Les langues autochtones du Québec

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Introduction1
Alors que le Québec pouvait s’enorgueillir de la présence d’environ une dizaine
de langues autochtones sur son territoire, quelques-unes d’entre elles, comme le
huron et le malécite, en sont aujourd’hui disparues, et celles qui ont survécu sont
gravement menacées. Cette situation n’est pas inédite puisque plusieurs organisa­
tions internationales, dont l’UNESCO, prédisent à court terme la disparition d’un
grand nombre de langues à travers le monde. La situation est très préoccupante : elle
mérite d’emblée analyse et réflexion, mais sans exclure, comme on le verra plus loin,
la nécessité de mettre sur pied des plans d’action réalistes et fondés sur un examen
de la dynamique sociolinguistique à laquelle les communautés sont confrontées.
1. La filiation linguistique
La diversité du patrimoine linguistique autochtone du Québec s’articule en une
dizaine de langues regroupées en trois familles linguistiques distinctes. Une famille
linguistique regroupe un nombre de langues ou de groupes de langues remontant
à un ancêtre commun, pris le plus souvent sur une échelle de quelques milliers
d’années. Les trois familles en question sont : les langues iroquoiennes, les langues
algonquiennes et les langues de la famille esquimau-aléoute (ou eskaléoute). Au
Québec, les langues iroquoiennes sont représentées par le mohawk et le huronwendat, tandis que les langues algonquiennes sont l’atikamekw2, l’algonquin, l’abé­
naquis, le cri, l’innu3, le micmac, le naskapi et, jadis, le malécite. Quant à la famille
esquimau-aléoute, elle est incarnée au Québec par l’inuktitut4.
Cependant, l’aire de dispersion de chacune de ces trois familles linguistiques
dépasse les limites du Québec. La famille esquimau-aléoute couvre la région arctique
du Canada nordique, de même que le Groenland et l’Alaska, et elle s’étend jusqu’à
la pointe nord-est de la Sibérie (voir Dorais, 2010). Quant à la langue inuite comme
telle, Dorais rapporte (2010, p. 27) qu’elle comptait 100 775 locuteurs au tour­
nant des années 2000. Répartis entre le nord de l’Alaska, l’Arctique canadien et le
Groenland, ces locuteurs partagent une langue commune et, toujours selon Dorais,
1.
2.
3.
4.
Je tiens à remercier Louis-Jacques Dorais, Magali Lachapelle et Renée Lambert-Brétière, qui ont généreusement
consenti des commentaires sur une version antérieure de ce chapitre, ainsi que le Conseil de recherche en
sciences humaines du Canada pour son soutien financier (subvention 856-2004-1068 ; 856-2009-0073).
Nous utilisons ici l’ethnonyme en usage dans ces communautés.
L’endonyme « innu » a remplacé le terme « montagnais » depuis une quinzaine d’années.
Voir la carte des communautés autochtones qui figure à la page vii.
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Les langues autochtones du Québec
peuvent se comprendre en dépit des différences dialectales. La famille linguistique
iroquoienne comporte une douzaine de langues réparties de la région des Grands
Lacs jusqu’en Caroline du Nord. Pour ce qui est de la famille linguistique algon­
quienne, elle se répartit de l’Atlantique aux Rocheuses et couvre le centre du terri­
toire québécois, le nord-est des États-Unis et s’étend jusqu’au Kentucky et dans les
Carolines, de même que dans la région des Grands Lacs.
2.Des caractéristiques linguistiques communes
Les langues autochtones présentent un ensemble de traits linguistiques communs.
Au chapitre des propriétés linguistiques, comme la plupart des autres langues
autochtones d’Amérique du Nord, les langues autochtones du Québec sont poly­
synthétiques. Cette expression renvoie à l’organisation de base de la langue qui est
de pouvoir exprimer au moyen d’un seul verbe ce qui nécessite une phrase complète
dans les langues indo-européennes (comme le français et l’anglais). Dans les langues
polysynthétiques, la marque qui sert à exprimer la personne et le nombre dans la
conjugaison verbale tient lieu de pronom, si bien que le verbe peut s’utiliser sans
aucune autre forme externe de sujet ou de complément d’objet. Cela est illustré
par l’exemple suivant, tiré de l’innu, lequel constitue une phrase complète ne
­comportant qu’un seul verbe.
(1) tshuapamitin
« je te vois »
De plus, ces langues ont la propriété de pouvoir composer des verbes presque
à l’infini en assemblant en un seul mot un ensemble de pièces de base selon des
patrons préétablis qui permettent, notamment, d’incorporer des noms dans le
verbe. Nous reproduisons un exemple de l’inuktitut (2) tiré de Dorais (2010, p. 9) et
du mohawk (3) repris de Mithun (1992, p. 242).
(2) Illuliuqatigilaaqtara
illu-
liu-
qati-
gi-
laaq-tara
maison- construire-compagnon-avoir.pour- futur-je.le/la
je l’aurai pour compagnon pour construire une maison (notre traduction
de l’anglais)
(3) thaetsitewatewistohsera’tarihà :thake’
th-a-etsi-te-w-ate-wistohsera-’tarih-à :t-ha-k-e’
nous ne continuerons plus à chauffer notre beurre
Cela ne signifie évidemment pas que la langue n’est constituée que de suites de
verbes. Néanmoins, une part importante de son apprentissage consiste à maîtriser
l’art de former des verbes et de les conjuguer correctement.
À patrimoine linguistique menacé, riposte organisée
Nous ne pousserons pas davantage la présentation des aspects purement
linguistiques de ces langues. En revanche, leur situation sociolinguistique dans le
Québec contemporain doit être explicitée afin d’éclairer le contexte dans lequel elles
évoluent et, partant, les problèmes abordés dans les chapitres qui composent le
présent ouvrage.
3. La situation sociolinguistique
Les langues autochtones évoluent dans un contexte bien particulier, dont voici les
principaux éléments. Il n’y a pas lieu ici de reprendre l’examen détaillé des statis­
tiques disponibles, et nous renvoyons le lecteur intéressé à la lecture de Maurais
(1992), de même qu’aux mises à jour rapportées dans Hot et Terraza (chapitre 2 de
ce livre) et Drapeau (à paraître). Qu’il suffise de dire que, selon les données issues
du recensement de 2006, environ un tiers des Autochtones québécois utiliseraient
une langue autochtone à la maison (Statistique Canada, 2007). Toujours selon les
mêmes sources, les chiffres absolus de locuteurs sont très bas, avec un total de 41 025
locuteurs, toutes langues confondues, parmi lesquels figurent5 : 2 030 locuteurs de
l’algonquin ; 5 360 de l’atikamekw ; 13 550 du cri ; 590 du micmac ; 9 470 de l’innunaskapi ; 90 du mohawk6 ; et 9 740 de l’inuktitut. Les principales caractéristiques de
la situation sont que :
• chaque langue est parlée par un bassin restreint de locuteurs, répartis dans des
communautés très petites et souvent éloignées les unes des autres ;
• les langues autochtones sont des langues de tradition orale ; elles ne possédaient
pas de corpus écrit et n’utilisaient pas de système d’écriture uniformisé ; l’écrit
dans ces langues occupe encore aujourd’hui des fonctions très marginales ;
• leur état minoritaire oblige les personnes de langue maternelle autochtone à
devenir bilingues en langue majoritaire (français ou anglais) ; le bilinguisme
langue autochtone/langue majoritaire est en voie de généralisation par le biais
de la scolarisation, mais aussi par la fréquentation des médias de masse ou tout
simplement pour communiquer avec les non-Autochtones ;
• le bilinguisme parmi les Autochtones scolarisés instaure, dans les communautés
mêmes, un état de diglossie généralisé : la langue autochtone est utilisée dans
les situations informelles de communication entre les membres de la commu­
nauté et la langue majoritaire est utilisée dans les situations plus formelles,
notamment dans toutes celles qui requièrent l’utilisation de l’écrit ;
5.
6.
Les données sur le nombre de locuteurs peuvent varier selon la base de calcul. Les chiffres présentés ici prennent
pour base l’ensemble du Québec, ce qui inclut les Autochtones résidant à l’extérieur des réserves et autres
communautés autochtones.
Les données concernant le nombre de locuteurs du mohawk ne sont que partielles en raison d’un dénombre­
ment incomplet.
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Les langues autochtones du Québec
• le bilinguisme généralisé dans la population a pour effet pervers de provoquer
l’abandon graduel de la langue ancestrale au profit du français ou de l’anglais.
Ces facteurs expliquent la grande fragilité des langues encore parlées sur le terri­
toire du Québec7. On sait toutefois que la situation à cet égard est inégale selon les
groupes. Distinguons donc quelques cas de figure, forcément schématiques, mais
qui permettent de mieux cerner l’évolution de la situation.
3.1. Les communautés qui n’ont plus de locuteurs natifs
Les Québécois sont bien placés pour savoir à quel point la langue constitue un
symbole important de l’identité ethnique. Les groupes comme les Hurons-Wendats
et les Innus d’Essipit (les Escoumins), qui ne possèdent plus de locuteurs natifs,
se sentent à juste titre dépossédés d’une partie de leur héritage culturel. Il existe
partout chez les groupes autochtones, dans les Amériques comme dans le Pacifique,
de forts mouvements de revitalisation des langues menacées de disparition. Ces
groupes tentent, tant bien que mal, de se réapproprier leur langue ancestrale. Il va
sans dire que la pente est extrêmement dure à remonter si tant est qu’une langue
n’ayant plus de locuteurs natifs puisse être ressuscitée. À cet égard, le parallèle avec
la situation de l’hébreu a ses limites. En effet, bien que cette langue n’ait pas été
transmise comme langue maternelle pendant des siècles, elle restait, à l’instar du latin
pour les catholiques, la langue de la liturgie. Elle était consignée dans une somme
impressionnante de textes religieux transmis et appris méthodiquement de géné­
ration en génération. Malgré cela, il reste néanmoins que les générations actuelles
d’Autochtones se sentent investies d’un devoir de mémoire envers leurs ancêtres, et
les mouvements de revitalisation doivent se comprendre dans ce contexte. Dans ce
livre, le chapitre 6 (Dorais, Lukaniec et Sioui) en fournit d’ailleurs une illustration
éloquente à partir du cas du huron-wendat.
3.2.Les communautés où la langue ancestrale
est en voie de disparition
Plusieurs communautés sont déjà très avancées dans le processus de transfert
à la langue majoritaire. Dans de tels contextes, selon le degré d’avancement du
processus, le nombre de locuteurs natifs de la langue par tranche d’âge prend la
forme d’une pyramide inversée. Plus les locuteurs sont âgés, plus ils maîtrisent la
langue ; et plus ils sont jeunes, moins ils la maîtrisent. Le processus de transfert
à la langue majoritaire se déroule ainsi sur plusieurs générations. En réaction au
transfert qui porte atteinte, à divers degrés, à la quasi-totalité des langues autoch­
tones parlées au Canada, il existe une prolifération d’initiatives ayant pour objectif
d’éviter que la langue ancestrale ne se perde définitivement. Souvent, cela prend
7.
Voir aussi Rigsby (1987) pour une analyse très éclairante de la situation sociolinguistique des peuples autoch­
tones à travers le monde.
À patrimoine linguistique menacé, riposte organisée
la forme de programmes bilingues dans les écoles, où les enfants apprennent leur
langue ancestrale comme langue seconde. Des projets de ce type ont été mis en
place parmi les Mohawks, chez qui les efforts d’endiguer les pertes de locuteurs
datent déjà d’une quarantaine d’années (Kansy, 1987 ; Mithun et Chafe, 1979). Chez
les Innus, la communauté de Mashteuiatsh s’est penchée sur la question (Drapeau
et Moar, 1996), et un projet d’immersion linguistique a été implanté au cours des
dernières années. Sarkar et al. (chapitre 5 de ce livre) font état de la mise en œuvre de
cours de mi’gmaq8 « langue seconde » pour adultes dans la communauté de Listuguj,
selon une méthode originale développée par une résidente de la communauté, qui
est également coauteure du chapitre.
Il est une distinction cruciale qu’il ne faut pas occulter ici : les projets de revi­
talisation linguistique à travers le monde ont presque toujours pour objectif de
développer un bassin de locuteurs de la langue ancestrale comme langue seconde
(Fishman, 1990). On a très peu documenté de cas où une communauté en voie de
transfert d’allégeance linguistique a réussi à endiguer les transferts et à augmenter la
proportion d’enfants qui ont la langue ancestrale comme langue première (Dorian,
1987). Assurer que la langue reste présente dans la communauté comme langue
seconde est une chose à l’évidence possible, mais atteindre l’objectif d’accroître la
proportion de locuteurs qui ont la langue ancestrale comme langue maternelle en
est une autre. C’est un projet beaucoup plus ambitieux, voire impossible à réaliser,
car la dynamique du transfert d’allégeance linguistique, une fois enclenchée, obéit
à une logique très difficile à renverser.
3.3.Les communautés où la langue ancestrale
est encore apprise par les enfants
Il y a une vingtaine d’années, le Québec était la province canadienne où les langues
ancestrales indigènes étaient le mieux préservées (Maurais, 1992). Cela reste encore
vrai aujourd’hui, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas eu de détérioration
de la situation. Lorsqu’on prend la peine de les interroger sur la question, il est
frappant de voir à quel point les membres des communautés ont une conscience
aigüe de la menace qui pèse sur leur langue et qui se traduit, entre autres, par la
détérioration des compétences linguistiques des plus jeunes locuteurs (Drapeau
et Moar, 1996 ; Oudin et Drapeau, 1993). C’est pour pallier cette dégradation des
compétences en langue maternelle que plusieurs communautés ont mis sur pied des
cours en langue autochtone dans leurs écoles. Dans certains cas, des programmes
bilingues de transition ont été implantés (Drapeau, 1989 et de la Sablonnière et al.,
chapitre 4 de ce livre).
8.
Nous reproduisons ici l’ethnonyme utilisé dans le chapitre de Sarkar et al.
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