20 Magazine La Gruyère / Samedi 10 novembre 2012 / www.lagruyere.ch L’apocalypse allemande HISTOIRE. Comment expliquer l’acharnement du régime hitlérien à se battre jusqu’à l’anéantissement? L’historien Ian Kershaw, auteur d’une monumentale biographie de Hitler, analyse dans son dernier ouvrage la fin du IIIe Reich, entre l’attentat contre le Führer et la capitulation sans condition. Un ouvrage édifiant. CLAUDE ZURCHER H itler mort, fallait-il encore se saluer en Allemagne par un «Heil Hitler»? En réponse à cette question, une mère de famille de la ville de Celle, en Basse-Saxe, encourage ses enfants de continuer à faire le salut hitlérien, «parce que Hitler est resté le Führer jusqu’à la fin». Mais, si ce geste put leur paraître trop curieux, elle leur laissait le choix de dire tout aussi bien un «bonjour». Une recommandation incongrue, au regard de la situation de l’Allemagne en cette fin avril 1945, mais qui illustre les difficultés à sortir de la logique d’un régime installé depuis douze ans et d’une guerre qui s’éternise. Car si les combats menés sur deux fronts n’empêchent pas que la guerre est perdue depuis de longs mois, le régime nazi refuse de capituler et pousse l’Allemagne dans une autodestruction qui n’a aucun équivalent dans l’histoire. Pourquoi la Seconde Guerre mondiale a-t-elle duré si longtemps? Comment un régime fanatique a-t-il pu entraîner dans sa chute la nation allemande? Quelles explications donner à cette résistance de la Wehrmacht à combattre jusqu’à la fin? Spécialiste du nazisme, l’historien anglais Ian Kershaw aborde dans son dernier li- Des condamnations à mort furent même prononcées après la capitulation. vre* les raisons qui ont conduit au maintien du régime hitlérien, alors que la situation est sans issue. Un ouvrage minutieux qui met en exergue la particularité de l’Allemagne nazie, au regard de la chute d’autres dictatures, et son caractère exceptionnel. ● DESTRUCTION DE MASSE De juillet 1944, marqué le 20 par l’attentat raté contre Hitler, au 8 mai 1945, la guerre aura concentré sa force destructrice. En l’espace de ces dix mois, plus de civils allemands trouvèrent la mort que dans les années de guerre précédentes. Les raids de bombardement de l’aviation alliée firent 400000 morts et 800000 blessés, détruisant plus de 1800000 foyers et imposant l’évacuation de près de cinq millions de personnes. L’invasion puis l’occupation soviétique des régions orientales de l’Allemagne, dès janvier 1945, firent environ un demimillion de morts parmi les civils. Les pertes militaires allemandes furent aussi élevées dans les dix derniers mois de la guerre que depuis 1939. Sur les 18,2 millions d’Allemands ayant servi dans l’armée, 5,3 millions perdirent la vie au cours du conflit. Près de la moitié d’entre Les pertes militaires allemandes furent aussi élevées dans les dix derniers mois de la guerre que depuis 1939, soit 2,6 millions de morts dans les troupes entre juillet 1944 et le 8 mai 1945 (photo tirée du film «La Chute»). eux (2,6 millions, dont 1,5 million sur le front Est) se firent tuer dans les dix derniers mois. Vers la fin, entre 300000 et 400000 soldats mourraient chaque mois. Chiffres effarants, et cela en laissant de côté, comme le note Kershaw, «les misères et les souffrances inouïes ainsi que la multitude des victimes parmi les citoyens des autres pays.» ● LA TERREUR NAZIE Ce coût de la guerre dans ces derniers mois, l’Allemagne était prête à le payer. Selon Kershaw, les Allemands n’avaient pas d’autres choix. Plusieurs raisons sont mises en exergue. A mesure que le régime plongeait vers le chaos, il se radicalisait et intensifiait la terreur contre toute forme d’opposition et de défaitisme (des condamnations à mort furent même prononcées après la capitulation). Des formes d’intimidation que symbolisent les «tribunaux mobiles» assurant une justice expéditive aussi bien parmi les déserteurs de l’armée que parmi une population défaitiste sur laquelle une propagande irréelle n’avait plus d’emprise et qui voit ses adolescents et ses vieillards mobilisés dans le Volksturm pour poursuivre la «guerre totale» sanctifiée par Goebbels. «Le régime représentait un grave danger pour ses concitoyens, et celui-ci ne fit que croître après la vive intensification de la terreur en février 1945. On conçoit parfaitement que la population ait été très intimidée. Dans un régime à l’agonie, la terreur, auparavant exportée, re- vint en boomerang frapper la population allemande, et pas simplement les minorités persécutées.» ● «HORDES ASIATIQUES» ET «BÊTES BOLCHEVIQUES» Autre raison essentielle à la poursuite des combats, surtout sur le front de l’Est, c’est la sauvagerie de la guerre. Les troupes allemandes qui avaient commis des crimes de masse lors de la conquête de l’Union soviétique savaient que la guerre engagée contre l’armée Rouge était une lutte à mort et qu’elles n’avaient aucune miséricorde à attendre. De leur côté, les Soviétiques, à mesure qu’ils avançaient sur Berlin, se livraient à des atrocités sur la population civile, notamment par des campagnes de viols et d’exécution. «Le combat idéologique contre “les hordes asiatiques” et les “bêtes bolcheviques”» et la défense de la patrie se confondaient de manière subliminale en un effort désespéré pour repousser la menace évidente sur les familles et les foyers ou venger les atrocités de l’armée Rouge. Au-delà de ses motivations, les soldats combattaient par solidarité avec leurs camarades et, en dernière instance, pour leur survie.» ● LA CLÉ DE HITLER Reste une troisième raison fondamentale. Elle est à chercher au cœur du régime, dans le lien entre Hitler, son appareil d’Etat, ses ministres, dont Albert Speer, le ministre de l’armement qui favorisa la poursuite de la guerre par sa capacité à organiser la production, et ses généraux. Même quand ces derniers étaient en désaccord avec la stratégie du Führer, ils se conformaient à ses décisions. Refuser d’obéir, d’autant plus que les ordres devenaient absurdes, était considéré par cette élite militaire comme une forme de trahison envers l’Allemagne. Mais, surtout, jamais Hitler ne dévia du leitmotiv de sa vie poli- tique: «La lâche capitulation et la révolution de 1918 ne se répéteraient en aucune façon». La personnalité du Führer, son intransigeance, sa capacité d’envoûtement comptèrent jusqu’aux dernières semaines du régime et jouèrent un grand rôle dans la poursuite de la lutte. Le pouvoir absolu mis en place par Hitler, qui reposait sur la fragmentation de la gouvernance, empêcha sa destitution, contrairement à Mussolini, déposé en juillet 1943 par le Conseil fasciste. «Affronter Hitler dans quelque instance organisée que ce fût, politique ou militaire, était totalement impossible». Dès lors, malgré le fait que l’aura charismatique du Führer se réduisait aux yeux des Allemands, la nature du régime nazi, par cette division des instances dirigeantes et par leur soumission à Hitler, put se maintenir jusqu’à sa désintégration. ■ * Ian Kershaw, La fin, Allemagne 1944-1945, Seuil Reconstruire l’Europe Après guerre, la somme de l’historien Tony Judt, peut se lire bien évidemment dans le prolongement de l’œuvre de Ian Kershaw. En 1945, l’Europe est dévastée, l’Allemagne livrée au chaos et ses régions orientales placées sous la domination des Soviétiques alors que s’installe le Rideau de fer entre les puissances victorieuses et les prémices de cette Guerre froide qui durera quarantecinq ans. L’historien anglais Tony Judt a abondamment étudié cette sortie de la guerre qui allait conditionner l’avenir du continent. Comment l’Europe a-t-elle réussi à se redresser? Quelles furent les conséquences de cette fracture imposée entre les deux blocs? Comment la lente acceptation de la responsabilité de l’Holocauste a-t-elle influencé la notion d’identité européenne? Autant de questions dont l’écho résonne encore aujourd’hui, particulièrement dans une Europe en crise, marquée par ses différences économiques mais aussi par l’héritage de cette guerre qui, vingt et un an après la Première Guerre mondiale, allait la conduire vers l’abîme. CZ Tony Judt, Après guerre, une histoire de l’Europe depuis 1945, Armand Colin