Jordi Martí I Grau La culture transforme la ville Séminaire – vendredi 12 avril 2013 MuCEM-Marseille Marseille, le 12 avril 2013 On nous demande toujours de raconter ce qui est arrivé dans la ville de Barcelone, en terme de transformation urbaine et ce qui a provoqué autant d’attention du monde entier. Mais avant de vous raconter quelques-unes des choses que nous avons faites à Barcelone, je voudrais vous faire part de quelques réflexions, parce qu'il me semble que nous nous trouvons à présent dans un contexte très différent de celui qui existait lorsque la ville de Barcelone a effectué sa grande transformation dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et même durant la première décennie du XXIe siècle. Si les problèmes à Barcelone, dans les années quatre-vingt, étaient propres à une ville qui sortait d'une très longue période de dictature politique, les difficultés qu’elle rencontre aujourd’hui, ressemblent sûrement beaucoup plus à celles de Marseille, de Paris, de Berlin et de n'importe quelle ville européenne d'aujourd'hui, dans un contexte où la crise économique est accompagnée d'une crise sociale, d'une crise des valeurs, d'une crise politique extrêmement importante et, d'une certaine manière, aussi d'une crise culturelle. Nous avons parlé de la culture comme élément de transformation de la ville. Je vais faire une autre proposition : il n'y a pas de ville sans culture, et pas de culture sans ville. C'est radical, j'en conviens. Ce n'est pas que l'un soit le transformateur de l'autre, mais il s'agit plutôt des deux faces d'une même pièce de monnaie. La culture comme chemin vers la liberté, la véritable culture, libérée de l'autorité de la famille, de la tribu ou du poids de la religion a besoin de l'environnement urbain pour se développer. Enlever cette culture de la ville, c'est comme sortir un poisson hors de l'eau. Par ailleurs, la ville sans culture devient pure urbanisation. Mais une première question se pose : il y a aujourd'hui dans le monde une grande part de l'urbanisation qui est urbaine, mais qui ne fait pas « ville » : quelle est la différence ? L'absence de culture d'un point de vue collectif. Lorsque nous arrivons dans ces zones urbaines, urbanisées, nous avons la sensation qu'on en a extrait l'ADN citoyen, qu'on leur a extirpé la vitalité de ce que nous avons toujours connu comme ville. Je vais donner un exemple extrême: quelques-uns d'entre vous connaissent probablement l'Amérique latine. Les ensembles en copropriété brésiliens fermés sur euxmêmes ou les grands espaces urbains à la périphérie des grandes capitales latinoaméricaines sont des environnements urbains présentant une très haute qualité de vie, mais ce n'est pas la ville. Ces lieux n'ont pas la diversité, la vitalité, l'espace pour que la culture puisse se développer comme chemin vers la liberté. De la même manière, il se produit exactement la même chose au Brésil que ce soit en copropriété fermée ou dans la favela misérable à l'extrémité d'une grande ville comme Sao Paulo, ou dans le centre de Rio de Janeiro. De ce point de vue, c'est exactement le même phénomène : la qualité de vie d'un lieu à l'autre est radicalement différente, mais ce sont des zones urbaines auxquelles on a enlevé la condition de ville. Par conséquent, en cette période de crise, où c’est pour ainsi dire la mode de déclarer qu'il faut sauver des choses, quand la crise éclate, comme elle a éclaté en Europe, nous essayons tous de sauver ce que nous pouvons. Nous voulons sauver l'État providence, nous voulons sauver l'Europe, nous voulons sauver l'euro, nous voulons sauver les conditions de vie, le système public de santé, l'éducation publique. Moi, je vous propose de considérer ce que probablement l'alliance entre la culture et la ville nous permet, c'est-àdire de sauver l’un et l’autre. En d’autres mots, si nous sauvons la ville, au sens propre du terme, nous sauverons la culture, et si nous sauvons la culture, ce ne sera probablement qu'en sauvant la ville. Que lui arrive-t-il aujourd'hui, à la ville ? Nous avons entendu parler aujourd'hui à maintes reprises de la transformation de la ville. Et j'entends de nombreux politiciens nous parler de la ville — quel politicien ne se présentera pas à des élections sans dire « comment je vais transformer ma ville », « je vous propose une transformation de la ville ». Je vais vous dire une chose : il me semble que les villes aujourd'hui sont déjà transformées, qu'elles sont déjà absolument différentes de ce qu'elles étaient à la fin du siècle dernier, il y a à peine plus de trente ans. Que leur est-il arrivé ? Quelle est cette Marseille, le 12 avril 2013 transformation réelle des villes ? Réponse : elles ont changé d'échelle. La ville si française du flâneur, du promeneur, qui capte d’un point de vue d’être humain, la complexité de l'espace urbain, est passée d'un coup à l'image de la « ville satellite », considérée comme un noyau, comme un nœud d'activité économique, mais qui a perdu sa dimension humaine. La ville est dissoute. La quantité, l'expansion, l'explosion (certains géographes ont parlé de l'explosion de la ville) influent évidemment sur la qualité de la vie urbaine, sur la qualité de la ville en tant que ville. Par ailleurs, l'identité de la ville est la non-identité. Actuellement, il y a une explosion de la diversité en ville. On me dit que nous devons continuer de transformer Barcelone. En moins de quinze ans, Barcelone est passée de moins de 1 ou 2 % de population immigrée à plus de 20%. Dans certains quartiers de Barcelone, 50% des citoyens sont nés à l'étranger. Et nous devons continuer à transformer la ville ? N'est-ce pas là un facteur suffisamment important pour penser de quelle manière nous allons maintenir la ville, l'adapter à ces transformations sociales et économiques si importantes ? Françoise Choay parle de ville « bipolaire » ou « bifrontale », où la ville peut être vécue de deux façons, et ce sont de plus en plus des villes duales : des secteurs de la population profitent non seulement des services culturels qu'offrent la ville, mais aussi de l'espace varié, de l'expérience complexe qu'offre la ville, et il y a un nombre grandissant de citoyens qui en sont exclus. Nous avons les résultats d'une enquête menée à Barcelone, sur les habitudes et la qualité de vie des Barcelonais. Cette enquête relève des faits importants comme la croissance des inégalités sociales et économiques, qui sont une réalité indiscutable, ou comment le fait qu'une ville comme Barcelone frôle de nouveau des seuils de pauvreté, voire d’extrême pauvreté, qui font que nous trouvons dans cette ville des familles dont les enfants en bas âge n’ont pas accès aux biens et services de base, y compris la nourriture. Voilà des choses qui surprennent et que je n'aurais jamais imaginé voir resurgir à Barcelone. On dit que « nous avons inventé l'État providence pour rééquilibrer les inégalités sociales provoquées par le marché ». Or, selon le calcul de la distribution des revenus publics sous forme de services publics ou, directement, d'aide publique à la société, l'enquête révèle que l’État confirme et amplifie les inégalités plutôt que de les réduire. C'est-à-dire que l'intervention publique non seulement ne résout pas ce que provoque les marchés financiers contemporains qui se sont emballés, mais elle amplifie leurs actions. Motif pour repenser les politiques publiques, non pas pour les transformer, mais pour les adapter à une nouvelle réalité. Les Grecs définissaient la ville toujours par deux mots : l'urbs et la civitas. L'urbs était l'occupation du territoire, la forme physique de la ville ; la civitas, le fait culturel et social. Toutes deux étaient étroitement liées. La représentation symbolique de la ville comprenait ces deux parties : l'étendue territoriale, le territoire en soi, et le fait culturel, ou symbolique et social. Aujourd'hui, il y a aussi une fracture entre les deux. La ville que nous représentons, que représenterait la richesse symbolique et culturelle de la ville, celle que nous recevons en tant que touristes, lorsque nous arrivons à Marseille et qu'à l'hôtel on nous donne le plan et les points d'intérêt de la ville, ne coïncide pas avec l'occupation territoriale, ne coïncide pas avec l'urbs. L'urbs s'est étendue, le phénomène urbain a crû sans permettre la croissance de la ville. Et, finalement, une autre séparation a disparu; le fait que la ville se définissait comme l'opposé du monde rural. Les Grecs ne disaient-ils pas que Dieu fit la campagne et que l'homme fit la ville ? Or, aujourd'hui l'espace urbain et l'espace rural se confondent, il n'existe pas de distinction entre ce qui est rural et ce qui est urbain dans le contexte européen. Tous ces changements font que beaucoup d'experts de la ville parlent de la post-city. Laissez-moi de vous dire que lorsque nous ajoutons à une notion le préfixe post pour décrire quelque chose de nouveau, c'est que nous ne savons pas très bien ce qui est nouveau, c’est que nous n'avons pas trouvé de mot qui puisse définir cette nouveauté, et la seule chose que nous pouvons dire alors est que « ce n'est plus exactement ce que c'était », d’où l’emploi du mot post. Marseille, le 12 avril 2013 Par conséquent, la question sera de savoir comment articuler cette ville qui se dissout devant nous, cette ville qui se fracture entre l'urbs et la civitas, cette ville qui se fracture socialement devant nous, qui éclate sur le plan de la diversité culturelle, cette ville qui a changé d'échelle. De quelle manière cette nouvelle réalité urbaine retrouvera-t-elle la condition de ville au sens propre du mot, cet espace qui est le lieu de la culture au sens de chemin vers la liberté ? Je vous dirai que l'objectif sera de savoir de quelle manière la culture et l'adéquation entre la culture et le phénomène urbain nous permettent de récupérer la ville. Et à mon avis, il y a une conception des politiques urbaines et culturelles que nous devons transcender, et c'est l'idée de la culture comme élément transformateur, la culture comme ressource. Nous avons utilisé abondamment cette idée à Barcelone où tout le changement des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix s’est basé sur la culture comme élément de transformation. - La culture a permis la transformation de la vieille ville de Barcelone, le centre historique, l'axe culturel. Elle a permis la construction des musées, des opéras, des centres culturels contemporains, et le sauvetage du centre historique, qui était largement abandonné. - La culture a servi pour aider à la transformation économique (Barcelone est passée d'une économie de ville industrielle à une économie de services). Le tourisme représente aujourd'hui plus de 15% du produit intérieur brut de la ville. Dans les années quatre-vingt, il était très rare d'entendre une autre langue que le catalan ou le castillan dans les rues de Barcelone. Aujourd'hui, nous connaissons presque une invasion touristique, surtout lorsqu'arrive le beau temps comme maintenant, et ainsi la culture est devenue un instrument de transformation économique. - Aujourd'hui, elle est un instrument de transformation symbolique. Lorsque les Barcelonais parcourent le monde aujourd’hui et disent « Je suis de Barcelone », on leur répond toujours avec un sourire : « Ah, Barcelone ». Parce qu'il s'agit de la ville de Messi, oui, mais aussi très souvent parce que les gens savent que c'est une ville méditerranéenne qui possède une série de caractéristiques propres, et qu'ils admirent le fait que cette ville ait su se transformer en si peu de temps. Mais aujourd'hui le défi de Barcelone n'est pas de continuer sur le même chemin, de poursuivre sa transformation vers un horizon, vers un futur dont on ne sait pas de quoi il sera fait. Aujourd'hui, l'objectif de Barcelone, et, à mon humble avis, aussi de beaucoup d'autres villes européennes consiste à déterminer comment récupérer la condition de ville dans une ville qui s'est transformée, qui s'est déjà transformée sur le plan économique, social, politique et territorial. Le concept de développement en général avait trois piliers : le pilier économique a été le premier ; de fait, la croissance économique est devenue pendant de nombreuses années l'axe, l'élément clé, et le produit intérieur brut est devenu l'indicateur sacro-saint de la croissance et du développement du territoire ; s'ajoute le pilier social (une société croît, mais elle doit croître en favorisant l'équité sociale, une juste distribution des revenus ; l'invention de l'État providence, et en cela l'Europe a été une pionnière, a servi à équilibrer la situation, car la croissance à n'importe quel prix sur le plan social n'était pas acceptable) ; et, à la fin du XXe siècle, le pilier environnemental s'est ajouté au concept de développement. De fait, aujourd'hui, nous devons croître économiquement en respectant l'équité sociale, mais en plus, sans compromettre les ressources des années à venir. Marseille, le 12 avril 2013 La culture a été jusqu'à maintenant un instrument qui nous a aidé à croître dans les trois domaines, que ce soit pour la transformation sociale ou pour la croissance économique ou environnementale. Il y a un théoricien australien, John Hawks, qui a énoncé une théorie considérant la culture comme le quatrième pilier de développement. Ce qu’il dit : « nous devons placer la dimension culturelle au même niveau que la croissance économique, le développement social, le développement environnemental ». Il la place au même niveau, en lui donnant la même importance. Ce n'est pas « quelque chose pour », mais cela fait partie d'une condition qui lui est propre. Amartya Sen, prix Nobel d'économie en 1998, qui a élaboré l'indicateur de développement humain, qui a pour objectif de mesurer l’état du développement humain dans les villes a produit un rapport, en 2004, sur la façon dont la culture influence le développement. Et lui-même disait que c'est le facteur intangible associé à la vie dans l'espace public, à la quantité d'équipements culturels, d'espaces publics, de bibliothèques, qui faisait que même des pays ayant des indicateurs de développement humain inférieurs à d'autres sont préférés ou semblent meilleurs que d'autres qui avaient des indicateurs objectifs supérieurs. C'est le seul problème du développement culturel, à savoir que la culture ne peut être ni mesurée ni pesée. Je peux savoir si Barcelone a plus de croissance économique que Marseille, parce que je peux savoir quel est le produit intérieur brut de Barcelone et de Marseille, et le diviser par le nombre d'habitants et obtenir des indicateurs exacts. Je peux savoir si Barcelone est plus équilibrée socialement que Marseille, connaître la distribution du revenu par famille ou l'indicateur de développement humain. Je peux savoir si Marseille est plus ou moins respectueuse que Barcelone en matière d’environnement. Nous pourrions arriver à savoir si les industries à Marseille sont plus propres ou non, si la qualité de l'air est meilleure ou pire, si on recycle davantage à un endroit qu'à un autre. Mais est-ce que je pourrais trouver un indicateur qui mesure si la culture de Marseille est meilleure ou moins vibrante que celle de Barcelone ? Sera-t-il possible de le déterminer ? Croyez-vous que le fait de constater qu'il y a plus de musées à un endroit qu'à un autre, qu'il y a plus de bibliothèques, ou même qu'il y a plus d'universités, pourrait indiquer si la vie culturelle de Marseille est plus riche que celle de Barcelone ? Ce n'est pas possible. Il y a eu beaucoup Marseille, le 12 avril 2013 d'experts internationaux qui discutent de la possibilité d'établir une batterie d'indicateurs culturels. De mon point de vue, il s'agit d'une dimension très claire du développement, mais qu'il nous est très difficile d'additionner et de soustraire. Quelles sont les relations qui s'établissent entre les quatre piliers du développement. L'influence de la culture sur l'économie est indiscutable, mais aussi celle de l'économie sur la culture, de même que sur la société, ainsi que celle de la société sur la culture. Quelles seraient les politiques culturelles fondées sur la base de ce paradigme différent, ne visant pas à transformer, mais à sauvegarder la condition urbaine ? Les axes classiques ont été le patrimoine et l'identité, le soutien à la création artistique et à la génération de connaissances, et la démocratisation, terme, disons-le, étroitement lié à la France et à Malraux. Il s’agissait de faire parvenir la culture aux citoyens, dans un but évangélique, la culture étant considérée comme « quelque chose que peu possèdent et qu'il faut démocratiser, en y donnant accès ». Remarquez, si nous le traduisons d'une autre façon, l'axe politique est le patrimoine, la construction de la nation basée sur la construction patrimoniale. En ce qui a trait à la création culturelle, il s'agit du soutien à la création artistique ; et du point de vue social, c'est la démocratisation. Voyons quels seraient les nouveaux axes. L’enjeu sur le plan politique réside sur la participation, il s’agit de parvenir à ce que le citoyen ne soit pas seulement celui qui reçoit, mais qu'il soit aussi un acteur de la création culturelle dans la ville. Le soutien à la création a aujourd'hui un alter ego : les industries culturelles, les entreprises de la culture et la communication. Et la démocratisation, la diversité culturelle et la mémoire. Ceci configure des axes reliés les uns aux autres. Marseille, le 12 avril 2013 Je ne vais pas m'étendre sur le sujet, mais si je pouvais résumer les axes actuels, qui ne remplacent pas, mais qui complètent les axes classiques des politiques culturelles, je dirais que c'est l'approfondissement de la dimension sociale de la culture. Si la culture ne joue pas ce rôle, si elle se dilue, disons, dans l'ensemble de la ville et de la vie urbaine, nous ne récupérons pas l'idée de ville au sens global. En 2006, nous avons élaboré à Barcelone un plan culturel stratégique en essayant de les transformer en axes d'intervention concrets. Nous avons dégagé six axes: - la culture comme générateur de richesse : les industries culturelles; - la culture comme facteur de cohésion sociale : les bibliothèques; - la culture comme élément de promotion internationale; - la ville comme patrimoine: vers un tourisme culturel; - intégrer le secteur culturel à la nouvelle ère digitale; - la culture comme facteur de construction métropolitaine. La mémoire doit transformer le patrimoine en quelque chose de vivant pour les citoyens. La mémoire fait appel à la dimension sociale, à la dimension humaine du patrimoine en tant qu'héritage qui servent de trait d’union. Le directeur du Musée d'histoire de Barcelone disait que « le Musée d'histoire est le miroir de Barcelone ». Pourquoi ? Parce qu'il est le miroir dans lequel tout Barcelonais qui se regarde peut confronter son propre itinéraire personnel avec celui de sa ville, et dresser ainsi les ponts qui existent entre l'un et l'autre. Il ne rend pas visite aux ancêtres romains de Barcelone comme s'il visitait une autre ville. Non, le musée doit plutôt réussir à trouver ce fil invisible qui relie l'histoire collective à l'histoire individuelle de chacun. Diversité culturelle, industries culturelles, culture et métropole, voilà la nouvelle géographie de la ville. Marseille, le 12 avril 2013 Pour tout complément d’information, consulter : http://www.lafabriquedelacite.com/ Marseille, le 12 avril 2013