ANNUAIRE EHESS 1982-1984 LA CONNAISSANCE DE LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE M. Edgar MORIN, Directeur de recherche au CNRS Compte rendu d'enseignement: Le problème de la connaissance scientifique est abordé à partir d'un deuxième regard sur les différentes conceptions critiques ou analytiques de la science, issues soit du champ philosophique proprement dit, soit d'un champ plus précisément épistémologique. Ainsi, j'ai considéré le point de vue critique de Husserl dans la crise de la science européenne, le point de vue épistémologique de Bachelard et le point de vue philosophico-historique de Koyré, le point de vue de l'École de Francfort, notamment tel qu'il a été développé par Habermas et enfin les points de vue issus du cercle de Vienne qui se sont développés à travers la philosophie analytique. L'histoire du positivisme logique nous a semblé révélatrice, puisque, se fondant au départ sur les certitudes de l'objectivité scientifique et de la logique, il aboutit à la remise en question de toute certitude et à une conception complexe de la scientificité. Le tournant s’est effectué à partir du moment où Popper a montré l'insuffisance de la vérification et de l'induction pour fonder la vérité d'une théorie scientifique. Puis différents auteurs dont Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Quine ont montré chacun à leur manière que la scientificité se fondait sur des présupposés non scientifiques se trouvant au noyau « dur » pour employer une expression de Lakatos, des théories. Sur cette base, le séminaire a envisagé: 1) la construction théorique, c'est-à-dire le phénomène proprement organisateur des théories scientifiques ; 2) l'activité créatrice ou imaginatrice sous-jacente à l'élaboration théorique ; 3) le problème de l'évolution et le problème du progrès dans les sciences; 4) le problème de la sociologie de l'activité scientifique d'une part et du rôle de la science dans la société de l'autre. La recherche centrale à travers ces exposés a été d'essayer d'élaborer une théorie de la connaissance scientifique en sociologisant et en transformant quelques idées de Popper. La scientificité n'est pas une propriété inhérente à certains esprits dits scientifiques, mais résulte du respect d'une règle de jeu fondamentale: celle de la vérification/réfutation. Pour que cette règle fonctionne, il faut qu'il y ait conflit, antagonisme entre différentes théories et pour qu'il y ait ce conflit, il faut qu'il y ait différentes visions du monde ou postulats métaphysiques qui s'affrontent à travers les théories. Autrement dit, l'activité scientifique suppose une pluralité antagoniste où les partenaires acceptent fondamentalement une règle du jeu commune. Les différents constituants du monde scientifique sont unis par l'adhésion justement à cette règle, ce qui suppose l'adhésion à un certain nombre de valeurs fondamentales communes notamment concernant la recherche de la vérité. Dans ce sens, on peut dire que l'ensemble du monde scientifique constitue à la fois une « communauté » (Gemeinschaft) c'est-à-dire un ensemble humain profondément solidaire dans l'adhésion à certaines valeurs dont la valeur suprême de la règle du jeu scientifique, mais en même temps une « société »(Gesellschaft), dans le sens où ce terme signifie conflit, rivalité, jeu des intérêts, etc. Autrement dit, c'est à travers cette double notion complémentaire/ antagoniste de communauté/société que peut être compris le phénomène de la scientificité, à commencer par celui de l'objectivité. L'objectivité, dans un sens, apparaît comme la marque évidente de la réalité objective sur les esprits. Seulement pour que cette marque soit évidente, il faut qu'il y ait une multiplicité d'observateursexpérimentateurs d'accord sur les procédures et protocoles d'observation/expérimentation c'est-à-dire qu'il faut qu'il y ait cette communauté/société scientifique et il faut qu'il y ait échanges et accords Intersubjectifs. Autrement dit, le premier fondement de l'objectivité, c'est i'inter-subjectivité, le consensus intersubjectif. lequel évidemment se base sur cette double réalité socioculturelle (communauté/société), Mais il faut penser aussi que cette réalité socioculturelle de cette communauté/société scientifique est un phénomène historique. La science en tant que telle ne s'est détachée de la philosophie ou des autres activités cognitives que de façon assez récente. Elle ne s'est institutionnalisée véritablement qu'à partir du XVIIIe et si la science s'est détachée de la philosophie, elle a hérité d'elle quelque chose que la philosophie a institué à Athènes en s'autoconstituant et qui est la règle fondamentale du débat d'idées, où les arguments peuvent s'affronter saris qu'il y ait un tabou ou une sanction théologique ou politique qui puissent l'altérer, Ainsi s'est instituée ce que Popper appelle la " tradition critique ». Après la fermeture de l'École d'Athènes, cette tradition critique a été interrompue pendant quelques siècles puis a réapparu dans des conditions nouvelles : c'est à la suite de cette "renaissance" que la science s'est détachée de la philosophie en constituant à la fois sa méthode et sa règle de jeu. Ainsi, on peut dire que l'objectivité est le produit d'un formidable processus historico-sociologico-culturel. Et, dans ce sens, on peut considérer l'objectivité comme un produit sociohistorique. Mals une fois que cette objectivité est établie. elle transcende ces conditions de formation puisque, effectivement, elle est et demeure vérifiable et critiquable sans cesse dans des conditions spatio-temporelles données. Ainsi les données objectives et les relations objectives concernant les mouvements de la terre autour du soleil sont valables tant que terre et soleil continuent de perdurer dans les conditions présentes. On peut dire que cela vaut depuis quelques millions d'années et qu'après la mort du soleil, ceci ne vaudra plus. Dans ce saris, la réalité est indépendante des esprits et des consciences qui la découvrent, mais pour qu'elle devienne objective dans ces esprits et dans ces consciences, il faut ce formidable processus historique et le perpétuel recommencement du processus scientifique. RECHERCHES INTERDISCIPLINAIRES Exposés de conférenciers extérieurs: - Charles Bogdansky: Théorie du régulon, ses applications en anthropologie et sociologie. - Mario Borillo : Le raisonnement, perspectives et limites de la formalisation. - Manuel de Dieguez : Causalité et connaissance théorique. - Gérard Pinson : Structure hologrammatique dans les organisations complexes. - Patrick Tort: Le darwinisme et l'évolutionnisme: science/idéologie. - Michel Slubicki : Problèmes autour de la logique de Hegel. Activité scientifique : Missions et conférences: Université catholique de Louvain, Unité de philosophie des sciences biomédicales, Séminaire " biologie, éthique et sciences sociales,,, mars 1983. - New York University, French Department, Seminaire " La complexité dans les sciences et dans les lettres », octobre 1983. Publications: Articles ou contributions : " L'extraordinaire problème : le cerveau et l'esprit " pp. 3-9, AFCET/Interfaces, n° 25, nov. 1984. - « L'inséparabilité des notions d'ordre et de désordre», pp. 269-292, Ordre et désordre, XXIXe Rencontres internationales de Genève, Genève, éd. de la Baconnière, 1984. - "Blind intelligence and He Loved Big Brothers" pp. 165-169, Man, State and Society in Question, Shlomo Giora Shoham et Francis Rosensthiel (eds) for the Council of Europe, New York, McMillan, 1985. - « Sur la définition de la complexité», colloque Science et Pratique de la complexité, Montpellier, mai 1984, organisé par The United Nations University, Tokyo, à paraître. – « Le devenir du devenir », Temps Libre, 1983, n° 8, pp. 5-31. Ouvrages : De la nature de l'URSS, Fayard, Paris, 1983. Le Rose et le noir, Galilée, Paris, 1984. Science et conscience de la complexité, coordination C. Atias et J.L. Lemoigne, Aix-en-Provence, Librairie de l'Université, 1984. Sociologie, Fayard, Paris, 1984. 481