide de sa raison, atteint l’absolu. L’absolu ne se manifeste
pas dans le sensible, il n’apparaît pas par essence : le domaine de l’apparaître est trompeur et non seulement ne
nous révèle pas l’absolu, mais encore, ne nous apprend pas à le chercher là où il se trouve. Ce que Platon appelle
le principe "anhypothétique", ce qui est sans conditions, est atteint au terme d’un long parcours, par une sorte
d’intuition intellectuelle, qui est une sorte d’éblouissement, mais en aucun cas une révélation sensible. L’absolu,
l’Idée de Bien, est bien comparable à la luminosité du soleil, mais c’est à l’oeil de l’esprit ou de la raison qu’elle
apparaît, pas à l’oeil du corps...
Comme il le montre dans le Livre X de La République, 597a, l’oeuvre d’art est éloignée de trois degrés de la
vérité -nous pouvons ici remplacer "vérité" par "absolu", puisque pour Platon, avons-nous dit, ce qui est absolu,
c’est ce qui est le plus réel.
"Ainsi, il y a trois sortes de lits ; l'une qui existe dans la nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense,
que Dieu est l'auteur ; -autrement qui serait-ce ? (…) Une seconde est celle du menuisier. Et une trosième, celle
du peintre (…). Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits.
(…) Et Dieu (…) a fait celui-là seul qui est réellement le lit ; mais deux lits de ce genre, ou plusieurs, Dieu ne les
a jamais produits et ne les produira jamais. (…) le peintre est imitateur de ce dont les deux autres sont les
ouvriers (pire encore, il recopie ce qui déjà n'est qu'apprence) l'imitation est donc loin du vrai"
Platon, La République, 597 a-sq
Ainsi, quelle différence y a-t-il entre le lit représenté par l’artiste, le lit empirique qui sert à dormir et qui est
fabriqué par l’artisan, et l’Idée de lit? Le lit de l’artiste ne fait que copier quelque chose qui déjà, est dépourvu de
réalité, au lieu de copier directement l’Idée. Le lit fabriqué par l’artisan, quant à lui, a au moins l’avantage de
"refléter" ou de manifester le lit vraiment existant, l’Idée de lit. L’artiste est un ignorant, il ne sait pas comment
est le vrai modèle. Comment le pourrait-il, puisque l’étude du sensible le détourne de tout accès possible à
l’absolu?
Ainsi, il semble que l’oeuvre d’art soit par essence incapable de pouvoir manifester un absolu. Si le monde des
phénomènes ou monde sensible est manque d’être, pure "apparence", alors, si l’oeuvre d’art est un moyen
sensible de copier le sensible, elle ne peut pas manifester quelque chose d’absolu, puisque par essence c’est ce
qui est au-delà du sensible et s’oppose rigoureusement à toute forme d’apparaître. Le paraître ou le se manifester
ne nous fait pas atteindre l’être empirique, et encore moins l’être "en soi". La figuration sensible ne pouvant
rivaliser sérieusement avec la vision intellectuelle, l’art semble bien être définitivement condamné à n’être que
pure apparence...
II -Hegel : l'absolu ne s'opposant pas aux apparences sensibles, l'œuvre d'art peut en droit manifester un absolu,
ou même l'absolu.
Mais l’apparence de l’art est-elle si trompeuse, si incapable de rien manifester d’autre que l’apparence sensible?
Et est-il vraiment impossible, et contraire à l’absolu, de se manifester?
Peut-être que la dévalorisation platonicienne de l’art part de présupposés faux ; elle aura eu l’avantage de nous
permettre de voir les conditions de possibilité que nous avons à mettre au jour pour pouvoir dire que l’oeuvre
d’art peut manifester un absolu. Il s’agit en effet de se demander si l’oeuvre d’art est, même si ses moyens
d’expression sont évidemment sensibles, si assujettie que ça au domaine du sensible, et si l’absolu est de son
côté si radicalement coupé du domaine de l’apparaître.
A- Aristote : l'art n'imite pas à proprement parler la nature, mais rivalise avec elle.
D’abord, il faut préciser que l’art n’est pas une pure copie de la nature, et encore moins des apparences. Il semble
que la réponse aristotélicienne à la thèse de Platon selon laquelle l’art se bornerait à imiter la nature, permet déjà
à l’art de pouvoir prétendre à atteindre à quelque chose au-delà du sensible. En effet, nous dit Aristote dans la
Physique, l’art ne prétend pas imiter rigoureusement la nature, mais rivaliser avec elle. Ce qui le mène à dire,
comme on peut le voir dans les livres 4 et 9 de la Poétique, que non seulement l’art (en l’occurence, la poésie)
est philosophique, car, contrairement à l’histoire, il a l’avantage d’être rationnel et général, mais en plus, il nous
permet d’avoir accès à ce que nous cache la nature et l’observation naturelle ou empirique des phénomènes.
L’art nous découvre des choses que nous ne savions pas voir dans la nature, il nous découvre des choses
"cachées". Ici, se révèle la possibilité que l’oeuvre d’art puisse manifester un absolu -du moins déjà peut-elle
nous faire avoir accès à ce qui ne se montre spontanément pas dans le réel. Platon ne voit pas que l’oeuvre d’art
est autre chose qu’une (pâle) imitation de la nature, et qu’elle peut en fait renvoyer à autre chose que le domaine
sensible.
B- La revalorisation de l'apparaître chez Hegel.
C’est ce qui a été définitivement vu par Hegel dans L’introduction à l’esthétique ; chez lui, il est tout à fait
possible à l’oeuvre d’art de manifester un absolu. En effet, d’abord, Hegel nous montre que l’art a son apparence
propre, et que l’argument tiré du fait que l’art appartient au domaine des apparences ne tient pas pour critiquer sa
prétention à manifester un absolu ; et ensuite, il nous dit bien que l’absolu doit nécessairement se manifester.
L’apparence, le domaine du sensible, l’apparaître, bref, tout ce qui chez Platon était inessentiel à l’absolu et parlà inadéquat pour en rendre compte ou y avoir accès, est ici revalorisé.
1) L'art a son apparence propre.
Ainsi Hegel nous dit que l’art a une apparence qui lui est propre, et non "une apparence tout court". Que veut-il
dire par-là? Pour bien le comprendre, il faut préciser que Hegel estime bien que les apparences immédiates, ou la
nature, sont en quelque sorte un manque d’être, une illusion. Mais justement, l’apparence de l’art, le sensible
qu’il manifeste dans ses oeuvres, sont par rapport à ces "apparences tout court", élaborées par le travail de
l’esprit ; le sensible que manifeste l’art est intellectualisé, spiritualisé. Comme il le dit bien, "loin d’être, par
rapport à la réalité courante, de simples apparences ou illusion, les manifestations de l’art possèdent une réalité
plus haute et une existence plus vraie". Le matériau sur lequel s’exerce l’art est certes, le sensible, mais un
sensible spiritualisé.
2) L'absolu a pour essence de se manifester.
Il dit aussi, comme nous l’avons évoqué ci-dessus, que l’absolu a pour essence de se manifester : "toute essence,
toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure, doit apparaître. (...) l’apparence constitue un moment de
l’essence". A partir de Hegel, on ne peut plus sérieusement penser que l’essentiel soit radicalement coupé de ce
qui apparaît. En effet, on sait que ce qui seul est réel, c’est ce qui est concret ; comme il le dit dans la célèbre
préface des Principes de la philosophie du droit, "ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel".
L’absolu n’est pas pour Hegel quelque chose qui existerait dans un monde "intelligible" ; c’est-à-dire, qu’il n’est
pas abstrait ; s’il doit exister, il faut qu’il se fasse exister, et il devra donc se manifester.
L’absolu, l’Idée hégélienne, qui n’est autre que l’Esprit du monde se réalisant à travers l’histoire des hommes,
n’est donc plus vraiment ce qui serait par essence inaccessible à l’art.
3) L'absolu (l'esprit, l'Idée) est donc accessible par des moyens sensibles
Au contraire, Hegel estime même que l’oeuvre d’art est un des moyens privilégiés de manifester l’absolu. Certes,
les produits de l’art ont toujours une apparence sensible et naturelle, mais ils ont, avons-nous vu, un contenu
éminemment spirituel. L’art nous révèle véritablement l’esprit, le spirituel. Dans le sensible de l’art, se révèle la
présence même de l’esprit. Comme il le dit : "dans son apparence même, l’art nous fait entrevoir quelque chose
qui dépasse l’apparence : la pensée". L’art, comme la religion et la philosophie, est "un mode d’expression du
divin, des besoins et des exigences les plus élevées de l’esprit" et "les peuples ont déposé dans l’art leurs idées
les plus hautes". L’art possède le pouvoir de donner de ces idées élevées une représentation sensible qui nous les
rend accessibles.
4) L'œuvre d'art ne se réduit pas à son matériau sensible
L’oeuvre d’art dépasse toujours ce qu’elle nous montre, elle ne se réduit pas à son matériau et ses moyens
d’expression sensible ; son contenu est spirituel. Dans l’oeuvre d’art , on doit oublier le particulier pendant que
nous sommes en train de l’examiner ;
"La signification de l’oeuvre se rapporte à quelque chose qui dépasse l’apparence directe (...) ; l’oeuvre d’art ne
s’épuise pas toute entière dans les lignes, les courbes, les surfaces, les creux et les entailles de la pierre, etc., mais
constitue l’extériorisation de la vie, des sentiments, de l’âme, d’un contenu de l’esprit".
Il nous parle magnifiquement de l’art grec, qui parvient à nous représenter l’absolu d’une manière tout à fait
adéquate ; dans l’art grec, nous dit Hegel, où le dieu est représenté par la figure humaine, il y a une union totale
entre le sensible et le spirituel : l’art grec a su incarner l’absolu qu’est Dieu. La forme de l’art est donc ici tout à
fait adéquate à représenter, manifester, son contenu, qui est un absolu. De même encore Hegel analyse la
peinture hollandaise en nous montrant le pouvoir qu’ont ces oeuvres de révéler, manifester, un absolu, que ce
soit l’esprit de ce peuple particulier, ou la présence même du spirituel en général.
Il semble donc que, contre Platon, l’oeuvre d’art soit à même de manifester un absolu ; en elle, on trouve une
présence de l’esprit, elle nous permet même de prendre conscience de ses intérêts les plus élevés. C’est que
l’oeuvre d’art ne se réduit pas à son matériau sensible, comme le verra à sa façon Sartre, dans les célèbres
analyses du portrait de Charles VII que l’on trouve dans l’essai sur L’imaginaire : l’oeuvre d’art est, nous dit-il,
un irréel ; sa présence sensible est juste un "analogon", un moyen sensible de nous rendre présent, de manifester
dans le réel ce qui n’appartient pas à ce monde mais est éternel et indépendant des conditions spatio-temporelles
du monde sensible.
III- Seule l'oeuvre d'art permet d'atteindre l'absolu
Non seulement l’oeuvre d’art est tout à fait capable de manifester un absolu, mais encore, il semble bien que,
contre Platon, elle soit seule capable de le faire : elle nous paraît être le moyen privilégié d’atteindre l’absolu. En
effet, nous venons de voir que l’oeuvre d’art dépasse, par ses moyens artistiques, l’apparence, le sensible. Elle
manifeste la présence de quelque chose d’absolu, d’indépendant de toute condition sensible, par des moyens
pourtant sensibles. On doit donc nécessairement en arriver à inverser le rapport instauré par Platon entre la
philosophie et l’art et dire que ce n’est pas la raison, ou la philosophie, qui peut atteindre l’absolu. Seul l’art est
apte à le faire, car il "manifeste", plutôt que d’essayer de dire ce qui par définition ne se dit pas.
1) La conception romantique de l'art (18e) : l'art permet de montrer ce qui est indicible, non conceptualisable, ou
non connaissable
Si paradoxal que cela puisse paraître, l’oeuvre d’art permet de dépasser les limitations spatio-temporelles. C’est
en tout cas ce que les Romantiques ont soutenu. Pour bien comprendre leur thèse, il nous faut ici nous arrêter un
petit moment sur la philosophie kantienne de la connaissance, qui a ouvert la voie au remplacement de la
philosophie par l’art, à la thèse selon laquelle le contenu même de la philosophie, qui est un absolu, est révélé par
l’art. En effet, Kant a montré, dans sa Critique de la raison pure, que les concepts étant seulement valables à
l’intérieur de l’expérience, qu’ils sont assujettis aux conditions et aux limitations de celle-ci : ainsi, si on peut
connaître véritablement ou objectivement les "phénomènes", grâce à nos catégories, on ne peut jamais par-là
atteindre à l’absolu, au fondement des phénomènes, au "noumène". Tout ce à quoi nos catégories nous donnent
accès, c’est à un réel construit par les facultés transcendantales de l’homme. L’absolu, le noumène, ou chose en
soi, qui est à la base du réel, le fondement des phénomènes, étant indépendant de toute conditions, on ne peut
jamais y a voir accès. On sait que Kant a longuement critiqué, dans sa Dialectique transcendantale, les
prétentions de la métaphysique à vouloir penser, par l’intellect, un absolu, comme l’âme, le monde, ou Dieu. On
ne peut par définition rien connaître de ce qui est au-delà de l’expérience possible, de ce qui est inconditionné.
2) Kant, Critique de la faculté de juger, § 49 et 57 : les Idées esthétiques ou l'alliance gratuite entre imagination
et entendement
Par ailleurs, Kant, dans les paragraphes 49 et 57 de la Critique de la faculté de juger, parlait de la capacité
créatrice de l’homme comme d’une capacité à montrer, grâce à des Idées esthétiques, l’indicible, même si par-là
on ne peut prétendre épuiser ce qu’elles nous "donnent à penser" ; et il nous montrait par-là qu’il y a un moyen
spécifique, ne dépendant pas du concept, de "montrer" ce qui ne se laisse pas mettre en discours. Ce qui est de
l’ordre de la figuration peut seul, apparemment, prétendre nous dire, mais pas sur le mode conceptuel, ce qui est
absolu, car n’étant pas alors assujettie au concept, l’imagination est libre.
3) L'art fait donc mieux que la philosophie
Ainsi les romantiques, avertis de ce que l’absolu est inaccessible au concept, de ce que le discours
philosophique, ou même scientifique, ne peuvent en aucune manière nous permettre d’avoir accès à ce qui seul
importe, au sens de la vie, à l’origine du monde, etc., va estimer que l’art est le seul moyen qui soit adéquat pour
manifester un absolu. L’oeuvre d’art n’est pas assujettie au concept, au discours, elle manifeste des vérités sur le
mode de l’intuition ; elle se situe avant la coupure sujet-objet qui interdit toute vérité. Ainsi pour Schopenhauer,
dans l’Essence intime de l’art (in Le monde comme volonté et représentation) dit que l’art, qui par ailleurs a une
racine commune avec la philosophie, répond à la question du problème de l’existence sur le mode de l’intuition ;
elle saisit l’essence vraie des choses, de la vie, de l’existence. L’art, nous est-il dit, déchire le voile des
apparences.
4) Heidegger, L'origine de l'œuvre d'art : l'art et la vérité
Heidegger, dans L’origine de l’oeuvre d’art, nous montre bien que seul l’art est à même de nous manifester la
vérité de l’être. Il faut précise que par-là, Heidegger ne veut nullement dire que l’oeuvre nous montrerait
adéquatement la vérité d’une chose particulière, empirique, mais bien la vérité en personne telle qu’elle vient à
éclore. L’oeuvre d’art nous manifeste l’absolu même, qui n’est autre que la manière dont la vérité vient à être, en
nous la rendant présente. Ainsi l’analyse des souliers de Van Gogh nous a révélé, non ce que sont les souliers en
vérité, mais la manière dont la vérité vient à être, son mode originel d’instauration. De même, le temple est une
manifestation de l’absolu, de la présence originelle de l’être (avant toute intrusion de l’homme et de ses concepts
dans le monde).
L’oeuvre d’art manifeste bien d’une manière toute privilégiée, un absolu, un au-delà.
IV- Toute œuvre d'art manifeste-t-elle un absolu?
Certes, l’oeuvre d’art paraît bien être à même de manifester un absolu, mais il ne faut pas oublier que l’art est
"un concept ouvert", pour reprendre l’expression de Wittgenstein, et que toute oeuvre d’art ne paraît pas à même
de pouvoir manifester un absolu. Ne serait-ce pas en fait seulement les oeuvres d’un passé révolu, qui ont été
capables de manifester un absolu?
1) L'art contemporain est-il de l'art?
Promenons-nous dans un musée d’art contemporain : il nous paraît vraiment impossible de soutenir que
lesoeuvres d’art qu’on y trouve soient capables de manifester un absolu! A moins de dire, comme certains
seraient d’ailleurs tentés de le faire, que les oeuvres que l’on trouve dans ces musées, ne sont justement pas des
oeuvres d’art... Ainsi, comment dire que Fontaine, de Duchamp, qui est un simple urinoir acheté tout fait et signé
du nom de l’artiste, et exposé dans un musée, puisse manifester un quelconque absolu? N’est-ce pas d’ailleurs un
geste ironique eu égard au travail prétendument "sacré" de l’artiste, que nous représente cette oeuvre? Mais que
dire même des tableaux abstraits de Kandisky, qui ne semblent être que de purs jeux de l’imagination sur des
formes et des couleurs, ne nous délivrant aucun contenu transcendant (du moins au premier abord, comme nous
le verrons ci-après)?
2) L'art est-il fini?
Mais on sait que Hegel, déjà, avait déclaré que l’art est une chose du passé, que sa mission métaphysique est
terminée. En effet, si, comme nous l’avons vu, l’art est pour lui la manifestation sensible de l’Idée, et donc, d’un
absolu, elle ne demeure pas toujours le moyen privilégié pour y atteindre. Elle ne l’a en fait accompli qu’une
fois, en ce point culminant qu’est l’art grec. Après lui, la religion, puis la philosophie, ont pris le relais, et réussi
à exprimer d’une manière de plus en plus adéquate l’absolu. Finalement pour Hegel, le défaut de l’art est
toujours, malgré tout ce que nous avons pu en dire, d’être prisonnier du matériau sensible ; la philosophie est le
moyen le plus adéquat pour exprimer le spirituel, qui est finalement le concept, la pensée clairement exprimée ;
l’art est quant à lui toujours enlisé dans le sensible... La mission métaphysique de l’art a même été terminée dès
que la religion a mieux su qu’elle représenter le dieu chrétien. (Cet absolu là, l’oeuvre d’art ne pourrait donc pas
le manifester). De plus, il apparaît que si l’oeuvre d’art est un matériau dans lequel les peuples ont su déposer
leurs idées les plus hautes, l’absolu qu’ils ont réussi à atteindre, à manifester, n’en est sans doute pas vraiment
un, puisqu’il est daté, spatio-temporellement déterminé ; il n’est que l’absolu d’une époque, et donc, relativement
déterminé...
On peut dire que Hegel a su prédire l’état présent de l’art : maintenant, il n’y aurait plus d’art, tout est possible,
en tout cas, après la religion et la philosophie, l’oeuvre d’art ne serait plus capable de manifester un absolu.
3) L'art abstrait comme langage de l'âme.
Pourtant, revenons à l’art abstrait de Kandisky. N’est-il vraiment qu’un jeu, arbitraire, et sans aucun contenu?
Bien au contraire, Kandisky nous dit, dans Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, commentant
son oeuvre incomprise à ses débuts, que son oeuvre est le seul moyen existant pour que l’on puisse, comme déjà
le disait de "l’art du passé" Hegel, sentir la présence de l’esprit, et seul il est capable de combattre le
matérialisme dominant, bref, de nous faire reconnaître les intérêts les plus hauts de l’esprit ; il est destiné à
"traîner le chariot récalcitrant de l’humanité", à la pousser en avant, toujours plus haut... L’artiste à l’avant-garde
de ce chariot, ou de ce qu’il nomme encore le "triangle sprirituel", qui en l’occurence est ici Kandisky , est le
seul à voir l’absolu (on pensera ici à l’heureux élu qui, chassé de la caverne platonicienne, peut enfin contempler
la lumière éblouissante de l’Etre), et est seul à même de pouvoir le manifester à ceux qui sont à la traîne. En
effet, l’art abstrait est un art pur, il ne travaille pas à dépeindre la nature, mais il se sert de la couleur et de la
forme pure pour parler à notre âme même. L’art et en particulier l’art abstrait, est le langage de l’âme, et il est le
seul à pouvoir l’être.
4) Que faire des ready-made?
Mais on nous dira que les oeuvres qui sont aujourd’hui les plus compromettantes quant à notre thèse selon
laquelle l’oeuvre d’art est un absolu, et qui semblent bien vérifier la thèse hégélienne selon laquelle seules les
oeuvres d’art d’un passé révolu ont réussi et ont eu pour destination propre de manifester un absolu, sont comme
nous l’évoquions tout à l’heure, les ready-made, ou encore, l’art dit populaire ou pop’art. Il est vrai qu’à leur
égard, nous ne nous comportons pas du tout comme si elles étaient à même de manifester un absolu, comme des
choses "sacrées". Le porte bouteille ou l’urinoir de Duchamp, les Boîtes Brillo d’Andy Warhol, ne sont après
tout que des choses ordinaires, qui appartiennent à notre vie quotidienne. Ces oeuvres ne sont dites des oeuvres
d’art, selon certains théoriciens de l’art, comme Arthur Danto, que parce que nous les estampillons de cette
appellation -mais nous ne pouvons ici, sans dépasser les limites de notre sujet, nous étendre sur ce problème
complexe, largement débattu de nos jours. En tout cas, ces oeuvres ne sont pas celles que nous gardons au musée
comme des objets sacrés, elles ne se conservent d’ailleurs pas, ne sont nullement "originales", au sens où elles
sont reproductibles ; ainsi, dans ce qu’on appelle les "performances", on peut donner les indications permettrons
à des élèves d’art plastique de refaire l’oeuvre ailleurs ou dans un autre temps, etc. Bref, ici, on semble vraiment
être obligé de dire que les oeuvres d’art contemporaines ne sont pas du tout capables de manifester un absolu,
d’évoquer une présence, d’être une présence sensible de quelque chose de spirituel, d’éternel, ou de sacré.
Pourtant, il nous semble exagéré de soutenir une telle thèse. En effet, quant à manifester le domaine du spirituel,
des intérêts de l’esprit, il nous semble bien que ces oeuvres continuent cette ambition propre, semble-t-il, à l’art
de tous temps. Ces oeuvres signifient, elles manifestent un sens au-delà d’elles ; et ce sens nous fait avoir accès à
un indicible, à ce que les philosophes ou les scientifiques ne "disent" pas. Ainsi, par exemple, les oeuvrs
d’A.Warhol nous renvoient à la vérité de notre condition, de cette société de consommation qui est directement
présente, mais de manière à susciter la pensée. Elles manifestent bien, de plus, l’esprit du temps!
Les oeuvres d’art contemporaines nous manifestent donc bien un absolu, et ce n’est pas parce qu’elles se servent
de moyens tellement concrets que parfois, on à peine à les différencier des choses ordinaires, qu’elles ne le
peuvent pas. Même si Hegel estimait que plus on s’élevait au-delà des moyens sensibles de manifestation de
l’absolu, mieux il était représenté, il avait bien après tout montré qu’il n’y avait pas ici une impossibilité de
principe.
Conclusion.
L’oeuvre d’art n’est pas, contrairement à ce que nous disions d’abord avec Platon, une trompeuse apparence, qui
se bornerait à réfléchir les illusions de la perception sans aller au-delà, vers ce qui fait la vérité de ces apparences
; elle n’est pas quelque chose de désespérément sensible, elle n’est pas un genre d’être ontologiquement inférieur
par rapport à l’absolu qu’elle contribuerait à nous cacher. Bien au contraire, l’oeuvre d’art ne se réduit pas à son
aspect sensible : elle est un moyen sensible d’évoquer quelque chose au-delà du sensible. De plus, nous avons
bien vu que la manifestation sensible ne fait plus, depuis Hegel, obstacle de principe à un accès à l’absolu.
L’oeuvre d’art manifeste bien un absolu, elle nous fait avoir accès à la présence de l’esprit même, et dépasser les
limites que nous impose notre connaissance quotidienne du monde. Nous comprenons donc par-là pourquoi
notre rapport à l’art est un rapport particulier : nous considérons les oeuvres d’art comme des choses à part des
choses quotidiennes, nous leur donnons de la valeur ; et, contrairement à ce que soutiennent certains spécialistes
contemporains d’esthétique, cette attitude nous paraît tout à fait justifiée. Elle l’est même, d’une certaine façon,
et cela contre Hegel, à l’égard des oeuvres d’art contemporaines. Toute oeuvre d’art manifeste un absolu, et tant
qu’il y en aura, sous quelque forme que ce soit, l’homme aura des occasions de s’essayer à étancher quelque peu
sa soif d’absolu, qui ne peut définitivement plus l’être par la métaphysique. Ce qui signifie que, comme le disait
bien Kandisky, grâce à elles, nous reconnaîtrons ce qui est sprirituel pour ce qui a la plus haute valeur...
Comparaison de la pensée de Heidegger et de Merleau-Ponty
par rapport à la question de l'oeuvre d'art.
Heidegger: L'Origine de l'oeuvre d'art (1936)
Merleau-Ponty: L' OEil et l'esprit (1960)
_________________________________
Quand Merleau-Ponty affirme dans l'Oeil et l'esprit: "C'est en prêtant son corps au monde que le peintre change
le monde en peinture", il s'oppose à cette affirmation de Heidegger dans L'origine de l'oeuvre d'art: "Toutes les
oeuvres d'art ont ce caractère de choses." Il s'agit bien d'une présence de la chose.
Pour Heidegger, corps et sensible se sauraient déterminer ce qu'est une oeuvre d'art.
Kant semblait bien avoir établi que la beauté ne réside pas dans la perfection d'une oeuvre d'art dont nous aurions
une saisie confuse, qu'elle n'est pas objective, qu'elle n'est pas dans l'oeuvre belle mais dans ce que l'oeuvre
suscite chez le sujet, une satisfaction sans mélange (c'est beau) ou une satisfaction mélangée d'attrait et se
répulsion (c'est sublime). Dans les deux cas, ces satisfactions sont issues de l'activité subjective des facultés du
sujet, sensibilité et entendement dans le beau, imagination et raison pour le sublime.
Le sous- bassement de la réflexion de Kant est sa théorie de l'objectivité, de la connaissance comme
détermination par un concept d'une intuition sensible, qui enferme dans un cercle de finitude le sujet puisqu'il ne
retrouve dans l'objet que ce qu'il y a mis. Dans ces conditions il ne peut y avoir de connaissance que par concept
et, n'ayant pas de concept pour déterminer la beauté d'une oeuvre, le jugement esthétique ne peut être que
réfléchissant: il réfléchit c'est à dire il cherche.
Quant à la raison elle ne peut que penser, et elle doit bien admettre l'hypothèse d'un substrat intelligible "dont le
concept est seulement une Idée et ne permet nulle connaissance véritable." Il ne peut donc y avoir aucune
connaissance sans concept et aucune connaissance de la beauté objective d'une oeuvre. C'est dire que le champ
de la raison pure est singulièrement limité, restreint, dans ses prétentions de connaissance ...
Entre l'oeuvre d'art comme chose dans la présence et sa réception par la sensibilité, Kant choisit la subjectivité, la
faculté de ressentir du plaisir ou de la peine.
Une esthétique comme réflexion sur le beau sensible est la seule pensée de l'art qui soit possible.
Des maîtres comme Heidegger, Bergson, Merleau-Ponty, Michel henry, ont tenté d'échapper à la représentation
que l'auteur de La critique de la raison pure avait si fermement établie. Chacun de ces auteurs a pris une
orientation différente et nous pouvons essayer de cerner celle de Heidegger et celle de Merleau-Ponty.
En effet, pour échapper à cet encerclement, à cette finitude, à cette interdiction, à cette privation de l'être, il
faudrait s'affranchir de l'objectivité de l'objet celle qui marque profondément les présupposés de l'esthétique
kantienne. Dans les deux textes proposés à votre lecture, Heidegger et Merleau-Ponty ont tous les deux "dans le
collimateur" la théorie de l'objectivité:
- Heidegger pose comme condition, pour traiter la question de l'oeuvre d'art, l'évacuation de l'esthétique. Il s'agit
de retourner à ce qu'il considère comme la techné grecque, dévoilement de l'étant, source d'étonnement, essence
du savoir.
La techné n'est pas la technique moderne car la technique moderne n'est que le dernier avatar de l'objectivité qui
manipule, détruit, sépare, et plonge l'homme moderne dans l'effroi. Evacuer l'esthétique, c'est d'ailleurs du même
coup évacuer l'objectivité dont elle est nourrie: elle sépare définitivement l'homme du monde et se trouve être
l'alliée de la technique: technique et esthétique sont des conséquences de l'objectivité.
- Pour Merleau-Ponty, il s'agit aussi de sortir du cercle de la représentation en poussant ferme du côté de
l'esthétique au point de remanier complètement ce concept. Un sentir originaire, celui du corps opérant, "un
entrelacs de visions et mouvements", forment un tissu .. Il faudra donc enlever à l'oeuvre d'art son caractère
d'objet en la dé-soeuvrant.
On saisit mieux l'opposition:
Heidegger => Désensibilisation
Merleau-Ponty => Désoeuvrement
Mais le combat est le même contre la représentation et la théorie de l'objectivité kantienne.
C'est que ces deux grand textes, de deux grands lecteurs de Husserl , se rejoignent souvent:
- Ils ont le même horizon: l'interprétation de la vérité. L'oeuvre d'art comme mise en place d'un monde.
- Ils traitent de la même question: la question de l'oeuvre d'art.
- Ils ont la même conviction: c'est dans l'histoire de la philosophie que s'inscrivent les oeuvres d'art.
- Ils ont la même méfiance de l'objectivité et de la représentation.
Ils n'en sont pas moins radicalement opposés:
- Heidegger évacue l'esthétique que Merleau-Ponty remanie
- Merleau-Ponty, dans un mouvement dont la forme est kantienne (pas le contenu puisqu'il refuse le concept
kantien d'esthétique), reflue de l'oeuvre d'art vers le corps propre au point de faire coïncider l'art et le sentir en ce
que tous deux sont des écarts.
Joseph Llapasset. ©
"Kandinsky et la signification de l'œuvre d'art"
Michel HENRY
On ne peut aborder la question de la signification de l'œuvre d'art que si l'on a répondu à une première question :
celle de sa nature ou, comme nous le dirons, de son site. Il s'agit donc de savoir dans quelle dimension d'être se
déploie l'objet esthétique, quel statut il convient de reconnaître à tout ce qui peut être le contenu de cette
expérience spécifique qui est celle de l'art. Or, ce problème incontournable nous met en présence d'une aporie.
D'une part l'œuvre d'art est une réalité imaginaire. Nous nous rallions ici aux indications géniales données par
Husserl au paragraphe 111 de Ideen I (1). Dans la contemplation esthétique de la gravure de Dürer Le Chevalier,
la Mort et le Diable nous ne sommes pas dirigés vers la plaque gravée non plus que vers les figurines qui
apparaissent en traits noirs sur celle-ci, mais vers de toutes autres réalités qui sont les "réalités figurées", en
portrait ou encore dépeintes et qui constituent justement, non plus la gravure en tant qu'objet du monde, mais
l'objet-gravure en tant qu'œuvre d'art, sa réalité esthétique. Faisons donc cette distinction essentielle entre les
éléments matériels qui servent de support à une œuvre d'art, qui appartiennent au monde réel de la perception, au
même titre que toute autre chose réelle et, d'autre part, l'œuvre d'art en tant que telle, qui n'a plus son site dans le
monde mais précisément hors de lui, en sorte que nous disons, en ce sens, qu'elle est un pur imaginaire.
Les tesselles d'une mosaïque, le bois ou le cuivre d'une gravure, la toile d'un tableau, les couleurs qui la
recouvrent, font partie du monde qui nous entoure. Mais dans l'expérience esthétique (qu'elle soit celle du
créateur ou du spectateur) ces éléments matériels ne servent qu'à figurer une réalité d'un autre ordre, la réalité
représentée par le tableau, la gravure ou la mosaïque. On peut percevoir la toile du tableau, examiner son grain,
ses craquelures, et c'est ce qu'on fait lorsqu'on veut la dater avec précision. Dans le cas d'une peinture sur bois on
supposera qu'elle est flamande si c'est du chêne, française si c'est du noyer, italienne si c'est du sapin. Dès que
commence la vision esthétique toutefois, dès que la toile ou le bois devient un tableau et pénètre dans la
dimension propre de la peinture, ces éléments matériels sont neutralisés, n'étant plus perçus ni posés comme
objets du monde, mais comme une entité qui n'a d'autre fonction que de produire la réalité représentée dans le
tableau B laquelle est, elle aussi, neutralisée, n'appartenant pas plus au monde réel que les éléments qui la
représentent, constituant avec eux une seule et nouvelle dimension d'être à l'intérieur de laquelle ils sont unis par
des rapports de ressemblance et qui est la dimension ontologique de l'art.
De la différence entre celle-ci et le monde réel de la perception, nous ne donnerons qu'une preuve: un très petit
espace réel sur la toile peut représenter dans le tableau un espace immense, comme celui des paysages qu'on
découvre à travers la fenêtre de certains primitifs flamands. D'une manière générale, c'est le tableau tout entier
qui peut être perçu comme une fenêtre, comme un trou dans le monde réel, trou ou fenêtre à travers lesquels le
regard se trouve déporté dans un ailleurs radical. Dans la peinture classique la différence dont nous parlons entre
réel et imaginaire, et l'ailleurs dans lequel elle a pour effet de nous jeter, trouve sa première expression dans le
fait que le tableau est construit de telle façon qu'il provoque une illusion, celle d'un espace à trois dimensions ou,
si l'on préfère, de la profondeur là où il n'y a cependant, dans le monde réel de la perception, que la surface plane
d'un mur, du bois ou de la toile.
Par ailleurs, toute œuvre esthétique se présente, faut-il le rappeler, comme une totalité et n'est intelligible que
comme telle. Dans un tableau chaque couleur ne prend sa valeur qu'en fonction de toutes les autres, qu'elles lui
soient contiguës ou qu'elles nouent avec elle, en un point éloigné ou opposé de la toile, quelque relation plus
subtile. De même en est-il pour chaque forme, chaque volume : tout élément de ce qu'on appelle pour cette
raison une composition est nécessaire à l'apparition de celle-ci et ainsi lui appartient en un sens rigoureux. Or,
voici le point qui importe et qu'il convient de souligner : cette composition est une composition esthétique, les
relations dont elle est faite, les éléments entre lesquels ces relations s'instituent, sont eux-mêmes de nature
esthétique, ils se situent à l'intérieur de cette dimension d'irréalité principielle qui est celle de l'œuvre. Lorsque le
peintre pose une couleur sur la toile, ce n'est pas elle qu'il examine, il voit la composition, il voit en elle ce qui
correspond à ce trait ou à cette tache, bref son effet esthétique, lequel s'intègre à l'ensemble des effets, c'est-àdire à ce Tout qu'est l'œuvre. Ainsi faut-il devant un Frans Hals reculer de quelques pas jusqu'à l'endroit où ces
touches largement brossées se changeront brusquement en sang d'une joue ou, sur le visage de cet Officier de la
Milice de Saint-Adrien qui se tourne lentement vers nous, en l'œil de la Vie qui nous regarde à travers le temps.
La composition esthétique n'est donc pas cette sorte de palette de couleurs qu'est devenue la toile sous l'effet des
coups de pinceau ou de couteau de l'artiste, mais elle n'est possible qu'à partir d'elle. Chaque élément plastique
de la composition étant figuré à partir d'un élément matériel, il suppose l'existence de celui-ci. À la totalité
plastique de la composition qui est l'œuvre elle-même correspond nécessairement une unité organique du
substrat, à la ressemblance particulière qui s'établit chaque fois entre telle partie de la toile et son équivalent
esthétique correspond la ressemblance globale de l'œuvre et de son support. Celui-ci se propose comme un
continuum, il a une sorte d'unité. Ce n'est pas une unité interne, laquelle est seulement celle de l'œuvre, puisque
la disposition matérielle des couleurs est déterminée par l'effet esthétique qu'elle produira. Pour cette raison,
toutefois, cette disposition est nécessaire en l'état qui est le sien. C'est le continuum présenté par le substrat
matériel de l'œuvre qui fait de lui l'analogon de celle-ci, ce à partir de quoi elle pourra surgir et se déployer dans
la dimension d'existence qui est la sienne.
C'est la raison pour laquelle ce continuum doit être à tout prix préservé, rétabli et reconstitué lorsqu'il a été
endommagé ou détruit. La restauration d'une œuvre d'art doit donc se faire en fonction de l'unité esthétique de
l'œuvre et non pas du tout en tenant compte du support lui-même, en supprimant par exemple en celui-ci tout ce
qui a été refait dans le passé pour ne conserver que les éléments ayant appartenu à l'œuvre originale. La
restauration scientifique des œuvres d'art telle qu'on la pratique aujourd'hui en éliminant dans les fresques, par
exemple, les parties reconstituées lors des restaurations antérieures, en les remplaçant par des espaces vides,
c'est-à-dire par des traînées blanchâtres de ciment, aboutit en fait à leur destruction criminelle ainsi qu'on le voit
en maints endroits comme à Daphni, dans les monastères serbes, à Arezzo, à Florence, etc. Cette restauration
scientifique (utilisant des procédés comme le carbone 14) procède d'un matérialisme grossier qui méconnaît le
statut véritable de l'œuvre d'art en tant que non-réelle, en tant qu'imaginaire pur.
À cette conception de l'œuvre d'art qui s'efforce de lui reconnaître, par une analyse phénomé - nologique
précise, un domaine d'existence spécifique, s'oppose cependant une autre qui a pour elle l'autorité d'un des plus
grands artistes de notre temps, mais aussi la force de son évidence propre à savoir la thèse selon laquelle la
dimension ontologique où se meut l'art est celle de la sensibilité. Considérons ces affirmations cruciales de
Kandinsky: "C'est par la sensibilité seule que l'on parvient à atteindre le vrai dans l'art". Et encore: "L'art agissant
sur la sensibilité, il ne peut agir que par la sensibilité". Ainsi les fameuses lois du beau, étant celles de la
sensibilité, n'ont-elles que l'apparence de lois mathématiques, idéales et objectives. Lors même qu'on
parviendrait à donner aux formes, et aux relations qu'entretiennent entre eux les éléments plastiques d'une
composition, une formulation mathématique rigoureuse, celle-ci ne serait jamais que l'approximation idéale de
proportions et d'équilibres qui jouent à l'intérieur de la sensibilité et qui trouvent en elle et dans ses lois propres
leur possibilité, les exigences auxquelles ils répondent, leur ultime raison. Voilà pourquoi, comme le dit encore
Kandinsky: "Balances et proportions ne se trouvent pas en dehors de l'artiste mais en lui" (2)..
Seulement, si l'art relève de la sensibilité, s'il puise en elle ses lois propres et les exigences auxquelles elles
s'efforcent de trouver une réponse, l'œuvre d'art n'a-t-elle pas du même coup son site dans le monde réel, lequel
est justement le monde sensible, un monde donné à la sensibilité et se définissant à partir d'elle, à partir de ses
formes et de son contenu ? Ainsi nous trouvons-nous pris dans l'aporie qui veut que l'œuvre d'art appartienne au
monde réel et ne lui appartienne pas. Avant de tenter de surmonter cette difficulté dont la solution nous permettra
de comprendre la véritable nature de l'œuvre d'art en même temps que sa signification, relevons quelques unes
des implications de la définition de l'art comme trouvant son essence dans la sensibilité et dans la dimension
d'être qu'elle circonscrit.
Il convient pour cela d'en dire un peu plus sur la sensibilité elle-même et sur le monde dont elle est la condition.
La sensibilité est l'Ouverture de ce monde, la transcendance en et par laquelle naît le premier Dehors, cet avantplan de lumière qu'est tout monde en tant que tel. La sensibilité est l'Ek-stase de l'Être. C'est bien parce que cette
transcendance habite chacun de nos sens qu'ils sont capables de se dépasser chaque fois vers ce qui constitue leur
objet propre (le vu, l'entendu, le touché) et de l et de l'atteindre, dans et par ce procès de transcendance donc, et
ainsi dans le Dimensional ek-statique où se montre à nous tout ce qui nous offre son visage, une face ou un
aspect de son être, tout ce qui se donne en tant que l'ob-jet.
Or, la sensibilité n'épuise nullement son être dans cette pure relation à un monde considérée en tant que telle et
comme se suffisant à soi-même, relation dont la phénoménalité se réduirait à celle de ce monde et à son
surgissement. En toute relation de ce genre, en réalité, en toute affection par un étant quel qu'il soit, affection
faisant de lui un ob-jet, règne le trait de l'affectivité, lequel n'est ni surajouté ni contingent, mais détermine au
contraire la sensibilité comme son propre Fond et ce qui la rend ultimement possible. Ainsi notre attitude à
l'égard des choses n'est-elle jamais réductible à un pur regard et à son déplacement insensible ou indifférent. Ce
regard n'est jamais un simple voir, mais précisément un sentir, un sentir les choses, et cela parce que le voir qui
nous ouvre à elles est d'abord et nécessairement un voir qui se sent lui-même voyant "sentimus nos videre", dit
Descartes (3),qui s'éprouve et qui s'affecte lui-même avant d'être affecté par le monde, de telle manière que la
phénoménalité propre de cette auto-affection originelle est l'affectivité elle-même comme telle.
Voilà pourquoi le monde est par essence un monde sensible, parce que la relation à l'objet, soit ultimement Ekstase de l'Être où se fonde tout monde et la relation elle-même, s'auto-affecte dans sa transcendance même, en
sorte que, sur le fond en elle de cette auto-affection qui la révèle originellement à elle-même, une telle relation
est par nécessité une relation affective: une sensibilité. Voilà pourquoi Kant cherchant les conditions de toute
expérience possible, c'est-à-dire pour lui de tout monde possible, commença son investigation par une Esthétique
transcendantale, soit par l'analyse de la sensibilité. Sans doute cette analyse se déroule-t-elle sur un plan qui est
encore celui de la factualité, elle rencontre la sensibilité à la naissance du monde sans comprendre véritablement
la raison du caractère sensible de cette naissance. Cette raison est là pour nous: le monde est un monde sensible
parce que la relation au monde est affective selon la possibilité la plus intérieure de son déploiement ek-statique.
Si nous supposons par conséquent que l'art a son lieu propre dans la sensibilité, qu'il consiste dans la mise en
œuvre de ses pouvoirs, alors nous devons dire: l'art ne constitue nullement un domaine à part, réservé aux
artistes, aux esthètes ou aux spécialistes, il se recouvre au contraire avec le monde lui-même, tout monde
possible en général, pour autant que celui-ci est un monde sensible, prenant sa source dans la sensibilité et porté
par elle. Ainsi le monde concret où vivent les hommes tombe-t-il entièrement sous les catégories de l'esthétique
et n'est-il compréhensible que par elles. C'est un monde qui est beau ou qui est laid, nécessairement; s'il n'est ni
l'un ni l'autre, c'est dans une sorte de neutralité qui n'est qu'une détermination esthétique parmi d'autres, un
certain état de la sensibilité à laquelle ce monde est voué dans le principe.
C'est un fait bien connu par ailleurs des historiens, des anthropologues, des ethnologues, etc., que toute forme de
civilisation connue jusqu'à présent, à l'exception peut-être de la nôtre, porte en elle, comme l'une de ses activités
principales, celle de l'art dont les productions sont souvent tout ce qui nous reste de ce passé bouleversant.
Pourquoi en est-il ainsi, pourquoi toute culture inclut-elle en elle l'art comme une de ses dimensions essentielles?
Parce que tout monde possible, et par conséquent le nôtre, est par nécessité un monde esthétique, parce que tout
homme en tant qu'habitant de ce monde est potentiellement un artiste, celui en tout cas dont la sensibilité
fonctionne comme la condition transcendantale de ce monde et de son surgissement. Un monde par essence
esthétique, un art inhérent à toute culture, telles sont les deux premières implications de la thèse selon laquelle
l'œuvre d'art relève de la sensibilité et lui appartient.
Que nous soyons dans l'aporie, on le voit à ceci que la définition de l'objet esthétique comme imaginaire pur
entraîne au contraire cette conséquence tirée par Sartre de sa lecture de Husserl que le domaine de l'art étant
étranger au monde réel de la perception, celui-ci n'est comme tel ni beau ni laid. Thèse difficile à soutenir, en
particulier aujourd'hui. Nous vivons en effet à l'ère de la technique, laquelle ravage le monde de notre existence
quotidienne, défigurant ses paysages, ses sites, ses villes, ses monuments légués par le passé, faisant surgir
partout l'horrible et le hideux. Comment cette dévastation de l'univers dont nous sommes les témoins impuissants
serait-elle possible si, en tant que sensible, cet univers n'était pas traversé, au moins de façon virtuelle, par des
catégories esthétiques ?
Semblable évidence saute aux yeux dès qu'on s'interroge plus avant sur les raisons pour lesquelles la technique
plonge notre monde dans cet abîme de laideur: parce qu'elle procède d'un savoir entièrement nouveau, apparu à
l'époque de Galilée et dont les présuppositions et les décisions allaient bouleverser l'humanité de l'homme,
faisant de celui-ci ce qu'il est aujourd'hui, l'homme européen, dont le modèle cependant s'impose à la terre
entière. Afin de parvenir à une connaissance objective du monde, cette science galiléenne avait décidé de faire
abstraction en lui de ses qualités sensibles, de la sensibilité elle-même, pour ne retenir, comme constitutives de
sa réalité véritable, que les formes géométrisables des choses, leurs propriétés idéales susceptibles de se prêter à
une détermination mathématique et comme telle rigoureuse la même pour tous, universellement valable,
objective, scientifique, en lieu et place de ses apparitions sensibles, subjectives, individuelles et changeantes. En
définissant de la sorte un monde-de-la-science comme le seul monde vrai et réel, elle n'hypostasiait pas
seulement une abstraction pour autant que ce monde de la science renvoie nécessairement au monde réel sensible
dont il n'est qu'une idéalisation et qui lui confère son seul sens possible elle éliminait encore tout ce par quoi ce
monde est un monde esthétique. Organiser l'activité sociale à la lumière des possibilités infinies offertes par la
science nouvelle, mettre en place et laisser fonctionner de tous côtés les dispositifs instrumentaux de la technoscience, c'était introduire dans le champ de la sensibilité des changements ne tenant plus aucun compte de celleci, de sa volonté et de ses lois : un univers par essence esthétique allait cesser d'obéir à des prescriptions
esthétiques. Tel est le principe de la nouvelle barbarie propre à notre époque et dont la restauration scientifique
d'œuvres d'art dont nous avons parlé est comme un cas-limite, l'exemple le plus significatif et le plus consternant.
La seconde aporie à laquelle conduit la thèse du statut imaginaire de l'œuvre d'art ne concerne plus le monde
réel où nous vivons, mais l'œuvre d'art elle-même. Car si elle était un imaginaire pur et s'épuisait en lui, au même
titre qu'une image quelconque, on chercherait en vain quel fondement attribuer à sa consistance interne, et par là
nous entendons sa lisibilité, la rigoureuse détermination de ses parties en tant qu'éléments de la composition
esthétique, éléments dont on a montré qu'ils sont eux-mêmes esthétiques. Ce qui caractérise l'image ordinaire, en
effet, c'est que, soutenue à chaque instant par l'acte imageant de la conscience qui la pose et n'étant que le pointlimite de cette activité, elle ne souffre en face d'elle aucune passivité du regard et s'effondre dès que s'interrompt
l'acte conscientiel qui la crée. Je ne puis, dit Sartre, compter le nombre des colonnes du Panthéon dont je forme
l'image.
Or, l'un des traits remarquables de l'œuvre d'art, c'est la clarté et la précision des détails (sur La Déposition de
Fra Angelico à Saint-Marc, je peux précisément compter les personnages de l'avant-plan, le nombre des tours de
l'enceinte, celui des maisons ou des édifices entraperçus au-dessus de la muraille, etc.), leur localisation
rigoureuse, l, leur localisation rigoureuse, l'évidence et la force contraignante des relations internes de la
composition, relations qui la font être proprement ce qu'elle est. Plus significative encore est la manière dont elle
s'offre à nous, non pas en sa carence ontologique, tel le terme fragile d'une activité sans laquelle elle sombrerait
tout aussitôt dans le néant, mais comme la massive imposition de ce qui détient, de par sa consistance propre, le
pouvoir de nous placer vis-à-vis de lui dans la condition du spectateur, soit d'un être foncièrement passif à l'égard
de ce qu'il lui est donné de contempler et dont il ressent en lui le pouvoir. C'est finalement de l'émotion de
l'expérience esthétique, soit de cette force avec laquelle elle nous contraint mais que, dans le même temps, elle
éveille en nous, c'est du pathos de cette force qu'il s'agit maintenant de rendre compte et, du même coup,
d'écarter l'aporie qui nous occupe depuis le début.
Cette aporie consiste en ceci, rappelons-le, que l'œuvre d'art ne saurait se réduire à son support, c'est-à-dire à
cette chose matérielle qu'est le bois, le cuivre, la toile et que, par rapport à eux, elle se situe dans un ailleurs qui,
par opposition à ce monde réel de la perception, a été qualifié d'irréalité principielle et, en ce sens, d'imaginaire.
Cette analyse est exacte et nous n'avons pas à revenir sur elle, mais seulement à préciser la nature de cet ailleurs
et ainsi le site véritable de l'œuvre d'art pour que l'aporie soit levée. Que cette œuvre ne se situe jamais dans le
monde, qu'elle ne se trouve pas vraiment là où se dis-pose son support là justement, devant nous, sur ce mur ne
signifie pas qu'elle soit étrangère à la sensibilité, mais au contraire qu'elle puise son essence en elle, déployant
son être là où la sensibilité déploie le sien, dans l'immanence où le voir s'éprouve lui-même en tant que voyant,
où le sentir se sent lui-même avant de sentir quoi que ce soit d'autre et ainsi s'auto-affecte avant d'être affecté par
l'ob-jet dans cette immanence radicale de l'affectivité absolue où il n'y a encore ni Dehors, ni monde hors de
celui-ci par conséquent, loin de tout ce qui est là, dans un ailleurs que donne à sentir toute œuvre véritable et qui
est identiquement l'ailleurs où elle se tient et où nous nous tenons nous-mêmes: ce que nous sommes.
C'est donc une analyse philosophique de la sensibilité qui nous permet de vaincre l'aporie. Que l'art appartienne à
la sensibilité, que la substance de la chose esthétique soit la sensation la couleur pour la peinture, le son pour la
musique, etc., cela nous contraint de préciser le statut de cette sensation qui va définir du même coup celui de
l'œuvre elle-même. Or, malgré l'apparence, la sensation où s'enracine le monde sensible n'est cependant rien de
ce monde. Nous disons que l'arbre est vert, que la rue est sonore, que la laideur nous fait souffrir. Mais dans les
choses on ne trouve ni couleur, ni son, ni souffrance. Couleur, son, souffrance, il ne peut y avoir que sentis,
éprouvés ou vécus, là donc où quelque chose se sent et s'éprouve soi-même de manière à pouvoir sentir et
éprouver quoi que ce soit d'autre: dans l'essence préalablement déployée de l'auto-affection en tant que la
subjectivité absolue, en tant que la Vie.
Pour clarifier définitivement le site de l'œuvre, nous distinguons donc de façon rigoureuse ce que nous
appellerons l'être-originel et l'être-constitué de la sensation, ou de l'impression. L'être originel de l'impression est
son s'éprouver soi-même, l'auto-impression en laquelle elle se sent elle-même sans distance, dans un sentir
primitif qui est son affectivité même. Ainsi est-ce toujours par la douleur que nous connaissons la douleur, par la
couleur que nous connaissons la couleur, etc. L'impression originellement donnée à elle-même par son affectivité
est cependant susceptible de nous être donnée une seconde fois par un regard, par une intentionnalité et cela se
produit lorsqu'elle glisse au passé et que le premier écart du temps nous en sépare, qu'une "rétention" nous la
pro-pose comme tout juste passée, quand elle apparaît dans le monde ensuite en tant que l'une de ses qualités
sensibles : le vert de l'arbre, le bruit de la rue.
Il faut redire ici cependant que la qualité sensible de la chose réelle, objective, n'est possible que comme la projection dans l'extériorité, par une intentionnalité constituante, de ce qui n'existe originellement qu'en son autoaffection et par elle. La qualité sensible en tant que propriété noématique de l'ob-jet est précisément l'êtreconstitué de la sensation, lequel renvoie à son être originel et le suppose. Mais parce que la qualité noématique,
la couleur noématique par exemple, n'est que la représentation extérieure de ce qui n'existe en soi que dans
l'intériorité de sa subjectivité, elle est un irréel, comme l'a reconnu avec profondeur Husserl, et avant lui
Descartes. Ainsi s'éclaire brusquement devant nous l'irréalité principielle de l'œuvre d'art comme ne devant plus
être pensée à partir de la réalité de son support matériel et dans son opposition à lui, mais au contraire à partir de
la subjectivité entendue comme l'auto-affection de la vie. Irréelle, l'œuvre d'art l'est aussi longtemps que nous
nous méprenons sur son lieu véritable, que nous la considérons dans son appartenance au monde, là où couleurs
et formes se proposent comme des propriétés transcendantes, comme des caractères noématiques de l'objet d'un
ob-jet qui, en tant que l'œuvre, se confond avec ce noème, avec ces couleurs et ces formes irréelles. Réelles, elles
le sont là où toute couleur et toute forme a sa réalité originelle, où elles s'éprouvent elles-mêmes dans le pathos
de leur subjectivité vivante.
De tous les grands créateurs et théoriciens de l'art, c'est Kandinsky qui nous permet d'aller le plus loin dans
l'intelligence du statut de l'œuvre et ainsi de sa signification véritable. Son intuition décisive consiste justement
dans la reconnaissance du site propre de l'œuvre d'art comme constituée par sa subjectivité, elle-même comprise
comme le pouvoir de s'auto-impressionner, de s'éprouver soi-même, de "résonner" dit Kandinsky, de "vibrer".
Une telle subjectivité n'est rien d'autre que la vie. Parce que la vie constitue à la fois la forme et le contenu de son
affection originelle, elle est autonome, et c'est cette expérience pathétique primitive, dans sa suffisance
intérieure, qui définit à la fois le site de l'œuvre et son contenu: L'élément intérieur de l'œuvre est son contenu
(4). Or, c'est l'autonomie de ce contenu en tant que, dans son auto-affection immanente, il n'y a encore en lui rien
d'autre que lui, ni dehors ni monde, que Kandinsky désigne sous le terme d'abstraction. Abstraction veut donc
dire pour le maître du Bauhaus exactement le contraire de ce que nous entendons ordinairement par ce terme.
Abstraire pour la tradition, en effet, c'est mettre à l'écart des éléments ou des caractères initialement immergés
dans un tout, dans le Tout du monde, et cela afin de les considérer en eux-mêmes, de leur attribuer une valeur
particulière. C'est de cette façon qu'on explique habituellement la genèse de la peinture abstraite et sa venue
historique dans l'art moderne. Un travail effectué sur notre perception du monde extérieur et prenant ainsi son
origine en lui aurait abouti à ne retenir de lui, ou du moins à privilégier, que la lumière, ou certaines impressions,
ou des formes géométriques. Alors que l'abstraction kandinskienne implique la mise hors-jeu globale du monde,
laquelle ne nous laisse pas pour autant en présence d'un néant, mais de ce que nous sommes en notre être le plus
profond.
L'œuvre d'art pourtant n'est-elle pas constituée d'éléments, de formes, de couleurs, que nous apercevons dans le
monde, que nous voyons devant nous, devant notre regard? Kandinsky appelle formes ces constituants extérieurs
de l'œuvre et il en distingue deux: "La forme dessinée et la forme picturale"(5)La forme dessinée et la forme
picturale"(5). Or, ce sont ces éléments extérieurs de l'œuvre qui sont abstraits au sens ordinaire du mot, qui n'ont
par eux-mêmes aucune suffisance d'être : ils ne subsistent jamais par leur propre force, livrés à eux-mêmes en
quelque sorte. Où trouvent-ils donc la puissance qui leur confère l'être ? Dans la subjectivité précisément, dans la
vie en laquelle toute couleur mais aussi toute forme s'auto-impressionne elle-même, résonne et vibre en ellemême, avant de se présenter dans l'extériorité sous l'aspect de cette couleur et de cette forme que nous croyons
voir, mais que nous ne voyons en réalité que pour autant que nous ne cessons de les sentir en nous, là où elles se
sentent et s'éprouvent elles-mêmes: dans la vie. Kandinsky appelle son, sonorité, résonance, ton, cette
subjectivité invisible de la vie où l'impression, qu'elle soit celle de la couleur ou de la forme, puise son être
originel.
Le caractère musical de ces métaphores ne doit pas nous égarer. Elles désignent purement et simplement la
subjectivité absolue dont toute impression est originairement une modalité, laquelle sert chaque fois de
fondement à sa constitution objective à son apparence noématique. Preuve en est le fait que ces termes sont
habituellement associés à celui d'intériorité qui qualifie toujours chez Kandinsky le contenu originel et abstrait
de l'art, à savoir précisément la vie. Et en effet il est toujours question de son intérieur, de sonorité intérieure, de
résonance intérieure ou encore de tension vivante intrinsèque, tous éléments radicalement subjectifs qui
composent ensemble, hors du monde, dans l'invisible de notre Nuit, à la fois le principe de notre être et celui de
l'art. Il se trouve seulement que Kandinsky a décelé dans la musique ce dessein et cette capacité de reproduire
immédiatement les déterminations cachées de l'Âme, reconnaissant ainsi en elle, dans son indifférence à toute
réalité objective l'art le plus immatériel (6) et il a assigné à la peinture le même but, celui de dire non plus le
monde mais, comme la musique, le fond de l'Être et de la Vie. C'est en concevant sa tâche à l'image de ce qui a
déjà été réalisé par la musique, et non pas du tout comme celle d'exprimer la musique (ce sera au contraire le
propos d'un artiste comme Auguste von Briesen(7) ), que la peinture va conquérir sa signification métaphysique
et proprement salvatrice pour la culture moderne et, pour cela, se faire à son tour, consciemment et délibérément,
abstraite. ), que la peinture va conquérir sa signification métaphysique et proprement salvatrice pour la culture
moderne et, pour cela, se faire à son tour, consciemment et délibérément, abstraite.
Si ce que nous venons de dire est vrai, alors nous comprenons la distinction cruciale établie par Kandinsky entre
deux significations essentiellement différentes du concept d'élément pictural et par là il faut entendre les couleurs
et les formes dont est faite toute peinture. D'une part, chacun de ces éléments, pris dans son immédiateté
apparente, se présente comme un contenu objectif: ce point que nous voyons, cette ligne avec ses diverses
variations possibles droite, courbe, brisée, etc. ces couleurs avec leurs dégradés et leurs nuances à l'infini. D'autre
part cependant, l'analyse de ces éléments laisse apparaître ce fait déterminant que chacun d'eux, chaque sorte de
point ou de ligne, chaque couleur, est lié à une impression subjective qui lui est propre et que Kandinsky appelle
justement sa sonorité intérieure, sa valeur intérieure, sa sonorité profonde bref son contenu intérieur ou abstrait.
Cette référence principielle de tout élément objectif à une détermination subjective spécifique nous met en
présence à la fois des moyens et des buts de l'art, elle éclaire d'une façon saisissante ce que nous appelons le site
de l'œuvre d'art en même temps que sa signification dernière.
L'art, pour le dire une première fois très rapidement, n'a d'autre but, d'autre signification que d'exprimer ces
déterminations subjectives qui constituent le fond de notre être et peut-être de l'être lui-même, l'âme des choses
et de l'univers s'il est vrai que toute entité, toute apparence objective a sa résonance intérieure et repose
initialement en elle. C'est parce que cette dimension subjective de l'Être est identiquement l'essence de l'univers
et le contenu abstrait, c'est-à-dire absolument réel, que l'art veut exprimer, que Kandinsky a pu parler à propos de
celui-ci de profondeur cosmique et dire encore que la genèse d'une œuvre d'art est de caractère cosmique (8).
Peindre ce n'est donc nullement représenter naïvement un objet extérieur en se guidant sur lui comme sur une
donnée préalable et visible, sur des propriétés qui lui appartiendraient véritablement et qui seraient lisibles sur
lui: sa forme, sa couleur noématiques. C'est faire retour bien plutôt à cette réalité invisible qui est
indissolublement celle du monde et de l'homme lui-même : c'est elle, en vérité, que l'art s'est assigné pour
mission de représenter. Peindre dès lors, ce n'est plus se guider sur quelque modèle extérieur dont l'imitation
d'ailleurs resterait privée de sens (puisque le modèle est toujours supérieur à sa copie), c'est choisir et le plus
souvent inventer des éléments objectifs dont seul compte l'équivalent subjectif, dont la résonance intérieure est
justement la même que celle qu'on veut exprimer ; c'est construire, à l'aide de ces minima représentatifs que sont
points, lignes, surfaces et autres éléments faussement appelés géométriques, à l'aide des couleurs aussi, une
composition dont la vibration intérieure est le sentiment qui constitue son archétype en même temps que sa
finalité exclusive. Mais si le contenu de l'art, son contenu abstrait, cosmique, nous devient intelligible, c'est la
manière d'exprimer ce contenu, c'est la nature de cette expression qui reste à préciser. Nous savons ce que nous
voulons, dit Kandinsky dans la Conférence de Cologne, bien plus souvent que nous ne découvrons comment le
réaliser.
À cette question des moyens de l'art en l'occurrence de la peinture nous sommes cependant en mesure de
fournir une réponse assurée. Si chaque élément objectif forme, couleur, considérées sous leur aspect extérieur
s'accompagne d'une détermination subjective spécifique qui lui sert de support, ne convient-il pas de mettre en
évidence ces tonalités définies qui marquent le retentissement en nous de chaque type d'objet, la manière
incontournable et précise que nous avons de le vivre ? Et cette tâche elle-même est double. Il s'agit d'abord de
faire apparaître ou plutôt éprouver cette tonalité intérieure dont l'activité quotidienne, engluée dans sa finalité
exclusivement pratique, nous a fait perdre conscience. Il s'agit d'autre part, ces tonalités intérieures ayant été
rendues à nouveau A sensibles, d'en dresser en quelque sorte l'inventaire tout en dégageant les lois de leurs
combinaisons possibles. Les écrits théoriques de Kandinsky consistent justement dans l'étude systématique des
tonalités subjectives en lesquelles couleurs et formes se donnent à nous, dans la reconnaissance de leurs
relations, subjectives comme elles et qui constituent le fondement de toute œuvre d'art concevable œuvre que
Kandinsky appelle de façon significative une composition.
La mise en évidence de la tonalité subjective qui accompagne chaque élément objectif a donné lieu chez
Kandinsky à des analyses admirables. Si l'on considère par exemple une lettre on voit qu'elle se propose comme
une forme globale, laquelle a, en tant que telle, une sonorité propre, gaie ou triste. Elle comprend d'autre part
différentes lignes orientées qui produisent à leur tour telle ou telle impression subjective. L'ensemble de ces
impressions ou sonorités définit la vie intérieure de la lettre. Il s'ensuit que toute lettre produit un double effet:
elle agit d'une part en tant que signe ayant une finalité propre et sert à cet égard à former des mots eux-mêmes
porteurs d'une signification définie : c'est la finalité pratique, utilitaire, de la lettre, ce que Kandinsky nomme son
effet extérieur. Or, il est possible de considérer la lettre en oubliant cet effet extérieur, cette fonction de signe. On
s'aperçoit alors que la lettre est liée, de par sa forme pure, à un effet intérieur qui constitue sa signification
proprement picturale et qui peut jouer d'une manière totalement indépendante de sa fonction utilitaire. Bien plus,
c'est lorsque cette fonction utilitaire est perdue de vue que l'effet intérieur qui résulte de la seule forme de la
lettre est ressenti dans toute sa force (9).
Or, ce que nous venons de dire d'une simple lettre est vrai de tout élément extérieur quel qu'il soit. Une ligne
par exemple sert dans la vie ordinaire à délimiter un objet et ainsi à le désigner. Mais si dans un tableau on
l'affranchit de cette obligation de figurer un objet particulier, si elle ne représente plus aucune chose repérable,
alors devient perceptible sa résonance purement intérieure, celle-ci reçoit, dit Kandinsky, sa pleine force
intérieure. Pleine parce que cette résonance n'est plus affaiblie ou masquée par la signification utilitaire qui
l'efface aussi longtemps qu'elle fonctionne comme le signe ou la représentation d'un objet. Force parce que,
aperçue en elle-même et pour elle-même, une ligne manifeste en chacun de ses angles, de ses inflexions, de ses
courbures, par chacun de ses changements de direction, l'effet sur elle d'une force qui, n'étant plus celle d'aucun
processus objectif (lequel a disparu), n'existe plus en effet qu'en nous, en notre corps subjectif où toute force
réelle a son siège effectif force que, pour cette raison, Kandinsky qualifie enfin d'intérieure.
Kandinsky a donné une démonstration saisissante de la réalité subjective de tout élément objectif à propos du
mouvement. La puissance mystérieuse et magique de la subjectivité abyssale de l'Être se donne à sentir en nous
dès qu'elle n'est plus recouverte et dissimulée par l'écheveau des relations objectives et pratiques qui composent
le monde de la banalité quotidienne. Un mouvement simple, le plus simple qu'on puisse imaginer, et dont le but
n'est pas connu, agit déjà par lui-même, il prend une importance mystérieuse, solennelle. Cette action dure aussi
longtemps que l'on reste dans l'ignorance du but extérieur et pratique de ce mouvement. Il agit alors à la manière
d'un son pur. N'importe quel travail simple, exécuté en commun (comme les préparatifs du levage d'un poids
lourd) prend, si l prend, si l'on n'en connaît pas la raison, une importance singulière et mystérieuse, dramatique,
saisissante. Involontairement on s'arrête, frappé comme par une vision, la vision d'existences appartenant à un
autre plan (10). Cette vision magique d'un autre monde qui n'est plus le monde mais comme son envers et sa face
cachée, qui demeure toujours en deçà du spectacle et ne se montre jamais en lui c'est précisément la vision à
laquelle prétend l'art, ce qu'il nous donne à contempler ou plutôt, nous l'avons indiqué, à ressentir en nous
comme cette réalité originelle qui est à la fois celle du cosmos et la nôtre.
La longue et minutieuse analyse des couleurs, qui occupe une bonne partie des écrits théoriques, a le même but
que celle de la forme (à laquelle d'ailleurs la couleur elle-même appartient), celui de montrer que tout élément
objectif et notamment la couleur noématique, ayant sa réalité originelle et son lieu de vibration (son autoaffection faisant d'elle une impression) dans la subjectivité, c dans la subjectivité, c'est en fonction de celle-ci, de
sa résonance propre, que chaque couleur doit être choisie, c'est sa nécessité intérieure qui constitue la seule
motivation possible de son intervention dans une peinture. Dans la Conférence de Cologne, Kandinsky raconte
un souvenir significatif de ses années d'apprentissage: Souvent, dit-il, une tache d'un bleu limpide et d'une
puissante résonance aperçue dans l'ombre d'un fourré me subjuguait si fort que je peignais tout un paysage
uniquement pour fixer cette tache. C'est l'intensité avec laquelle il éprouve le retentissement subjectif de chaque
couleur mais aussi de chaque forme qui conduisit Kandinsky à abandonner peu à peu le support objectif et ainsi
l'idée même d'une peinture figurative, de façon à laisser le champ libre à la puissance de la couleur et de la forme
abstraite pure, c'est-à-dire à la subjectivité de la vie.
Si tel est le but de l'art arracher le contenu intérieur et abstrait des tonalités subjectives, à leur dissolution dans
la perception objectiviste, les isoler au contraire, les abstraire pour les rendre à la puissance de leur
retentissement originel est un problème, dans la mesure où ces résonances intérieures ne sont précisément jamais
isolées pas plus d'ailleurs que les éléments objectifs formes et couleurs noématiques qui vont leur correspondre
dans le tableau. C'est donc seulement sur un plan théorique qu'on peut considérer à part chaque élément aussi
bien dans l'extériorité de sa forme graphique ou picturale que dans l'intériorité de sa force subjective. Dans le
contexte concret de l'œuvre au contraire cet isolement de l'élément n'existe plus, sa tonalité particulière n'est
donc plus saisissable directement. Il convient alors, pour l'éprouver en elle-même, de modifier sa position, de
faire jouer son entourage. Ainsi, lorsque pour suivre toujours Kandinsky, on considère un point situé au centre
du Plan Originel (c'est-à-dire de la feuille de papier, de la toile), c'est seulement en déplaçant ce point vers l'un
des côtés du Plan que l'on parviendra à percevoir et sa résonance propre et la résonance latente et mystérieuse du
Plan Originel lui-même, l'une et l'autre jusque-là confondues et, celle du Plan notamment, méconnues.
*
Les difficultés relatives à la saisie de la tonalité subjective des éléments isolés ne constituent rien d'autre,
toutefois, que les principes mêmes de la composition kandinskienne. Il suffit de multiplier les éléments et leurs
relations possibles pour ouvrir le champ infini de l'invention plastique abstraite. Ces éléments sont au nombre de
trois : la forme, la couleur, l'objet (à quoi on pourrait ajouter le Plan). Puisque chacun de ces éléments exerce, en
raison de sa valeur subjective, une action sur nous, il importe que l'artiste, se substituant proprement à la Nature,
mette en œuvre consciemment ces trois facteurs et combine leurs effets, c'est-à-dire l'ensemble des tonalités
affectives qu'ils suscitent en nous, pour construire l'œuvre conforme à la Nécessité Intérieure, à ce qu'on pourrait
appeler la composition originelle en nous de ces diverses tonalités, composition qui est à la fois la cause et le
résultat de la composition plastique : un état de la Force et du pathos de la Vie en nous. En partant de cet état,
c'est-à-dire des tonalités subjectives des éléments objectifs, l'artiste abstrait dispose ceux-ci selon des principes,
des critères, des directions qui ne sont rien d'autre, en fin de compte, que les pulsions les plus profondes de son
Âme et de son Désir.
La signification de l'œuvre d'art, c'est d'exprimer cette Âme qui est donc, en même temps que celle de chacun,
l'âme de l'univers, s'il est vrai qu'à chaque élément de ce dernier, à chaque détermination objective correspond
une détermination pathétique, en sorte que le monde est la totalité de ces tonalités subjectives par lesquelles il
existe réellement en nous. Comme le dit Kandinsky: Le monde est rempli de résonances. Il constitue un cosmos
d'êtres exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant (11).
Que ce soit là la signification universelle de l'œuvre d'art, et pas seulement celle de la peinture abstraite, cela
résulte de ce que celle-ci n'a été prise qu'à titre d'exemple, que la théorie de la peinture abstraite que nous avons
esquissée avec l'aide de Kandinsky est en réalité une théorie de toute peinture possible. Si l'on considère un
tableau classique représentant une scène religieuse comme une adoration des mages, une déposition, etc., on voit
bien que les formes (par exemple l'angle sous lequel sont présentés les personnages) et les couleurs (par exemple
des vêtements) n et les couleurs (par exemple des vêtements) n'ont aucun modèle objectif et sont choisies
uniquement en fonction de leur pouvoir expressif, c'est-à-dire de la tonalité subjective à laquelle chacune de ces
formes ou de ces couleurs est liée par principe. Ainsi la peinture classique n'est-elle figurative qu'en apparence.
Une peinture réellement figurative, c'est-à-dire dont le principe de construction serait la reproduction pure et
simple d'éléments extérieurs, avec leur résonance intérieure ordinaire c'est-à-dire extrêmement faible comme
cela est arrivé à certaines époques ou dans certaines écoles, s'effondrerait dans l'insignifiance.
Une dernière remarque pour souligner le dynamisme et le caractère bienfaisant de l'art et nous rappeler aussi,
malheureusement, comment les sociétés qui, comme la nôtre, se coupent de lui et de la culture en général, se
trouvent menacées de ruine, de cette dégénérescence qu'on appelle la barbarie. L'art en effet n'a pas pour but
d'exprimer un état subjectif entendu comme un état de fait, un état de chose, et c'est en ce sens que Kandinsky a
pu dire: Je ne peins pas des états d'âme. L'art peint la vie, c'est-à-dire une puissance d'accroissement, car la vie en
tant que subjectivité, c'est-à-dire en tant que s'éprouver soi-même, est justement le pouvoir de parvenir en soi et
ainsi de s'accroître de soi à chaque instant. C'est la raison pour laquelle chaque œil veut voir davantage et chaque
force se gonfler d'elle-même, devenir plus efficiente et plus forte. L'art est la tentative sans cesse reprise de
porter chacun des pouvoirs de la vie à son plus haut degré d'intensité et ainsi de plaisir, il est la réponse donnée
par la vie à son essence la plus intime et au vouloir qui l'habite à son désir de surpassement.
(1) Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, traduction Paul Ricœur, Paris, Gallimard,
1950, p. 373.
(2) Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier. Au cœur de la création picturale,
Paris, Denoël-Gonthier, 1954, p. 115.
(3) René Descartes, Lettre à Plempius du 3 octobre 1637, Adam et Tannery, I, p. 413.
(4) Wassily Kandinsky, La peinture en tant qu'art pur @ in Der Sturm, nos 178-179, septembre 1913, pp. 98-99.
(5) Ibid.
(6) Wassily Kandinsky , Du spirituel dans l'art, op. cit., p. 76.
(7) Là-dessus , cf. notre travail: Dessiner la musique. Théorie pour l'art de Briesen in Le Nouveau Commerce,
Paris, Cahiers 61, printemps 1985.
(8) Wassily Kandinsky , Conférence de Cologne, 1914.
(9) Cette analyse se trouve dans l'article : Wassily Kandinsky, "Sur la question de la forme", paru dans
l'Almanach Der Blaue Reiter de 1912.
(10) Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art, op. cit., pp. 157-158.
(11) Wassily Kandinsky, "Sur la question de la forme", op. cit.
(6) Wassily Kandinsky , Du spirituel dans l'art, op. cit., p. 76.
(7) Là-dessus , cf. notre travail: Dessiner la musique. Théorie pour l'art de Briesen in Le Nouveau Commerce,
Paris, Cahiers 61, printemps 1985.
(8) Wassily Kandinsky , Conférence de Cologne, 1914.
(9) Cette analyse se trouve dans l'article : Wassily Kandinsky, "Sur la question de la forme", paru dans
l'Almanach Der Blaue Reiter de 1912.
(10) Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art, op. cit., pp. 157-158.
(11) Wassily Kandinsky, "Sur la question de la forme", op. cit.
L'oeuvre d'art a-t-elle quelque chose à nous dire?
Tableau de définitions
dire
parole comme utilisation personnelle d'une langue, d'un code propre à un groupe
quelque chose
ici un sens, une signification, une information
nous
humanité comme ensemble des êtres raisonnables sensiblement affectés
a-t-elle
possède- t-elle en propre, dans son essence
oeuvre
moi, comme existence, aptitude à penser, rendu sensible, invisible rendu visible.
Point de vue de l'amateur: "c'est beau", satisfaction d'exercer sa liberté d'être raisonnable sensiblement affecté.
L'oeuvre rend possible un accord entre l'homme et un univers à sa mesure
L'opinion affirme souvent que l'oeuvre d'art aurait un sens précis, celui que l'auteur lui a donné et qu'il faut donc
la déchiffrer par un effort intellectuel. Mais l'amateur reçoit l'oeuvre à travers son corps et son esprit sans
disposer d'un code qui permettrait de la déterminer...
Le problème: si l'oeuvre d'art avait quelque chose à nous dire où serait le code (la langue) qui seul peut assurer la
transmission d'une information. Si le dire est vie, changement, mouvement comment une oeuvre figée dans
l'espace pourrait-elle épouser le devenir d'un discours?
L'enjeu: énorme, la liberté du créateur et de l'amateur, la spécificité de l'art.
Quelques pistes de réflexion pour articuler 2 parties...
I. Si dire, c'est vouloir faire participer l'auditeur à un sens déterminé par un concept, l'oeuvre d'art a-t-elle
vraiment quelque chose à nous dire alors que...
a) Il n'y a pas de concept, de règle du beau: c'est la nature (le génie, le don) qui donne la règle de production: si
le "dire" exige la maîtrise du discours, l'oeuvre pourra-t-elle transmettre un discours alors qu'elle est une surprise
pour l'artiste lui-même?
b) Y a-t-il une langue, un code précis des couleurs ou des sons que l'artiste utiliserait pour être "compris? Le dire
exige pourtant un code commun à l'émetteur et au récepteur;
c) L'oeuvre d'art s'adresse à la vue ou à l'ouïe, ou aux deux, par l'intermédiaire du corps: l'amateur joue librement
de sa sensibilité et de son pouvoir d'interprétation. Si l'oeuvre d'art disait une chose, pourquoi la satisfaction de
jouer, d'exercer librement ses facultés, disparaîtrait-elle?
II. Si l'oeuvre d'art n'a pas quelque chose à nous dire, n'a-t-elle pas beaucoup à nous faire dire alors que...
a) Que l'oeuvre d'art multiplie les symboles (cf. Apollon de Piombino dans l'ouvrage "Les Chemin de la pensée
de J. Russ p. 308, ou café de nuit de Van Gogh, ou danseuses de Degas) cela signifie-t-il qu'elle cherche à nous
associer à une création?
b) En provoquant des sentiments par sa forme (ex: malaise devant Guernica de Picasso ou tristesse et résignation
devant Femmes d'Alger de Delacroix), cela ne signifie-t-il pas qu'elle nous pousse à les exprimer, à les dire?
c) Chaque fois que l'oeuvre d'art étonne, éblouit, ne devient-elle pas un motif qui suscite l'activité de l'amateur
comme s'il devenait créateur lui aussi?
Même si l'art ne dispose pas d'une langue qui permettrait d'emprisonner des significations et de les transmettre, il
a beaucoup de choses à nous faire dire dans l'exercice de notre humanité, de notre existence libre. En
conséquence, il réunit dans des échanges nombreux, sans jamais exclure au nom du concept, du vrai et du faux.
Parole totalement libre sans code, l'oeuvre d'art rassemble.
Kant: "Critique du jugement "(1ère partie: analytique du beau: en particulier la qualité, la modalité).
H. Arendt: "La condition de l'homme moderne"
Michel Haar: L'oeuvre d'art (un aperçu dans philolivres)
Delacroix: Femmes d'Alger
L'art a-t-il une histoire ?
Bibliographie
*
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*
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*
Aristote, Métaphysique, D, 2, 1013 a-b ; H, 4, 1044 a ; Z, 17, 1041 a
*
Aristote, Parties des Animaux, II, 1, 646 a
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*
Pline, Histoires naturelles, livre XXXV
*
Winckelmann, Histoire de l'art chez les Anciens (1764), Préface
*
Hume, "De la naissance et du progrès des arts et des sciences", Essais esthétiques, pp. 69, 71-72, 74
*
Hume, "De la simplicité et du raffinement dans l'art d'écrire", Essais esthétiques, p. 78
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Kant, Critique du jugement, paragraphes 40, 44, 47-48
*
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Nietzsche, "De l'utilité et des inconvénients de l'histoire", paragraphe 7, Considérations intempestives, Folio,
1990, p. 134
*
Wölfflin, Renaissance et baroque (1888)
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Wölfflin, Les principes fondamentaux de l'histoire de l'art (1929), Conclusion
*
Riegl, Spätrömische Kunstindustrie, Vienne1901, p. 216
*
Gadamer, Vérité et méthode, 2ème édition française, pp. 186-188
*
Benjamin, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
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Gombrich, Histoire de l'art, sur la perspective
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Panofsky, "L'évolution d'un schème structural" in L'oeuvre d'art et sa signification
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Focillon, La vie des formes, PUF, Quadrige
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Pächt, Questions de méthode en histoire de l'art, Munich, 1977, tr. fr. Lacoste, Paris, Macula, 1994, p. 150
*
Argan, L'histoire de l'art et la ville, éd. de la Passion, 1995, p. 16
Introduction
1. Production et tradition.
Demander si l'art a une histoire exige qu'on élucide le rapport de l'art à sa temporalité, avant de réfléchir sur cette
configuration du temporel qu'est l'histoire, considérée comme événement de la culture humaine. L'art, dans sa
dimension la plus large de production, est en effet soumis au devenir naturel de sa genèse, à l'historicité de sa
production, qui a lieu dans un temps et dans un espace précis, résulte de l'initiative d'un agent et dépend des
circonstances hic et nunc de sa réalisation et de sa réception. L'art, comme production, est un événement
historique. Mais le contexte de la production (pour l'art comme pour la technique) fait apparaître immédiatement
cette temporalité comme permanence (et non plus devenir).
Toute production est en effet déterminée par ses conditions de réalisation effectives, qui concernent l'état de la
culture qui rend cette production possible, l'histoire des techniques (des matériaux, des capacités, des savoirsfaire) mais aussi l'histoire de styles et des genres, qui déterminent pour la production d'art son quoi et son
comment (quoi produire et selon quelles techniques ?). Les conditions qui déterminent la production
comprennent non seulement les conditions de réalisation effective (comment faire) mais aussi celle de leur
réception. Produire, qu'il s'agisse des Beaux-Arts ou de la technique, c'est s'inscrire dans un certain moment de
l'histoire du goût et de la demande. Le contexte historique de la fabrication et de l'accueil des oeuvres fait
apparaître le produit comme changement, modification sur le fond permanent de la tradition (même si cette
permanence est relative, et relève de la longue durée, non d'une éternité atemporelle).
Cette tradition détermine d'abord les conditions effectives du faire (quel matériau, quel savoir-faire utiliser) mais
elle se réfléchit comme norme, comme prescription à l'égard du faire. L'art est en relation avec son histoire dans
la mesure où le produire est en relation avec sa tradition. L'histoire apparaît alors comme le fond de
détermination de l'art, - son passé, comme sa condition de possibilité.
2. Histoire et essence.
Réfléchir sur le rapport que l'événement entretient avec sa tradition, réfléchir sur le rapport que le présent
entretient avec son passé, c'est penser l'histoire non comme présent qui change, mais comme évolution qui dure.
Or l'évolution suppose que soit déterminé le sujet de l'évolution, qu'il y ait un même qui change. Alors,
l'historicité de l'art (comme devenir des cultures humaines) pose le problème de l'identité de cet art qui change,
qui varie au cours de son histoire et donc exige qu'on réfléchisse le rapport de l'histoire de l'art et l'histoire
générale de la culture.
S'il s'agit de réfléchir sur l'identité de cet art qui varie, l'histoire pose la question de l'essence. Penser l'histoire
comme évolution, c'est penser le devenir d'une essence, soit fluctuation contingente autour de sa nature propre
(position antique), soit développement. Tout dépend du rapport conceptuel qu'on établit entre devenir et
rationalité. C'est donc ici le concept d'histoire qui est déterminant. Pour donner à "l'histoire" son sens moderne,
hégélien, il faut penser le développement comme processus, réalisation rationnelle et effective de l'essence dans
l'histoire et non comme maturation de l'art réalisant son essence (sa nature, son type : Vasari).
3. Histoire de l'art.
Alors, la question devient celle du statut du devenir temporel des cultures. Que devient l'art dans cette
perspective ? L'histoire de l'art concerne le devenir des civilisations. Elle fait partie du devenir des sociétés
humaines sans qu'on sache pour autant définir la place de l'art au sein de la culture, car le rapport entre art et
culture est lui même historique. En ce sens, l'art reçoit une histoire spécifique, celle de la constitution historique
de son concept et de son autonomie au sein de la culture occidentale. On voit historiquement se poser au XVIIIe
siècle le problème de la spécificité des beaux-arts et de la différence entre arts du beau, arts appliqués, technique
et industrie, même si ce que nous appelons aujourd'hui "art" existait bien avant de recevoir un statut spécifique.
Mais du coup, la détermination historique du concept d'une essence de l'art (comme beaux-arts) fait apparaître
l'art comme un trait anthropologique permanent, constituant (de même que le travail, le langage) le concept,
sinon universel du moins transculturel, d'une humanité productrice.
En tant que tel, l'art (ce serait valable aussi pour la technique) fait l'objet d'un intérêt, dont résulte la discipline
"histoire de l'art". La discipline de l'histoire de l'art pose un problème épistémologique précis, qui éclaire en
retour les problèmes méthodologiques que pose toute connaissance du passé. La méthode, dont l'historiographie
attend la reconstitution objective des faits du passé, exige en matière d'histoire de l'art que l'on définisse ce qu'est
un style, et le concept de style dépend de la définition de l'art, dont il fournit la norme. C'est ainsi la norme de
l'art qui permet la rétrodiction. Cela fait apparaître que l'objectivité de l'histoire n'est pas simple, et l'histoire de
l'art semble plutôt être l'histoire du goût.
Le problème qui se pose pour une réflexion sur les rapports que l'art entretient avec son histoire est alors le
suivant : peut-on échapper au relativisme du goût pour penser l'actualité de l'art ? Y a-t-il une intelligibilité de la
succession des oeuvres ? Peut-on s'intéresser au développement des arts dans leur diversité empirique sans
produire leur succession comme principe de leur intelligibilité ? On succomberait alors à une doctrine du
progrès, qui laisse échapper la raison pour laquelle, aujourd'hui, notre "conscience esthétique élargie" (pour
reprendre l'expression féconde par laquelle Kant caractérise la deuxième maxime du sens commun au paragraphe
40 de la Critique du jugement) nous permet de goûter aux chef d'oeuvres du passé mais aussi d'apprécier les
témoins historiques et techniques plus modestes (le silex, la poterie sumérienne, la hache de bronze), et de
réfléchir ainsi, sinon sur l'éternité et l'intemporalité des oeuvres, du moins sur leur durée, leur intempestivité, leur
permanence.
L'art a-t-il une histoire ?
Première partie :
art et temps
1. Art et temps.
Venons-en à la discussion de détail : il faut déterminer les rapport de l'art et du temps. L'art a (possède) l'histoire
de son devenir, au sens de sa genèse, car ce qui caractérise l'art, c'est d'être l'oeuvre d'un humain, d'introduire un
changement dans la durée. En ce sens, tous les artefacts humains sont temporels dans leur essence, et il n'est pas
besoin d'attendre la constitution d'une doctrine explicite de l'histoire au XIXe siècle pour penser l'historicité des
oeuvres, puisque Aristote définit ainsi la poiesis au chapitre 4 de la sixième partie de l'Ethique à Nicomaque :
"Les choses qui peuvent être autres qu'elles ne sont comprennent à la fois les choses qu'on fait et les actions
qu'on accomplit".
L'art, dans sa dimension de fabrication, reçoit le statut ontologique du contingent, son essence temporelle est :
devenir.
"L'art [comme disposition à produire accompagnée de règle exacte] concerne toujours un devenir" continue
Aristote et "s'appliquer à un art, c'est considérer la façon d'amener à l'existence une de ces choses qui sont
susceptibles d'être ou de ne pas être, mais dont le principe d'existence réside dans l'artiste (le facteur) et non dans
la choses produite. L'art en effet ne concerne ni les choses qui existent ou deviennent nécessairement, ni non plus
les êtres naturels, qui ont en eux-mêmes leur principe."
Donc, il n'y a d'art qu'en devenir, et devenir contingent (non par nature, nécessité mais par fabrication). C'est
donc ce qui fait la spécificité de la poiesis (être un accident de la nature, produit par l'homme) qui permet
d'apprécier le statut ontologique de l'art, identique à celui de la technique. L'art est devenir parce qu'il est culture,
et l'artefact culturel est contingent parce que son principe d'existence est extérieur à lui. Si l'oeuvre est devenir,
c'est qu'elle produite par l'homme, et son devenir s'explique par sa genèse, non naturelle, mais artificielle. Elle
relève d'une théorie de la production causale, qui permet de différencier la causalité technique d'une causalité
naturelle. En même temps, préciser le statut causal de l'art permet d'analyser la multiplicité de ses rapports au
temps.
2. L'art comme production qui dure.
Comme tout ce qui associe une chronologie (un avant - après) à une production (une cause efficiente extérieure),
l'art connaît une histoire, celle de la causalité qui régit sa venue à l'existence. Une telle théorie de la causalité est
développée par Aristote en Physique II, 3 (voir également Métaphysique, D, 2, 1013 a-b). Comme tout produit,
l'art associe une cause matérielle et une cause efficiente qui marquent deux usages du temporel, puisque la cause
efficiente transforme la cause matérielle. Cause finale et formelle peuvent sembler soustraites au temps, mais la
causalité matérielle et efficiente concernent la matière soumise au devenir.
L'art comme produit a donc l'histoire de la durée de son matériau, plus ou moins persistant, en fonction de la
conservation de son support : les réalisations durent autant que leur support matériel (l'architecture, la peinture et
la sculpture résistent le mieux à l'usure du temps ; la littérature, quand elle s'inscrit dans le support d'un texte et
que la langue reste vivante, la musique écrite dure, et, depuis qu'on sait conserver le son et l'image, musique et
cinéma produisent encore des objets, mais les arts événementiels, les performances, les événements,
l'improvisation restent fugitifs). Le produit de l'art est soumis au devenir. Comme tout ce qui est naturel
(sensible), il et soumis au temps de la génération et de la corruption : il se dégrade, devient ruine. Mais la ruine
inaugure en même temps une temporalité propre, celle du souvenir, du témoignage, du monument. Même
défiguré, transformé (le Colysée), le monument exhibe le passé comme présence. Ceci doit nous avertir d'une
caractéristique du rapport de l'art à l'histoire. Le monument conserve l'histoire passée comme actualité : le passé
de l'art est intégralement disponible, en ce sens qu'une oeuvre d'art qui n'est pas présente ne fonctionne pas
comme oeuvre. Nous relevons donc, pour l'histoire du matériau, une double temporalité : la succession naturelle
du temps s'exprime comme dégradation, vieillissement, entropie de la nature, mais la présence de ces témoins
vieillis dans nos villes, dans notre présent oppose à l'entropie naturelle la permanence de la culture. L'histoire est
la mémoire des hommes.
Pour comprendre cette double valeur temporelle, il faut revenir à l'acte de production, à la cause efficiente. La
cause du changement, c'est l'agent qui façonne le matériau. Tout art est oeuvre d'un agent. Mais on ne peut
explorer l'événement de cette production, sans chercher la raison de la production (causes finale et formelle). La
cause formelle détermine la forme et le modèle que l'artisan se propose de réaliser ; la cause finale rend compte
du mobile de la production. Pourquoi construit-on une maison ? Pour l'habitation, qui elle-même, comme usage,
comme fin, détermine les règles et les modalités de la construction (voir Parties des Animaux, II, 1, 646 a,
Métaphysique H, 4,1044 a ; Z, 17, 1041). b). Cause finale et formelle concernent les mobiles de la production :
les motifs délibérés que l'agent donne à sa conduite (cause finale) et les règles, ou normes de production qu'il se
propose de suivre (cause formelle). La règle (le canon) et le motif sont antérieurs à la cause efficiente, ils
l'orientent, la rendent possible, expliquent et déterminent la conduite de l'agent. La tradition détermine
l'événement parce qu'il n'y a pas de compétence sans apprentissage. C'est l'apprentissage qui oriente le geste
technique efficient en fonction de sa cause formelle et finale.
"C'est en construisant que l'on devient constructeur, c'est en jouant de la cithare qu'on devient cithariste"
Ethique à Nicomaque, II, 1, 1103 a 33.
De ce point de vue, la différence entre construire et jouer de la cithare apparaît. Production technique et
artistique ont toutes deux leur fin dans l'usage, mais l'usage technique instrumental se distingue de l'usage des
arts d'imitation, parce que son moyen est l'imitation, mimésis, et sa fin, l'effet passionnel, la catharsis. D'autre
part, si pour Aristote, cause formelle et finale sont du côté de l'antériorité par principe, si elles sont idéelles et
non contingentes (soumise au devenir), notre point de vue de modernes nous avertit que la cause formelle, en
tant qu'elle se détermine comme Idée de l'art, participe du devenir d'une culture. Car il s'agit de l'idéal de
représentation d'une époque, soumise à l'historicité de la culture. De même, la cause finale appartient à ce que
l'esthétique moderne, avec Gadamer et Jauss, comprend sous le terme d'histoire de la réception. La forme et la
finalité de l'art sont donc également soumises à l'histoire.
3. L'évolution du canon de l'art.
Il y a une histoire des règles de production, et de l'évolution du canon, pour Aristote lui-même, qui retrace au
chapitres 4 et 5 de la Poétique, l'évolution de la tragédie et de la comédie, anticipant ainsi sur une histoire de la
littérature. Comment Aristote restitue-t-il l'histoire de la détermination du genre, comment pense-t-il le rapport
entre l'oeuvre et son genre et la succession des oeuvres déterminant le genre ?
"La tragédie, dit-il, étant à l'origine née d'improvisation (...) grandit peu à peu," métaphore organique d'une
croissance naturelle qui implique immédiatement que l'on donne la raison de ce développement :
"la tragédie grandit peu à peu parce qu'on développait tout ce qui manifestement lui appartenait en propre, et
après plusieurs changements, elle se fixa lorsqu'elle eut atteint sa nature propre." (1449 a 9 - 15)
Ainsi chaque art déterminé a une histoire, présente une évolution spécifique et déterminée. L'évolution de la
tragédie comme genre littéraire n'est pas contingente, mais développe substantiellement la nature de son genre,
qui "manifestement lui appartient en propre". C'est donc l'essence de l'art (son propre) qui finalise ce
développement. L'art (la tragédie, ici) connaît l'histoire de son propre devenir, du développement de sa forme.
Mais nous ne pensons plus le genre comme évoluant pour rejoindre son type, sa nature propre, nous ne
considérons plus l'oeuvre singulière comme production technique soumise sur un mode déterminant aux règles
de son genre. C'est ici l'histoire comme expérience de la culture qui nous oblige à reconnaître le statut historique
de la tragédie grecque, des arts de la Grèce ou de l'Antiquité en général.
Précisément, penser les arts de la Grèce comme appartenant au passé nous oblige à considérer que nous
déterminons la nature de l'art à partir du canon de la culture. Notre connaissance historique du passé atteste
empiriquement que la place de l'art dans la culture varie, tout comme le statut qu'on lui confère dans la cité. La
culture grecque, il est vrai, s'est imposée à la conscience européenne comme le paradigme intemporel d'une
nature éternelle de l'art (Vasari, Winckelmann, Hegel). Du coup, la Renaissance florentine (Vasari), l'histoire de
l'art naissante au XVIIIe (Winckelmann) assignent à l'art contemporain la tâche de restaurer l'imitation antique
de la nature. Restaurer, égaler, c'est faire l'expérience de la variabilité des canons et des Idéaux. Ce qui nous
oblige à cesser de poser philosophiquement l'anhistoricité du Beau et d'hypostasier une essence de l'art, c'est que
l'histoire de la réception du canon antique intemporel dans la culture occidentale témoigne plutôt de la
constitution des prémisses d'une conscience historique.
Nous pouvons en conclure que l'art a une histoire, connaît une évolution qui renseigne sur son concept. On peut
toujours interroger le passé de la production, mais établir une succession ou une généalogie d'oeuvres exige la
position d'une norme : c'est à partir de la définition du tragique que l'histoire de la tragédie apparaît. Or, cette
norme, nous ne la pensons plus comme nature, mais comme une prescription culturelle qui répond à un certain
moment de l'histoire du goût.
L'art a-t-il une histoire ?
Deuxième partie :
Y a-t-il une intelligibilité de la succession des oeuvres ?
Nous avons établi l'historicité des oeuvres : il y a une histoire des arts au sens d'une succession chronologique,
qui peut être rapportée par le discours. On peut donc conserver le passé, en transcrivant la généalogie des
peintres, établir leur succession, leur place dans la chronologie et décrire cette succession empirique comme un
développement qui réalise un genre. C'est ce que fait Pline dans le livre XXXV des Histoires naturelles, en
établissant par exemple que Zeuxis vient avant Apelle (ordre de succession) et même si Apelle "a presque
davantage contribué que tous les autres au progrès de la peinture" cela n'empêche pas Pline de mentionner au
moins les noms de peintres d'importance moindre, Euxinidas, Aristide, pour la place qu'ils occupent dans la
succession. Ce qui montre l'intérêt intrinsèque de l'établissement de généalogies sur un modèle qui est celui de la
filiation (antériorité - postériorité et influence) : il faut retenir sinon le nom de tous les peintres, du moins
suffisamment de noms pour éviter les trous dans les lignées. Pline se fait l'historien d'une succession empirique
d'artistes, d'une tradition, ce qui permet de conjuguer exhaustivité historique et détermination d'une valeur, celle
de l'achèvement du genre, de la réussite d'une oeuvre.
Mais déterminer la réussite d'une oeuvre fait l'objet d'un jugement esthétique toujours formulé au présent alors
qu'établir une succession concerne la connaissance empirique du passé. De ce caractère actuel du jugement de
valeur (portant non sur l'existence mais sur l'importance d'une oeuvre) découle une conséquence importante pour
l'historiographie, la tâche de l'historien de l'art.
1. Problème méthodologique :
le rapport de l'histoire de l'art au présent.
L'objectivation du passé en histoire de l'art ajoute au problème épistémologique de l'histoire en général
(rapporter et établir correctement des constellations significatives de faits et d'événements) une difficulté
spécifique :
"l'histoire de l'art est la seule de toutes les histoires spécifiques qui se fasse en présence des événements et ne
doive ni les évoquer, ni les reconstruire, ni les narrer mais seulement les interpréter.
C. G. Argan, L'histoire de l'art et la ville, éd. de la Passion, 1995, p. 16.
L'histoire de l'art, avec son rapport spécifique à la présence actuelle fait apparaître la difficulté épistémologique
d'une saisie (objective) du passé, qu'occulte une approche naïve de l'histoire. Il ne suffit pas de constituer un
savoir sur l'objet du passé, mais puisque l'histoire de l'art est en même temps normative (elle établit la valeur des
oeuvres, elle en mesure l'importance) et interprétative, elle se soutient du rapport actuel que la sensibilité
esthétique entretient avec les oeuvres. Comme le note Argan, "quelle que soit son antiquité, l'oeuvre d'art se
donne comme quelque chose qui se passe au présent" : tout en appartenant au passé, l'oeuvre occupe une portion
réelle de notre espace et de notre temps. Contrairement à l'histoire des événements ou des savoirs, l'histoire de
l'art ne peut donc faire l'économie de la présence matérielle de l'oeuvre. Il n'y a donc d'histoire et de critique des
oeuvres que pour autant que celles-ci, ruines ou monuments, se sont conservées dans le présent.
Cette présence empirique permet l'appréciation esthétique (c'est la contingence de la conservation qui permet à
Michel-Ange de restaurer le Laokoon, qui permet à Winckelmann d'élaborer une Histoire de l'art chez les
Anciens en 1764 en s'appuyant sur l'analyse matérielle des oeuvres exhumées de l'Antiquité grecque), mais
également l'étude scientifique des oeuvres : datation, établissement d'attributions, critique interne et externe des
oeuvres, des manuscrits, recoupement de documents, de témoignages - tous ces instruments méthodologiques
d'une saisie objective du passé s'effectuent dans le présent. C'est d'ailleurs ce qui permet à l'histoire d'assurer son
statut scientifique : ses arguments sont vérifiables empiriquement, s'offrent à la falsification : la présence
matérielle apparaît comme substitut de l'expérimentation. Néanmoins, se pose pour l'histoire de l'art, de manière
peut-être plus drastique que pour l'histoire en général, la question du jugement de valeur qui éclaire le passé : de
même que Vasari a souvent été critiqué pour avoir négligé l'établissement des faits au profit de la légende, de
même faut-il demander ce que vaut l'histoire que l'on propose des oeuvres. Est-elle science ou fiction,
romanesque, mythique, littéraire et fictionnelle ou peut-on dégager des procédures d'investigation des oeuvres
qui font échapper l'histoire de l'art au soupçon de n'être qu'un récit ?
La question est cruciale pour l'histoire de l'art, qui risque, si elle tombe sous l'influence exclusive du jugement
esthétique présent, de succomber au caprice de la mode (Francis Haskell, La norme et le caprice). On constate en
effet des variations historiques considérables en ce qui concerne l'importance attribuée à tel ou tel artiste, tel
genre, tel style : le peintre Vermeer, ignoré au XVIIe, n'est "découvert" qu'au XXe, le style gothique, vilipendé
comme barbare et "tudesque" du XVe au XIXe, n'est à nouveau prisé qu'à la faveur du sursaut nationaliste des
romantiques allemands irrités contre l'hégémonie italienne, identifiant l'architecture gothique au végétal, au
naturel de la forêt (Schelling, Hegel), qui témoigne du souci de restaurer un christianisme naturel plus que d'un
intérêt pour l'architecture.
2. Vérité et histoire.
Pour échapper au relativisme, qui fait de la norme du goût l'effet variable d'une mode, il faut passer du motif
d'une simple succession chronologique à celui d'un développement causal. Or, pour doter d'un sens la variation
elle-même, il faut cesser de penser la vérité comme intemporelle. Le statut de l'histoire de l'art dépend donc du
statut métaphysique du vrai. Ainsi la pensée, dans son exigence de vérité, doit-elle penser son rapport à l'histoire
sur un mode qui transforme l'interprétation de la vérité. Penser l'art, c'est alors non seulement penser l'unité du
concept philosophique de l'art et de son développement concret (son histoire) mais encore fonder
philosophiquement la nécessité pour l'art d'avoir une histoire, de se déployer dans la diversité de ses moments.
Lorsque Hegel précise, dans la préface de la Philosophie du droit ce qu'est l'Idée philosophique, il est clair que
l'art ne peut être conçu comme une essence stable, mais doit être saisi comme Idée dans le mouvement de sa
production.
"L'unité de la forme et du contenu" voilà l'Idée. Or "la forme est la raison comme connaissance conceptuelle,
et le contenu la raison comme essence substantielle de la réalité éthique aussi bien que de la réalité naturelle.
L'identité des deux est l'Idée philosophique." (traduction Derathé, Vrin, p. 58).
Il n'y a donc pas d'antinomie entre pensée et réalité, qui comprend nature et histoire : rapport à la nature,
développement de la réalité éthique, contenu culturel. La raison n'est pas seulement savoir (connaissance
conceptuelle) elle est en même temps substance : impossible par conséquent de connaître l'art sans envisager son
développement substantiel, celui des oeuvres aussi bien que sa fonction dans la réalité éthique. Par conséquent,
l'Idée de l'art n'est pas seulement concept, elle est histoire et l'historicité même de son développement, qui
apparaissait comme contingence arbitraire, doit être portée au compte du développement du concept. On peut
rendre raison de la détermination de l'Idée de l'art à un moment donné, et sa détermination formelle ne doit pas
se faire au détriment de son contenu, qui concerne la réalité éthique, le présent social aussi bien que l'histoire des
rapport que l'esprit entretient avec la nature. Car :
"ce que nous enseigne le concept, l'histoire le montre avec la même nécessité" (ibid.).
Si l'Idée n'est pas seulement concept, si elle est histoire, alors le concept de l'art ne peut se passer de son histoire
au double sens de la connaissance conceptuelle de son histoire effective (l'histoire comme connaissance du
développement) et au sens de son essence substantielle, de son développement effectif au sein des sociétés
humaines. Parce que Hegel lie métaphysiquement le vrai et le temps, l'historicité de l'art comme celle de sa
connaissance cessent d'être une objection. Le vrai n'est pas immédiat car :
"Le vrai est le tout. Mais le tout est seulement l'essence s'accomplissant elle-même par son développement. Il
faut dire de l'Absolu qu'il est essentiellement résultat, que c'est à la fin seulement qu'il est ce qu'il est en vérité, et
c'est en cela précisément que consiste sa nature, d'être effectif, sujet ou devenir de soi-même" (Phénoménologie
de l'esprit, Préface, II, par. 20).
Si le vrai est le tout, comme résultat, a fortiori la vérité de l'art implique son développement et on ne peut
comprendre l'art qu'à la lumière de son histoire effective, comme aboutissement d'un processus de transformation
qui prend d'abord la forme matérielle et concrète d'un développement des civilisations. Mais si l'Absolu luimême est essentiellement résultat - si l'Esprit n'est plus cet absolu ponctuel atemporel que la connaissance
s'épuise à rejoindre mais l'unité de son développement et de la saisie qu'en opère la conscience humaine, alors il
ne suffit plus de penser le vrai comme extérieur à l'histoire, et il faut une phénoménologie de l'Esprit. Cette
phénoménologie se manifeste du point de vue de la conscience humaine comme unité de l'histoire de la réalité
éthique (des civilisations) et histoire de la nature (des rapports entre conscience et nature), et l'histoire des
civilisations, comme histoire du développement de la conscience de soi est un moment unilatéral du
développement par lequel l'absolu se fait surgir lui-même sous forme de son histoire effective, se fait sujet et
devenir de soi-même. C'est alors à la philosophie de comprendre la vérité de la culture qui se manifeste pour les
hommes à la fois comme une forme éthique et comme un contenu spirituel et qui prend successivement les
formes de l'art et de la religion.
Le gain de la détermination hégélienne du vrai comme histoire est le suivant : au lieu de comprendre les
changements culturels comme variation contingente ou dénaturation (Platon et la skiagraphia), au lieu de penser
le devenir de l'apparence comme devenir sensible en tant qu'il est référé à la permanence de l'Idée, Hegel montre
qu'il faut penser le devenir de l'apparence comme apparaître de l'essence. Il y a une intelligibilité à l'oeuvre dans
le processus historique, parce que la Raison est devenir de l'Esprit. Dans ce processus, l'art représente l'effort par
lequel la conscience exprime son rapport à l'Absolu comme apparition sensible :
"le Beau est l'Idée conçue comme unité immédiate du concept et de sa réalité, pour autant que cette unité se
présente dans sa manifestation réelle et sensible" (Esthétique, I, p. 166, Bras, p. 52).
L'Absolu prend figure sensible (le Beau) pour une civilisation donnée, et l'histoire de ce développement (les
figures du Beau) est l'histoire du développement de l'Esprit. Mais ce devenir relève de la philosophie non de la
discipline historique.
Hegel accorde donc la primauté au philosophe sur l'historien pour saisir l'histoire de l'art. Le devenir de l'art
relève de la philosophie qui saisit l'unité du logique (rationnel) et du dialectique (l'effectif) : le primat de la
philosophie relève donc 1) du primat du rationnel qui anime téléologiquement le développement : ce n'est qu'à la
fin que l'Absolu devient ce qu'il est. L'élucidation du phénomène historique de l'art exige donc d'abord une
métaphysique. L'esthétique, appellation imparfaite mais sanctionnée par l'usage de ce qui est plutôt une science
du beau , apparaît donc comme la vérité de l'art. Cette vérité de l'art relève du statut philosophique de l'art et non
du spécialiste de l'histoire empirique, passée (l'historien d'art) ou contemporaine (le critique). La philosophie
éclaire l'histoire comme devenir de l'Esprit et progrès des cultures : la succession des civilisations (Egypte,
Grèce, christianisme) se détermine en unité stylistique (art symbolique, classique, romantique), qui
correspondent aux étapes du dévelopement de l'esprit. Chaque étape connaît une évolution naturelle, (séquence
vitaliste de la naissance, de la maturité et de la dégénérescence) pour que le cycle, conformément à l'esprit du
système, puisse associer continuité et rupture sur le vecteur linéaire du progrès (le cycle est donc spirale, présent
à chaque moment de l'histoire de l'art, il en détermine le moteur et l'unité).
2) Ce primat du philosophe sur l'historien tient bien sûr à la manière dont la philosophie réfléchit son rapport
avec les sciences particulières, et spécialement les sciences empiriques de l'esprit, les sciences de la culture. Il ne
s'agit pas de nier le savoir historique mais de le relativiser, de lui conférer le rôle délimité d'un savoir d'appoint.
Seule la philosophie peut rendre compte conceptuellement du fait que, comme toute oeuvre de l'esprit, l'art est
historique. Solidaire de l'historicité de son contexte, l'art apparaît comme déterminé par la culture. C'est une
version sociologique du rapport entre l'art et l'état de la culture : tel moment de l'histoire de l'esprit produit
naturellement telle forme d'art, comme l'arbre produit ses fruits. Mais l'oeuvre d'art survit à son contexte. Et c'est
parce qu'elle survit à son contexte qu'elle se propose au présent comme échantillon de l'art du passé.
3. L'herméneutique du passé et la mort de l'art.
Mais l'histoire, comme science, s'attache d'abord à la restitution du passé. Les méthodes d'objectivation du passé
qu'elle met en oeuvre ont pour but de réduire la distance entre présent et passé. L'histoire, et spécialement
l'histoire de l'art, si elles se fixent comme tâche de restituer le passé comme tel, se méprennent sur la
signification de l'historicité de l'oeuvre. C'est ce que montre Gadamer dans Vérité et méthode (pp. 186-88), en
critiquant l'idéal de la conscience historique comme un idéal de restauration. (Il est naturel que l'herméneutique
apparaisse comme le premier lieu de théorisation de l'histoire de l'art, puisqu'elle pose le problème de
l'interprétation juste. Elle concerne d'abord l'exégèse des textes religieux et juridiques, à propos desquels se pose
pour la communauté la question de leur interprétation, avant qu'on s'intéresse à l'interprétation des textes
littéraires à proprement parler, puis qu'on généralise ses méthodes à tout ensemble signifiant configuré comme
un texte, à tout document du passé (y compris non linguistiques), et donc aux oeuvres d'art littéraires ou non.)
Gadamer montre avec force que l'idéal herméneutique tel que Schleiermacher le définit consiste à penser la
signification de l'oeuvre d'art comme origine : pour en rétablir la signification, il faut en rétablir la signification
originelle. Schleiermacher conçoit la connaissance historique comme la restitution du contenu.
"Schleiermacher ... ne pense qu'à rétablir par la compréhension la signification première d'une oeuvre. Car l'art
et la littérature qui nous sont transmis du passé sont arrachés à leur monde originel. Comme notre analyse l'a
montré, cela est vrai de toute forme d'art, donc aussi des arts littéraires, mais cela est particulièrement évident
dans le cas des arts plastiques. L'originel et le naturel, écrit Schleiermacher, sont déjà perdus "quand les oeuvres
d'art sont mises en circulation. Car chacune tire une partie de son intelligibilité de sa destination première."
(Esthétique) - Vérité et Méthode, p. 185
En somme, toute oeuvre culturelle, texte, peinture ou musique est liée d'abord au monde dans lequel elle fait son
apparition : rétablir sa signification, c'est surmonter la distance qui nous sépare de ce monde. Précisément parce
que l'oeuvre d'art n'est pas intemporelle, mais qu'elle appartient historiquement à un monde qui en détermine la
signification (p. 185), il faut rétablir le monde auquel elle appartient, "exécuter l'oeuvre dans son style originel",
dit Gadamer, rétablir l'intention de l'auteur, retrouver son sens historique. Tous les moyens de reconstitution
historique prétendent donc restituer le passé comme tel et l'herméneutique, comme compréhension, surmonte la
conscience d'une perte et d'une aliénation dans l'histoire qui détache l'oeuvre de son contexte culturel. Si
concrètement, ce procès décrit parfaitement le passage pour l'oeuvre de sa "valeur cultuelle", son sens immédiat
pour la culture du temps, à sa "valeur d'exposition", à son exhibition historiciste dans les musées par exemple,
qui arrachent l'oeuvre à son contexte (cultuel) - pour reprendre les catégories esquissées par Benjamin dans
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique -, il est vain d'espérer rétablir cette valeur cultuelle en
tant que telle. Il s'agit d'abord de réfléchir sur le passage d'une valeur cultuelle (immédiateté de la signification
de l'oeuvre dans la culture) à la valeur d'exposition, procès qui décrit l'évolution et l'émancipation de l'art à partir
du XVIIIe. C'est précisément ce procès que Hegel pense sous le nom de mort de l'art.
Les "oeuvres des Muses [...] sont désormais ce qu'elles sont pour nous : de beaux fruits détachés de l'arbre ; un
destin amical nous les a offertes, comme une jeune fille présente ses fruits ; il n'y a plus la vie effective de leur
être-là, ni l'arbre qui les porte, ni les éléments qui constituaient la substance, ni le climat qui faisait leur
déterminabilité ou l'alternance des saisons qui réglait le processus de leur devenir. Ainsi le destin ne nous livre
pas avec les oeuvres de cet art leur monde, le printemps et l'été de la vie éthique dans lesquels elles fleurissaient
et mûrissaient, mais seulement le souvenir voilé ou la recollection intérieure de cette effectivité"
Phénoménologie de l'esprit, II, p. 261 ; Gadamer p. 187).
Il en découle deux conséquences : d'une part, Hegel pense le rapport du présent au passé comme représentation
et donc la mort de l'art n'est rien d'autre que l'exténuation de la "religion de l'art", c'est à dire aussi bien le procès
d'autonomie de l'art, ou la constitution de la conscience esthétique. Il n'y a pas à revenir sur ce processus
irréversible qui constitue l'art comme entité de la culture pour la conscience occidentale : le primat de la valeur
d'exposition sur la valeur cultuelle n'est rien d'autre que la naissance de l'esthétique comme science de l'art, qui
détermine par là même l'art comme appartenant au passé.
Hegel montre donc l'inanité de l'idéal de restauration en matière d'histoire et d'histoire de l'art en particulier.
L'oeuvre de l'historien consiste précisément à viser le passé comme passé, puisqu'en replaçant les oeuvres dans
leur contexte historique "on instaure avec les oeuvres un rapport non de vie mais de simple représentation"
(Gadamer, 187). Ce que montrent les efforts iconologique de Panofsky, c'est que la lisibilité immédiate de
l'oeuvre dans son contexte symbolique ne peuvent être accessibles qu'à travers la longue et patiente médiation
d'une rapport seulement intellectuel avec le passé, qui ne restitue pas l'immédiateté vivante du contexte : le fruit
est détaché de l'arbre, il a perdu non seulement son géniteur, mais avec le sol et les conditions atmosphériques de
son devenir éthique, sa valeur cultuelle. Les analyses les plus savantes ne restituent ainsi qu'un souvenir voilé (la
distance temporelle obscurcit la signification originelle), parce que la présence vivante se spiritualise, gagne en
intelligibilité ce qu'elle perd en présence immédiate :
"ce que l'on a rétabli, la vie que l'on a fait revenir de l'aliénation n'est pas la vie originelle. Elle ne fait
qu'acquérir avec la persistance de l'aliénation une existence seconde dans la culture" (Gadamer, p. 186)
Le savoir historique n'est pas reviviscence mais rapport réfléchi avec le passé : la conscience historique n'abolit
pas la distance temporelle mais la réfléchit.
Par conséquent, c'est à la philosophie qu'il appartient de penser le statut historique de l'art, même si revient à
l'historien la tache concrète d'apporter des informations sur l'existence historique de l'art : mais tous deux,
philosophe et historien, méditent sur l'existence de l'art comme passé, car nous ne sommes plus dans un rapport
immédiat avec l'idéal de l'art, comme vie éthique et réalité de la vie d'un peuple, mais nous pensons l'art comme
récollection et intériorisation : totalisation rétrospective qui éclaire sur l'histoire de l'esprit, qui relève donc de la
philosophie, puisque c'est par la philosophie que s'accomplit la conscience de soi de l'esprit.
Cette position est diamétralement opposée à celle de Schleiermacher, comme le note Gadamer (p. 188) :
"Par là Hegel exprime une vérité définitive, en ce sens que l'essence de l'esprit historique ne consiste pas dans
la restitution du passé, mais dans la médiation réfléchie avec la vie présente. Hegel a raison de ne pas concevoir
cette médiation réfléchie comme une relation extérieure et ultérieure, mais de la placer au même niveau que la
vérité de l'art lui-même."
Hegel l'emporte sur la conception herméneutique de Schleiermacher : "la question de la vérité de l'art nous
contraint nous aussi à une critique de la conscience esthétique comme de la conscience historique" (p. 188). Si la
détermination philosophique du concept de l'art nous oblige à penser le statut de son histoire, il reste à
déterminer ce qui, de la valeur historique ou de la valeur esthétique est déterminant pour penser l'actualité de
l'art.
L'art a-t-il une histoire ?
Troisième partie :
Valeur historique, valeur esthétique
L'histoire de l'art concerne donc non seulement la connaissance de son évolution mais l'expérience de
récollection et d'intériorisation qui nous permet, comme les montrent les analyses détaillées de Hegel dans ses
Leçons d'esthétique, à la fois de goûter aujourd'hui l'art grec et de penser son caractère irrémédiablement révolu.
L'histoire de l'art n'est plus pensée comme essence permanente mais comme devenir historique. Certes, l'art ne
concerne qu'un moment du devenir de l'Esprit, celui de l'extériorisation et de la manifestation sensible de l'Idée
pour la conscience humaine, mais cette expression, pour être saisie, exige d'être située dans le cadre historique de
la civilisation qui le produit.
L'important, c'est que l'analyse hégélienne dote la réalité sociale toute entière d'un sens, qui est celui de la
réalisation de l'esprit. On peut regretter l'idéalisme de principe qui subordonne le sensible à l'intelligibilité de
l'Idée et qui ordonne la succession des civilisations humaine dans le cadre d'un procès cumulatif qui place
l'Europe dans une prééminence non questionnée, et réduit le développement historique à une phénoménologie de
l'Esprit pour la conscience européenne.
Cela ne doit pas nous empêcher de souligner le mérite de Hegel, qui oblige la philosophie à prendre compte
l'ensemble concret des structures d'une civilisation, structures sociales et juridico-politiques, aussi bien
qu'intellectuelles, pour mesurer le degré de réalisation de l'humanité. Puisque la vérité de l'esprit s'accomplit à
travers l'histoire, cette histoire n'est autre que la réalisation de l'humanité, comme réalisation de la liberté. L'art
joue donc un rôle dans l'histoire de l'humanité puisqu'il participe à son développement éthique. Cela lui confère
le rôle de marqueur du progrès des civilisations. Hegel donne donc les moyens de réfléchir sur les rapports entre
art et civilisation qui agitent les esprits depuis les Lumières. Quelle est l'influence des arts et des sciences sur le
progrès des civilisations ? Quel état de la civilisation explique l'émergence des arts ? Comment penser le rapport
entre art, sociologie et politique ? Les arts naissent, les styles varient, il y a donc un rapport entre évolution des
arts et évolution de la société toute entière.
1) Art et civilisation.
Comment formaliser ce rapport ? Dans l'essai intitulé De la naissance et du progrès des arts et des sciences,
Hume soutient que les arts et les sciences ne peuvent naître que sous un gouvernement libre, reprenant un thème
fondamental des Lumières. L'émergence des arts est liée à l'expression individuelle, pensée politiquement
comme droit à l'expression individuelle. Parce qu'un Etat despotique réprime la pensée individuelle, que
l'éloquence jaillit naturellement dans les gouvernements démocratiques et que l'émulation et le mérite favorisent
le génie, "les gouvernements libres sont le seul berceau propre à permettre l'éclosion des arts et des sciences"
(Essais esthétiques, p. 69). La question de l'émergence des arts est d'abord politique, si on la pense comme
expression individuelle rapportée au monde social. Mais elle est immédiatement (conformément au programme
des Lumières écossaises) sociologique au sens large, impliquant le développement d'ensemble des civilisations.
Le rapport individu - société ne suffit pas, il faut prendre en compte l'ensemble du développement économique,
et donc également penser le rapport politique d'Etat à Etat. D'où la deuxième proposition de Hume :
"Rien n'est plus favorable à la naissance de la politesse et de la culture qu'un certain nombre d'Etats voisins et
indépendants, liés entre eux par des relations commerciales et politiques."
Ainsi la culture, au sens large, développement technique manufacturier et commercial ne s'entend pas sans poser
une communauté de nations et ce sont les relations qui contribuent à l'éclosion des arts, et non seulement
l'initiative privée du génie. Il y a donc une sociologie mais aussi une géopolitique de l'éclosion des arts, qui
explique l'émergence des arts et des sciences en Grèce :
"formée d'un essaim de petites principautés, qui bientôt devinrent des républiques. Etant unies aussi bien par
leur proche voisinage que par les liens du même langage et des mêmes intérêts, elles eurent les rapports les plus
étroits de commerce et de culture. A cela concoururent un heureux climat, un sol cultivable et le langage le plus
harmonieux et le plus compréhensif du monde, de sorte que toutes les circonstances semblèrent favoriser la
naissance des arts et des sciences dans ce peuple." (p. 71-72).
L'Europe, constate Hume, ressemble à ce qu'était la Grèce en miniature, elles ont une géographie analogue,
"fragmentée de par ses mers, ses rivières, ses montagnes" formant des "régions naturellement divisées en
plusieurs gouvernements distincts".
C'est la géographie qui explique l'émergence locale des arts et des sciences : en Grèce et en Europe (p. 74).
Retenons de cette analyse la fécondité d'une approche sociologique qui permet de penser les arts comme facteur
de l'évolution des sociétés humaines. Mais il s'agit d'une rationalisation, destinée à justifier le primat de l'Europe
et de la Grèce. L'ouverture aux facteurs sociologiques sert à valider l'affirmation de la prééminence d'une culture.
L'analyse converge vers la justification d'une supériorité européenne.
Le gain de l'analyse consiste à penser l'art comme une production matérielle, multifactorielle, réclamant pour son
élucidation le secours de l'histoire au sens large. Hegel reprend la position humienne en dotant la succession des
civilisation d'un vecteur plus fort. Si l'art dépend de conditions politiques et sociologiques, c'est qu'il relève de
l'esprit du temps. L'unité matérielle et spirituelle des civilisations est posée plus fortement. Si l'art est un témoin
de développement, c'est qu'il montre la liberté se réalisant. Mais cette réalisation prend d'abord la figure concrète
d'une dépendance entre l'art et l'esprit du temps. Même si Hegel ordonne les civilisations égyptiennes, grecques
et très largement chrétiennes dans un devenir téléologique, qui est celui de l'humanité européenne, c'est lui qui
permet au champ ainsi libéré d'une science du concret, autant qu'à une philosophie de l'art, de se constituer.
Ce que Hegel permet de poser, c'est l'unité morphologique du style et de l'esprit du temps. Du coup l'art est
d'abord l'expression de l'histoire de son époque, il est fils de l'esprit du temps. Le Beau lui-même s'historicise. Le
bon goût et la norme classique, qui permettaient à Hume d'affirmer la prééminence de l'Europe ne suffisent plus
pour cautionner la confiscation des arts par l'Europe. Si le beau n'est pas anhistorique, la pensée classique, Hume
y compris, a tort de voir dans le goût de l'époque l'unité de mesure qui permet de jauger, d'ordonner les arts du
passé selon l'échelle d'un progrès qui serait celui du bon goût. Pour Hume, l'art civilisé se limite à la Grèce et à
certains pays d'Europe (il pense principalement à l'Italie, à la France du XVIIe) et cela se justifie par la norme du
goût. Mais puisque Hegel montre l'historicité du beau, il donne les moyens de penser le changement de styles
autrement que comme progrès, déroulement qui culmine vers l'Europe. Si l'art, incarnant l'Idée du beau (à un
moment de son développement) exprime en même temps la conscience d'un peuple, alors on peut suspecter
d'unilatéralilté le jugement de goût qu'une époque porte sur les autres civilisations qu'elle connaît. L'art, le goût,
le beau s'enracinent dans un terroir. Leur partialité est nécessaire.
Il y a donc une diversité géohistorique des civilisations et un lien organique entre état de la culture, productions
des arts et techniques et statut des arts. Si nous renonçons à lire le devenir comme développement de l'Esprit,
télos de l'humanité européenne, si nous voulons considérer le développement sans l'indexer sur un progrès, il
reste à penser quel sens nous donnons au déroulement du devenir et quel sens l'art prend dans ce déroulement.
2) Valeur comparée des styles et des oeuvres :
le problème de la naissance et de la dégénérescence des styles.
Penser le déroulement sous forme de progrès conduit à hiérarchiser les civilisations, à fondre chronologie,
maturation naturelle (croissance et mort) et développement logique en un seul devenir. Or, s'il est sûr que la
chronologie joue un rôle dans le développement de l'art (nous héritons d'un certain état de la question), la valeur
esthétique s'oppose à la valeur historique en ceci que l'art d'une civilisation plus ancienne dans le temps n'en a
pas pour autant une valeur moindre à celle de l'art récent. La chronologie en elle-même n'est pas porteuse de
sens. Mais il y a une historicité du style qui ne dure pas éternellement, qui naît et se développe dans le temps
comme un être naturel. Cela pose le problème de la naissance et de la dégénérescence des styles.
Depuis Vasari, l'idée d'un progrès de l'art, indexé sur la maturation du développement humain, s'est imposé à la
conscience européenne. Cela dit que la vie de l'art ne développe pas la même valeur en chacun de ses moments :
valeur esthétique et historiques sont disjointes. Vasari aligne l'histoire de l'art renaissant comme celle de l'art
antique sur un schéma de développement qui est celui de l'enfance, de l'adolescence et de la maturité. Au
XVIIIe, Winckelmann thématise les quatre âges de l'art grec, art archaïque, art sublime, bel art, art des épigones :
le motif de la dégénérescence, d'une mort du style, que Vasari éludait avec élégance, fait son entrée : les
civilisations savent maintenant qu'elles sont mortelles (Valéry). Or, la dégénérescence du style est pensée au
XVIIIe, dans la fusion entre techniques et ethos, comme résultat ou cause de la corruption des moeurs. C'est la
thématique du luxe, qui projette l'indice de développement technique sur l'axe politique et moral de la corruption
des moeurs : la dissolution des moeurs, suite nécessaire du luxe, entraîne la corruption du goût, dit Rousseau
dans le Discours sur les sciences et les arts (en répondant négativement à la question formulée en 1750 par
l'Académie de Dijon, "Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les moeurs"). Prenant la
défense des arts, Hume montre que le luxe n'est pas corrupteur en lui-même et affirme :
"premièrement que les époques raffinées sont à la fois les plus heureuses et les plus vertueuses ;
deuxièmement que partout où le luxe cesse d'être innocent, il cesse aussi d'être bénéfique et que, quand il
dépasse un certain degré, il se trouve être d'une qualité pernicieuse, bien que ce ne soit peut-être pas la plus
pernicieuse pour la société publique" ("Du raffinement dans les arts", in Essais esthétiques, p. 48).
Pourtant,
"quand les arts et les sciences atteignent la perfection dans quelque Etat, à partir de ce moment là, ils déclinent
naturellement ou plutôt nécessairement, et (ils) ne revivent jamais ou rarement dans la nation où ils ont fleuri
antérieurement." ("De la naissance et du progrès des arts et des sciences", in Essais esthétiques).
C'est une théorie de la dégénérescence qui lie la décadence des arts non à la corruption des moeurs mais à une
corruption du goût par excès de civilisation. Les arts dégénèrent par excès de raffinement :
"c'est l'extrême dans lequel les hommes sont les plus aptes à tomber une fois que la culture a fait quelque
progrès et que des écrivains éminents sont apparus dans tous les genres littéraires (...) la tentative pour plaire par
la nouveauté éloigne les hommes de la simplicité de la nature, et remplit leurs écrits d'affectation et de pointes."
"De la simplicité et du raffinement dans l'art d'écrire", in Essais esthétiques, p. 78.
L'ornement remplace le naturel. L'ornement, le raffinement est le cas emblématique pour penser le passage du
canon classique à sa variation épigonale, le passage du bon goût (classique) au mauvais goût (baroque). Les deux
exemples déterminants qui se proposent à la conscience européenne sont le passage de l'art antique à l'art
paléochrétien et byzantin, pensé comme décadence, et l'opposition du classique et du baroque. Dans les deux cas,
l'art tardif est pensé comme décadence et cette décadence se repère stylistiquement par la profusion des
ornements ( tous les arts seraient soumis ainsi à un devenir naturel, passant de la rusticité de l'enfance sauvage à
l'épanouissement adulte de la civilisation avant de dégénérer sous la profusion sénile d'ornements et de
décorations vides de contenu, art pour l'art, perte de substance). Ce leitmotiv comprend donc le devenir naturel
du style comme naissance, exercice et mort. C'est le mérite des historiens d'art d'avoir opposé à cette théorie de
la dégénérescence naturelle une analyse structurale du style, qui permet de considérer la diversité des styles sans
les hiérarchiser.
A) Riegl et la décadence.
L'historien d'art Aloïs Riegl, dans son chef-d'oeuvre, la Spätrömische Kunstindustrie, édité à Vienne en 1901
(l'industrie d'art du Bas-empire romain, non traduit en français) montre que l'art du Bas-Empire romain, qui
accompagne la chute de l'Empire romain, ne doit pas être interprété comme décadence mais comme changement
de norme et naissance d'un nouveau paradigme. On n'expliquait les oeuvres de l'Antiquité tardive et des grandes
migrations que un effondrement du savoir-faire. Riegl répond : cette appréciation négative (un art barbare)
résulte de l'intolérance d'une esthétique normative dont les critères ne sont pas applicables à des objets qui
doivent leur naissance à une situation historique différente, qui se réclame d'autres idéaux esthétiques : d'une
autre table des valeurs. L'absence prétendue de "savoir-faire" n'est qu'un "vouloir-autrement".
Ainsi Riegl adapte-t-il le concept hégélien de l'esprit du temps, et pense l'art comme l'expression d'un
Kunstwollen, d'un vouloir artistique qui s'incarne dans un répertoire de formes, une morphologie spécifique. En
cela 1) Riegl introduit la relativité des valeurs esthétiques : "La Spätrömische Kunstindustrie est l'édit de
tolérance de notre discipline" dit l'historien d'art Otto Pächt (Questions de méthode en histoire de l'art, Munich,
1977, tr. fr. Lacoste, Paris, Macula, 1994, p. 150) et cette relativité permet d'élargir le champ d'appréciation
même si elle témoigne d'un relativisme décevant.
2) Les jugements de valeurs "excellence / décadence" doivent être proscrits parce qu'ils sont déductifs au lieu
d'être descriptifs et réfléchissants. Méthodologiquement, ils sont fautifs. Philosophiquement, ils confondent
l'histoire comme création de forme et l'histoire comme unité rétrospective :
"Quiconque veut voir une décadence dans la nouvelle conception de l'Antiquité tardive s'arroge le droit de
dicter aujourd'hui à l'esprit humain le chemin qu'il aurait dû prendre pour aller de la conception antique de la
nature à la conception moderne." (Spätrömische Kunstindustrie, éd. 1901, p. 216 ; 1927 ; p. 404).
L'important est que Riegl réfute la théorie de la décadence, au nom d'une analyse de la physionomie stylistique
(dont il esquisse les éléments dans la Grammaire des formes) qui permet de conférer à l'ornement une valeur qui
dépasse sa valeur décorative (décadente) et le montrer comme le problème abstrait du remplissement d'un plan.
Si Riegl s'intéresse aux arts mineurs, aux arts décoratifs (il a été conservateur du Musée des textiles à Vienne) et
aux périodes réputées décadentes, c'est qu'il écrit à un moment où le paradigme antique cesse d'être reçu par la
conscience européenne comme la seule nature de l'art. C'est parce que le paradigme de l'imitation de la nature
(spécialement du corps humain) pensé comme renaissance de la culture antique (Vasari, Winckelmann) est en
train de laisser la place à l'intérêt pour le non-figuratif, (Kandinsky peint sa première aquarelle abstraite en 1910)
que l'ornement, et inversement la rudesse primitive de l'art paléochrétien commencent à être appréciés sur la base
d'une norme du style différente, où l'illusion de la nature est remplacée par la pertinence expressive de la forme,
déliée de toute vocation mimétique. Autrement dit, une époque, celle du paradigme renaissant, est en train de se
clore.
Or c'est ce paradigme qui permettait d'unifier l'art comme un tout, de considérer la succession des artistes comme
une succession progressant dans la solution d'un problème. Ce qui veut dire qu'il y a, en art, des segments
d'histoire cumulative, mais c'est l'histoire d'un problème, et de sa résolution technique. Ce qui confère
rétrospectivement à l'histoire de l'art une unité si grande, c'est l'identité d'un problème qui finalise - et à bon droit
- un développement. Or la séquence qui va du XIVe au XXe siècle est finalisé par le schème de la perspective,
par l'imitation de la nature et il y a une séquence progressive qui, de génération en génération, s'attache à
résoudre uns à uns les mêmes problèmes (Ucello : la perspective, Bellini : l'espace et la lumière; Titien : la
couleur etc... voir Gombrich, Histoire de l'art). Mais il n'y a pas pour l'humanité toute entière, ni pour l'art dans
sa globalité un seul problème. Autrement dit l'unification rétrospective sous l'unité d'un problème passe
aisément, mais à tort, pour l'essence de l'art, en tout cas la perspective a joué un tel rôle pour la constitution du
l'esthétique comme discipline à partir du XVIIIe, est c'est ainsi que l'art s'eest arraché à la technique pour
conquérir son autonomie pour la conscience occidentale (et pour elle seule). L'avantage de s'en tinir à la
résolution d'un problème, c'est qu'on s'intéresse à la recherche en tant que telle (le paradigme est visé par les
artistes comme but de la recherche, on s'intéresse dinc aux solutions techniques mises en oeuvre), mais on
s'interdit ainsi de comprendre d'autres formes d'art : c'est ce qui arrive à Panofsky dans "L'évolution d'un schème
structural" (L'oeuvre d'art et sa signification). Alors qu'il cherche justement à montrer l'irréductibilité les uns aux
autres des canons égyptiens, byzantins, grec, médiévaux, Panofsky succombe au naturalisme (primat du canon
grec) et taxe l'art égyptien de maladresse (il l'évalue par rapport au canon grec).
Bref, c'est parce que s'éteint le paradigme renaissant que Riegl peut se rendre sensible au répertoire décoratif et
archaïque des arts réputés décadents, mais en même temps, il passe d'une conception naturaliste à une conception
structurale de l'oeuvre.
B) Wölfflin, le hors norme et le statut du baroque.
Le statut de l'art baroque est exactement similaire. L'épithète baroque (péjorative) est d'abord un jugement de
goût qui réprouve la bizarrerie, l'irrégularité (la perle baroque est une perle irrégulière) c'est-à-dire la
transgression de la règle, l'écart par rapport à la norme. Ce qu'on a rassemblé sous l'étiquette "baroque", c'est, de
la fin XVIe au XVIIIe, l'art hors norme, qui jurait avec le classique.
Figure de dégénérescence ornementale du classique, le baroque en vient (chez Focillon par exemple, La vie des
formes) à désigner toutes les époques tardives d'épuisement du style (gothique flamboyant). Mais lorsque
Wölfflin écrit en 1888 Renaissance et baroque, il consacre le baroque comme un style à part entière et lorsque en
1929, il rédige Les principes fondamentaux de l'histoire de l'art, il utilise un appareil de couples conceptuels :
(linéaire / pictural ; plan / profondeur ; fermé / ouvert ; pluralité / unité ; clarté / obscurité qui formalisent
souplement les différences morphologique entre le classique (1ère série du couple) et le baroque (2ème série).
Ces catégories temporelles, moulées sur l'histoire de la peinture et de l'architecture du XVIème au XVIIIème
siècle, attestent que, pour Wölfflin, le baroque n'est pas inférieur au classique, de même que pour Riegl, l'art
romain tardif n'est pas inférieur à l'art grec. Il s'agit d'opposer deux systèmes d'égale valeur mais d'inspiration
différente.
Ces catégories, Wölfflin les considère néanmoins comme archétypales, les inscrit dans une nature de la vision,
de la perception des formes qui est en même temps une histoire de la culture, de l'esprit (voir la fin des
Principes). Ces catégories sont donc artificiellement arrachées à l'histoire et non réfléchies (car il n'est pas sans
intérêt qu'elles s'imposent à l'historien à une époque déterminée).
Mais en tout cas Riegl et Wölfflin amorcent une analyse structurale des oeuvres, qui suppose une autonomie de
la forme, et dont la pertinence, la finesse et le détail sensible sont du plus haut mérite.
3) Histoire au présent.
Au lieu de concevoir la succession des époques et des styles comme une maturation, comme la succession des
âges de l'Esprit, maturation qui unifie toutes les productions dans un développement unifié, Wölfflin, comme
Riegl, signalent l'intérêt :
1. des arts réputés décadents, réputés médiocres, mineurs, les zones d'ombre de l'histoire,
2. de la pluralité de normes stylistiques simultanées (baroque et classique).
1.
Cela interdit de penser le développement des cultures, l'histoire humaine comme réalisation unifiée par un
progrès, ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas de progrès locaux, de solutions plus heureuses à des problèmes
identiques : c'est patent en architecture ; ce qui ne signifie pas non plus que l'art puisse être considéré comme
anhistorique : toute production d'art est tissée dans un réseau causal d'interaction, d'influences, de dépendance à
l'égard des autres formes d'art, passées et présentes - disponibles, et des problématiques du temps.
Mais Wölfflin, Riegl, permettent de s'intéresser aux formes pour elles-mêmes. Le gain de l'analyse structurale,
c'est qu'on échappe au relativisme comme au progrès. L'histoire des formes n'est plus le procès par lequel l'Esprit
se reconnaît lui-même symboliquement mais la vie des formes qui se développent historiquement. Cette vie des
formes n'exprime pas la maturation de l'Esprit, mais un réseau d'influences, de dépendances et d'écarts vis à vis
des règles constituées, de tentatives qui avortent ou qui ouvrent une tradition. Car l'intérêt pour l'histoire des
styles montre bien qu'on ne peut s'intéresser à l'art sans unifier telle portion de production d'objet sous l'autorité
d'un style. Mais le style ainsi dégagé permet une périodisation toujours rétrospective, hypothèse de travail,
construction heuristique. Unifier les productions d'une époque exige bien une norme, qui ne constitue pas la
nature de l'art mais l'autorité présente du style. C'est parce que la norme (le problème qui se pose aux artistes du
temps) n'est plus pensée comme nature mais comme création, que l'on échappe à l'unification rétrospective des
oeuvres, réduite au statut d'étapes jalonnant le progrès de l'art. Si cette norme est elle-même création, alors c'est
la constitution des règles et leurs transformations qui devient le vrai problème de l'histoire de l'art.
L'histoire de l'art est donc la lecture actuelle que nous faisons de l'art. C'est le présent de l'art qui permet la
lecture téléologiquement orientée du passé. Ainsi Hegel a raison d'affirmer que l'art appartient au passé, mais ce
passé est celui de la mémoire sélective du goût d'une époque. Ce rapport réfléchi avec le passé éclaire la
présence immédiate des oeuvres. Le problème qui se posait à nous était le suivant : à situer les oeuvres dans le
temps, sommes-nous condamnés à osciller entre une lecture téléologique de l'histoire comme progrès unifié, ou
une historicité confuse et contingente dont se détachent ici ou là quelques chefs-d'oeuvres atemporels ? Nous
constatons que le passé de l'art est constitué au présent , parce que c'est la norme actuelle du style qui nous
permet d'unifier rétrospectivement le passé des oeuvres et de les ordonner dans le cours d'une histoire, dont
l'objectivité réside en ceci qu'elle nous éclaire sur notre propre présent. En ce sens, on peut dire que c'est l'art, en
tant qu'il est ouverture à l'avenir, production, création, interprétation de la norme, qui détermine la lecture que
l'on donne du passé, comme conditions déterminant le présent. Cette détermination n'est ni un déterminisme
causal permettant d'inférer les problèmes que devront résoudre les oeuvres de demain (progrès linéaire), ni un
arbitraire (contingence de la situation historique ou initiative du génie individuel). Car la norme de l'art n'est ni
déterminante (au sens causal) ni indifférente. Comme le montre Kant aux par. 47-48 de la Critique du jugement,
la production d'art n'est pas déterminée par des règles constituantes, et on ne peut déduire le canon stylistique
d'une oeuvre ou d'une époque, mais on le produit rétrospectivement en réfléchissant sur ce qui est donné. C'est
bien la création qui est déterminante, mais elle entretient un rapport réfléchissant avec le passé qu'elle
sélectionne.
L'art a-t-il une histoire ?
Conclusion
L'art a bien une histoire, l'histoire qu'il se donne en fonction des exigences du goût présent. L'histoire de l'art est
la représentation que l'art se donne de son passé, c'est-à-dire de lui-même, qu'il pense sa norme comme naturalité
donnée dans la culture (l'art-artisanat) ou comme création culturelle valable pour les productions de toutes les
époques. Mais la valeur de l'oeuvre ou du genre excède leur situation historique. L'art possède en même temps,
dans la mesure où il est reçu par le goût du présent, une validité transhistorique. Les oeuvres qui marquent
échappent ainsi à leur insertion historique, parce qu'elles sont sauvées par le goût présent, qui salue leur actualité.
Ainsi, les oeuvres qui sont réduites à leur statut historique sont considérées seulement comme des témoins de
l'époque et minorées ; les oeuvres saluées comme grandes sont extraites de la succession parce qu'elle sont
éprouvées comme durables (elles nous touchent au présent et ne se contentent pas de jouer le rôle second de
symbole de la culture). La valeur de l'art ne se réduit pas à sa valeur historique, qu'il partage avec tous les
témoins existants mais tient à la valeur esthétique qu'on lui accorde aujourd'hui et qui lui reconnaît une actualité
présente.
Toute oeuvre d'art peut donc être pensée historiquement, mais sa valeur esthétique ne se réduit pas à sa valeur
historique.Tous les artefacts humains subsistants ont le même intérêt, celui d'exister comme témoins du passé et
d'offrir à la connaissance historique des indices de reconstitution objective du passé. La valeur historique est
donc le signe de la volonté de durer des hommes. C'est ainsi qu'est né le souci pour l'histoire, enquête sur le
présent ou le passé récent, par volonté de conserver l'événement, de lui offrir un support durable, plus durable
que la mémoire humaine. Mais cela montre la parenté indiscutable entre le projet scientifique de l'histoire et
l'ouvrage d'art : tous deux ont affaire au contingent. De même que Hérodote et Thucydide forment le projet de
conserver l'événement, visent l'éternel, non une éternité intemporelle, mais une permanence durable dans
l'actualité de la mémoire, - une actualité réfléchie, de même l'art conserve. Cela justifie l'affinité entre art et
histoire, au point qu'on puisse confondre leur rôle dans la culture et dans l'éducation :
"on a nommé les sciences historiques belles sciences parce qu'elles constituaient la nécessaire préparation et le
fondement des beaux-arts, aussi parce qu'on entendait par les sciences historiques la connaissance des produits
des beaux-arts (éloquence et poésie)" Kant, Critique du Jugement, par. 44.
On aurait tort, bien sûr, de tenir histoire et art pour identiques, mais ils procèdent tous deux de l'exigence
humaine de se hisser hors de la flèche contingente du temps : ils témoignent de la même volonté de conservation,
du même souci de créer un jour une oeuvre qui soit durable.
Cette conservation n'ouvre pas un domaine intemporel qui échappe à la succession temporelle. Elle concerne
l'actualité du sens que nous donnons rétrospectivement à la culture. Le passé n'est conçu qu'à partir de la tension
vers l'avenir qui détermine le présent comme toujours rétrospectif :
"C'est seulement à partir de la plus haute force du présent que vous avez le droit d'interpréter le passé... L'égal
ne peut être connu que par l'égal." Nietzsche, "De l'utilité et des inconvénients de l'histoire", par. 7 des
Considérations intempestives, Folio, 1990, p. 134.
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