La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise

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Université Lyon 2
Institut d’Etudes politiques de Lyon
La crise de Fachoda vue par la presse
lyonnaise (septembre-novembre 1898) :
humeur politique de la France à l’orée du
XXe siècle
DUCLOUD Grégoire
ème
Mémoire de séminaire 4
année- Secteur Affaires internationales
Séminaire : Histoire politique des XIXe et XX siècles
Direction : Monsieur Bruno Benoit, professeur d’histoire contemporaine
Date de soutenance : 5 septembre 2011
Jury : Messieurs Bruno Benoit et Gilles Vergnon, maître de conférences en histoire contemporaine
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques . .
A/ Deux mondes s’affrontent . .
1) L’enjeu de la communication . .
2) L’opposition de stéréotypes . .
3) Une véritable anglophobie ? . .
B/ Une rivalité dans le jeu des intrigues européennes et mondiales . .
1) Anglo-saxons versus latins . .
2) Le couple franco-britannique au sein de l’Europe . .
Partie II Fachoda : reflet du modèle colonialiste européen de la fin du XIXe siècle . .
A/ L’Afrique : zone de tensions et de convoitises . .
1) Quand La France rencontre l’Angleterre . .
2) Les grands enjeux africains sous la lumière du jour . .
B/ Le monde colonisé vu par la presse . .
1) Le goût de l’aventure . .
2) La mission civilisatrice européenne . .
Partie III Fachoda : révélateur de la situation intérieure française . .
A/ La crise de l’affaire Dreyfus . .
1) Les événements de l’automne 1898 et leur traitement médiatique . .
2) Un pays divisé, des esprits échauffés . .
3) L’attitude vis-à-vis du gouvernement . .
B/ Les traits de la société française de l’époque . .
1) Au cœur des institutions françaises : l’armée . .
2) L’honneur : un facteur ambigu de pacification comme de conflictualité . .
Conclusion . .
Bibliographie . .
Ouvrages . .
Articles de revues . .
Dictionnaire . .
Sites internet . .
Sources . .
Annexes . .
Annexe I . .
Le partage de l’Afrique . .
Annexe II . .
Les colonies en Afrique Occidentale . .
Annexe III . .
L’exploration de l’Afrique et la mission Congo-Nil . .
Annexe IV . .
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La localité de Fachoda . .
Annexe V . .
Les emires coloniaux français et britannique . .
Annexe VI . .
La crise de Fachoda dans le Progrès illustré . .
Annexe VII . .
Les principaux acteurs . .
Annexe VIII . .
Chronologie . .
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Remerciements
Remerciements
Je tiens à remercier Monsieur Bruno Benoit, mon directeur de mémoire, pour ses encouragements
et ses conseils avisés qui m’ont guidé de manière efficace tout au long de mon travail.
Je tiens également à remercier ma mère et ma belle-mère pour leur travail de relecture et de
commentaires ainsi que tous ceux qui m’ont encouragé dans mon travail.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Introduction
De nos jours presque personne en France ne connaît Kodok, petite bourgade du Soudan
établie sur les rives du Nil Blanc et située à environ 600 kilomètres au sud de Khartoum.
Même sous son ancienne appellation, Fachoda (ou Fashoda ou encore Faschoda), ce
village reste inconnu de nos contemporains. C’est pourtant pour ce coin reculé de l’Afrique
que la France et la Grande-Bretagne ont failli entrer en guerre l’une contre l’autre à l’automne
1898. Cette amnésie collective résulte en partie du fait que la crise en elle-même ait été
un affrontement diplomatique plus que militaire. Les oppositions franco-britanniques qui
sont restées dans les mémoires sont, au cours de l’histoire, presque toutes fondées sur
des événements guerriers. Que ce soit le siège d’Orléans pendant la guerre de Cent Ans,
Fontenoy en 1745, Trafalgar, ou encore Waterloo, les marqueurs de la rivalité francobritannique sont sur le long terme caractérisés par le croisement du fer ou la salve des armes
à feu. En ce qui concerne Fachoda, l’élément militaire est certes présent, mais ce dernier
reste recalé au second plan. Que pèsent une centaine de Français et quelques milliers
d’Anglais au fin fond du Soudan face à des dizaines de milliers de soldats rassemblés dans
la campagne belge au matin du 18 juin 1815 ? D’autre part l’échec de la France lors de
cet événement facilite son placement dans les fonds de tiroirs de la mémoire collective
nationale.
Le grand public a donc oublié cet incident d’apparence mineur, mais qui demeure être
un fait déterminant dans l’évolution des relations franco-britanniques d’avant la Première
Guerre mondiale. Dans le monde universitaire, Fachoda n’a pas été oublié. De nombreux
ouvrages ont été écrits à ce sujet, mais la plupart d’entre eux sont centrés sur la mission du
capitaine Marchand envoyé pour ouvrir un débouché sur le Nil et sur les correspondances
entre les chancelleries de Paris et de Londres. A dire vrai il n’y a rien d’étonnant à cela
puisque cette crise est principalement diplomatique.
L’ambition de ce mémoire est donc d’apporter un regard nouveau sur cette crise, reflet
des relations franco-britanniques de la fin de XIXe siècle. Cet intérêt porté aux rapports
entre l’Hexagone et, comme la nomment certaines mauvaises langues, « la Perfide Albion »,
résulte de mon attirance pour ce pays riche par son histoire et sa culture, souvent raillé par
des Français inondés de clichés tous plus réducteurs les uns que les autres. A noter qu’il
en va de même dans le sens inverse. C’est donc vers ces deux anciennes nations, acteurs
historiques importants de la construction de l’Europe et du monde actuel, rivales séculaires
rompues au jeu du « je t’aime moi non plus » que l’objet de ce mémoire se tourne.
L’autre ambition de ce travail se rapporte à la question de l’oubli évoqué précédemment.
Si l’on en croit Marc Michel dans l’introduction de son livre Fachoda : Guerre sur le Nil, les
manuels scolaires des classes de première Malet-Isaac de 1961, ne font qu’une allusion à
cet incident même si une illustration est encore présente. « Aujourd’hui », dit l’auteur, « on
ne trouve même plus une ligne dans aucun manuel, ni dans aucun dictionnaire français
destiné au grand public ». L’autre événement majeur dans les relations franco-britanniques
de la fin du XIXe siècle, début du XXe, sur lequel ce mémoire aurait pu se porter, n’est autre
que l’Entente cordiale de 1904. Néanmoins la popularité de cet événement le rendait moins
attrayant dans une perspective de mise en valeur. L’anniversaire du centenaire de l’Entente
cordiale célébré en avril 2004 par Jacques Chirac et la reine Elizabeth II, ne permet pas par
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Introduction
conséquent de faire connaître un fait historique déjà connu de tous. Fachoda correspondait
donc parfaitement à cette exigence de mise en valeur d’un événement peu connu des
rapports franco-britanniques.
A cela, s’ajoute bien entendu la dimension coloniale de la crise qui permet d’aborder
un autre domaine d’étude historique passionnant mais délicat en raison des querelles liées
à la mémoire de la colonisation. Il faut donc bien noter que ce mémoire, inscrit dans une
démarche de travail historique, ne propose que d’éclairer le lecteur sur le fait colonial tel qu’il
était vécu et perçu à l’époque. Il ne s’agit en rien d’encenser ou de critiquer ce phénomène
mais bien d’apporter une vérité historique exempte de jugement et qui se propose de coller
au mieux à la réalité de la fin du XIXe siècle.
Le sujet a pour objectif, comme le souligne son intitulé, d’étudier la crise de Fachoda
à travers le prisme de la presse lyonnaise de l’époque. Pourquoi les journaux lyonnais ?
Premièrement, pour une raison pratique, puisqu’étant étudiant à Lyon, j’ai pu régulièrement
consulter les archives tout au long de l’année. Deuxièmement, Lyon, étant l’une des
plus grandes villes de province, « serait traditionnellement anglophobe, selon le consul
1
britannique depuis le XIXe siècle » , notamment en raison de la concurrence textile de la
Grande-Bretagne. Par conséquent, l’une des questions soulevées par ce travail revient à
savoir si, à travers sa presse, Lyon présente le caractère d’une ville anglophobe en 1898.
Afin de pouvoir travailler sur la crise de Fachoda, il a fallu choisir un certain nombre
de journaux lyonnais. L’époque transitoire entre les XIXe et XXe siècles est une période
faste pour le développement de nombreux petits journaux, facilité entre autres, par la loi
sur la liberté de la presse de 1881. Les choix en matière de sources sont donc multiples.
Cependant le traitement de l’actualité internationale par la presse régionale et locale permet
d’effectuer une sélection efficace en raison du grand nombre de journaux consacrés aux
affaires touchant aux affaires locales, voire nationales. Les trois journaux utilisés dans
ce mémoire sont donc Le Progrès, Le Nouvelliste ainsi que Le Salut Public. Une brève
présentation de ces journaux s’impose.
En premier lieu, Le Progrès, principal quotidien lyonnais actuel et aussi le plus ancien
puisque sa première apparition date de 1859. Même s’il n’est pas encore le plus tiré des
journaux lyonnais de l’époque, Le Progrès connaît à la fin du XIXe siècle sa période
2
d’expansion (60 000 exemplaire en 1882 ; 140 000 en toute fin de siècle) . Journal
républicain d’opposition sous le second empire, le quotidien défend l’idée d’une information
la plus complète et la plus fidèle à la réalité, comme le souligne son premier numéro du 12
décembre 1859
3
:
« Le Progrès se propose en premier lieu de donner à ses lecteurs, non pas
des amplifications plus ou moins littéraires sur des thèmes connus, mais un
ensemble d’études exactes, de renseignements positifs sur tous les grands
faits politiques, économiques, littéraires, scientifiques, qui, à Lyon ou dans les
départements voisins, en France ou à l’étranger, méritent l’examen d’un esprit
sérieux. [...] Notre journal sera, nous l’espérons, un résumé méthodique, exact et
complet, du mouvement général des idées, des choses et des hommes. »
1
2
Fabrice Serodes, Anglophobie et politique- De Fachoda à Mers el-Kébir, L’Harmattan, Paris, 2010, p 40.
Bibliothèque municipale de Lyon, « L’Esprit d’un siècle : Lyon 1800-1914 »,
http://www.pointsdactu.org/article.php3?
id_article=830 , consulté le 05. 07. 2011
3
Ibid.
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7
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
En 1898, le journal suit la ligne des républicains modérés et des radicaux. Il est aussi
dreyfusard.
Le second journal traité pour le besoin de ce mémoire est Le Nouvelliste. Publié
4
pour la première fois le 15 mai 1879 , il défend des idées conservatrices proches des
vues monarchistes et fait valoir sa proximité avec l’Eglise. Réputé fiable concernant les
informations qu’il développe, il est très apprécié par les hautes sphères de la société
lyonnaise. Il est quant à lui antidreyfusard.
Enfin, Le Salut Public, journal ne se vendant qu’à Lyon et dans sa banlieue. Publié
5
pour la première fois le 13 mars 1848 ce journal apparaît en 1898 être un journal tourné
vers la droite nationaliste et autoritaire. Son antidreyfusisme ardent et la description de ses
objectifs dans son premier numéro
6
en sont la parfaite illustration :
« Jusqu’à présent, les enseignements de la Presse ne s’adressaient guère qu’à
une classe limitée de lecteurs. Aujourd’hui, son action et son influence doivent
s’étendre beaucoup plus loin, et pénétrer, s’il est possible, dans les habitations
les plus reculées de nos campagnes. Il importe, en effet, que tous les citoyens
puissent connaître toute l’étendue des droits dont ils jouissent ; il importe qu’ils
soient dirigés dans le choix de leurs mandataires et sachent à quoi s’en tenir sur
les affaires du pays. L’éducation politique du peuple, voilà le premier devoir du
gouvernement nouveau et de la Presse. »
Le Lyon Républicain, autre grand journal lyonnais, ne figure pas parmi cette sélection
notamment en raison de sa proximité idéologique avec Le Progrès. Avec les trois journaux
cités précédemment nous avons par conséquent un journal républicain modéré destiné au
grand public, un journal conservateur mais gardant un caractère « modéré » du fait d’un
public aisé et instruit et enfin un journal à faible portée mais aux discours virulents.
er
L’étude de la presse s’étend sur la période allant du 1 septembre au 20 novembre
1898 (21 novembre pour le Salut Public), ainsi que sur les journées allant du 28 au 31 mai
1899, période du retour du commandant Marchand en France. Le crise de Fachoda, au
sens strict, ne commence que le 19 septembre lorsque les missions française et angloégyptienne se rencontrent, et se termine le 4 novembre lorsque le ministre français des
Affaires étrangères demande le retrait de la mission Marchand. Faire remonter l’étude des
er
journaux au 1 septembre, permet de voir l’évolution de l’Affaire Dreyfus, affaire fortement
liée à celle de Fachoda, ainsi que la marche des forces anglo-égyptiennes lors de la
reconquête du Soudan.
La date du 20 novembre n’est en rien particulière ; elle correspond à la fin de la mention
de la crise de Fachoda, ou tout du moins des problèmes avec la Grande-Bretagne dans les
journaux lyonnais étudiés. Ainsi il est plus facile de voir les réactions et l’état d’esprit des
journaux une fois le retrait français ordonné.
Cette étude de la presse nous conduit in extenso à réfléchir à la question d’opinion
publique et à la part de vérité qu’elle véhicule. Il convient en premier lieu de s’interroger sur
la signification de l’opinion publique.
4
5
6
8
Ibid.
Ibid.
Ibid.
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Introduction
Si l’on s’en réfère au Petit Larousse illustré de 2004, cette notion se définit comme
« la manière de penser la plus répandue dans une société, celle de la majorité du corps
social ». Derrière cette définition simple qui réduit l’idée d’opinion publique à la pensée
majoritaire dans une société, se cache une plus grande complexité. C’est ce qu’affirme
George Burdeau dans l’Encyclopaedia Universalis lorsqu’il dit que « l’opinion publique fait
partie des phénomènes sociaux apparemment évidents, mais qui se dérobent à l’analyse
dès que celle-ci vise à la précision scientifique ». L’opinion publique peut-elle se revendiquer
de ce que pense la majorité des individus, au risque de laisser de côté toutes les opinions
minoritaires et de donc de considérer leur rôle, leur influence comme inexistants ? De l’autre
côté, trop insister sur la diversité de l’opinion remettrait en cause son existence même.
Ce phénomène est donc difficile à appréhender, même de nos jours. La tâche est encore
beaucoup plus ardue pour l’historien qui ne bénéficie pas de l’appui d’un certain nombre
d’outils de mesure (comme les sondages par exemple) pour effectuer une analyse précise
de l’opinion publique. Si l’on prend l’année 1898, les indicateurs disponibles sont les rapports
préfectoraux, ceux de la police et bien entendu la presse. Mais est-elle un bon baromètre
de cette opinion ? Les journaux reflètent-ils dans une parfaite neutralité l’état d’esprit de la
population ou ne fabriquent-ils pas eux-mêmes l’opinion publique en orientant les opinions
individuelles ? Ce débat ne peut se clore définitivement sur telle ou telle position. La vérité
semble se trouver à mi-chemin entre unicité et diversité de l’opinion, et entre influences
réciproques existant entre les individus et la presse. L’analyse des journaux lyonnais sur
la question de Fachoda est donc une tâche délicate à réaliser, et où l’interprétation prend
plus d’importance que jamais.
Suite à cette réflexion sur l’étude de l’opinion publique, il convient d’introduire le
contexte de ce dernier quart du XIXe siècle afin de mieux comprendre l’éclatement de
l’incident de Fachoda.
Il faut tout d’abord se replonger dans l’histoire de l’Europe dès 1870 et voir quels traits
significatifs ressortent pour caractériser cette période tant d’un point de vue politique, que
socio-économique ou encore idéologique.
La scène politique est bouleversée en 1871 lorsque l’empire allemand se forme aux
dépens de la France de Napoléon III, amputée dorénavant de l’Alsace et de l’actuelle
Moselle. Bismarck, chancelier impérial, organise par conséquent la réorganisation de
l’Europe, isolant une France blessée et revancharde et centrant l’Allemagne au cœur d’un
jeu d’alliances complexe. Ces systèmes bismarckiens fonctionnent jusqu’en 1890, date de
renvoi du Chancelier et du revirement de la politique impériale tournée désormais sur le
monde et non plus sur la seule Europe. Moins contrainte qu’auparavant, la France trouve
dans la Russie un allié improbable pour faire face à la Duplice formée par l’Allemagne et
l’Autriche-Hongrie en 1879 (rejointes par l’Italie trois ans plus tard). Un système de bloc se
met en place dans la dernière décennie du siècle, bien que celui-ci reste fragile et variable.
Il faut aussi signaler que ce quart de siècle signifie le développement progressif des Etatsnations aux dépens des empires multinationaux. Outre l’Allemagne (1870-1871) et l’Italie
(1860-1870), les Etats balkaniques se dégagent de la tutelle ottomane notamment après
7
la paix de San Stefano (mars 1878) et le Congrès de Berlin (juin-juillet 1878) , tous deux
consécutifs à la défaite de la Sublime Porte face aux forces slaves menées par le tsar de
Russie.
7
Patrice Touchard, Christine Bermond-Bousquet, Patrick Cabanel, Maxime Lefebvre (dir.), Le siècle des excès- De 1870 à
nos jours, PUF, Paris, 1992, p 97.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Les années 1880 sont aussi le point de départ de l’aventure coloniale organisée par
les Etats européens. La colonisation n’est pas un phénomène nouveau, loin de là, mais
elle a très souvent été un phénomène généré par l’initiative privée. L’un des premiers faits
marquants de cet âge impérialiste se déroule en 1882 lorsque France et Grande-Bretagne
interviennent militairement en Egypte (même si dans les faits, seule la seconde intervient).
Autre date importante, la Conférence de Berlin qui se tient de novembre 1884 à février
1885. Cette réunion des puissances européennes organise et prépare le partage de l’Afrique
entre les colonisateurs affamés de nouvelles conquêtes. La compétition, déjà existante
avant cette date, s’intensifie fortement ; chacun veut s’approprier le plus grand territoire aux
dépens des autres.
Dans le domaine socio-économique, la Grande Dépression (1873-1896) ralentit le
taux de croissance des économies, poussant de nombreuses firmes et établissements
bancaires à faire faillite (comme l’Union générale en France en 1882). La réaction à
cette crise se manifeste donc à travers le phénomène de concentration d’entreprises,
réduisant l’importance du capitalisme familial au profit d’un capitalisme industriel, ce
dernier engendrant une transformation de l’organisation industrielle et favorisant l’essor
des économies allemandes ou encore américaines. Par voie de fait, le mouvement ouvrier
prend de l’ampleur et se radicalise à travers les différents mouvements communistes et
anarchistes disséminés à travers l’Europe.
L’aspect idéologique de l’époque est marqué par l’âge d’or du positivisme, doctrine
fondée par Auguste Comte, et inaugurant « un nouveau régime intellectuel caractérisé par
8
la certitude, la précision, la réalité, l’utilité » , et dévoué à la recherche de lois invariables à
l’origine de tout phénomène. C’est l’époque où la foi dans le progrès technique, la science,
règnent en maître. Une petite inflexion apparaît néanmoins dans les années 1890, avec la
9
résurgence de courants antipositivistes, fruits d’une « atmosphère fin de siècle » , où une
partie de l’élite s’interroge, doute, et remet en cause la domination d’un savoir rationnel tout
puissant. C’est aussi le temps du nationalisme, « doctrine qui affirme la prééminence de
l’intérêt de la nation par rapport aux intérêts des groupes, des classes, des individus qui
10
la constituent » , et de l’expansion à travers l’impérialisme, c’est-à-dire la « domination
militaire, économique, culturelles… d’un Etat ou d’un groupe d’Etats sur un autre Etat ou
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groupe d’Etats » . Les différents Etats européens se jaugent (dans les domaines militaires,
culturels…) et s’opposent pour savoir lequel d’entre eux se montre le plus digne d’être au
sommet de la pyramide hiérarchique des peuples.
Voici donc l’atmosphère générale de l’époque, succinctement résumée. Passons
maintenant à une échelle supérieure pour se centrer sur la France de 1898. Lorsque
l’incident de Fachoda se déclare, les Français vivent sous un régime républicain, troisième
du nom, né de la défaite du Second Empire en 1870. La décennie 1870 fut sans doute la plus
difficile, du fait que la jeune République était aux mains des bonapartistes et monarchistes,
traditionnels opposants à ce type de régime. Il faut attendre 1879 et le départ du président
Mac-Mahon pour que le régime voient les menaces peser sur son existence perdre de leur
importance. Les Républicains, guidés par Léon Gambetta et Jules Ferry, se réapproprient le
8
9
10
11
10
Frédéric Laupies (dir.), Dictionnaire de Culture générale, PUF, Paris, 2000, p 622.
P. Touchard, C. Bermond-Bousquet, P. Cabanel, M. Lefebvre, op. cit, p 34.
Petit Larousse illustré, Larousse, Paris, 2004.
Ibid.
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Introduction
pouvoir. Néanmoins, de nombreuses crises parsèment les années 1880 et 1890. L’une des
plus graves commence en 1894 lorsque le capitaine Alfred Dreyfus, officier juif alsacien,
est accusé d’intelligence avec l’ennemi. L’affaire fait grand bruit mais tout accuse l’officier
compromis. Pendant les trois années suivantes, l’affaire reste plus ou moins délaissée par
le grand public qui considère le cas résolu. Mais dans l’ombre, les proches de Dreyfus,
certains de son innocence, tentent de faire éclater la vérité. Le grand retour de l’Affaire a
lieu au début de l’année 1898 quand Emile Zola publie son fameux « J’Accuse » en une de
l’Aurore. Au moment où l’incident de Fachoda éclate, l’affaire Dreyfus bat donc son plein.
Sur le plan international, la France et la Grande-Bretagne entrent en opposition l’une
contre l’autre au sujet de la conquête et du partage de l’Afrique. La République ne digère pas
l’ascendant que prend sa rivale, ni le fait d’avoir perdu le contrôle de l’Egypte en 1882. Cette
compétition conduit les gouvernants français à adopter une politique de résistance face à
la formation d’un empire colonial britannique en Afrique du Sud et de l’Est, idéalisé par le
projet de la voie de chemin de fer reliant la ville du Cap au Caire. Les Britanniques, outre
leurs colonies canadiennes et australiennes, sont déjà maîtres des Indes et cherchent à se
tailler la part du lion en Afrique. Les dirigeants français, mis à mal par la défaite de 1870, ne
sont pas prêts à laisser la grandeur de la nation partir au profit d’une autre. C’est pourquoi
les Français veulent eux aussi établir un axe de pénétration de l’Afrique perpendiculaire
à celui de leurs rivaux. Dès 1893 la mission Monteil est approuvée par le sous-secrétaire
d’Etat aux Colonies, Théophile Delcassé. La mission avorte avant même d’avoir commencé.
L’année suivante la mission Liotard est mise sur pieds mais n’aboutit pas. Néanmoins, les
gouvernements de France et Grande-Bretagne élaborent à partir de cet instant une politique
officielle concernant le Nil, objet de toutes les convoitises européennes. La France veut
sa part du fleuve, l’Angleterre considère dorénavant toute tentative d’intrusion comme un
12
« acte inamical » . Au cours de l’été 1895, le jeune capitaine Marchand propose un autre
projet d’expédition au ministre des Affaires étrangères, Gabriel Hanotaux. Soutenu par le
parti colonial – groupe de pression informel formé par des hommes politiques (Gambetta,
Ferry, Etienne…), des intellectuels (Leroy-Beaulieu, Hugo, Renan…), des financiers, dans
le but d’encourager l’expansion coloniale française – et par le gouvernement (les crédits
13
furent adoptés à 477 voix contre 18)
, Marchand, les capitaines Baratier et Germain,
les lieutenants Mangin, Largeau, et Simon, le médecin Emily, l’officier interprète Landeroin,
14
l’enseigne de vaisseau Dyé, quatre sous-officiers (de Prat, Dat, Venail et Bernard)
ainsi
que cent-cinquante soldats soudanais, partent de Loango en janvier 1897 pour un périple
de quelques 5000 kilomètres à travers les régions de l’Oubangui et du Bahr el-Ghazal. La
mission Congo-Nil emporte une cargaison d’environ « 100 000 kilos, répartis en trois mille
15
charges »
pour tenir jusqu’à Fachoda et traiter avec les tribus autochtones. Après un an
et demi de marche à travers forêts, brousse et marécages, l’expédition arrive à Fachoda
le 10 juillet 1898.
De leur côté les Britanniques entreprennent dès mars 1896 la reconquête du Soudan,
perdu douze ans auparavant lorsque le Mahdi (justicier de la fin du monde) et ses troupes
Derviches ont pris d’assaut Khartoum et la garnison anglaise qui s’y trouvait, tuant le
12
13
14
15
Henri Wesseling, Le Partage de l’Afrique 1880-1914, Gallimard, Paris, 2002, p 454.
Henri Wesseling, ibid. p 474.
Pierre Montagnon, « Fachoda » in Dictionnaire de la Colonisation française, Pygmalion, Paris, 2010, p 275.
Henri Wesseling, op. cit. p 475.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
général Gordon, figure très populaire outre-Manche. Après une progression rapide à travers
le Soudan, les forces armées anglo-égyptiennes, sous le commandement du sirdar (chef
suprême des armées en Egypte) Kitchener, arrivent à Omdurman, ville de la banlieue ouest
de Khartoum. Le 2 septembre la bataille s’engage et se solde par la victoire écrasante
des Anglo-égyptiens (11 000 tués et 16 000 blessés côté mahdistes contre 48 morts et
16
382 blessés dans les rangs anglo-égyptiens) . L’Etat des Derviches est anéanti. Winston
Churchill, alors présent sur le champ de bataille désigne l’affrontement comme le « plus
17
remarquable triomphe jamais remporté par les armes de la science sur les barbares » .
La capture de deux vapeurs derviches revenant du sud permet au sirdar de savoir que des
Européens sont à Fachoda. Il se décide donc à prendre avec lui quelques milliers d’hommes
pour rencontrer cette expédition qu’il soupçonne d’être la fameuse mission Congo-Nil
partie plus de dix-huit mois auparavant. Le 19 septembre 1898 Kitchener et Marchand se
rencontrent sur les bords du Nil Blanc. Le général anglais émet une protestation contre la
présence française dans cette partie de l’Afrique : l’incident de Fachoda commence. De part
et d’autre de la Manche, les opinions et la presse s’emparent de l’affaire et défendent les
prétentions de leur nation sur ce coin reculé de l’Afrique centrale.
La crise de Fachoda éclate donc, alors que le partage du continent noir n’est pas
entièrement réglé entre les puissances coloniales, que le système d’alliance européen est
en pleine reformation et que la France est secouée par l’affaire Dreyfus.
Ce mémoire n’a pas pour but de décrire la crise en elle-même, que cela soit à Fachoda
entre les troupes françaises et anglo-égyptiennes, ou dans les couloirs du ministère des
Affaires étrangères ainsi que du Foreign Office. Cette étude a déjà été entreprise par de
nombreux auteurs. L’objet de réflexion se concentre ici sur l’aspect révélateur que présente
la crise de Fachoda au sujet de la France et du monde de la fin du XIXe siècle.
A partir de cette interrogation sur ce que la crise de Fachoda peut nous apprendre,
à travers le regard de la presse locale, sur ce monde de « fin de siècle », trois axes
d’analyse se dégagent clairement de l’étude du Progrès, du Nouvelliste et du Salut Public.
Premièrement, ce que sont les relations franco-britanniques et ce que nous indique la presse
sur la perception de nos voisins, ainsi que de l’inclusion de ce « couple » dans les relations
internationales de l’époque. Suite à cela, l’évocation de la dimension coloniale sur l’incident
de Fachoda, ce qu’elle révèle de l’expansion coloniale en Afrique et de la perception des
Européens, dans ce cas précis des Lyonnais, envers le monde colonisé. En dernière partie,
la situation intérieure de la France et l’importance qu’elle occupe dans une affaire traitant
d’un enjeu international.
16
17
12
Henri Wesseling, ibid. p 482.
Henri Wesseling, ibid. p 483.
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Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
Partie I La crise de Fachoda : mise
en exergue des tensions francobritanniques
L’incident de Fachoda se présente comme la rencontre de deux nations traditionnellement
rivales. Le premier point de cette partie se concentre sur cette relation, plus principalement
sur le regard que porte la presse française sur les Britanniques et sur le degré de
ressentiment exprimé à l’encontre d’un autre peuple, d’une autre culture.
A/ Deux mondes s’affrontent
Le travail d’analyse effectué à travers ce mémoire se basant principalement sur la presse,
il convient logiquement de s’arrêter sur la question de la communication et de ce qu’elle
révèle du regard porté par les journaux sur leurs homologues étrangers d’un côté comme
de l’autre de la Manche.
1) L’enjeu de la communication
L’Europe de 1898 exprime la confiance de sa population dans le progrès scientifique et
technique. Les innovations majeures de la première moitié du siècle dans les transports
et la communication telles que le chemin de fer (les premiers trains entrent en service
en Angleterre en 1825), le steamer (le Clermont remonte l’Hudson River pour la première
fois en 1807)
19
18
ou encore la télégraphie (la première liaison relie Calais à Douvres
en 1851)
ont grandement favorisé l’expansion européenne et le développement du
commerce international. La « Grande Dépression », qui dure jusqu’en 1896, est suivie par
une phase soutenue de croissance dans laquelle de nombreuses innovations génèrent ce
que les économistes appellent La Seconde Révolution industrielle. L’automobile, l’avion, la
pétrochimie ou encore le développement de l’utilisation de l’énergie électrique apportent un
nouveau souffle dans le domaine des transports et de la communication, notamment en ce
qui concerne les câbles télégraphiques sous-marins.
La France et l’Angleterre sont les pionnières dans le développement de tels réseaux.
La compétition dans ce domaine est vive même si la Grande-Bretagne domine largement
18
19
Marc Montoussé (dir.), Economie et histoire des sociétés contemporaines, Bréal, 2001.
Jean Chappez, « Les câbles sous-marins de télécommunications », Annuaire français de Droit international, 1986, vol 32, n°32,
p 760.
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13
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
ce secteur. Les propos de l’entreprise Cable & Wireless au sujet de son historique illustrent
bien cet avantage
20
:
By the 1870s our company, then known as the Eastern Telegraph Company,
had created the world’s first global cable communications network, a “Victorian
Internet”, which revolutionised the speed of world communications. [Dès les
années 1870 notre compagnie, alors connue sous le nom d’Eastern Telegraph
Company, avait créé le premier réseau de communication câblée au monde, un
« internet victorien », qui révolutionna la rapidité des communications dans le
monde].
Puissance maritime, le Royaume-Uni contrôle la majeure partie des câbles existants du fait
qu’à lui seul il représente le premier producteur et le premier commanditaire. Les câbles
relient la métropole à l’empire colonial, le plus vaste du monde, et permettent au pays d’avoir
er
la main mise sur l’information. D’ailleurs, le Salut Public, le 1 novembre, considère que le
gouvernement anglais est le « maître absolu de toutes les communications rapides ».
La France, de part sa position continentale est moins favorisée. Cependant elle reste
son principal concurrent tant du point de vue de la possession des câbles sous-marins que
de l’émission d’informations. Cette rivalité est représentée déjà en 1876 par Jules Vernes
dans Michel Strogoff lorsque les reporters des deux pays, Harry Blount et Alcide Jolivet font
valoir leur efficacité de journalistes
21
:
« Que ne vient d’en montrer notre hôte, lorsque le général Kissoff lui a appris
que les fils télégraphiques venaient d’être coupés entre la frontière et le
gouvernement d’Irkoutsk. Ah ! vous connaissez ce détail ? Je le connais. Quant
à moi, il me serait difficile de l’ignorer, puisque mon dernier télégramme est
allé à Oudinsk, fit observer Alcide Jolivet avec une certaine satisfaction. Et le
mien jusqu’à Krasnoiarsk seulement, répondit Harry Blount d’un ton non moins
satisfait. Alors vous savez aussi que des ordres ont été envoyés aux troupes de
Nikolaevsk ? Oui, monsieur, en même temps qu’on télégraphiait aux Cosaques
du gouvernement de Tobolsk de se concentrer. Rien n’est plus vrai, monsieur
Blount, ces mesures m’étaient également connues, et croyez bien que mon
aimable cousine en saura dès demain quelque chose ! Exactement, comme le
sauront, eux aussi les lecteurs du Daily Telegraph, monsieur Jolivet ! »
Cet extrait souligne bien cette compétition pour l’information, même si la France reste en
retard. Au moment où se déroule la crise de Fachoda, la mission Marchand, du fait de sa
position isolée, n’est pas maîtresse de l’information qu’elle veut envoyer en France. Toute
la communication transite par l’Egypte donc par la Grande-Bretagne. Il suffit de regarder les
sources d’informations des journaux lyonnais pour comprendre que les Français ne sont
que des récepteurs passifs des dépêches émises pas la presse britannique.
Les journaux locaux reprennent souvent des dépêches ou des articles des éditions
nationales ou étrangères. A l’automne 1898, il est clair que l’information provient d’une
même source, la presse anglaise. Pour preuve Le Progrès et Le Salut Public publient
le même jour les propos du Standard se référant « aux souffrances de cette brave
20
21
14
« Cable and Wireless Plc History », http://www.porthcurno.org.uk/page.php?id=104 , consulté le 08. 07. 2011
Jules Verne, Michel Strogoff, Pocket Classiques, Paris, 1992, p 19.
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Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
22
petite expédition »
. Néanmoins, on observe que parmi les trois journaux étudiés, Le
Progrès demeure celui qui fait le plus allusion à cette question relative aux problèmes de
communication, notamment cette fébrilité et cette dépendance de la presse française visà-vis de son homologue anglo-saxonne. Le journal fait directement référence au manque
de connaissances sur l’état de la mission Marchand dans sa « Lettre sur la politique dans
la Haute-Egypte » du 19 septembre et du nécessaire recours aux Britanniques comme
source d’information. Deux jours plus tôt, il est dit que « les correspondances anglaises
confirment l’occupation française de Fashoda ». Les journalistes mettent même à plusieurs
reprises le lecteur sur ses gardes en mentionnant un « sous réserve » (selon une dépêche
anglaise)
23
, ou bien qu’une agence « croit savoir »
24
25
ou encore un commentaire du
Daily Mail publié sous « les plus expresses réserves » . La presse lyonnaise souligne
également l’impuissance du gouvernement français à contrôler l’information venant du
Soudan. Le 4 octobre, Le Progrès annonce dans sa rubrique « la journée d’hier », que le
gouvernement britannique suspend toute action jusqu’à ce que le gouvernement français
puisse communiquer avec le capitaine Marchand sur la situation. D’ailleurs, l’affaire prend
du retard en partie à cause de l’attente du fameux rapport que doit transmettre le chef
de la mission au Quai d’Orsay. De plus, le ministre des Affaires étrangères est vivement
encouragé à ne pas « se laisser influencer par la presse anglaise »
26
.
Cette dépendance est donc un sujet d’irritation pour la presse française. Il n’y a qu’à
constater le nombre de journaux français et anglais mentionnés par Le Progrès sur la
période allant du 1er septembre au 20 novembre. Sur les 45 journaux référencés, 20 sont
britanniques, et seulement 12 sont français (11 journaux et une revue). On trouve aussi 5
journaux allemands, 3 russes, 3 italiens, 1 irlandais et 1 belge.
Le traitement d’une information venant de l’étranger et souvent filtrée par les journaux
nationaux, favorise par conséquent un risque de désinformation. D’ailleurs, les journaux
britanniques génèrent parfois des idées qui ne correspondent pas à la réalité mais
plutôt à des considérations stratégiques de déstabilisation. Cette série d’affirmations et
d’infirmations se retrouve principalement au début de la crise (de la mi-septembre à début
octobre environ). Par exemple, avant même que les troupes de Kitchener et les explorateurs
français ne se rencontrent, le Birmingham Post affirme que les Français ne peuvent pas
couper la route du Nil car la mission a échoué à cause des indigènes et du manque de
ressources. Néanmoins, le plus souvent, Le Progrès se montre particulièrement prudent en
ce qui concerne les informations anglaises. Dès le 19 septembre, « un journal » évoque le
27
retrait du capitaine Marchand et de ses troupes, nouvelle jugée « absolument fantaisiste »
. D’ailleurs, cette information est infirmée plus tard dans le mois. Idem concernant la question
de l’aspect officiel de la mission Congo-Nil : La Liberté, reprise par le quotidien républicain,
conteste l’affirmation du Daily Mail stipulant que Marchand et ses hommes ne forment pas
22
23
24
25
26
27
« Français et Anglais au Soudan » in Le Progrès, 11.10.1898 et Le Salut Public, 11. 10.1898
Le Progrès, 26. 09. 1898
Le Progrès, 14. 10. 1898
Le Progrès, 20. 09. 1898
Le Nouvelliste, 12. 10. 1898
Le Progrès, 20. 09. 1898
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15
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
28
une mission officielle et que cette dernière « va tranquillement partir » . On retrouve à
plusieurs reprises cette mise en garde de la presse française face aux provocations lancées
depuis l’Angleterre lorsqu’elle invite les lecteurs à ne « pas prendre au pied de la lettre tout
ce que disent la presse britannique et certains discours », ou quand certains de ses articles
s’intitulent « faux-bruits »
29
, ou encore « mensonges anglais »
30
.
Il arrive aussi que les journaux français soient à l’origine de nouvelles farfelues. Par
exemple, Le Progrès évoque le 23 septembre, l’envoi de renforts auprès du capitaine
31
Marchand, ou encore le fait qu’il puisse devenir consul
. En reprenant le journal
italien Osservatore Romano, le quotidien lyonnais défend l’espoir que Ménélik, empereur
d’Abyssinie (actuelle Ethiopie), vienne arrêter les forces anglo-égyptiennes à la tête d’une
« formidable armée ». Les travaux historiques postérieurs effectués précisent que le Négus
n’avait pas l’intention de s’opposer aux Anglais. Le journal français nourrissait un espoir
de renversement de la situation favorable à la France. Ce même fantasme au sujet de
l’intervention abyssine se retrouve dans les propos du Daily Mail qui, selon une dépêche
de Constantinople, affirme le 17 septembre que Marchand serait accompagné par un corps
de 10 000 Abyssins
32
.
Ces informations erronées, démenties, fantasmées, reprises par la presse lyonnaise,
reflètent clairement d’une part, l’ascendant qu’ont les journaux anglais sur la génération de
nouvelles, et d’autre part, la mésentente et l’aversion que peuvent ressentir les presses
françaises et britanniques l’une par rapport à l’autre.
Ce ressentiment peut même se rapporter à une véritable « guerre » entre journaux.
Là encore, Le Progrès, journal le plus modéré dans ses attaques contre l’Angleterre, reste
le plus virulent et le plus démonstratif lorsqu’il s’agit de s’en prendre aux organes de
l’opinion publique adverse. Il évoque la « fureur de la presse britannique »
34
33
et son
irritation croissante avant même que la rencontre de Fachoda ait lieu. Cette victimisation
antérieure à l’incident lui-même s’effectue également dans les autres journaux. Le 12
septembre, on peut lire dans Le Nouvelliste : « il faut s’attendre à des articles très agressifs
de la part de la presse quotidienne : c’est une habitude ». De son côté, Le Salut Public
évoque « la presse anglaise, celle des jingoes… »
35
. Le terme de jingoes ou jingoistes
renvoie au qualificatif de nationaliste. Son origine provient d’un refrain belliqueux disant
36
« Nous ne désirons pas la guerre Mais par Jingo ! S’il faut la faire Nous avons les
soldats, nous avons les corvettes Nous avons aussi la galette »
28
29
30
31
32
33
34
35
36
16
Le Progrès, 20. 09. 1898
Le Progrès, 03. 10. 1898
Le Nouvelliste, 14. 10. 1898
Le Progrès et Le Nouvelliste, 14. 10. 1898
Le Progrès, 17. 09. 1898.
Le Progrès, 18. 09. 1898.
Le Progrès, 13. 09. 1898.
Le Salut Public, 13. 09. 1898.
Marc Michel, Fachoda : Guerre sur le Nil, Larousse, Paris, 2010. p 184.
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:
Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
Cette dénonciation d’une telle agressivité est présente à plusieurs reprises au cours des
semaines suivantes. Pour souligner cette amertume que ressentent les journaux lyonnais,
Le Progrès n’hésite pas soutenir l’idée que la violence des journaux britanniques reflète,
37
tout en les exagérant, les intentions du gouvernement de la reine
(de son côté, Le
Nouvelliste place la dureté du gouvernement anglais au même niveau que celui de sa
38
presse) . On retrouve même une énonciation des caractéristiques de la presse d’outreManche : égoïste, brutale (« tous les droits disparaissent devant les intérêts britanniques »)
39
40
. Face à cette stigmatisation de cette « presse reptilienne » , les journaux lyonnais
flattent le comportement de leurs homologues français pour creuser encore plus le fossé
entre les papiers belliqueux londoniens et la « bonne attitude de la presse française ».
De plus, quelques journaux contestataires anglais voient certains de leurs propos mis en
avant en France pour leur soutien indirect. La très grande majorité des journaux anglais
repris à travers la presse lyonnaise sont des titres conservateurs comme le Times, le
Standard ou encore le Daily Telegraph. Seulement deux journaux contrastent avec l’état
d’esprit général qui règne au Royaume-Uni. D’une part le Manchester Guardian (ancêtre du
Guardian actuel) entre en dissidence lorsque Le Progrès reprend
41
:
« Si les Anglais ont lancé la mission suite à l’avertissement donné à la France
en 1885 par Sir Edward Grey, c’est qu’ils n’étaient pas convaincus de la validité
des titres britannico-égyptiens mis en avant par le gouvernement Salisbury. Cela
devrait faire hésiter ceux qui cherchent à donner tête baissée dans une guerre
avec la France ».
L’autre journal cité, doutant de la légitimité de la Grande-Bretagne en Egypte, est le libéral
Westminster Gazette. Outre ces deux tactiques des journaux lyonnais, il est important de
rajouter un troisième élément œuvrant pour la cause française. Il s’agit de la reprise de
certains commentaires de journaux anglais critiquant leurs homologues français. Ainsi, le
Times sous-entend que les commentaires déplacés de la presse française sont liés au fait
que cette dernière ne connait pas le sujet dont elle parle
pas être prises au sérieux
43
42
, et que ces remarques ne doivent
. Le Standard, quant à lui, pousse la provocation encore plus
44
loin, lorsqu’il dit qu’ « assurément les journalistes parisiens sont bien naïfs » . Quelle
aubaine pour des patriotes français désireux de mettre en avant l’arrogance et le dédain
de la presse anglo-saxonne ! La fin de la crise (à partir du début du mois de novembre)
fait place à un certain apaisement mais reste encore très fragile. Le Progrès admet, le 5
novembre, lendemain de la décision du retrait de la mission Marchand, que le ton agressif et
brutal de la presse britannique est devenu « aigre-doux ». Il ne se prive pas de rajouter deux
37
38
39
40
41
42
43
44
Le Progrès, 07. 10. 1898.
Le Nouvelliste, 06. 10. 1898.
Le Progrès, 19. 09. 1898.
Le Nouvelliste, 20. 09. 1898.
Le Progrès, 21. 10. 1898.
Le Progrès, 22. 09. 1898.
Le Progrès, 04. 10. 1898.
Le Progrès, 02. 10. 1898.
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17
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
jours plus tard d’exprimer son mécontentement : « et déjà quelques-uns de ses journaux
énuméraient avec complaisance les colonies à nous prendre. Si les pirates écrivaient des
45
journaux, ils ne les écriraient pas autrement » . Bien entendu, le journal souligne dans les
propos qui suivent, que l’opinion française « devenait […] plus prudente et plus mesurée »
46
lorsque la presse anglaise devenait de plus en plus provocante. Il existe néanmoins
une critique effectuée à l’encontre de certains organes de presse nationaux. Le Progrès
pense que la progression de Kitchener aurait été plus lente si « quelques journaux français
qui s’occupent avec plus d’ardeur que de prudence des affaires coloniales, n’avaient pas
annoncé à l’univers que les missions Marchand et Bonchamps avaient pour objet de couper
47
la route aux Anglais »
. Mis à part ce cas précis, rien ne vient remettre en cause le
ralliement patriotique de la presse française au sujet de Fachoda.
Les journaux étrangers cités, le sont presque toujours lorsque leurs commentaires
défendent la cause de La France. L’exception majeure reste l’Italie, clairement en faveur
de La Grande-Bretagne. Par contre, Le Salut Public se montre irrité par les commentaires
de la presse étrangère qu’il considère comme anti-français. Il faut cependant nuancer sa
méfiance vis-à-vis de l’extérieur, car cette dernière est principalement liée aux réactions
face au déroulement de l’affaire Dreyfus et non pas en raison de l’incident de Fachoda.
Ainsi la crise de Fachoda, bien que reflétée par des tensions militaires et diplomatiques,
est aussi le lieu d’un affrontement entre des journaux excités, défenseurs de la cause
nationale. Les propos du Matin repris par le Salut Public montrent bien l’importance de la
« guerre » de la presse dans l’aggravation de l’incident : « l’attitude des organes de l’opinion
publique française et anglaise est la seule et unique cause de l’impasse dans laquelle on
se trouve »
48
.
2) L’opposition de stéréotypes
On ne peut nier que des tensions existent entre les organes de presse français et anglais
en ce qui concerne Fachoda. Les attaques directes, les démentis, la mise en avant de
commentaires favorables à son camp… sont autant d’indices soulignant cette mésentente
entre journaux. Cependant, ces attaques sont aussi portées contre la nation adverse et pas
seulement contre sa presse. Les journaux lyonnais critiquent un modèle de société différent
du leur, accentuant ses travers et renforçant les qualités de la nation française. Peut-on
parler dès lors d’anglophobie ? Avant de se porter sur l’analyse de la presse il convient
d’introduire ce concept.
Si l’on s’en réfère de nouveau au Petit Larousse illustré de 2004, l’anglophobie se définit
comme étant l’aversion pour les Anglais, pour ce qui est anglais. Faite pour être accessible
au grand public, cette approche est trop simpliste et pourrait facilement faire croire à un
individu que l’anglophobie naît du moment où une critique négative est émise à l’encontre de
ce qui est anglais. La réalité de ce sentiment est un peu plus complexe. Elle se distinguerait
par deux conditions nécessaires. Premièrement, les critiques doivent découler d’une façon
45
46
47
Le Progrès, 07. 11. 1898.
Ibid.
Le Progrès 19. 09. 1898.
48
18
Le Salut Public, 01. 11. 1898
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Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
de penser systématique, c’est-à-dire une façon de penser qui soit portée sur la globalité
et non pas sur un élément de particulier de l’Anglais. En somme, quelqu’un qui critique le
flegme britannique, n’est pas anglophobe dans la mesure où il ne vise que ce point et qu’il
ne critique pas l’Anglais comme un tout cohérent. Deuxièmement, l’anglophobie aurait un
caractère réflexif. Ce sentiment s’inscrit dans un cadre mémoriel et à chaque crise mettant
en cause l’Angleterre, des références à des incidents antérieurs sont évoqués
49
.
Il faut aussi savoir que les sentiments anglophobes résultent de l’époque à laquelle
une crise se passe. Si on prend le cas qui nous intéresse, c’est-à-dire la fin du XIXe
siècle, alors l’anglophobie est majoritairement une réaction face à l’expansion de l’Empire
50
colonial britannique . Bien entendu, ce cas s’applique à l’anglophobie française. D’autres
pays, comme l’Allemagne (rivalité maritime) ou les Etats-Unis (questions commerciales),
ont leur propre objet de contentieux. Mais le cas français semble singulier de par le fait que
l’opposition entre les deux pays existe depuis plusieurs siècles. En fait, il est possible de
remonter jusqu’à l’invasion Normande de 1066. Cela fait plus de 800 ans d’accumulation
possible de différends entre la France et l’Angleterre. Cette longue période de rivalité permet
à l’histoire commune de se muer en véritable mythologie pendant le XIXe siècle (jusqu’à la
fin du XVIIIe l’anglophobie se rapportait beaucoup à la confrontation directe et à l’histoire
militaire)
51
.
L’anglophobie est généralement utilisée par ceux qui en sont victimes et non pas par
les anglophobes. C’est une méthode de défense employée par les journaux britanniques
par exemple. Mais c’est aussi « une réponse à une angoisse psychologique dans l’analyse
des causes d’une déconvenue »
52
.
Un autre point important qui doit être abordé pour mieux comprendre ce phénomène,
sont celles des différenciations (en plus de la différenciation temporelle) spatiale et sociale.
53
L’anglophobie en France n’est pas la même dans toutes les régions, dans toutes les villes
. Par exemple, les zones côtières semblent être plus anglophobes que le reste du pays en
raison de la concurrence anglaise en mer. Mais elle est également contrastée en fonction
des différentes parties du Royaume-Uni. Même si l’archipel est très souvent, et à tort,
appelé Angleterre par les Français, les attaques anglophobes tendent plus à se centrer sur
l’Angleterre au sens strict. L’Ecosse garde toujours l’image de l’allié médiéval, celui de l’Auld
Alliance, tandis que l’Irlande est relativement appréciée par la propension qu’a son peuple
à se révolter contre l’occupation Anglaise. Dernièrement, l’anglophobie est un sentiment
beaucoup plus présent dans les classes populaires que dans les hautes sphères de la
société qui, non sans aller jusqu’à l’anglomanie, se réclame plus volontiers d’une certaine
anglophilie
49
50
51
52
53
54
54
.
Fabrice Serodes, op. cit. p 23.
Ibid. p 19.
Ibid. p 9.
Ibid. p 45.
Ibid. pp 38-41.
Ibid. p 33.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Voyons dès à présent dans les journaux lyonnais les éléments qui explicitent les
différences pouvant exister entre Français et Anglais, différences bien évidemment qui
avantagent les premiers et discréditent les seconds.
La crise de Fachoda se résume comme étant une querelle entre deux puissances
coloniales pour savoir qui a la légitimité de rester au Soudan. Les arguments, notamment
juridiques, fusent pour la défense de la cause nationale.
Une première opposition apparaît entre les deux peuples pour étayer l’idée que les
journaux lyonnais soient anglophobes. Il s’agit du contraste présenté par la presse entre la
force utilisée par l’Angleterre et le respect du droit international par la France.
Il n’est point besoin de rappeler que la presse britannique dans son ensemble, est
considérée comme une presse agressive, égoïste et brutale. Le Daily Graphic, en se basant
sur l’interprétation des propos d’un journal français, évoque la possibilité d’une guerre dès
55
le 20 septembre . En plus de cette hargne des organes d’opinion publique, la presse
anglaise reflète, aux yeux des Français, l’attitude provocante de son pays. Il ne faut même
pas attendre le 19 septembre pour qu’apparaisse le terme de « casus belli » dans le News of
the World en cas d’action française sur le Nil. Les journaux français amplifient cette menace
56
pour faire réagir les lecteurs face à cette « malveillance anglaise » . Ils reprennent aussi
les journaux russes (en l’occurrence La Gazette de La Bourse) et leurs critiques de « la
belliqueuse turbulence des politiciens anglais »
57
. Le Progrès va même jusqu’à citer le
Financial Post, qui, commentant les menaces des autres journaux anglais, juge que
58
:
« L’Angleterre juge toute chose uniquement au point de vue de la force, que
l’équité n’est rien pour elle, qui si nous [les Anglais] sommes assez forts pour
écraser nos voisins nous devons le faire ».
Cette crainte de l’Angleterre et de ses procédés brutaux s’amplifie notamment en fin de
crise, une fois la mission Marchand en retrait. Ces indications de l’agressivité anglaise
reflètent la peur de voir Albion poursuivre ses coups de force, de quelque manière que ce
soit, si un opposant se présente face à elle, et d’intimider les autres nations européennes
dès le moment où elle hausse le ton. Les titres d’articles du Nouvelliste à partir du 12
novembre sont éloquents : « les menaces anglaises et l’Europe » et « l’Angleterre et
les puissances » (titre utilisé du 13 au 20 novembre à l’exception du 15). Cette brutalité
est même évoquée par rapport à l’entreprise de colonisation britannique. Le 3 octobre,
Le Progrès réagit vivement lorsque les Anglais comparent Marchand à « une espèce de
Jameson », un des pionniers de la colonisation anglaise chez les Boers d’Afrique du Sud.
59
« L’aventurier, le flibustier, le voilà ! »
s’exclame le journaliste lorsque le héros français
du moment est lié à un personnage rustre et violent. Pour confirmer cette vision, le Salut
Public reprend les propos de Leroy-Beaulieu qui écrivait que les Anglais ont « par nature,
peut-être par méthode, une certaine disposition hargneuse »
55
56
57
58
59
60
20
Le Progrès, 20. 09. 1898.
Le Nouvelliste, 17. 10. 1898.
Le Progrès, 23. 10. 1898.
Le Progrès, 18. 09. 1898.
Le Progrès, 03. 10. 1898.
Le Salut Public, 14. 09. 1898.
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60
.
Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
De plus, les journaux lyonnais insistent, lourdement pour Le Progrès, sur
l’intransigeance de l’Angleterre concernant Fachoda : les négociations ne sont pas possibles
tant que le capitaine Marchand (devenu commandant entre temps) et ses hommes n’ont
pas quitté leur fortin le long du Nil et évacué le Soudan égyptien. On observe cette attitude
pendant un long moment ; apparaissent par la suite quelques divergences entre journaux
anglais au sujet de compensations. Alors que le Daily Chronicle se montre d’accord avec
l’idée de délimiter le Bahr el-Ghazal et d’accorder un débouché commercial à la France sur
le Nil
61
, le Times par exemple, même s’il est satisfait de l’évolution pacifique de l’incident
62
insiste sur le fait que la France ne pourra pas réclamer de compensations . De ce constat,
on peut ainsi avancer l’idée que l’intransigeance britannique n’est pas contestable sur la
question de l’évacuation de Fachoda, mais qu’elle est moins évidente en ce qui concerne
la question des compensations.
De son côté, la presse française tente de montrer par des arguments d’apparence
juridique, que la France a parfaitement le droit d’occuper Fachoda. Les journaux lyonnais
évoquent aussi bien la Conférence de Berlin et le droit du premier occupant que la possibilité
d’exercer un droit de conquête sur Fachoda, comme l’ont fait les Anglais à Khartoum.
Cependant, même si les Britanniques ont une façon de procéder plus démonstrative et
agressive, il n’empêche qu’eux aussi usent du recours au droit pour légitimer leur point
de vue. De manière générale, ils opposent aux Français le fait que le Soudan, ayant été
reconquis par l’Egypte (et l’Angleterre), redevient égyptien dans sa totalité. De leur côté, les
Français invoquent l’argument selon lequel Fachoda était devenu français avant la chute
du Mahdi et que le Soudan n’était donc pas sous autorité égyptienne. D’ailleurs, la presse
lyonnaise doute même de la réalité du pouvoir des Derviches dans le sud du pays. C’est
donc pendant plusieurs semaines que Le Progrès et Le Nouvelliste (le Salut Public ne se
porte pas trop sur ces questions) tentent de montrer à leurs lecteurs le bienfondé de la
présence française à Fachoda face aux arguments britanniques. Ces derniers, bien que
souvent mis en avant lorsqu’ils se réfèrent à un coup de force, une injustice, restent aussi
basés sur le droit international. Par conséquent, l’opposition entre force anglaise et droit
français est à nuancer même si la presse lyonnaise fait comprendre à son lecteur que la
cause française est plus légitime parce que moins agressive.
Un autre trait que les journaux lyonnais utilisent pour caractériser le caractère
britannique est celui de l’égoïsme. Puissance commerçante majeure du XIXe siècle, la
Grande-Bretagne défend ses avantages avec vigueur et ne peut consentir à sacrifier ses
intérêts « aux susceptibilités de [ses] amis ». L’intransigeance, évoquée précédemment,
concorde avec cet égoïsme défendu par un certain nombre de journaux britanniques au
sujet des compensations. On retrouve par exemple cette rigidité dans les numéros du
Progrès des 28 et 29 octobre lorsque celui-ci reprend le Times et le Daily Graphic affirmant
respectivement qu’il est impossible de donner accès au Nil à la France dans l’intérêt de
la Grande-Bretagne et de l’Egypte, et que le Bahr el-Ghazal ne peut que rester anglais.
De plus, les journaux d’outre- Manche dévalorisent les intérêts français au Soudan pour
faire ressortir les leurs. Un diplomate anglais explique ainsi que la volonté de la France
d’augmenter ses possessions coloniales, conjugué à l’imposition de droits tarifaires, est
contraire aux intérêts de l’Angleterre, seule nation ayant adopté le principe du libre-échange
61
62
Le Progrès, 04. 11. 1898.
Le Progrès, 06. 11. 1898.
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21
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
63
64
. Le Times en rajoute en déclamant que l’intérêt français ne vaut pas une guerre .
Mais cette approche faite par le Progrès est loin de l’attitude agressive du Salut Public
en ce qui concerne l’égoïsme britannique. Celui-ci tente d’expliquer, à travers les propos
d’un historien (anglais et non français) le comportement qualifié de malhonnête de la « trop
cupide Albion »
65
:
« L’Angleterre, ne jouit que d’une prospérité précaire, parce qu’elle repose sur
l’injustice. Voilà pourquoi, si elle rentre dans les voies de la justice, sa décadence
est inévitable. »
En fait, le journal reproche à la nation anglaise sa politique d’isolation qui fait d’elle « […]
l’ennemie du monde, parce qu’elle a toujours eu l’égoïsme de rester seule, de n’avoir pas
66
d’amis et l’extraordinaire ambition de posséder la terre » . Cette remarque fait directement
référence à la politique du « splendide isolement » amorcée dans la dernière partie du
siècle. Afin de satisfaire aux trois objectifs de sécurité, d’équilibre européen et de défense
67
de l’Empire par sa diplomatie et sa flotte , l’Angleterre ne s’est engagée que dans des
ententes de circonstance avec d’autres nations dans le cadre de litiges précis. Par exemple,
le pays estimait que l’intégrité de l’Empire ottoman concordait avec ses intérêts et que
de facto la Russie, ennemie traditionnelle de la Sublime Porte, représentait un danger.
Néanmoins, lord Salisbury, premier ministre britannique en fonction lorsque la crise de
Fachoda éclate, considère, en 1897, l’idée de laisser les Russes agir à leur guise contre
le Sultan comme concordante avec la volonté anglaise de finalement déstabiliser l’Empire
68
ottoman afin de renforcer son contrôle sur l’Egypte . La supériorité navale et l’ascendant
financier anglais qui lui permettent de mettre en place cette politique, rendent le Salut Public
amer face à une nation « figée dans son égoïsme » comme un « oiseau de proie » avec
« une tête hautaine et indifférente aux sarcasmes des multitudes »
69
.
Les journaux lyonnais jouent sur deux tableaux en ce qui concerne l’attitude française.
Ils ne cachent pas que la France ait des intérêts dans cette affaire. Le Progrès, le 7 octobre,
reprend les propos de Victor Liotard, administrateur colonial et chef de la seconde mission
partant pour le Haut-Nil, disant que « la France [a] trop d’intérêts dans l’Afrique centrale »,
notamment lorsqu’il est question de « veiller à la liberté et à la sécurité du commerce »
70
. De son côté, un journaliste du Nouvelliste estime, dans le numéro du 25 octobre, que
« Fachoda n’est rien, mais [que] la question de Fachoda est tout. Notre honneur national,
nos intérêts immédiats en Europe, nos intérêts prochains en Afrique sont en jeu ». Il en
va de même dans le Salut Public, lorsque le journaliste considère que l’occupation de
Fachoda est une victoire matérielle puisqu’elle permet à la France de contrecarrer les projets
63
64
65
66
67
68
69
Le Progrès, 03. 10. 1898.
Le Salut Public, 18. 11. 1898.
Le Salut Public, 28. 10. 1898.
Roland Marx, Histoire de la Grande-Bretagne, Perrin, 2004, p 328.
René Girault, Diplomatie Européenne, Nations et impérialismes 1870-1914, Paris, Payot & Rivages, 2004, p 292.
Le Salut Public, 28. 10. 1898.
70
22
Le Progrès, 14. 11. 1898.
Le Progrès, 07. 10. 1898.
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Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
anglais. Mais ces questions d’intérêts matériels ne semblent, à la lecture des journaux,
que secondaires face aux intérêts moraux et « supérieurs » de la France par rapport à sa
rivale. Cette victoire morale est notamment due au capitaine Marchand qui « aura traversé
l’Afrique sans effusion de sang, sans violence, sans usurpation, puisqu’il sera présenté à
71
toutes les populations africaines, non en conquérant, mais en libérateur » . Les différents
intervenants reconnaissent au fur et à mesure que l’affaire avance dans le temps, le manque
72
d’intérêt que représente Fachoda, cette « position […] plutôt ingrate et incommode » . Il
faut aussi noter la récurrence du terme de « sacrifice », nom à consonance religieuse et
correspondant tout à fait à l’idée de désintéressement qui caractériserait la France. Le Salut
Public fait d’ailleurs deux fois référence à cette attitude désintéressée et à son excès. Pour
lui, la France a toujours essayé de régler les litiges « avec un désintéressement par trop
excessif »
73
. Il reprend également Victor Liotard le 4 octobre lorsque celui-ci dit :
74
« Notre pays […] a contribué pour une large part aux dépenses de l’Etat libre .
Son trop grand désintéressement en faveur d’une cause dont les origines avaient
un caractère purement humanitaire, est un titre de plus pour la défense de son
droit et des intérêts généraux qu’il représente ».
On voit donc clairement que la presse lyonnaise, en particulier le Salut Public, dénonce
l’égoïsme britannique, concomitant avec son usage de la force, et opposé au relatif
désintéressement français et à son respect de la justice, pour souligner auprès de ses
lecteurs le fossé existant entre les deux peuples et renforcer la légitimité des prétentions
françaises sur Fachoda.
3) Une véritable anglophobie ?
Se pose alors la question de savoir si les propos tenus par les journaux lyonnais traduisent
l’expression d’une réelle aversion de tout ce qui est anglais, ou si les critiques adressées à
l’encontre de la Grande-Bretagne et de sa presse, ne sont que l’affirmation d’une irritation
circonstancielle. Nous avons vu que la création par la presse locale de stéréotypes opposés
et défavorables aux Anglais tend à accepter l’idée d’anglophobie.
Néanmoins, les indications données à travers les colonnes d’information au sujet d’une
possible guerre, attestent la volonté des deux parties de l’éviter.
Le risque de voir un conflit éclater entre les deux pays est très présent. Il apparaît
clairement à partir de la mi-octobre et s’intensifie encore pendant un mois. Le 12 octobre, il
est rapporté que l’escadre anglaise de la Manche se dirige vers la Méditerranée avec des
vivres pour six mois
75
. Côté français, Le Progrès signale la recrudescence des activités à
Toulon, Brest, Cherbourg et Marseille
71
72
73
74
76
. L’incertitude est grande sur les deux rives de la
Le Salut Public, 14. 09. 1898.
Le Progrès, 23. 10. 1898.
Le Salut Public, 04. 10. 1898.
L’Etat libre fait référence à la colonie belge du Congo.
75
76
Le Progrès, 12. 10. 1898.
Le Progrès, le 25. 10. et le 27. 10. 1898.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Manche quant à savoir si une guerre va avoir lieu. Bon nombre de titres d’articles reflètent
cette angoisse : « futur péril », « en cas de guerre franco-anglaise »… d’autant plus que
la France ne part pas gagnante si un affrontement a lieu, cela explique la place importante
qu’occupe l’évolution des armements anglais vis-à-vis des préparatifs français. Le constat
est donc sans appel : la situation est très obscure et tendue entre les deux pays au fur et
à mesure que l’incident prend de l’ampleur.
Néanmoins, les deux camps évoquent très tôt la nécessité de négocier (même si
comme nous l’avons vu précédemment l’Angleterre se montre plus rigide que sa voisine).
Le Progrès pose le 19 septembre la question suivante : « les Anglais veulent-ils causer ?
Nous sommes prêts à le faire ». Le Nouvelliste pour sa part dit le 2 octobre :
« Puisque la diplomatie est l’art de prévenir les conflits que des compétitions
rivales peuvent engendrer, le moment est venu à Paris comme à Londres,
d’examiner avec calme les données nouvelles du problème égyptien ».
Les journaux anglais désirent eux aussi que des négociations soient tenues pour résoudre
la crise. Le Morning Post, persuadé que tout malentendu sera évité, affirme que l’Angleterre
serait ravie de négocier une fois le retrait de Marchand ordonné
77
. Le Times souhaite quant
78
à lui, que les négociations doivent être faites dans un esprit de conciliation . Mais le doute
persiste aussi outre-Manche : « quelle prochaine mesure ? », « va-t-on tirer l’épée ? ».
Malgré ces doutes, chaque journal « espère que les ressources de la civilisation ne sont
pas encore épuisées et que la paix peut être sauvée »
79
. Le Progrès estime que l’immense
80
majorité des Anglais ne désire la guerre et l’humiliation pour personne . Le 5 novembre,
une fois la décision prise par Théophile Delcassé, ministre des Affaires étrangères, le journal
expose les propos tenus par lord Ripen et ceux du Temps, exprimant l’idée qu’une guerre
sera évitée grâce à la sagesse et à l’usage de la raison des deux nations. Le Nouvelliste,
astucieusement, tente de montrer à ses lecteurs que la Grande-Bretagne n’est pas une
nation belliqueuse. Il reprend le 21 octobre le discours de Mickael Hicks Beack (chancelier
de l’Echiquier) et le souligne en gras pour rendre ses propos pacifiques immanquables par
ses lecteurs : « ce serait une grande calamité si, après 60 ans de paix, nos relations amicales
étaient troublées et si nous étions lancés dans une guerre. ». Quelques jours plus tard, le
journaliste écrit que les commerçants de Liverpool estiment la venue d’un conflit comme
81
ayant des conséquences néfastes pour les deux pays . De la base jusqu’au sommet de
la société, la majeure partie de la société britannique ne veut pas de guerre. Mais l’article
le plus éloquent vient sans doute du Salut Public
82
:
« Il serait honteux, à la fin d’un siècle marqué par de si grands progrès, non
seulement dans la science, mais encore dans les améliorations de la condition
humaine, où l’esprit et le cœur de l’homme s’ingénient à rendre la vie moins dure
77
78
Le Progrès, 22. 09. 1898.
Le Progrès, 28. 09. 1898.
79
80
81
82
24
Le Progrès, 25. 10. 1898.
Le Progrès, 20. 10. 1898.
Le Nouvelliste, 23. 10. 1898.
Le Salut Public, 28. 10. 1898.
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Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
pour chacun où règne plus de justice, plus de liberté que jamais, où la science,
les lettres et les affaires rapprochent de plus en plus les hommes et les obligent,
en se connaissant mieux, à se mieux supporter, à se pardonner davantage, il
serait honteux que, pour la possession du point précis où se rencontrent deux
nations dans leur marche pour la civilisation en Afrique, et malgré tous les
avantages qu’il peut offrir à chacune d’elles, elles ouvrissent les hostilités d’une
guerre sanglante, qui, avec tous les maux épouvantables créés par les combats,
suspendrait leur vie sociale et ressusciterait entre eux une haine désormais sans
fin et sans pitié ».
D’autre part, il est possible d’observer que chaque presse loue le chef militaire de l’autre
pays. Ainsi, le capitaine Marchand (ou commandant lorsqu’il est gradé) impressionne les
Anglais par son dynamisme et son courage, tandis que le général Kitchener entretient une
conversation des plus respectueuses avec les membres de la société de géographie de
Marseille lors de son retour en Europe
83
.
Cependant, on ressent l’irritation des journaux français envers certains Anglais, « ces
terribles Jingoës, ». Ils regrettent que l’Angleterre, ordinairement plus calme, soit devenue
si arrogante à cause de certains « excités » présents dans la société mais aussi au sein
de l’Etat. Le Temps regrette que ce pays «jadis, pacifique, réaliste » se soit « inoculé le
germe de la mégalomanie impériale »
84
. Le Progrès exprime sa nostalgie de l’ancienne
85
école diplomatique anglaise qualifiée de sage, respectueuse du droit d’autrui et humaine
, et qui fait place à une nouvelle génération guidée par ses aspirations impérialistes et les
intérêts qui leur sont liés.
Les journaux lyonnais montrent la volonté dans chaque camp de ne pas entrer
en guerre pour un tel incident. Cependant, les critiques, comme nous l’avons vu, sont
nombreuses à l’encontre du voisin anglais. Mais en regardant le Progrès et le Nouvelliste
dans leur globalité pendant ces trois mois, on ressent, certes, une vive amertume face à cet
échec de la diplomatie française, mais cela semble exagérer de parler d’anglophobie. Le
Salut Public de son côté est le plus anglophobe des trois. Si l’on se reporte aux conditions
d’émergence du sentiment anglophobe vues en amont, on constate que les attaques du
journal local présentent un caractère plus systémique que celles portées par les deux autres
journaux. La deuxième condition, celle de la réflexivité, se trouve corroborée par toutes
les références à des crises antérieures connues entre la France et l’Angleterre : la Guerre
de Cent Ans, la bataille de Fontenoy et la phrase qui lui est attachée : « Messieurs les
Anglais, tirez les premiers », Aboukir, la perte du Canada, de l’île Maurice, et de tout un
ensemble de possessions coloniales (l’Inde, le poste d’Assikasso au printemps 1898, le
poste de Boussa au Niger…). Le Nouvelliste fait également mention de l’anniversaire de
la bataille de Trafalgar par ces « chauvins anglais » et ces « gallophobes » et de celle de
Fontenoy, mais cela n’est en rien comparable aux idées du Salut Public qui, lui, va jusqu’à
envisager une alliance avec l’Allemagne.
Cet échantillon de journaux représente bien dans le fond l’esprit qui règne en France
pendant la crise. L’amertume existe envers l’Angleterre mais elle n’est que circonstancielle.
Cela ne signifie pas pour autant que les véritables anglophobes n’existent pas. Ils sont bel
83
Le Salut Public, 27. 10. 1898.
84
85
Le Progrès, 11. 11. 1898.
Le Progrès, 07. 11. 1898.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
et bien présents et leurs propos sont retentissants, mais leur portée est insuffisante pour
que l’ensemble de l’opinion publique bascule dans l’anglophobie.
B/ Une rivalité dans le jeu des intrigues européennes
et mondiales
La rivalité existant entre la France et la Grande-Bretagne s’inscrit dans un cadre plus large
où, à travers les apports du darwinisme social, les oppositions entre nations deviennent
des oppositions de races. Le terme de race doit être compris ici non pas selon la définition
classique de subdivision d’une espèce (d’un point de vue biologique), mais comme un
moyen de différencier, sous couvert de l’interprétation des sciences naturelles, des groupes
humains en fonction de leur religion, de leur langue ou encore de leur couleur de peau.
1) Anglo-saxons versus latins
L’incident de Fachoda, outre le fait qu’il rende compte d’une amertume plus ou moins vive de
nombreux journaux français envers l’Angleterre, permet d’observer que les attaques portées
par la presse la plus nationaliste ne se centrent pas sur le seul et unique Royaume-Uni, mais
bien sur le monde anglo-saxon dans son ensemble, autrement dit, l’Empire britannique et
les Etats-Unis d’Amérique.
Le Progrès et Le Nouvelliste confirment leur ancrage dans une lignée non anglophobe.
Le premier ne mentionne que deux fois les Etats-Unis, tandis que le second, n’évoque la
Fédération qu’une seule fois sur les trois mois d’actualité traitée. Ce très faible débordement
des critiques déversées contre le monde anglo-saxon confirme le fait que la plupart des
journaux, qu’ils soient destinés à un grand public (le Progrès est en pleine expansion
et se lit dans plusieurs départements), ou à la haute société (qui selon Fabrice Serodes
aurait tendance à être plutôt tournée vers l’anglophilie), transmettent une information et des
commentaires s’appliquant dans leur ensemble à l’événement du moment.
Le Salut Public de son côté continue de développer des arguments caractéristiques de
son anglophobie en extrapolant sur des sentiments américanophobes, tentant de mettre en
évidence le péril anglo-saxon pesant sur la France et le reste des nations européennes.
Ce regard négatif posé sur les Etats-Unis vient de la peur de sa montée en puissance
sur la scène internationale depuis le début des années 1890. Un petit retour sur le
développement de cette puissance s’impose pour mieux appréhender les craintes du journal
nationaliste.
Les anciennes colonies britanniques ont associé leur développement économique
pendant la première moitié du siècle à la conquête du territoire (la superficie du territoire
passe de 2,5 millions de km² en 1789 à 8 millions en 1825) et à une main d’œuvre dynamique
issue de l’immigration européenne (5 millions d’individus entrent dans le pays entre 1815 et
86
1860 dont 55% de Britanniques et 30% d’Allemands) . Cependant, le Guerre de Sécession
(1861-1865) casse dans l’œuf ce début d’industrialisation. La victoire de l’Union permet
le redécollage des industries en affaiblissant considérablement l’aristocratie esclavagiste
86
26
Marc Montoussé (dir.), op. cit. p74.
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Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
sudiste au profit des riches capitalistes du Nord. La Grande Dépression (1873-1896) frappe
entre temps les nations industrialisées qui se tirent d’affaire mieux que leurs concurrents
européens (à l’exception de l’Allemagne).
Croissance de la production industrielle en moyenne
Période
1850-1873
1874-1896
1897-1913
Grande-Bretagne
± 3%
± 1,8%
± 2, 2%
Allemagne
± 3, 7%
± 3, 1%
± 4, 5%
Etats-Unis
± 5%
± 3, 9%
± 6%
France
± 2,7%
± 1,6%
± 3%
Source : Marcel Bruno et Jacques Taïeb, Les Grandes Crises 1873-1929-1973, Paris,
Armand Colin, 2007.
L’étendue de son territoire, la venue des capitaux, la découverte d’or en Alaska en
1896, l’immigration massive, font des Etats-Unis la première puissance industrielle mondiale
lorsque la crise de Fachoda éclate. D’un point de vue politique, les Etats-Unis, de par
la doctrine Monroe de 1825, sont restés à l’écart du tumulte des relations européennes.
Néanmoins, leur essor économique progressif leur a permis de se créer une chasse
gardée en Amérique latine. Leur dernier coup d’éclat date du printemps-été 1898 lorsqu’ils
s’emparent des Philippines et établissent un protectorat sur Cuba aux dépens de l’Espagne.
Le Salut Public redoute l’émergence rapide de la jeune puissance américaine et de la
menace qu’elle pourrait représenter à l’avenir, notamment d’un point de vue militaire.
En effet, la décennie 1890 voit les travaux d’Alfred Mahan influencer considérablement
l’orientation de la politique maritime américaine. Selon lui, le contrôle des mers permet à
une nation d’atteindre un statut de grande puissance. « Elle [la nation américaine] a l’argent,
elle aura une marine : elle a des hommes, elle aura une armée »
résume cette peur des Etats-Unis.
87
, voilà comment se
Cette angoisse pourrait ne pas s’exprimer si les nationalistes ne craignaient pas
l’éventualité d’une alliance anglo-américaine. Pourtant, la vue des deux événements que
sont la guerre hispano-américaine et les tensions franco-britanniques au sujet de Fachoda,
attise toutes les peurs. Le Salut Public fait ressortir le danger qui pourrait découler d’un
tel accord lorsqu’il publie dans ses colonnes : « jamais la puissance militaire des EtatsUnis et de l’Angleterre ne s’était affirmée comme aujourd’hui, d’autant plus que les deux
88
nations paraissent disposées à agir de concert »
ou « prendre Khartoum, c’est bien, se
rapprocher de l’Allemagne, c’est mieux, enfin, conclure l’alliance américaine, c’est tout le
programme des impérialistes… »
89
.
En soulignant le rapprochement des deux nations d’un point de vue formel, il sousentend également la conciliation de deux peuples proches au sein d’une même race : la race
anglo-saxonne. Cette apparente évidence d’une amitié innée entre Anglais et Américains
existe en 1898 mais cela ne signifie pas pour autant que cette « complicité » est un
mouvement qui découle du bon sens. Même si leur ouvrage traite de la Première Guerre
mondiale, Richard F. Hamilton et Holger H. Herwig confirment le fait que l’anglophilie
87
88
89
Le Salut Public, 28. 10. 1898.
Le Salut Public, 18. 09. 1898.
Le Salut Public, 16. 09. 1898.
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27
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
américaine s’est constituée progressivement. Ce qu’ils énoncent dans leur livre au sujet du
monde de 1914, trouve également sa part de vérité dans celui de 1898
90
:
Traditional Anglophobia had gradually eroded since its last flare-up during
the Civil War and in its place a sentimental Anglophilia developed, this based
on common language and shared literary heritage. The attitude was prevalent
among social and cultural elites, most of whom traced their ancestry back
to England, Scotland, and Wales. Later, the children of wealthy American
families occasionally intermarried with the British aristocracy. [L’anglophobie
traditionnelle s’était graduellement érodée depuis son dernier soubresaut lors de
la Guerre civile et à sa place se développa une anglophilie sentimentale, basée
sur un langage commun et un héritage littéraire partagé. Cette attitude était
répandue au sein des élites sociales et culturelles, dont la plupart d’entre elles
retraçaient leur arbre généalogique jusqu’en Angleterre, en Ecosse et au pays
de Galles. Plus tard, les enfants des familles américaines fortunées se mariaient
occasionnellement avec des membres de l’aristocratie britannique.]
Le Salut Public considère quant à lui, la proximité entre les deux peuples comme naturelle,
toute caractéristique anglaise se retrouve de fait chez les Américains. Ainsi, il évoque une
même origine, un même langage et une même affinité de race entre ces deux peuples qui,
91
une fois alliés, domineront « toutes les autres races, passées à l’état inférieur »
. La
prégnance de la théorie darwiniste appliquée au monde social et de son idée maîtresse
selon laquelle les individus, sont naturellement dominés par ceux qui leur sont plus forts,
fait resurgir la crainte de certains français mais aussi d’un grand nombre d’Européens sur
l’avenir de leur nation en tant que grande puissance.
La similitude des caractères anglais et américain fait de la race anglo-saxonne une
race conquérante, brutale et égoïste. Le Salut Public, dans son numéro du 3 septembre
évoque la brillante opération de résistance du Transvaal pour endiguer « l’inondation anglosaxonne ». D’autre part, le journal nationaliste, ainsi que les deux autres dans leur rare
évocation des Etats-Unis, insiste sur l’opposition entre les mondes latin et anglo-saxon en
revenant à plusieurs sur le cas de la guerre hispano-américaine.
En 1895, la colonie espagnole de Cuba connait une grave crise économique et sociale
favorisant l’émergence d’un mouvement indépendantiste dirigé par José Marti. La crise
s’envenime : la répression espagnole sévit et la guérilla cubaine prend le contrôle des
campagnes. Les Etats-Unis, pays incontournable du continent est tenté d’intervenir auprès
des révolutionnaires pour mettre fin aux actions espagnoles qui affectent l’opinion publique
américaine. De son côté, l’Espagne demande l’intervention diplomatique des autres Etats
européens au nom de la solidarité entre pays colonisateurs. Rien n’y fait, personne ne bouge
en Europe. C’est lorsqu’un vaisseau, chargé de la sécurité des ressortissants américains,
explose à la Havane le 15 février 1898, que la situation se précipite. La guerre commence
en avril et l’armistice est signé le 12 août. Ce conflit rapide ruine l’Espagne coloniale qui perd
ses plus précieux territoires : Cuba et les Philippines. Pour les Etats-Unis c’est le moyen de
s’affirmer en tant que puissance régionale
90
91
.
Richard F. Hamilton, Holger H. Herwig, Decisions for War, 1914-1917, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p 207.
Le Salut Public, 15. 11. 1898.
92
28
92
René Girault, op. cit, pp 301-305.
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Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
Les journaux français, pour leur part, condamnent cette agression américaine et posent
l’Espagne comme une pauvre victime de l‘impitoyable race anglo-saxonne. Ce procédé est
bien évidemment mis sur pied pour entretenir le parallèle avec la situation de la France
au moment où les journaux publient. Le Progrès fait une comparaison historique entre la
perte de l’Inde et du Canada par la France au profit de l’Angleterre au XVIIIe siècle et celle
de l’Espagne « indignement spoliée par les Etats-Unis »
93
. Le Nouvelliste fait aussi un
94
parallèle historique mais il ne remonte qu’au litige colonial de février 1898
en Afrique
occidentale. La Grande-Bretagne voulait la guerre dès ce moment là et elle retente son coup
à Fachoda. L’Espagne a connu le même sort face aux Américains. Le Salut Public cite les
95
Etats-Unis comme étant une « démocratie sans scrupules et sans morale publique » qui
dévalise l’Espagne. On retrouve aussi une critique de ce même journal dans l’article du 12
novembre intitulé « contre le péril anglo-saxon » au sujet de la réclamation des Philippines
comme condition de paix :
«La presse française a sévèrement apprécié cette attitude : elle est tout
simplement odieuse ; elle fait voir, chez les peuples qu’on appelle grands, qui
se donnent pour les champions de la civilisation et de tous les progrès, en un
mot, pour les pionniers de l’humanité, l’abus de la force, l’égoïsme cynique et
sauvage. »
Pour faire face à cette menace, le Salut public propose, en reprenant l’idée de LeroyBeaulieu, de constituer des Etats-Unis d’Europe pour faire face aux américains et aux
96
97
anglais . Le journal évoque aussi la possibilité de rassembler les forces latines
en
tournant la politique extérieure française vers l’Italie et l’Espagne. Dans le pire des cas, il
invoque même la nécessité d’une alliance avec l’Allemagne
98
.
Cependant, la désignation négative de la race anglo-saxonne dans son ensemble
fonctionne lorsque la presse fait face à des adversaires, mais elle sait aussi tirer parti des
anglo-saxons lorsque ceux-ci peuvent servir les intérêts de leur argumentation. C’est le cas
avec les irlandais, peuple celtique à la base, mais considéré comme appartenant au monde
anglo-saxon. Les trois journaux lyonnais reprennent cet événement mineur mais lourd de
symbolisme :
« Ce matin, un groupe de passants regardaient à la devanture des bureaux
du journal le Punch, une caricature dont le sujet est John Bull ordonnant de
s’en aller à un joueur d’orgue français qui porte sur son instrument un signe
représentant le commandant Marchand, quand un individu d’environ quarantecinq ans, bien mis, s’approcha et en voyant la caricature s’écria : « Vive La
France ! ». Puis un violent coup de parapluie brisa la glace de la devanture. Il
fut immédiatement arrêté et conduit au poste. Là, comme on lui demande s’il
93
94
95
96
97
98
Le Progrès, 08. 11. 1898.
Le Nouvelliste, 21. 10. 1898.
Le Salut Public, 18. 11. 1898.
Le Salut Public, 28. 10. 1898.
Le Salut Public, 18. 11. 1898.
Le Salut Public, 17. 11. 1898.
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29
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
était Français, il répondit : « Non, je suis Irlandais ; si j’étais Français j’aurais fait
sauter la boutique ! »
La référence est aussi faite sur la constatation que le peuple américain est un peuple non
homogène
99
racialement parlant.
De plus, cette crainte et cette attitude malveillante à l’égard du monde anglo-saxon
cachent une admiration et par conséquent une jalousie des français vis-à-vis du premier
empire colonial du monde et de la nouvelle puissance montante. Le Salut Public dit à propos
de la race anglo-saxonne que la « persévérante énergie […] est la plus grande force de son
100
génie »
. Il parle également du peuple anglais qu’il qualifie de « confiant en la puissance
de sa race » par 300 ans d’unité politique, de mœurs, de traditions, c’est le « peuple romain
des temps modernes »
101
.
L’élargissement de l’étude de la relation franco-britannique à l’analyse de l’opposition
entre anglo-saxons et latins atteste l’idée que l’amertume, voire l’anglophobie, ressentie
envers les Anglais cache une certaine admiration, de la jalousie, et que l’apport de la
dimension américaine permet de mettre en évidence la perception qu’ont les Français de
leur position en tant que latins dans un monde dominé par les anglo-saxons.
2) Le couple franco-britannique au sein de l’Europe
On pourrait penser que les relations franco-britanniques du dernier quart du XIXe siècle,
n’existent que sur la base de rapports exclusifs entre les deux pays. Pourtant, un troisième
acteur doit être inclus dans ce « couple » pour que celui-ci prenne sens : il s’agit de
l’Allemagne.
Le Deuxième Reich est la nation montante de l’Europe en cette fin de siècle. Depuis
sa réunification, l’Allemagne impressionne avec ses forts taux de croissance par rapport
à ceux de ses concurrents français et anglais plus durement touchés par la Grande
Dépression. Aux yeux des français, elle est devenue l’ennemie héréditaire pendant les
années 1870-1880 ; nation militaire, froide, responsable du vol de l’Alsace-Lorraine et de
l’isolement diplomatique de la France grâce à tous les systèmes d’alliance inventés par
le chancelier Bismarck pour éviter au pays vaincu de concrétiser de manière rapide sa
revanche. Les années 1890 et notamment la crise de Fachoda apportent une modification
au sujet de l’état des relations franco-allemandes. Ce doute créé chez les Français à
propos de leurs ressentiments germanophobes découle en grande partie de la compétition
pour l’acquisition des colonies. L’Angleterre fait par conséquent partie des pays dont il faut
se méfier, l’Allemagne elle n’étant qu’un acteur relativement modeste sur la scène hors
européenne par rapport au rôle central qu’elle occupe sur le continent.
Pourtant, pendant la crise de Fachoda, les journaux lyonnais expriment leur crainte de
voir se réaliser un rapprochement anglo-allemand. Le Daily Chronicle écrit le 2 novembre
que « l’Empereur d’Allemagne va abréger son voyage et les bruits d’un nouvel accord angloallemand concernant l’Afrique indiquent que nos relations avec l’Allemagne sont bonnes »
99
Le Salut Public, 15. 11. 1898.
100
101
30
Le Salut Public, 28. 10. 1898.
Le Salut Public, 28. 10. 1898.
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Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
102
. Le Nouvelliste pour sa part indique déjà son inquiétude en septembre lorsqu’il évoque
l’abandon du soutien du Kaiser aux Boers d’Afrique du Sud dans leur résistance à la
venue des Britanniques, et à la possibilité que le Reich accorde un droit de passage à
103
travers ses colonies à l’Angleterre
. Le Salut Public, quant à lui, s’étonne d’entendre des
rumeurs sur un possible accord anglo-allemand alors qu’un certain nombre d’organes de
104
presse allemands se disaient anglophobes
. Ce rapprochement hypothétique des deux
premières puissances européennes ne peut qu’inquiéter la presse française. D’ailleurs, les
journaux ne cachent pas leur amertume « traditionnelle » envers l’Allemagne, notamment
en reprenant les propos de journaux nationaux nationalistes. La République Française,
reprise par le Nouvelliste, parle de « l’audace de nos adversaires » sans citer explicitement
l’Allemagne. La Patrie pose la question suivante : « les Anglais chercheraient-ils à la France
105
une querelle d’Allemand… ? »
. Le Figaro, le lendemain de l’annonce du retrait de
Marchand, estime que Fachoda est la plus grosse humiliation que le pays ait connue depuis
1870. Le souvenir de la défaite est donc encore présent dans les mémoires françaises près
de trente ans après les faits.
Mais les discours allemands, repris par la presse lyonnaise au sujet de la crise, restent
pour leur part empreints de soutien à la France (même si l’on se doute que les journaux
sélectionnent les articles en fonction d’intérêts stratégiques). En exemple, on peut citer le
National Zeitung, repris par Le Progrès le 7 novembre, qui assure que la France n’oubliera
pas Fachoda.
Cette baisse d’animosité envers l’Allemagne est la plus facilement visible dans les
colonnes du Salut Public. Celui-ci évoque, certes le problème de l’Alsace-Lorraine, mais il
rappelle que la France a de plus anciens contentieux avec la Grande-Bretagne au sujet du
106
Canada et de l’Inde
. Il émet même l’idée pendant le mois de novembre, que l’intérêt du
pays, est de s’allier avec sa rivale d’outre-Rhin face à la nation anglo-saxonne. D’ailleurs,
il justifie un tel rapprochement en se basant sur la question des races et les propos d’un
recteur d’une université allemande
107
:
« Mon opinion intime, c’est que la France et l’Allemagne, les deux grandes races
germaines, finiront un jour par oublier leurs anciennes rancunes et, grâce à des
concessions mutuelles, pourront s’unir pour s’opposer à l’envahissement des
races anglo-saxonnes. »
Les deux autres journaux utilisés pour ce mémoire ne vont pas jusqu’à cette extrémité, et
l’on ressent le fait que la mésaventure que la France connaît avec l’Angleterre au sujet de
Fachoda, ne vaut pas un tel rapprochement franco-allemand.
Les journaux lyonnais, à l’image des français, font aisément ressortir cet égarement
de la nation à clairement définir qui est « l’ennemi héréditaire ». Le Salut Public emploie
102
103
104
105
106
107
Le Progrès, 02. 11. 1898.
Le Nouvelliste, 15. 09. 1898.
Le Salut Public, 11. 11. 1898.
Le Progrès, 07. 11. 1898.
Le Salut Public, 12. 11. 1898.
Le Salut Public, 18. 11. 1898.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
108
explicitement cette expression à l’encontre de l’Angleterre
, mais Le Progrès et Le
Nouvelliste ne semblent pas aussi sûrs d’eux. Il suffit de reprendre cette phrase au sujet de
l’armée française employée par le journal nationaliste, pour comprendre l’ambiguïté de la
situation française dans cette relation triangulaire : la France ne pourrait avoir « une armée
qui valût l’armée allemande ; d’autre part, une flotte qui valût la flotte britannique »
109
.
L’autre indication que l’étude de Fachoda à travers la presse lyonnaise nous révèle
concerne la Russie.
Il faut remonter à 1891 pour voir un rapprochement entre la France, régime républicain
et démocratique, et l’empire russe, fief du pouvoir autocratique du Tsar. Tout d’abord
timide et constituée de gestes amicaux mais sans réelle importance pratique (exposition
commerciale française à Moscou, visite de l’escadre française à Cronstadt…), cette
« entente cordiale » franco-russe, vue par certains comme contre nature, se développe petit
à petit en une volonté de mettre sur pied une alliance militaire principalement dirigée contre
l’Allemagne (même si la Russie a plus d’intérêts pour l’Autriche-Hongrie, sa grande rivale
dans les Balkans). Mais elle surtout créée pour sortir la France de son isolement et éviter
à l’empire russe de tomber dans le même cas après le non renouvellement du traité de
réassurance avec l’Allemagne. Avant de se transformer en alliance militaire et politique, le
rapprochement franco-russe s’opère dans la sphère financière. Les difficultés que rencontre
la Russie dans ce domaine, notamment après le départ des Rothschild en mai 1891, fait
agir le gouvernement français qui réussit à mobiliser les Français pour investir là-bas. Mais
l’incohérence économique de l’opération fait du placement de l’emprunt un échec, réduisant
par conséquent les chances de voir une alliance politique aboutir. Finalement, après maintes
discussions, une convention militaire est signée en 1892 entre les chefs militaires français et
110
russes et ratifiée par les deux gouvernements entre la fin 1894 et janvier 1895
. Lorsque
la crise de Fachoda éclate, l’alliance franco-russe n’a que quatre ans. Que peuvent nous
révéler les journaux lyonnais sur son état au moment où les anglais s’opposent aux Français
au Soudan et aux Russes en Chine ?
Le Progrès et le Nouvelliste montrent leur confiance dans leur allié russe qui s’inquiète
de la situation, encourageant la France à ne pas s’allier à la Grande-Bretagne, ce qui pourrait
s’avérer néfaste et voir se répéter l’histoire de 1882 au sujet de l’Egypte où la France a laissé
les Anglais intervenir seuls à Alexandrie. Le Progrès montre cependant plus d’optimisme
à l’égard de l’allié russe que son homologue. Il s’inquiète du sort de la Russie qui « devra
111
payer son tribut au Minotaure britannique » , et reprend les commentaires de la presse de
Saint-Pétersbourg qui soutient la France et son ministre des Affaires étrangères dans leur
décision. Néanmoins, ce soutien se porte généralement sur les questions d’apaisement,
renforçant l’idée que La Russie n’a aucun intérêt à suivre son allié si la situation devait
dégénérer. Le Nouvelliste, bien qu’il dise que l’alliance n’est pas si inerte que le dit le
Times, n’en affirme pas moins que l’empire tsariste est un allié face à l’Allemagne, mais
pas lorsqu’il s’agit de problèmes extra-européens
108
109
110
111
112
32
112
. La différence entre les deux journaux
Le Salut Public, 28. 10. 1898.
Le Salut Public, 15. 11. 1898.
René Girault, op. cit, pp 254-269.
Le Progrès, 11. 11. 1898.
Le Nouvelliste, 12. 10. 1898.
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Partie I La crise de Fachoda : mise en exergue des tensions franco-britanniques
s’identifie clairement au sujet de la visite du comte Mouraviev en France le 18 octobre :
le Progrès insiste sur le fait que cette visite est facteur d’anxiété à Londres alors que le
journal conservateur, reprend les propos d’un journal anglais insinuant que la venue du
comte en France n’a pas de grande valeur, ni que la Russie ne puisse réellement aider la
France. D’ailleurs, les journaux tentent de se rassurer une fois la crise aigüe passée en
supposant que les préparatifs dans les arsenaux anglais, qui continuent après la décision
de Delcassé, sont destinés à l’Extrême-Orient. C’est en Chine que la Grande-Bretagne et
la Russie s’opposent.
Le Salut Public ne fait référence que deux fois, les 17 et 18 novembre, à l’allié russe
pendant la période. Le message global du journal nationaliste consiste en la défense d’une
alliance que la France pourrait tisser avec les pays latins, voire avec l’Allemagne, mais pas
avec la Russie. En 1898, le lien franco-russe n’est donc pas fortement ancré dans l’esprit
de toute la population française, bien que les deux pays aient comme points communs
des contentieux avec l’Angleterre. Cependant, ces contentieux ne traitent que de territoires
fortement éloignés et l’intérêt national prime sur celui de l’autre.
Néanmoins, une majeure partie des français semble avoir accepté cette alliance bien
qu’imparfaite et sans doute non idéale. L’idée de ne plus être isolés apporte du réconfort aux
vaincus de 1870. La Russie est donc un élément important à prendre en compte dans cette
étude sur les relations franco-britanniques. Il semble assez improbable de les voir tous les
trois réunis seize ans plus tard alors qu’en cet automne 1898, l’incident de Fachoda nous
montre que la France et la Russie sont les deux plus grandes rivales de l’Angleterre.
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33
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Partie II Fachoda : reflet du modèle
colonialiste européen de la fin du XIXe
siècle
Outre le fait que l’incident de Fachoda soit l’expression d’un certain antagonisme entre les
sociétés française et anglaise, elle n’en demeure pas moins l’une des crises coloniales les
plus tendues de cette fin de siècle. Le premier point de cette partie tend à souligner ces
tensions existant en Afrique à cette époque.
A/ L’Afrique : zone de tensions et de convoitises
Le continent africain devient, à partir des années 1880, la proie des nations impérialistes
européennes qui s’approprient chaque parcelle de terrain à leur profit pour des raisons
variables : économiques, politiques, symboliques. La crise de Fachoda est la confrontation
directe des deux pays les plus impliqués dans le processus d’expansion coloniale. Il convient
donc de voir la teneur de leur relation dans ce cadre colonial
1) Quand La France rencontre l’Angleterre
Lorsque l’incident éclate à l’automne 1898, la France et l’Angleterre sont déjà les deux
principales puissances coloniales de la planète. Il faut néanmoins revenir quelques années
en arrière pour comprendre l’évolution de leurs expansions et de leurs impérialismes
respectifs.
Quand la Troisième République est instituée après la défaite de Napoléon III en 1870,
la France ne possède presque plus rien de l’immense empire colonial qu’elle possédait
par le passé. Il ne lui reste que quelques comptoirs sur les côtes africaines et indiennes,
quelques îles et l’Algérie, acquise en 1830. En dépit des expéditions sous le Second Empire
au Mexique et en Indochine, la France républicaine n’avait pas une vocation coloniale. Ce
n’est que progressivement que les milieux de la marine et des sociétés de géographie ont
pu faire véhiculer les arguments en faveur de la colonisation dans les hautes sphères. La
stabilisation du régime en 1879 et la venue au pouvoir de certains hommes politiques procolonisation, ont favorisé ces idées et la conquête effective de territoires en Asie (Indochine),
mais surtout en Afrique (Afrique occidentale et Afrique équatoriale, Madagascar…), à partir
de 1880.
L’Empire britannique, quant à lui, naît au XVIIe siècle en Amérique du Nord. Même
s’il perd ses colonies assez rapidement, il gagne de nombreuses terres aux dépens de
la France au terme de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Ce mouvement d’acquisition
coloniale continue pendant tout le XIXe siècle, en corrélation avec son expansion
économique caractérisée par ses exportations massives de capitaux et d’hommes, en
34
Ducloud Grégoire - 2011
Partie II Fachoda : reflet du modèle colonialiste européen de la fin du XIXe siècle
raison de la surpopulation des îles britanniques. En 1898, l’Empire britannique s’étend
sur tous les continents (Canada, Indes, Australie, Afrique orientale et méridionale…) et,
lorsque la colonne de Kitchener rencontre la petite troupe de Marchand, sa supériorité est
incontestable, même face à son dauphin français.
Nous avons donc en cette fin de siècle deux nations qui s’inscrivent dans une tendance
d’expansion coloniale en pleine croissance, à la différence près, que l’Angleterre poursuit
cette dynamique depuis le XVIIe siècle, alors que la France de son côté n’a repris goût à
l’acquisition de territoires situés dans l’outre-mer que depuis une petite vingtaine d’années,
et ce, après la quasi disparition de son empire à la fin de l’ère napoléonienne.
L’impérialisme « moderne », bien qu’il ait une définition générique désignant l’expansion
des puissances européennes, se présente en fait comme un ensemble d’impérialismes
nationaux différents les uns des autres pour des raisons culturelles, historiques ou encore
politiques. Chaque pays possède un modèle de colonisation qui lui est propre.
La Grande-Bretagne, de par l’aspect unique que représente son Empire, rend compte
d’un impérialisme lui aussi atypique. L’auteur libéral britannique J. Hobson, le premier
théoricien de cette notion considérait que l’impérialisme était dû à des raisons économiques.
Pourtant, deux historiens, John Gallagher et Ronald Robinson ont défendu l’idée que
l’impérialisme britannique dépendait d’une autre logique de celle des besoins économiques
113
. En effet, même si l’Angleterre reste la nation qui a le mieux su tirer profit de son Empire,
les objectifs de libre-échange de la fin de siècle ne diffère que dans la méthode avec ceux
des « anti-impérialistes » de la période d’avant 1880. D’ailleurs, les partisans de l’expansion
coloniale ne recherchaient pas nécessairement la mise en place d’un pouvoir politique
(c’est « l’informal empire ») dans les territoires où leur impérialisme s’exerçait. Le passage
au « formal empire » vint plus tard quand les autres nations européennes contestèrent
les positions britanniques jusque là non remises en cause. Lorsque l’on regarde dans les
journaux lyonnais, on constate que la mention des intérêts anglais est toujours vague et que
l’aspect économique n’est pas clairement explicité. Pour les deux historiens, les motivations
anglaises sont stratégiques. Que recouvre ce terme ? Il semblerait justement qu’il rassemble
tout un ensemble de facteurs explicatifs de l’impérialisme anglais : économiques, politiques
(à partir d’un certain moment), culturels, mais aussi géostratégiques. Ce dernier facteur
est d’ailleurs très important dans les esprits coloniaux de Londres. En tant que première
puissance navale du monde, l’Angleterre se doit d’avoir en sa possession un certain nombre
de points stratégiques (Gibraltar, Singapour…). Ces intérêts géopolitiques anglais sont
d’ailleurs clairement perçus par le Salut Public lorsque ce dernier mentionne que le but
anglais est « d’avoir désormais, par la possession de la Mer Rouge, la route libre vers les
Indes »
114
.
Outre ces facteurs explicatifs, l’impérialisme britannique se fonde, dès le dernier quart
du siècle, sur une idéologie coloniale faisant l’éloge de la race anglo-saxonne et des
bienfaits de l’expansion. Parmi les plus fervents partisans de ce courant se trouvent l’écrivain
Rudyard Kipling (le célèbre auteur du Livre de la Jungle), Cecil Rhodes ou encore Joseph
Chamberlain, secrétaire d’Etat aux colonies au moment où l’incident de Fachoda a lieu.
L’idée de Rhodes est sans doute la plus connue et la plus représentative des projets
impérialistes anglais de l’époque. Ce partisan de l’idéologie impérialiste, rêve de faire
de l’Afrique le parfait exemple de la domination britannique en construisant une ligne
113
114
Henri Wesseling, Les Empires coloniaux européens, 1815-1919, Gallimard, 2009, pp 249-254.
Le Salut Public, 08. 09. 1898.
Ducloud Grégoire - 2011
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
de chemin de fer reliant Le Caire aux colonies du Cap. Ce « projet grandiose », bien
que non accepté officiellement par les autorités à Londres, résonne néanmoins dans les
esprits des dirigeants qui approuvent l’idée d’une mesure permettant de rehausser encore
plus le prestige national. Bien entendu cet idéal est critiqué par la presse lyonnaise, plus
particulièrement le Salut Public. Mais il reflète plus la domination d’un modèle que les
autres nations européennes envient par certains côtés, même si comme nous l’avons vu,
elles le critiquent par jalousie. L’expansion coloniale britannique correspond donc a un
modèle relativement équilibré et complet qui n’implique pas que des intérêts économiques
ou politiques mais ceux de toute une société. Le Salut Public illustre cet engagement
de la société anglaise en évoquant des « hommes de grand mérite soutenus par un
gouvernement résolu et une opinion publique avisée »
115
.
Le modèle colonial français diffère complètement de celui évoqué juste à l’instant.
116
Tout comme Gallagher et Robinson en Angleterre, Henri Brunschwig
est parvenu à la
conclusion que l’impérialisme français ne résultait en rien des considérations économiques.
L’Empire n’est en rien rentable même si le Progrès affirme que la possession d’un comptoir
dans le Bahr el-Ghazal répond au besoin d’assurer le « trop d’intérêts » du pays en Afrique
117
centrale et la surveillance de la liberté et de la sécurité du commerce »
. Le Salut Public
confirme ces incohérences économiques en parlant du besoin de réformer les colonies (« Il
ne suffit plus de dire « Colonisons ! » il faut les faire fructifier »). Pour cela, il cite l’exemple
du café et du fait que la France ne reçoit qu’un million de kilos de café en provenance de
118
ses colonies alors qu’elle en importe 120 millions
. De plus, il évoque le problème de
l’inexpérience de l’initiative individuelle et des risques économiques qui y sont liés. Cela
ne signifie pas pour autant l’inexistence d’une doctrine coloniale-économique. Paul LeroyBeaulieu, cité à plusieurs reprises par le journal nationaliste lyonnais, en est le plus célèbre
représentant.
La colonisation française n’est donc pas de prime abord une expérience économique.
Elle serait d’avantage politique. La défaite de 1870 a joué un grand rôle sur les français et
leurs dirigeants quant à la stature de la France et à son déclin sur la scène internationale.
L’acquisition de colonies, selon Gambetta notamment, permettrait, par une politique
d’échanges, de racheter l’Alsace-Lorraine aux Allemands. L’impérialisme français est avant
tour une histoire de nationalisme. Nombreux sont, à cette occasion, les termes reliant la prise
de Fachoda par Marchand au prestige national (« gloire nationale », le drapeau français…).
Ce nationalisme passe aussi par la symbolique, principalement celle de l’intervention
humanitaire défendue par Jules Ferry devant les députés en 1885. Le peuple français
prétend défendre des valeurs de désintéressement, d’altruisme et de générosité. D’autre
part l’occupation de Fachoda, à l’image de la colonisation française, relève plus d’une
119
dimension sentimentale que rationnelle
. Ces valeurs servent avant tout à étoffer
l’argument nationaliste selon lequel les Français sont un peuple à part, plus civilisé que
les autres et en particulier que ceux auxquels il est confronté lors de litiges coloniaux.
115
116
117
118
119
36
Le Salut Public, 08. 09. 1898.
Henri Wesseling, op. cit, pp 254-260.
Le Progrès, 07. 10. 1898.
Le Salut Public, 03. 09. 1898.
Le Salut Public, 11. 10. 1898.
Ducloud Grégoire - 2011
Partie II Fachoda : reflet du modèle colonialiste européen de la fin du XIXe siècle
Le parallèle est donc vite dressé entre les attaques destinées aux Anglais de manière
générale et l’opposition entre les deux pays colonisateurs. La France représente un
impérialisme agressif, basé sur la fierté nationale, et se heurte au « monstre » britannique où
l’impérialisme de la fin de siècle repose sur la défense des ses intérêts (notamment à travers
la formalisation de l’Empire par la prononciation de protectorats ou la création de colonies
effectives d’un point de vue politique) face à ses concurrents européens. Les dirigeants
français décident donc de lancer un projet de réunification de leurs possessions africaines
perpendiculaire à l’axe de pénétration britannique, dans le seul but de mettre à mal leurs
ambitions, et d’affirmer que la France joue toujours un rôle majeur sur la scène internationale
malgré la défaite de 1870 ! Le Salut Public rend évidente cette volonté d’entraver la marche
anglaise lors de l’interview d’un missionnaire (un père blanc) au sujet de l’occupation de
Fachoda. L’homme interrogé déclame fièrement : « Ils ont coupé la ligne aux Anglais ! Ils
120
ont coupé la ligne aux Anglais ! »
. L’implication de la société dans l’aventure coloniale
est moins évidente et plus tardive qu’en Grande-Bretagne, mais elle est fortement présente
en 1898 après une dizaine d’années de propagande pro-coloniale.
La rencontre de ces deux impérialismes facilite le développement de litiges coloniaux
durant ce dernier quart de siècle. La France jalouse sa rivale et tente de remettre en
cause certaines des ses possessions. L’Angleterre, de son côté, fait preuve d’une rigueur
implacable pour défendre ses colonies et tenir son premier concurrent au respect. De ces
deux politiques résultent Fachoda et la remontée des ressentiments qu’expriment chaque
nation l’une envers l’autre au sujets des différends coloniaux survenus dans le passé.
La plus ancienne référence est celle évoquée par le Salut Public et le Progrès au
sujet de la prise du Canada et des Indes par les Britanniques au milieu du XVIIIe siècle.
La résurgence de faits aussi vieux souligne par conséquent l’amertume profonde que
la France ressent envers sa rivale et donne toute son envergure à l’aspect réflexif du
sentiment anglophobe. Ce dernier, moins tourné contre la société anglaise en elle-même
que contre l’expansion territoriale britannique dans l’outre-mer, se fonde sur l’histoire
coloniale franco-britannique riche et conflictuelle. Une autre référence ancienne à laquelle
121
se rapporte le journal nationaliste lyonnais concerne la perte de l’île Maurice
. Le
journaliste utilise cet exemple pour dénoncer les procédés déplacés de l’Angleterre en
matière d’acquisition coloniale. Selon lui, Londres pensait, en plus de l’ancienne île de
France, prendre Madagascar sous prétexte que le traité de Paris accordait « l’île Maurice
et les îles adjacentes ». Il évoque également, dans un passé plus récent, les échecs
du protectorat du Siam (1893) et la violation du traité signé en 1862 entre la France et
Zanzibar qui assurait l’indépendance du sultanat. Tous ces exemples cités par la presse
lyonnaise (principalement la plus nationaliste) servent à discréditer l’Angleterre dans sa
façon de construire son empire et de poser la France en victime pour légitimer son expansion
coloniale, alors que son but est semblable à celui de sa rivale : acquérir le plus grand
territoire possible dans le monde, principalement en Afrique. D’ailleurs la rancœur exprimée
par les journaux lyonnais concerne le partage de l’Afrique occidentale. Cette partition a
abouti à la convention franco-britannique du 14 juin 1898, soit quelques mois avant que la
crise de Fachoda ne commence. Le Nouvelliste évoque les tensions graves qui existaient
au début de l’année, et les deux autres journaux font référence à un certain nombre de lieux
120
121
Le Salut Public, 22. 09. 1898.
Le Salut Public, 14. 10. 1898.
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37
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
122
reflétant les litiges ayant opposé les deux pays : Ilo, Kayoma, Kaschi
, Assikasso ou
encore la prédominance commerciale anglaise au Dahomey et en Côte d’Ivoire, pourtant
123
colonies françaises. Mais le cas le plus évocateur reste le problème de Boussa
. Il
convient de revenir sur cet « incident » pour mieux appréhender cette concurrence entre la
France et l’Angleterre sur le continent noir pendant les dernières années du XIXe siècle.
A partir de 1893 (date à laquelle le Dahomey devient une colonie française), trois pays
possèdent les terres bordant la côte de Guinée : l’Allemagne (avec le Togo), l’Angleterre
(en Côte d’Or et sur la partie basse du fleuve Niger) et la France en Côte d’Ivoire, au
124
Dahomey et au Soudan)
. L’enjeu était très important pour les deux nations rivales
car l’Angleterre pouvait relier ses colonies et isoler Togo et Dahomey, alors que la France
pouvait réaliser la même stratégie en pénétrant dans l’hinterland ouest africain et relier le
Soudan au Dahomey en cloisonnant les colonies allemandes et anglaises. L’occupation
de la principauté de Borgou sur le fleuve Niger, permettait de concrétiser ce projet de
réunification. Le problème de ce petit territoire se trouve dans le fait que ses frontières ainsi
que sa situation constitutionnelles sont telles qu’il est impossible de définir si son existence
est réelle ou fictive. Les Britanniques considéraient que la principauté dépendait du royaume
de Boussa, une de leurs possessions, tandis que les Français estimaient que seul le roi de
Nikki, dans le Dahomey, était le véritable roi de Borgou. S’en suivit donc une course entre
les deux pays pour s’attirer les faveurs du roi de Nikki. Chacun des représentants obtint un
traité avec le roi ; ce statu quo amorça l’ouverture de négociations (1896) qui n’aboutirent
pas. Les Français furent profondément impliqués dans ce dossier du Niger et occupèrent
Boussa en mars 1897, ville non occupée par les Anglais mais où la compagnie Goldie
avait obtenu des droits depuis 1885. Comme à Fachoda, s’opposent le droit d’occupation
effective (Marchand) et le droit basé sur les traités (forces anglo-égyptiennes marchant au
nom du Khédive), mais contrairement à ce que défendent les journaux lyonnais à l’automne
1898, le droit par la force revient à la France, plus qu’à l’Angleterre, habituée à des traités
engageant des accords économiques avec les autochtones. Chamberlain, lance alors une
politique d’échiquier (début 1898) consistant à placer des forces britanniques à côté de
chaque établissement français. Les raisons pour qu’un conflit éclate se multiplient fortement,
mais aucun des deux pays ne désire entrer en conflit pour Borgou. La convention du 14 juin
1898 clarifie la situation en accordant Nikki et un accès au Niger plus conséquent à la France
et en garantissant le contrôle du bas Niger ainsi que le khalifat de Sokoto aux anglais. Les
Français sont déçus car ils perdent un grand nombre de territoires acquis militairement par
des hommes tels que Decoeur ou Monteil
125
.
Ce résumé de la situation au Niger quelque mois avant la crise de Fachoda montre
bien la concurrence que se livrent les deux grandes puissances coloniales en Afrique et
permet aux journaux lyonnais de faire ressortir la rivalité existant entre elles ainsi que la
rancœur qui en découle.
122
123
124
Le Salut Public, 13. 10. 1898.
Le Salut Public, 13. 10. 1898 et le Progrès, 03. 10. 1898.
Signifiant « pays des Noirs », le Soudan tel qu’il est mentionné ici ne correspond pas uniquement à celui que nous
connaissons actuellement dans le sud de l’Egypte. Le Soudan faisant partie des possessions françaises forme un territoire qui englobe
l’actuel Mali, une partie de La Mauritanie, du Niger et de La Haute-Volta, aujourd’hui le Burkina Faso.
125
38
Henri Wesseling, Le Partage de l’Afrique, op. cit, pp 399-408.
Ducloud Grégoire - 2011
Partie II Fachoda : reflet du modèle colonialiste européen de la fin du XIXe siècle
La presse lyonnaise dénonce vigoureusement cette domination anglaise en matière
d’expansion coloniale en utilisant le vocabulaire propre au champ lexical des prédateurs :
« oiseau de proie », « insatiable appétit territorial », « rapace », « nation de proie » ou encore
« rapacité du léopard anglais ». Tous les éléments convergent pour donner l’impression
aux lecteurs que la France est dans son droit, que l’Angleterre est l’adversaire fourbe et
intraitable contre lequel il faut lutter et que Fachoda est une nouvelle occasion pour Albion
d’affirmer sa suprématie si la France ne s’en sort pas victorieuse.
Le Progrès reprend aussi un certain de nombre de journaux anglais faisant référence
à ces événements coloniaux passés. Le Times exprime que les Anglais se comparent aux
fourmis qui travaillent (la reconquête du Soudan et la fin de l’Etat mahdiste) pendant que les
126
autres récoltent ses fruits
(Marchand à Fachoda). Le Daily Chronicle pour sa part tente
de relativiser la position française sur la question de Fachoda en rappelant que la GrandeBretagne ne s’est pas trouvée déshonorée dans les cas tunisien, au Siam ou à Madagascar
127
; sa rivale connaîtra la même situation si elle évacue le Soudan égyptien. Le plus
menaçant reste sans doute le Daily Mail qui se propose de remettre sur le tapis le dossier
128
tunisien si la France fait de même avec la question égyptienne
. Ainsi, des deux côtés
de la Manche, l’incident de l’automne 1898 conduit les journaux à faire ressurgir tous les
dossiers sensibles survenus auparavant, que ce soit sur du court ou long terme, pour tenter
de convaincre leurs lecteurs que leur pays possède toutes les qualités reflétant les défauts
de l’adversaire (droit contre force, esprit de conciliation contre caractère intraitable…).
Le traitement de l’aspect colonial de la crise de Fachoda dans la presse lyonnaise fait
ressortir la rivalité existant entre la France et l’Angleterre. Néanmoins, même si ces deux
Etats sont les acteurs de cet événement, les autres Etats européens sont présents à travers
leurs commentaires et leur prise de position pour tel ou tel camp. Un petit tour d’horizon de
l’état d’esprit des organes de presse européens s’impose.
L’Allemagne, comme précédemment évoqué, joue un double jeu. D’une part, elle désire
arbitrer le conflit pour éviter que l’un ou l’autre des belligérants ne soit affaibli et que son
adversaire puisse se concentrer sur des questions impliquant l’Allemagne : la question
récurrente d’Alsace-Lorraine côté français ou la question de la compétition navale avec
l’Angleterre (en 1898 l’amiral Tirpitz obtient les crédits du Reichstag pout constituer une
flotte importante). D’autre part, elle ne prend parti pour aucune des deux puissances afin de
les laisser s’affronter et de les rendre aveugles à toute autre question. La presse lyonnaise
rend facilement compte de cet égarement français vis-à-vis de l’Allemagne. Le Nouvelliste
évoque rapidement un accord avec l’Angleterre et l’abandon du soutien du Kaiser au
Transvaal tandis que le Progrès reprend le Hamburger Nachrichten et le fait que la France
soit « l’alliée naturelle » du Reich dans le continent noir.
En ce qui concerne la Russie, rien ne sert de s’étendre trop sur la question étant donné
que le sujet a été abordé en première partie. Il est juste besoin de rappeler que l’empire
tsariste soutient son allié, mais qu’il ne se sent que peut concerné par ce qui se passe en
Afrique, et que par conséquent, une intervention réelle aux côtés de la France en cas de
conflit avec le Royaume-Uni est fort peu probable malgré se prise de position évidente,
d’autant plus que la Russie doit elle aussi faire face aux Anglais en Extrême-Orient.
126
127
128
Le Progrès, 28. 09. 1898.
Le Progrès, 22. 10. 1898.
Le Progrès, 11. 10. 1898.
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39
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
La Belgique, petit royaume, qui possède une des plus vastes colonies d’Afrique au
Congo, semble elle aussi peut impliquée dans cette question. Selon le roi Léopold II,
Français et Anglais devraient se féliciter réciproquement d’avoir apporté la civilisation et la
paix dans ces régions d’Afrique centrale plutôt que de se menacer pour un poste sur les rives
du Nil. Il n’y a qu’après l’annonce du retrait de Marchand de Fachoda que l’Indépendance
Belge félicite la France pour sa sagesse
129
:
« C’est La France qui cède ; mais il n’y a point là pour elle d’humiliation. La
politique qui s’est engagée entre les cabinets de Paris et de Londres au sujet de
cette affaire a mis en somme l’opinion générale du côté de la France, et le succès
moral est en somme pour elle. »
Néanmoins, derrière cet aspect légèrement francophile se cache le désir de la Belgique
d’apaiser les tensions pour éviter un conflit inutile, voire dangereux pour ses intérêts en
Afrique car ses possessions sont situées un peu plus au sud que le Bahr el-Ghazal.
L’Italie quant à elle est du côté des Britanniques et les journaux lyonnais ne manquent
pas de reprendre les propos partisans de leurs homologues transalpins. Le Don Mazio
résume le mieux cet engouement de Rome pour l’Angleterre ; il écrit : « Sempre avanti
Anglaterre ! » et développe son argumentation en faisant un éloge des Britanniques qui
130
donnent vie aux ports italiens et poussent leurs entreprises coloniales
. Le Corriere della
Sera, de son côté, reprend les termes employés par le major Casati dénonçant la domination
Anglaise sur le Nil sous couvert de l’aide égyptienne. De plus, il critique le fait que son
131
pays « trouve tout bien ce que fait l’Angleterre »
. Comme avec l’historien britannique
dénonçant la brutalité de sa nation, la presse lyonnaise utilise de nouveau un dissident
italien prêt à énoncer des arguments en faveur de la cause française.
La presse viennoise est très brièvement évoquée mais sa neutralité et son manque
d’intérêt pour l’affaire ne sont pas très pertinents pour ce sujet.
En somme, les différents pays européens, même si quelques uns d’entre eux expriment
une opinion partisane, restent peu concernés par la crise de Fachoda. Ils souhaitent
avant tout que l’incident se règle de la manière la plus pacifique qui soit. Mais, aux vues
de l’ancienne rivalité coloniale existant entre la France et l’Angleterre et des tensions
accumulées au fil des dernières années, ils craignent qu’un conflit puisse tout de même
éclater.
2) Les grands enjeux africains sous la lumière du jour
L’incident de Fachoda ne représente en lui-même aucun enjeu. Ce petit poste, certes sur
les bords du Nil blanc, n’en demeure pas moins isolé au fin fond du Soudan égyptien, bordé
par les marais nauséabonds du Bahr el-Ghazal. Même si au début de la crise la presse
lyonnaise tient des propos faisant de ce village un intérêt vital pour la France, son discours
évolue rapidement vers la demande de négociations (donc de compensations) sur des
points beaucoup plus importants que Fachoda. La lecture des journaux tend à faire resurgir
les deux enjeux majeurs qui agitent les puissances coloniales, en particulier la France et
129
130
131
40
Le Progrès, 08. 10. 1898.
Le Progrès, 24. 09. 1898.
Le Progrès, 26. 09. 1898.
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Partie II Fachoda : reflet du modèle colonialiste européen de la fin du XIXe siècle
l’Angleterre, durant ce dernier quart de siècle : le partage de l’Afrique et le cas spécifique
de la question d’Egypte.
Bien que la crise de Fachoda se déroule de septembre à novembre 1898, les journaux
lyonnais, en particulier le Nouvelliste (dans ses numéros du 20, 23 et 29 septembre), ont
recourt à tout un argumentaire défendant les intérêts français qui remonte à la Conférence
de Berlin et aux règles d’occupation des terres africaines qui s’y rattachent. Quelles
informations donnent-t-elle et quelles conséquences peuvent être tirées ?
132
La Conférence rassemble quatorze pays
le 15 novembre 1884 à Berlin suite à la
demande de la France et de l’Allemagne de constituer une conciliation internationale vis133
à-vis du traité anglo-portugais qui était sujet à de vives contestations
. Le but de cette
assemblée est de déterminer l’existence d’une zone de libre-échange dans le bassin du
Congo et de civiliser le continent noir dans un souci de paix et d’harmonie. Il ne s’agit pas
à la base d’une volonté d’organiser le partage de l’Afrique. Ce point prend plus de relief
au moment où les délégués se centrent sur la question des nouvelles revendications le
long des côtes africaines (l’Afrique n’est que peu colonisée en 1884). La question de la
souveraineté que Bismarck avait préféré éviter devient le point de discussion le plus débattu
lors de la conférence.
Lorsque la conférence s’achève le 26 février 1885 un certain nombre de grands
principes sont reconnus par les pays signataires :
- La liberté commerciale du bassin du Congo.
- La liberté de navigation sur le Congo et le Niger.
- La liberté religieuse.
- L’interdiction de la traite des Noirs.
- L’obligation d’en référer aux autres nations signataires lorsqu’ un pays prend
possession d’un territoire et la nécessité d’exercer une autorité effective sur les nouvelles
régions acquises.
- Le droit de pousser les limites d’une zone maritime acquise jusqu’aux limites terrestres
d’autres possessions européennes
134
.
La conférence, bien qu’elle n’organise pas le partage de l’Afrique en tant que tel, établit
les règles de droit qui serviront à cette division du continent entre les pays européens. Dès
lors, chaque nation va entamer une politique de conquête à l’intérieur de l’Afrique pour
s’approprier le plus de terres possibles. Le droit de conquête constitue, et les journaux
lyonnais le rappellent à plusieurs occasions, la base de la colonisation africaine. L’Angleterre
présente un caractère atypique car son expansion repose plus sur un droit fondé sur les
traités que sur l’occupation effective d’un territoire par une autorité politique. Quoi qu’il en
soit, les colonisateurs se rencontrent souvent sur le contient entre 1884 et 1898 mais des
solutions pacifiques (négociations, échanges…) permettent à tous de trouver leur compte
(exemple : traité de Zanzibar-Helgoland entre l’Angleterre et l’Allemagne en 1890). Cette
résolution pacifique des litiges est sans doute moins évidente lorsque la France rencontre
132
Les pays représentés sont : l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, Danemark, l’Espagne, les Etats-Unis, la France,
la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie, la Suède-Norvège et l’Empire Ottoman).
133
134
Henri Wesseling, Le Partage de l’Afrique, op. cit, pp 221-230.
Pierre Montagnon, op. cit, pp 86-87.
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41
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
sa grande rivale d’outre-Manche. Les tensions sont vives en ce qui concerne Madagascar,
le Niger, jusqu’à la convention de juin 1898, et la question d’Egypte - clé indispensable pour
comprendre l’affaire de Fachoda.
L’Egypte est un pays à part au sein du continent Africain en raison de son histoire,
sa culture, sa proximité avec l’Occident, sa population, son appartenance à l’Empire
Ottoman ou encore son intérêt stratégique (depuis 1869). En 1863, le vice-roi Ismaïl
Pacha prend ses fonctions et obtient du Sultan le titre de Khédive, autrement dit, la
reconnaissance d’une autonomie dans la gestion des affaires égyptiennes (valoriser par le
fait que ce titre est héréditaire). Le souverain est progressiste et lance un grand nombre de
programmes pour développer son pays et le rapprocher du monde européen. Cependant,
le financement est conséquent : un emprunt d’Etat est requis. La dette égyptienne atteint
des sommets puisqu’elle touche les 90 millions de livres, les recettes de l’Etat s’élevant
135
à seulement 8 millions de livres
. Même en ayant revendu ses actions sur le canal
de Suez (achevé en 1869) à la Grande-Bretagne, Ismaïl ne peut enrayer la faillite de
l’Etat égyptien. Cette dernière est effective en avril 1876. Il est alors décidé que la France
et l’Angleterre exerceraient un contrôle sur le pays pour restructurer ses finances. Les
contraintes exercées sur le Khédive le conduisent à renvoyer les ministres européens du
gouvernement pour établir un nouveau plan de règlement des dettes plus favorable à
l’Egypte. L’émoi suscité en Europe face à cette action d’Ismaïl provoque son limogeage le
136
26 juin 1879
et son remplacement par son fils, Taufik. Ce dernier se soumet sans discuter
à la tutelle franco-britannique. Cependant, la contestation au sein du peuple égyptien monte
progressivement. L’intransigeance du khédive face aux revendications des nationalistes
pousse l’armée à prendre le pouvoir en septembre 1881. La France et l’Angleterre qui
voient leur condominium s’achever et qui craignent pour leurs intérêts financiers et vis-àvis du canal de Suez, placent leurs flottes en face d’Alexandrie au début de l’année 1882.
Toutefois, les problèmes politiques en France jouent en défaveur d’une prise de décision
efficace par les autorités françaises. Seule l’Angleterre intervient en bombardant Alexandrie
et en déployant ses troupes pour ramener l’ordre. Le Salut Public prend vite conscience
que la crise de Fachoda repose sur cette question d’Egypte. Les 10 et 16 novembre,
le journal publie deux articles intitulés « Comment nous avons perdu l’Egypte ». Car en
effet la France, après le retrait de sa flotte, perd son influence en Egypte au profit de
l’Angleterre qui y reste malgré son désir initial de ne pas s’attarder (l’Egypte ne peut pas
se redresser seule après les troubles qu’elle a connus, obligeant les Anglais à rester). La
France de son côté vit mal cette mise à l’écart imposée progressivement par sa rivale. Le
Salut Public évoque cette indignation en citant Lord Cromer, haut-commissaire anglais, et
137
son désir d’effacer toute trace de l’influence française
. En effet, la France a toujours eu
un lien particulier avec l’Egypte (les campagnes de Napoléon, le canal de Suez, l’influence
économique et culturelle), contrairement à l’Angleterre qui s’y installe par nécessité et par
intérêt stratégique.
A ce strict problème égyptien, s’ajoute la question du Soudan égyptien. Cette colonie
égyptienne a su tirer profit de l’affaiblissement du Khédive en 1881-1882 pour former
un Etat indépendant sous la direction du Mahdi, un chef religieux musulman. Face aux
victoires des Derviches (partisans du Mahdi), l’administration égyptienne s’est retirée, avec
135
136
137
42
Henri Wesseling, Le Partage de l’Afrique, op. cit, p 90.
Ibid. p 96.
Le Salut Public, 08. 09. 1898.
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Partie II Fachoda : reflet du modèle colonialiste européen de la fin du XIXe siècle
la bienveillance anglaise. Le premier ministre de l’époque, William Gladstone, saluait les
138
mouvements de libération et considérait le combat des Derviches comme tel
. D’ailleurs
le Salut Public reprend les événements de ce retrait dans son article du 15 septembre. Mais
le général Gordon, figure type du héros et personnalité très populaire outre-Manche, désire
sauver le Soudan même si les autorités britanniques ne lui demandent que de procéder
à l’évacuation de la région. Il échoue et meurt le 22 juin 1885 à Khartoum, laissant une
Angleterre attristée et vengeresse.
Le Soudan égyptien n’est donc plus occupé de 1885 à 1898 lorsque que Kitchener
remporte la victoire d’Omdurman le 2 septembre. Prenant en compte les règles instituées
par la convention de Berlin et sa politique coloniale agressive envers l’Angleterre qui
développe un projet concurrent au sien, la France compte, au début de la décennie 1890,
rouvrir la question d’Egypte en occupant le Soudan et en mettant par conséquent la pression
sur l’Angleterre puisque le Haut-Nil serait devenu français. Les Anglais, voyant que la
France tente d’envoyer un certain nombre d’expéditions contraires à ses intérêts (Liotard,
Monteil et Marchand) et réalisant que l’Etat mahdiste est très affaibli (en raison de famines
notamment), décident de reconquérir l’ancienne colonie égyptienne en 1896, peu après
le départ de la mission Congo-Nil. Depuis 1890, l’Angleterre avait réussi à tenir éloignés
les autres concurrents européens potentiellement intéressés par ce territoire considéré res
nullius. L’Allemagne et la Belgique avaient été contenues par des traités (respectivement
en 1890 et 1894) alors que l’Italie voyait ses ambitions impérialistes réduites à néant par la
défaite d’Adoua en 1896 face aux troupes abyssines. Il ne reste dès lors plus que la menace
liée à la progression française vers l’est du continent.
La victoire anglo-égyptienne de septembre 1898 est le point de départ d’une guerre
des arguments entre la France et l’Angleterre pour savoir qui contrôle le Haut-Nil puisque
la mission Marchand était arrivée la première sur le bord du Nil blanc, le 10 juillet plus
exactement. S’en suivent des débats interminables entre les journaux des deux pays.
Les Français estiment qu’ils sont arrivés les premiers et que le droit du premier occupant
s’applique comme pour toute terre africaine. Les Anglais répliquent que leurs intérêts ne
permettent pas à une puissance étrangère de marcher sur une région qu’ils considèrent
comme étant la leur et que la reconquête du Soudan signifie la reprise de toutes les terres
mahdistes, y compris Fachoda. La presse française répond alors que le contrôle du Mahdi
sur cette partie du Soudan était inexistant et qu’il n’avait donc aucune valeur… Derrière
cet imbroglio d’arguments développés par la presse, ressurgissent assez clairement les
deux enjeux majeurs qu’implique l’incident de Fachoda. Le Nouvelliste use particulièrement
de ces arguments « juridiques » (conférence de Berlin, droit du premier occupant…) pour
défendre les intérêts français. Le Salut Public demeure le plus clairvoyant de tous, même s’il
est le plus subjectif, en se référant très souvent à la question d’Egypte plutôt qu’à Fachoda
et en publiant un certain nombre d’articles qui permettent au lecteur de comprendre plus
en profondeur les tenants et les aboutissants du problème. Le Progrès pour sa part reste
plus modéré et se contente de d’apporter de l’information plutôt que de se lancer dans une
analyse plus approfondie des questions ressortant de l’affaire de Fachoda (bien entendu
cette remarque se porte sur une vue d’ensemble, la rubrique de la « lettre sur la politique
étrangère » étant la preuve que le quotidien républicain peut également se livrer à une étude
plus poussée de la situation).
138
Henri Wesseling, Le Partage de l’Afrique, op. cit, p 121.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
B/ Le monde colonisé vu par la presse
Après avoir vu la question des rivalités entre puissances impérialistes, il convient de se
porter sur l’autre point important lié au sujet de la colonisation : la perception qu’ont les
Européens du monde colonisé et par effet de miroir, celle qu’ils ont de leur propre société.
1) Le goût de l’aventure
A travers l’étude de la crise de Fachoda dans la presse lyonnaise, tout lecteur intéressé
par l’histoire de la colonisation peut aisément se rendre compte de l’importance qu’occupe
139
l’Afrique dans l’imaginaire européen. Tout comme l’Orient au XVIIIe siècle
, le continent
noir devient un véhicule de fantasmes et de désirs d’aventures pour les contemporains
du capitaine Marchand. L’Afrique est restée, malgré sa proximité avec l’Europe au niveau
de la mer Méditerranée, le continent sans doute le moins connu de tous. Avant que les
pays colonisateurs n’engagent leurs expéditions à la conquête des territoires, seules les
côtes étaient occupées et soumises à une autorité coloniale. L’intérieur des terres était un
véritable mystère et nourrissait l’imagination de nombreux européens. En 1898, l’intérêt pour
ce monde bercé par l’exotisme, la vie sauvage et les grands espaces, est toujours fort même
si peu de régions restent à découvrir. Le Salut Public rend compte de cet attachement pluri
générationnel des Français à cette « vaste région inconnue des cartes où avec bonheur
140
s’appliquait l’enfance de nos pères »
. Cet espace attire les Européens de par sa beauté,
l’absence de traces d’activités « modernes » de l’homme ainsi que par la dangerosité qui
donne à l’Afrique son image de créature farouche, gardienne de merveilles insoupçonnées.
L’énigme que constitue l’Afrique ainsi que la « révolution » intellectuelle et le développement
de la science, ont suscité l’intérêt des Européens pour ce continent. Le journal nationaliste
lyonnais résume cette volonté de lever le voile sur ces savanes, ces forêts et ces déserts
lorsqu’il dit
141
:
« Et jour à jour, on arrache à ce Continent Noir – qui est tout un monde, un
monde plein de trésors – une parcelle de son mystère. »
Le mouvement d’exploration a été amorcé en 1795 par le Britannique Mungo Park. Par la
suite, de nombreuses expéditions se sont succédé sur le continent, principalement pour
des raisons religieuses, économiques ou tout simplement scientifiques (par exemple la
recherche des sources du Nil). Ce mouvement a mobilisé de nombreux explorateurs issus
de différents pays, principalement la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Parmi ces
hommes, de grands noms figurent dans les livres d’histoire. On peut citer Speke et Grant (les
sources du Nil), David Livingstone (dans la région des Grands Laces), ou encore l’Allemand
Friedrich Rohlfs (dans le Sahara et le Maghreb)
142
.
Mais à partir de la seconde moitié de la décennie 1870, s’amorce une deuxième étape
dans la découverte de l’Afrique. Les missions à caractère privé et scientifique/religieux se
139
On peur penser notamment à Zadig de Voltaire ou encore aux Lettres persanes de Montesquieu, ouvrages empreints
d’orientalisme.
140
141
142
44
Le Salut Public, 11. 11. 1898.
Le Salut Public, 11. 11. 1898.
Georges Duby, Atlas historique, Larousse, 1987 (ed. 2007), p 245.
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Partie II Fachoda : reflet du modèle colonialiste européen de la fin du XIXe siècle
voient petit à petit remplacées par des expéditions organisées par la puissance publique. Le
dernier quart de siècle, marqué par la concurrence entre les puissances coloniales, change
la nature de l’objet des explorations. Ces dernières ont désormais une base politiques et
servent la volonté des Etats pour acquérir le plus de terres aux dépends des autres Etats
lancés dans cette « course au clocher ». Ainsi, l’explorateur anglais Henry Morton Stanley,
après avoir mené différentes expéditions en Afrique équatoriale durant la décennie 1870,
œuvre, à partir de 1878, pour le roi de Belgique Léopold II, au Congo, dans le but de
créer un nouvel Etat. En 1884, il est également présent à la Conférence de Berlin en tant
qu’expert pour faire approuver par les puissances européennes l’existence d’un tel Etat. Il en
va de même pour Alexandre Serpa Pinto, au service du Portugal, qui mène des expéditions
difficiles entre l’Angola et le Mozambique et permet la cartographie progressive de l’intérieur
du continent. En France, ce sont des hommes comme Pierre Savorgnan de Brazza au
Gabon (1875-1878) ou Louis-Gustave Binger en Afrique occidentale (1887-1889), qui
entreprennent de découvrir les terres inoccupées par leurs concurrents et asseoir l’influence
française.
Le capitaine Marchand s’inscrit dans cette lignée lorsqu’il a pour objectif de rejoindre
Fachoda depuis la côté Atlantique. Bien que l’objet de cette mission Congo-Nil réponde
143
à des objectifs éminemment politiques – la volonté de couper la « croix anglaise »
et
forcer l’Angleterre à négocier sur la question d’Egypte – il n’en demeure pas moins que
l’intérêt des Français se tourne aussi vers l’expédition en elle-même. La presse lyonnaise ne
manque pas de rappeler et d’encenser les acteurs de cette mission périlleuse nécessitant
une « énergie au-dessus de tout éloge ». Sans revenir trop en détail sur ce périple de plus
de 5000 km et qui a duré plus d’un an et demi, il convient d’en faire un bref résumé pour
comprendre l’ampleur du défi faisant face à Marchand et à ses hommes lorsqu’ils arrivent
à Loango ainsi que l’admiration des Français pour un tel exploit.
Le projet de 1895 se met en marche concrètement le 25 juillet de l’année suivante
lorsque le capitaine Marchand débarque à Loango. De là, lui et ses hommes doivent se
rendre à Brazzaville afin de pouvoir continuer leur périple sur le fleuve Congo. Mais les
problèmes s’amoncèlent déjà, puisque pendant cette période des révoltes éclatent dans la
zone située entre les deux villes. Ces événements ralentissent fortement la marche des colis
et des hommes. C’est donc avec l’aide de miliciens que la troupe avance et fait face aux
rebelles. Entre temps, Marchand attrape la fièvre bilieuse hématurique et manque d’y laisser
la vie, mais sa résistance physique lui permet de se sortir de ce mauvais pas. L’arrivée
à Brazzaville du chef d’expédition se fait le 8 novembre, la révolte étant terminée depuis
que les chefs rebelles ont été tués. A partir de la capitale congolaise, Marchand remonte
le Congo à bord de vaisseaux à vapeur belges. Il lui faut tout de même un mois pour
rallier Zinga (à 95km de Bangui), zone à partir de laquelle le fleuve n’est navigable qu’en
pirogue, en raison du bas niveau des eaux et du besoin de faire des pauses régulières
144
pour le ravitaillement des navires
. La suite du séjour devient de plus en plus difficile.
Sur la partie supérieure de l’Oubangui et sur son affluent le M’Bomou, l’expédition doit
transporter ses 150 tonnes de vivres sur des embarcations pouvant contenir au maximum
143
Cette « croix anglaise » constitue l’objectif plus ou moins avoué de la politique impériale britannique. Plus souvent mise
en avant par les Français que par les Anglais, cette croix est représentative de l’ambition de relier les colonies anglaises entre elles
selon un axe nord-sud (Le Caire-La Cap) et un axe est-ouest entre la corne de l’Afrique et les territoires situés sur la côte Atlantique
du continent.
144
Marc Michel, op. cit, pp 100-101.
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45
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
145
six passagers et moins d’une tonne de marchandises
. De plus l’équipe ne possédait
pas de vapeur et c’est avec difficulté qu’elle avait acquis le Faidherbe, un petit vapeur
démontable. Après quatre mois de navigation, Marchand et ses hommes arrivent dans la
région des « sultanats » qui, comme les décrit Marc Michel, s’apparentent à « de véritables
(petits) Etats à l’intérieur d’un extraordinaire amalgame d’ethnies ». La rencontre avec
les autochtones se passe plutôt bien, mais les négociations sont difficiles pour obtenir le
transport des marchandises. Après avoir pris un certain retard, l’expédition, profitant d’une
crue du Soueh, seul cours d’eau les reliant au Nil, continue sa progression dans le Bahr
el-Ghazal. Le niveau des eaux dans ces marécages est alors tellement bas au moment
où Marchand tente de traverser que la cadence de la mission se réduit considérablement.
Embourbés dans les marais (ils n’avancent que de quelques centaines de mètres certains
jours), sous la chaleur, les membres de la mission voient les tensions s’accroître entre eux
(notamment envers l’autoritarisme du commandant Marchand que l’enseigne de vaisseau
Dyé appelle « Mercator Cuncator Dictator »)
et Fachoda le 10 après un périple éprouvant.
146
. Ils atteignent finalement le Nil le 6 juillet
Au moment de la crise, la presse lyonnaise et la presse nationale, s’empressent de
louer la mission Congo-Nil et de l’inscrire dans le Livre d’Or de l’histoire coloniale comme
une « des pages les plus glorieuses ». Les exploits de cette mission sont d’autant plus
accentués que ses moyens sont en fait assez minimes par rapport au chemin accompli. Un
journaliste du Progrès met en avant cette allure modeste de l’expédition
147
:
« Marchand avait cent cinquante hommes, pour faire face à six ou dix mille, cent
cinquante hommes ! C’est tout ce qu’on lui avait donné, depuis deux ans, à ce
pauvre Marchand, pour occuper La Bahr el-Ghazal et le Nil. »
Mais, même si les journaux parlent des cette expédition en termes élogieux (le Progrès va
jusqu’à publier des extraits des lettres du capitaine Baratier), c’est surtout son chef qui est
encensé, et ce, dans tous les journaux. Il est dépeint de telle façon qu’il soit le réceptacle
des valeurs que chérit la population française, le courage, la persévérance, la bienséance…
et qu’il représente la France dans le monde sous son meilleur jour. Marchand est décrit
comme étant un homme séduisant, frappant par son attitude modeste et son énergie et qui
ne demande qu’à être loué par tous, même ses adversaires. On retrouve bien la volonté
d’opposer une fois encore les deux nations à travers le « couple » Kitchener/Marchand.
Cette concurrence se retrouve même lorsqu’il s’agit de promouvoir les deux hommes. Le
Progrès reprend une interview faite par Le Gaulois auprès du ministre des colonies Georges
148
Trouillot
. Lorsque le journaliste fait part au ministre de la nomination du sirdar en tant
que pair d’Angleterre, il s’empresse de lui demander si tel sera le cas pour Marchand.
« Evidemment, a répondu M. Trouillot ». Le Salut Public de son côté n’hésite pas à décrire
l’expédition, la composition de l’équipe ainsi qu’à publier une biographie du capitaine. Il va
même jusqu’à envoyer un de ses reporters à Thoissey (dans l’Ain), ville natale du héros,
pour poser des questions à son père. Sa sœur dit de lui : « tel il était, tel il est resté, très
145
146
147
148
46
Ibid. p 105.
Ibid. p 122.
Le Progrès, 06. 11. 1898.
Le Progrès, 29. 09. 1898.
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Partie II Fachoda : reflet du modèle colonialiste européen de la fin du XIXe siècle
149
volontaire, très énergique » . La cote de popularité de Marchand, d’après ce que la presse
nous en dit, est très forte ; aucune critique négative ne lui est attribuée à lui ou à l’un de ses
compagnons. Lors de son retour en France (après avoir traversé la région séparant Fachoda
de Djibouti), il est acclamé par toute la population et reçoit l’honneur d’être comparé à des
explorateurs tels que Lapérouse, Labourdonnais ou encore Dupleix
150
.
Les Français sont donc relativement favorables à la colonisation, notamment parce
qu’elle porte en elle une propension à faire rêver et parce qu’elle permet de mettre en avant
des hommes de qualité, porteurs de valeurs faisant honneur aux Français.
Néanmoins, il ne faut pas pour autant en conclure que la population soit une fervente
partisane de la colonisation. Outre les personnes opposées à l’expansion coloniale comme
Georges Clémenceau, un grand nombre de personnes semble penser que les colonies,
même si elles présentent un certain nombre d’avantages, principalement au niveau du
prestige national, ne valent pas la peine que la France entre en guerre contre sa grande
rivale. Beaucoup sont du même avis que le sirdar Kitchener qui déclame à son retour en
Europe (à Marseille plus exactement), à la fin du mois d’octobre, qu’ « un mauvais coin de
151
terre comme Fachoda ne vaut pas la peine qu’on se brouille »
. Fachoda ne figure pas
comme étant un point stratégique majeur, si ce n’est de correspondre au désir des coloniaux
français de perturber la politique impériale britannique. Comme le rajoutent les journaux
lyonnais, se battre pour Fachoda ne rentre pas dans la défense des intérêts supérieurs de
la France. Même si cette prise de position s’opère dans le cadre d’une manœuvre visant
à atténuer l’humiliation que ressentent les journaux lorsqu’ils s’aperçoivent que leur cas
n’est plus défendable, elle reflète néanmoins la véritable volonté des Français à ne pas
s’engager trop loin pour des colonies dont l’existence et le sort n’affecte que peu, voire pas
du tout, leur quotidien. De plus, une guerre dans les colonies contre l’Angleterre signifie
que la mer sera le terrain d’opération majeur et que dans ce domaine personne ne peut
rivaliser avec Royal Navy : quel serait l’intérêt de rentrer dans un conflit perdu d’avance ?
D’autre part, il faut rajouter que, même après vingt-huit ans, et même si les relations se sont
améliorées entre l’Allemagne et la France, cette dernière ne désespère pas de reprendre
un jour ses territoires perdus. Le Nouvelliste souligne d’ailleurs l’ambiguïté existant chez les
dirigeants français qui ne savent pas quel choix faire entre les colonies et l’Alsace-Lorraine
152
, affaiblissant de facto les politiques menées dans les deux directions puisque pas assez
exclusives et efficaces.
2) La mission civilisatrice européenne
L’étude des journaux lyonnais nous apporte une autre information sur ce que perçoivent les
Européens des peuples colonisés.
Le sujet qui revient le plus régulièrement dans les colonnes d’information concerne
le Soudan. En effet, nombreux sont les articles qui s’attaquent au régime mahdiste mis
en place en 1885. Il est dépeint comme un régime de barbarie et de fanatisme qui « ont
149
150
Le Salut Public, 07, 10. 1898.
Le Nouvelliste, 31. 05. 1899.
151
152
Le Progrès, 27. 10. 1898.
Le Nouvelliste, 24. 10. 1898.
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47
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
reconquis la place sur une civilisation commerçante et bientôt supplantée ». La presse
lyonnaise reprend généralement les journaux anglais pour dénoncer cet Etat qu’ils jugent
arriéré. Ces derniers justifient le bienfondé de la reconquête du Soudan par la mise en
avant des avantages qu’apportent le retour des forces anglo-égyptiennes pour la paix, la
civilisation, un bon gouvernement. Le Standard insiste plus lourdement sur ce rôle salvateur
qu’a eu la Grande-Bretagne en Egypte de manière générale : elle l’a délivrée de ses
oppresseurs, relevé son crédit, organisé son armée, réformé son administration et l’a mise à
même de conquérir les territoires qu’elle occupait autrefois (le Soudan). Bien évidemment,
ces arguments soutenant l’intervention anglo-égyptienne contre les Derviches, cachent le
désir de reprendre les terres perdues une quinzaine d’années plutôt, venger la mort du
général Gordon et faire face aux autres nations qui considéraient le Haut-Nil comme un
territoire abandonné et donc à disposition du premier venu (Allemagne, Belgique, Italie
et France). Mais, même si les Français se préoccupent vivement des conséquences de
la bataille d’Omdurman (le 2 septembre 1898) d’un point de vue national, ils ne peuvent
« qu’applaudir des deux mains au brillant succès du sirdar Kitchener », image symbolique
parfaite d’une victoire éclatante de la civilisation sur la barbarie
153
.
Peu d’informations sont parvenues d’Omdurman depuis la chute de Khartoum,
notamment en raison de la coupure de la ligne télégraphique. Les nouvelles qui arrivaient
étaient colportées par quelques fugitifs européens retenus captifs par le Mahdi. Parmi eux,
le père autrichien Joseph Ohrwalder, échappé en 1891, et qui décrivit les derniers mois du
chef religieux en critiquant la luxure et l’oisiveté qui y régnaient. Son successeur, Abdullahi,
continua l’exploitation de l’image charismatique du Mahdi et conforta l’aspect dictatorial
du régime en mettant ses hommes aux postes importants de l’administration, en éliminant
ses potentiels rivaux. De plus, le commerce des esclaves avait été réinstauré. D’après ce
témoignage, il est évident que les Anglais pouvaient aisément percevoir ce régime comme
le summum du fanatisme et la représentation idéale d’un pouvoir sanguinaire. Bien que
l’Etat mahdiste se soit révélé être un Etat autoritaire, Paul Webster considère que les dires
du père autrichien étaient orientés vers une stigmatisation de l’inhumanité du régime et
poussaient les Européens à relancer « une croisade militaire sous couvert de la morale »
154
. Il affirme que le calife menait une vie respectant les principes de l’Islam et que « pour
le commun des mortels, la vie dans le Mahdiyah était probablement meilleure que sous le
régime turc ». Ce qu’il écrit à propos de la demeure du chef derviche contraste fortement
avec les propos du père Ohrwalder
155
:
« Les photographies de la résidence du calife en 1898 après la conquête de
la ville par les Anglais montrent une bâtisse de deux étages au centre d’une
vaste agglomération de petites maisons en terre qui abritaient une population
toujours croissante de plus de cent cinquante mille habitants. L’architecture sans
caractère, les fenêtres étriquées et une porte d’entrée aussi majestueuse que
celle d’un garage ne sont guère compatibles avec les descriptions d’un tyran
voluptueux et de ses quatre cent concubines s’abandonnant sans retenue aux
excès des Mille et Une Nuits. »
153
La bataille d’Omdurman fit 11 000 tués et 16 000 blessés dans le camp mahdiste alors que les forces anglo-égyptiennes
ne comptèrent que 48 morts et 382 blessés dans leurs rangs.
154
155
48
Paul Webster, Fachoda, La Bataille pour le Nil, Paris, éditions du Félin, 2001, p 105.
Ibid. pp 103-104.
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Partie II Fachoda : reflet du modèle colonialiste européen de la fin du XIXe siècle
La vérité sur la nature du régime mahdiste importe peu en définitive. Le plus important
concerne la vérité que les Européens, et plus particulièrement les Anglais, ont bâtie au sujet
de cet Etat, même si cette dernière se base entre autres sur les témoignages subjectifs de
prisonniers évadés. Le résultat est identique, que ce soit dans l’opinion publique française
ou britannique ; l’Etat mahdiste est une abomination que tous se félicitent de ne plus voir
exister. Le problème de Fachoda, selon Léopold II (d’après le Morning Post), n’est rien en
comparaison de la libération du Nil « grâce au sirdar, au commandant Marchand et au major
Bells »
156
.
Cette idée de libération et d’apport de la civilisation se retrouve dans un certain nombre
de discours pro-coloniaux. La civilisation se rapporte aux sociétés européennes industrielles
de la fin du siècle, guidées par le progrès technique et scientifique. Même si le Mahdi n’est
que peu apprécié en Europe, les partisans de la colonisation se font un devoir de venir
en aide aux populations autochtones ; c’est ce qu’affirme le Morning Post au sujet de la
Grande-Bretagne dans la vallée du Nil (le fameux « fardeau de l’homme blanc »).
La colonisation renvoie aussi au terme de l’inégalité. Le racisme existe déjà entre les
peuples européens (latins, anglo-saxons, germains…) mais il est sans commune mesure
avec le sentiment de supériorité que ressentent les habitants des puissances coloniales
face à leurs sujets d’outre mer. Le membre du Parlement, Labouchère, en vient même à
regretter une extension de l’empire britannique par dédain pour les sujets britanniques de
colonies
157
:
« Je suis hostile à l’expansion de l’empire, parce que j’estime qu’en proportion
de nos ressources notre empire est déjà bien assez grand pour sa sécurité, et je
ne suis pas non plus partisan de l’augmentation du nombre des Asiatiques ou
des Africains soumis à notre domination, parce que nous avons déjà plusieurs
centaines de millions de sujets de ce genre… »
Cette concupiscence européenne vis-à-vis des peuples moins avancés technologiquement,
aux mœurs et à la couleur de peau différentes, présente néanmoins une certaine ambiguïté.
D’un côté, les coloniaux se proposent d’initier les « indigènes » à la civilisation – ils
se présentent comme étant des libérateurs plutôt que comme des conquérants – mais de
l’autre côté, leur incompréhension des sociétés « primitives » les poussent à l’intolérance et
à imposer leur modèle par la force. Le message est clair : nous voulons vous faire du bien
en vous apportant la civilisation, même si vous le refusez. Cette violence de la colonisation
se retrouve dans le champ lexical militaire utilisé par la presse lyonnaise : tribus soumises,
conquérant… Le Salut Public en vient même à mentionner les « phalanges » d’explorateurs
et « d’ouvriers du progrès de la science et de l’humanité », terme évocateur de l’armée
conquérante d’Alexandre le Grand.
De cette inégalité, ressort une hypocrisie évidente des Européens. Le meilleur exemple
fourni est celui de la Conférence de Berlin de 1884-1885. Bien que l’ambassadeur
d’Angleterre, Edward Malet, attira l’attention de ses pairs sur la défense du bien-être des
populations africaines lors de la cession inaugurale, le résultat final refléta le faible souci
pour les habitants des régions où l’Etat libre du Congo devait naître, ni pour ceux séparés
par les partages successifs de territoires entre puissances coloniales.
156
Le Progrès, 08. 10. 1898.
157
Le Salut Public, 28. 09. 1898.
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49
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Cette inégalité est d’autant plus marquante en France où les principes universels des
droits de l’homme, si chèrement défendus dans la métropole, ne s’appliquent dans les faits
qu’à une certaine frange de la population. Même si l’esclavagisme n’est plus accepté par
l’Europe, les indigènes n’en gagnent pas un statut d’Hommes pour autant. Les soldats
noirs de la mission Congo-Nil sont l’illustration de cette mode qu’ont les Européens à
vouloir les exposer. D’ailleurs, la ville de Lyon en est une parfaite représentante puisqu’elle
organisait l’Exposition coloniale de 1894. Quoiqu’il en soit, la lecture des journaux lyonnais
donne l’impression que les sujets issus des colonies s’apparentent plus à des trophées, des
curiosités dignes d’être exposées au musée ou dans un zoo plutôt qu’à des êtres humains
égaux avec ceux de la race blanche. Le Nouvelliste évoque cette idée d’exposition et de
curiosité lors du retour de Marchand à Toulon, fin mai 1899
158
:
« Un fait peu connu, outre les Sénégalais, le commandant Marchand ramène
quarante indigènes du pays des Abfras qu’il avait pris comme pagayeurs. Ce
sont des noirs de mœurs très primitives, portant sur le front des tatouages
extraordinaires. »
Le Progrès écrit que « les officiers anglais disent que cette infanterie de Tombouctou est
le corps le plus beau qu’ils aient jamais vu en Afrique, que ce sont des soldats splendides
159
et braves »
. Il reprend également le Daily Telegraph qui évoque le fait que « les noirs
égyptiens et le noir du commandant Marchand vivent en bonne intelligence et que l’ordre est
160
parfait »
, comme si deux meutes se rencontraient mais que l’intervention des sociétés
civilisées avait pu leur apprendre à vivre les uns à côté des autres dans une certaine
harmonie. Cette interprétation poussée vient de la presse et de ceux qui généralement ne
côtoient pas les contrées africaines. Les militaires sont plus proches des autochtones et
leurs « préjugés » vis-à-vis d’eux, même si toujours existants, sont atténués. Lors de son
retour en France le 26 octobre, pour rendre compte de la situation à Fachoda auprès du
ministre des Affaires étrangères, le capitaine Baratier salue le concours de Sénégalais. Il
en va de même pour Marchand qui, lorsqu’il est au Caire, dit aimer explorer et narre sa
traversée de pays avec des populations sauvages qui sont depuis devenues ses amies. La
condescendance européenne et la conscience que la population blanche du vieux contient
se situe sur un niveau supérieur à celui des peuples d’Afrique ou d’Asie sont donc très
présentes en 1898. Le sort et l’avis des habitants locaux (les Chillouks) ne ressortent pas
dans la presse, seules les relations entre puissances coloniales sont évoquées. Cependant,
le contact sur le terrain entre Occidentaux et locaux semble moins contrasté, même si les
différents auteurs parlant de la colonisation se retrouvent pour dire que les explorateurs
traitaient les autochtones comme des êtres inférieurs, notamment en leur faisant signer des
traités auxquels les chefs locaux ne comprenaient rien.
Cette impuissance des chefs de tribus ne se voit pas démentie par le cas abyssin
(ou éthiopien). Cet Etat n’a pas été mentionné lorsque nous nous sommes intéressés aux
réactions des différents pays face aux événements de Fachoda. Bien qu’il ne soit pas
européen, l’Etat éthiopien demeure l’un des rares territoires africains à rester indépendant.
L’Abyssinie est l’un des Etat les plus puissants du continent noir et son rayonnement
s’est accru depuis l’ascension du roi des rois Ménélik II au pouvoir en 1889. Le Négus a
158
159
160
50
Le Nouvelliste, 31. 05. 1899.
Le Progrès, 06. 10. 1898.
Le Progrès, 29. 10. 1898.
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Partie II Fachoda : reflet du modèle colonialiste européen de la fin du XIXe siècle
dès lors lancé une politique d’expansion et de modernisation de son pays (mise en place
d’un système postal, d’une monnaie, d’une voie de chemin de fer…) notamment à travers
la création d’une armée dotée d’un puissant arsenal. Néanmoins, le statut de l’Ethiopie
n’empêchait pas les puissances européennes d’y exercer leur influence (France, Angleterre,
Italie, Russie). Pour elle, Ménélik était considéré « comme à peine plus qu’un sauvage
exceptionnellement éclairé »
161
(d’après un diplomate anglais).
En 1889, le Négus signait un traité avec l’Italie reconnaissant son indépendance mais
un problème de traduction d’un des articles permettait aux Italiens d’exercer un protectorat
sur les plateaux éthiopiens. La version italienne ne fut pas reconnue par Ménélik ; le
président du Conseil, Francesco Crispi, fervent partisan de l’impérialisme italien, fit marcher
ses troupes depuis l’Erythrée. La guerre éclata en 1895 et se solda par une lourde défaite
162
er
italienne le 1 mars 1896 à Adoua
. La paix fut signée le 26 octobre 1896. Entre temps,
les Anglais avaient lancé leur plan de reconquête du Soudan (le 12 mars 1896) pour faire
face à cette nouvelle menace éthiopienne et à une possible alliance entre le Négus et
la France. Cette bonne entente entre les deux pays fut officialisée par le traité d’amitié
163
franco-éthiopien du 27 janvier 1897
. Les Français lors de la crise de Fachoda peuvent
logiquement compter sur un soutien de l’Abyssinie étant données les bonnes relations
entretenues entre les deux pays. Néanmoins, le Négus voyait mal une telle avancée
française dans la région et la protection des ses intérêts lui fit engager des relations avec
d’autres puissances comme l’Angleterre.
La France comptait beaucoup sur l’aide des Ethiopiens pour les aider à rejoindre le Nil
par l’est. Tandis que Marchand arrivait par le Bahr el-Ghazal, une autre expédition, la mission
Bonvalot-Bonchamps partait (fin 1897) de Djibouti pour rejoindre également Fachoda. Mais
les conditions difficiles de voyage et l’engouement modéré du Négus pour cette expédition
la force à rebrousser chemin. Sur le retour, Bonvalot et Bonchamps croisent une mission
éthiopienne (incluant un colonel russe) et repartent de nouveau vers l’ouest. Ils arrivent un
peu en dessous de Fachoda le 22 juin 1898, mais ne voyant aucune trace de Marchand
ils font demi-tour.
Lors de la crise, l’échec de cette expédition qui aurait pu, selon la presse, changer la
situation le rapport de force face à l’Angleterre, donne l’occasion aux journalistes de critiquer
« l’alliance » avec l’Ethiopie. Le Progrès fait part de sa désillusion vis-à-vis d’un pays sur
164
lequel la France « avait compté, peut-être un peu trop »
et que l’on considérait comme
un ami sans vraiment savoir pourquoi. Néanmoins, des mouvements de troupes abyssines
effectués au début du mois de novembre, conduit le quotidien républicain à espérer que
cette manœuvre vise à aider la mission Marchand. La réalité de faits infirme cette prise de
position. Le Nouvelliste se montre quant à lui beaucoup plus dur avec le roi des rois. Pour
lui et d’autres journaux (comme La Tribune), le plan français a échoué à cause de Ménélik.
Monsieur de Poncins (cité pour avoir été en Abyssinie), interrogé le 23 septembre, estime
la même chose. « C’est à lui [Ménélik II] que doivent aller s’en prendre ceux qui se sont plu
161
162
Henri Wesseling, Le Partage de l’Afrique, op. cit, p 464.
Les Italiens comptaient 18 000 hommes dont 10 000 Européens. Les Abyssins étaient environ 100 000 et seulement 20%
d’entre eux n’avaient pas d’armes à feu. A l’issue de la bataille environ la moitié des soldats italiens était éliminée (6000 morts, 1500
blessés et 1800 prisonniers).
163
164
Ibid. p 466.
Le Progrès, 19. 09. 1898.
Ducloud Grégoire - 2011
51
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
à compter sur ce nègre comme sur un allié ». Il rajoute que ce « nègre barbare » et l’alliance
tissée avec lui constituent en fait le plus insurmontable obstacle aux projets français ainsi
qu’une profonde désillusion
165
:
« On l’a armé, flatté, adulé, porté aux nues […] pendant ce temps ce nègre à
figure épaisse prenait les cadeaux […] et nous trompait ».
Ces propos révèlent bien le fait que les Européens, même s’ils reconnaissent l’Ethiopie
en tant qu’Etat indépendant, donc comme un égal, ne considèrent pas ses habitants et
en premier lieu son chef comme des êtres humains à placer au même niveau que le
leur. L’échec de la mission Bonvalot-Bonchamps fut une bonne occasion de rejeter la
responsabilité sur le Négus, mais les propos retenus par le Nouvelliste de Charles Michel,
un des membres de l’expédition, nous montrent que cette désillusion vécue vis-à-vis de
l’alliance avec Ménélik (même si elle est en partie fondée puisque le roi des rois n’agissait
pas pour le compte des Européens mais pour les intérêts de son pays) n’est pas le
seul sentiment exprimé. En effet, pour monsieur Michel, la faute incombe aux agents du
gouvernement français
166
.
Quoiqu’il en soit, l’exemple de l’Ethiopie reflète bien le sentiment de supériorité que
ressentent les Français (et les Européens en général) vis-à-vis d’un monde soumis et soidisant non civilisé.
165
166
52
Le Nouvelliste, 23. 09. 1898.
Le Nouvelliste, 13. 10. 1898.
Ducloud Grégoire - 2011
Partie III Fachoda : révélateur de la situation intérieure française
Partie III Fachoda : révélateur de la
situation intérieure française
Bien que l’incident de Fachoda relève d’un problème de politique étrangère entre la
France et l’Angleterre, l’étude de la presse lyonnaise nous donne aussi un certain nombre
d’informations concernant les affaires françaises de cet automne 1898. A priori, l’actualité
intérieure semble être à mille lieues des préoccupations qui s’élèvent au sujet du contrôle
du poste soudanais, perdu sur les rives du Nil Blanc. Néanmoins, cette séparation entre
scène nationale et politique internationale n’a pas lieu d’être. En effet, l’étude de la presse
lyonnaise nous montre que ces deux sphères sont étroitement liées et que la question de
Fachoda ne peut être uniquement comprise pas le seul regard porté sur les relations francobritanniques et la colonisation de la fin du XIXe siècle. Le premier point de cette partie se
centre par conséquent sur l’événement majeur de l’année 1898, en France, l’affaire Dreyfus,
et sur l’incidence que cette affaire a eue sur le problème de Fachoda.
A/ La crise de l’affaire Dreyfus
Commencée en 1894, cette affaire divise la France pendant huit ans – de 1898, date à
laquelle l’opinion se scinde en deux camps radicalement opposés jusqu’à la réhabilitation
du capitaine en 1906, et devient un sujet de débats houleux dans toute l’Europe. L’analyse
effectuée dans la presse pour ce mémoire sur la crise de Fachoda vise à montrer l’effet
qu’induit l’Affaire sur le degré d’implication de l’opinion vis-à-vis du problème colonial au
Soudan.
1) Les événements de l’automne 1898 et leur traitement médiatique
L’étude des journaux lyonnais nous permet de constater dans un premier temps que
l’actualité de l’automne 1898 est particulièrement chargée. Pour preuve, environ un tiers des
er
numéros du Salut Public contiennent un gros titre entre le 1 septembre et le 21 novembre
(26 jours sur 82, soit une moyenne d’un gros titre tous les trois jours). Ce taux de numéros
où figure un titre en tête de page est un peu moins conséquent dans le Progrès puisqu’il
er
atteint à peine les 20% (soit 16 jours sur les 81 étudiés, du 1 septembre au 20 novembre).
Dès les premiers jours de septembre, l’actualité se centre sur l’affaire Dreyfus. En
effet, le 31 août, le colonel Henry, un des protagonistes du scandale, se suicide. S’en suit
quelques jours plus tard, la démission de Monsieur de Cavaignac, ministre de la guerre et
antidreyfusard. Dans un même temps, les journaux font référence à la progression anglaise
au Soudan (la bataille d’Omdurman a lieu le 2 septembre) et s’interroge déjà sur une
possible rencontre entre la France et l’Angleterre sur les rives du Nil. Il faut attendre le 10
septembre (et donc le 11 dans la presse, sauf pour le Salut Public qui est un journal du soir)
Ducloud Grégoire - 2011
53
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
pour que l’attention soit portée sur un fait divers peu commun : l’assassinat de l’impératrice
d’Autriche-Hongrie, la fameuse Sissi, à Genève par un anarchiste. La seconde partie du
mois de septembre est de nouveau consacrée à l’Affaire (le général Zurlinden, ministre de
la guerre et remplaçant de Cavaignac, est lui-même démissionnaire le 17 septembre) et
à la question de Fachoda. Le début du mois d’octobre reste relativement calme. Outre la
publication, le 10 octobre, du Livre Bleu anglais (ouvrage retraçant les correspondances
diplomatiques entre Londres et Paris) au sujet de Fachoda, aucun élément nouveau majeur
ne vient perturber l’actualité quotidienne. Un soubresaut survient vers le 16 octobre. La
grève générale est proclamée dans les chemins de fer. La fin du mois voit les nouvelles
relatives à l’incident de Fachoda s’entremêler avec les questions intérieures. Le 21, le
rapport Marchand, document relatant les aventures de l’expédition Congo-Nil et la situation
au fort Saint-Louis (nom donné par les Français au fortin qu’ils occupent), arrive dans les
mains du ministre des Affaires étrangères. En conséquence, les députés reçoivent un Livre
Jaune les informant de la situation avec l’Angleterre. Le lendemain un nouveau Livre Bleu
est publié outre-Manche. Outre cette accélération des événements en ce qui concerne le
Soudan, les nouvelles importantes relatives aux problèmes intérieurs se multiplient dans
les derniers jours du mois. Le 26, le cabinet Brisson chute après avoir gouverné le pays
pendant quatre mois (depuis le 28 juin). Le 29, la Cour de Cassation accepte la demande
er
de révision du procès Dreyfus. Le 1 novembre le gouvernement de Charles Dupuy prend
ses fonctions. Le 4, la décision est prise de retirer le commandant Marchand de Fachoda.
L’information est délivrée à la presse par l’agence Havas qui publie la note suivante
167
:
« Le gouvernement a résolu de ne pas maintenir à Fachoda la mission Marchand.
Cette décision a été prise par le Conseil des ministres après un examen
approfondi de la question. »
Le reste du mois de novembre rassemble la série de réactions face, d’une part, à la révision
du procès Dreyfus, et d’autre part, au problème sécuritaire que constitue l’Angleterre après
sa victoire diplomatique à Fachoda.
Voici donc comment se structure l’actualité de l’automne 1898. La crise de Fachoda y
figure souvent en première page des journaux avec des articles pouvant s’étaler sur cinq
colonnes. Le Progrès y consacre la plupart des ses « Lettres sur la politique étrangère »
et le Salut Public ne manque pas de publier des articles à portée historique ayant pour but
de faire resurgir les souvenirs du lecteur relatifs à des événements passés et directement
liés au problème de Fachoda (la question d’Egypte de 1882, l’évacuation du Soudan par les
Britanniques en 1884…). Néanmoins, même si l’incident de Fachoda reste un événement
majeur de la période, les Français sont bien plus préoccupés par l’affaire Dreyfus. Pour
preuve, sur les 26 gros titres du Salut Public, 18 concernent l’Affaire, deux se consacrent
à l’assassinat de l’impératrice Elisabeth, un évoque un incendie grave avenue de Saxe, un
autre fait références aux grèves de la mi-octobre, trois s’intéressent à la crise ministérielle
de la fin octobre alors qu’un seul titre se centre sur la « déclaration ministérielle » du retrait
de Fachoda. Le Progrès ne mentionne même pas dans ses titres de haut de page l’incident
colonial alors qu’il cite la plupart des autres sujets mis en avant par le journal nationaliste.
Le Nouvelliste se trouve être l’unique journal parmi les trois étudiés à faire référence à la
crise de Fachoda à cinq reprises
167
168
54
168
.
Le Progrès, 04. 11. 1898.
Les titres se rapportant à l’incident de Fachoda sont ceux du 20 septembre, des 11, 24, 27 octobre et du 5 novembre 1898.
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Partie III Fachoda : révélateur de la situation intérieure française
Cette constatation de la faible présence de l’incident en tête d’affiche, malgré la
présence de nombreux articles approfondis, nous conduit donc à comprendre pourquoi
l’opinion française n’est pas plus investie dans cette opposition coloniale avec la GrandeBretagne.
D’ailleurs, la presse anglaise insiste bien sur ces préoccupations françaises exprimées
vis-à-vis des ses problèmes intérieurs. Bien que ces propos soient émis en fonction de
considérations stratégiques visant à souligner auprès de l’opinion publique britannique la
faiblesse des rivaux français, la réalité de la fragilité de la société française en 1898 n’en est
pas moins véridique. Tandis que le Standard compatit avec la situation intérieure française,
le Morning Leader (repris par le Progrès et le Salut Public) évoque tous les problèmes que
la France rencontre :
« En ce moment, les esprits de Paris sont grandement portés à l’inquiétude et il faudrait
que la question de Fachoda soit beaucoup plus importante pour détourner l’attention de
l’opinion publique de l’affaire Dreyfus, de la grève générale et de la perspective d’un coup
169
d’Etat. »
. Même la presse lyonnaise est consciente de l’handicap que représente la
situation intérieure dans la conduite des négociations et de la position française dans l’affaire
de Fachoda. Le Progrès exprime sa volonté de résoudre ce problème au plus vite quel que
soit le résultat le 17 octobre lorsqu’il dit : « nous avons assez de préoccupations ! Puissionsnous nous affranchir de celle-là ! ». Le Salut Public de son côté souligne l’égarement de
l’opinion publique française face à l’affaire Dreyfus qui produit « l’effet d’un cauchemar »
170
.
Ainsi la décision de Delcassé, bien que reposant sur des considérations stratégiques
et militaires, se trouve influencée par une opinion publique qui dans son ensemble, même
si elle tente de défendre les intérêts nationaux, accorde la primauté aux enjeux intérieurs
qui la divisent et ne lui permette pas de parler comme un corps uni face aux Britanniques.
L’affaire Dreyfus occupe donc la principale place dans les journaux français. Un rappel
des faits s’avère utile pour saisir l’implication de la population dans ce cas qui secoue la
République lorsque la crise de Fachoda éclate.
Tout commence à la fin du mois de septembre 1898 lorsque la Section de statistique,
le service de contre-espionnage de l’armée, découvre qu’un officier français transmet des
171
informations sur la défense nationale (en l’occurrence de Nice et de la Meuse)
à
l’ambassade d’Allemagne. Le « bordereau » incriminant l’officier en question dévoile, après
examen, que l’écriture sur le document est assez semblable à celle du capitaine d’artillerie
Alfred Dreyfus, un juif alsacien. Même si les preuves ne sont pas concluantes, l’état-major a
besoin d’urgence d’un coupable clairement identifié pour calmer le jeu : arrêter les attaques
extérieures lancées contre le ministre, apaiser les rivalités entre généraux et assurer l’image
172
d’une armée forte auprès des citoyens
. Le courant antisémite qui se développe depuis
le début des années 1890 et qui est très présent au sein de l’état-major des armées, fait du
capitaine Dreyfus le coupable idéal. Ce dernier est arrêté le 15 octobre 1894. A ce moment
personne ne remet en cause l’accusation. Les médias et l’opinion publique approuvent sa
condamnation perpétuelle pour trahison et sa dégradation (le 5 janvier 1895). Mis à part les
169
170
171
172
Le Progrès, 13. 10. 1898 et le Salut Public, 12. 10. 1898.
Le Salut Public, 01. 10. 1898.
Vincent Duclert, L’affaire Dreyfus, Paris, La Découverte, 1994, 2006, p 7.
Ibid. p 19.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
proches de Dreyfus (son frère Mathieu et sa femme Lucie) qui croient en son innocence,
personne ne juge utile de revenir sur ce dossier. Cependant, le lieutenant-colonel Picquart,
nouveau chef des services de renseignement (dès le premier juillet 1895) intercepte un
télégramme du commandant Walsin-Esterhazy à Maximilien von Schwartzkoppen, attaché
militaire à l’ambassade d’Allemagne. Picquart réalise que le vrai coupable n’est pas celui qui
se trouve en exil sur l’île du Diable. Mais le colonel Henry, membre du Service de statistique,
crée de toutes pièces un faux document accablant le capitaine Dreyfus des crimes qui lui
son reprochés afin de protéger l’état-major d’un scandale lié à l’erreur judiciaire commise.
Picquart est éloigné de Paris mais l’information selon laquelle Dreyfus est innocent parvient
aux oreilles d’Auguste Scheurer-Kestner (le vice-président du Sénat) qui doutait déjà de sa
culpabilité. L’affaire est lancée fin 1897 lorsque les journaux mettent au jour les hésitations
de certains personnages de l’Etat. Une nouvelle enquête est menée contre Esterhazy
(d’après l’accusation portée par Mathieu Dreyfus) mais ce dernier est innocenté.
L’année 1898 commence sur les chapeaux de roue. Le 11 janvier, Esterhazy est
acquitté et deux jours plus tard, Emile Zola voit son article « J’Accuse » publié dans le
journal l’Aurore (journal de Georges Clémenceau) et dans lequel il met en cause un certain
nombre de hauts dignitaires de l’armée. L’écrivain est par la suite condamné mais son texte
donne une soudaine visibilité au mouvement dreyfusard qui rassemble de plus en plus
d’intellectuels convaincus de l’innocence du capitaine juif.
Les élections de juin 1898 conduisent Henri Brisson à mettre sur pied un nouveau
gouvernement avec comme ministre de la guerre Godefroy Cavaignac. Ce dernier, dans un
discours à la Chambre le 7 juillet, prétend détenir les preuves incontestables de la culpabilité
de Dreyfus. Mais le lieutenant-colonel Picquart dément ses propos en affirmant que l’une
des preuves est un faux. Il est mis hors d’état de nuire en se faisant arrêter le 13 juillet.
Il arrive néanmoins à démontrer indirectement (et involontairement) ses dires lorsqu’un
membre du cabinet Cavaignac découvre en août que le « faux Henry », seul document
nommant explicitement Dreyfus comme étant l’officier en lien avec l’Allemagne et l’Italie, est
réellement un faux. Henry avoue son crime et met fin à ses jours le 31 août.
C’est donc après ce tragique événement que notre étude de la presse lyonnaise débute.
Suite à toute cette agitation et à la perte de sa crédibilité, Cavaignac démissionne le 3
septembre et les dreyfusards voient leur désir d’obtenir la révision du procès se rapprocher
de plus en plus. Les ministres se succèdent (après Cavaignac, entrent en fonction le général
Zurlinden, démissionnaire le 17 septembre, et le général Chanoine, qui se retire également
le 25 octobre) et le 29 octobre, la Cour de Cassation accepte la révision du procès. La
chute du ministère Brisson entraîne la mise en place du gouvernement de Charles Dupuy,
un antidreyfusard. Le 4 novembre la décision est prise de retirer la mission Congo-Nil de
Fachoda. Les nationalistes sont outrés par ces déconvenues tant à l’intérieur qu’à l’extérieur
du pays. S’ouvre donc à partir de la fin de l’automne 1898 une période de dégradation du
climat social illustrée par un accroissement de la violence notamment dans les villes.
2) Un pays divisé, des esprits échauffés
L’atmosphère de l’automne 1898 est électrique et les deux camps n’hésitent pas à attaquer
durement leurs adversaires. Parmi les trois journaux utilisés pour ce mémoire, le Progrès
est le seul qui se revendique comme étant un partisan du capitaine Dreyfus.
Doit-il être considéré comme un dreyfusard, dreyfusiste ou dreyfusien ? Si l’on s’en
réfère aux définitions de Vincent Duclert, les dreyfusards regroupe tous ceux qui tentent
56
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Partie III Fachoda : révélateur de la situation intérieure française
de montrer l’irrégularité du procès de 1894 et de démontrer l’innocence de l’officier. Les
dreyfusistes sont ceux qui, au lieu de se contenter de la simple résolution de l’affaire, vont
au-delà de ce cas particulier et le prennent comme « un fait explicateur de la société,
173
comme un événement de référence pour construire une autre politique » . En somme, les
dreyfusards restent strictement attachés à la défense de l’officier tandis que les dreyfusiste
s’inscrivent dans une démarche plus large ; demander la révision du procès de 1894 signifie
avant tout défendre des principes républicains de justice et d’égalité. Cependant même
si ces deux catégories existent, elles ne s’excluent pas l’une de l’autre. Les dreyfusards
peuvent aussi être dreyfusistes. Une dernière catégorie, celle des dreyfusiens, existe, mais
elle ne concerne pas Le Progrès au moment de la crise de Fachoda car elle apparaît à
partir de décembre 1898. Au moment où les tensions entre les deux camps sont exacerbées
au maximum, un certain nombre d’individus prennent le parti de Dreyfus mais seulement
pour demander un retour à une situation de normalité menacée par le danger nationaliste
et clérical. Le Progrès peut être, d’après cette classification, inclus dans le groupe des
dreyfusistes. Rien n’indique qu’il ne soit pas aussi dreyfusard, mais les propos engagés des
journalistes durant la période allant de septembre à la mi-novembre s’inscrivent surtout dans
une réflexion générale qui dépasse le simple cadre de la défense du capitaine alsacien.
Le cœur des préoccupations du quotidien républicain, comme des autres journaux
dreyfusards en France, se fonde sur l’idée que la République doit permettre l’exécution de
la justice véritable, respectueuse des droits et de l’égalité de tous devant l’autorité judiciaire.
Les dreyfusards estiment que le procès de 1894 et l’Affaire de manière générale constituent
une « illégalité abominable » ainsi qu’une « iniquité monstrueuse ». Ces propos révèlent
l’inscription de ces hommes et de ces femmes dans la tradition de la Révolution de 1789,
c’est-à-dire dans le respect des libertés individuelles, de l’égalité de droit. Le 18 septembre,
Le Progrès confirme cet héritage gravé dans les esprits dreyfusards en faisant explicitement
référence à la fin de l’Ancien Régime : « en ce pays qui fit la Révolution, les grandes idées
de justice et de droit ne devaient pas être méconnues plus longtemps »
174
.
La défense de telles valeurs se justifie dans le fait que les dreyfusards, ou plus
précisément les dreyfusistes, voient le régime de la Troisième République menacée dans
ses fondements par « les nationalistes, les réactionnaires et leurs alliés du cabinet Méline »
175
qui ont aggravé l’affaire Dreyfus et rajouté un souci de plus aux problèmes quotidiens
français. Lorsque le journal républicain fait référence à ses adversaires, la grève des
terrassiers prend de plus en plus d’ampleur. Pourtant, malgré cet incident social, les
dreyfusards se plaignent de voir le camp opposé en rajouter pour affaiblir le régime. Les
partisans du capitaine déchu veulent préserver la démocratie qui à leurs yeux est menacée
par tous groupes désireux de revenir à un régime autoritaire, autrement dit, les nationalistes,
les monarchistes, les cléricaux. Cependant ils sont aussi attaqués par leurs adversaires qui
les accusent d’être contre la patrie et de vouloir son affaiblissement. La tâche est difficile
pour les dreyfusards dans le sens où beaucoup d’antidreyfusards sont des modérés c’est-àdire qu’ils veulent juste que l’armée soit respectée et l’ordre garanti. Les propos publiés par
Le Progrès reflètent cette position délicate des dreyfusards toujours situés sur la défensive
et tentant de mettre à mal les arguments les mêlant à toute tentative de trahir la patrie en
l’humiliant et en la fragilisant.
173
174
175
Ibid. pp 80-81.
Le Progrès, 18. 09. 1898.
Le Progrès, 14. 10. 1898.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Deux propos sont révélateurs de cette attitude défensive. Le premier d’entre eux est
une réaction face aux attaques nationalistes et induit le questionnement sur ce qui fait un
patriote. Même sans apporter de réponse à cette interrogation le journaliste souligne le
caractère subjectif d’une telle appellation et met en avant le fait que ceux qui se considèrent
comme patriotes ne le sont peut-être pas aux yeux de ceux qu’ils considèrent comme des
non-patriotes
176
:
« Ils [les nationalistes] veulent crier « A bas les traîtres ! ». Voilà un cri que tout
patriote doit pousser ; mais nous ne sommes pas sans quelques inquiétudes sur
la façon dont ces messieurs entendent l’outrage à la France et de quels traîtres
ils veulent parler ».
Le deuxième extrait tiré du Progrès confirme le fait que les dreyfusards sont aussi patriotes
que les autres, mais que leur respect vis-à-vis de l’armée repose sur une toute autre logique
que sur celle du secret et de la sauvegarde de l’honneur
177
:
« Dans une démocratie, il ne doit pas y avoir de caste fermée. Nous avons le
plus profond respect pour notre armée dont l’honneur nous est cher comme
à quiconque, mais justement nous voulons que l’armée soit toujours digne de
notre respect, nous voulons que son honneur reste intact et pour cette raison
nous avons demandé que l’on sacrifie les indignes qui se sont glissés dans ses
rangs. »
Les dreyfusards apprécient leur armée et pour preuve leur « héros » n’est pas Alfred
Dreyfus, pourtant victime de l’erreur judiciaire mais le lieutenant-colonel Picquart, « ce loyal
officier ». Depuis sa résistance face à ses supérieurs en 1896, Picquart fait figure de l’image
combattante du camp dreyfusard. Il permet de mobiliser la France conservatrice, catholique
et nationale qui estime que l’état-major, par sa rigidité, génère le désordre social et rend
l’armée impuissante
178
.
Voici donc la position du Progrès vis-à-vis de cette Affaire qui secoue le pays tout entier.
Face à lui se trouve les journaux conservateurs lyonnais du Nouvelliste et du Salut Public,
fervents antidreyfusards.
Ces deux journaux sont tout ce qu’il y a de plus représentatif des partisans
de l’antidreyfusisme. Tandis que le Nouvelliste s’apparente aux cercles catholiques et
monarchistes, le Salut Public donne une visibilité certaine aux nationalistes admirateurs de
l’armée et de l’autoritarisme. Néanmoins, même si le public visé correspond aux bastions
de peuplement antidreyfusards, il serait erroné de vouloir généraliser l’appartenance des
groupes d’individus à un camp précis. En effet un certain nombre de catholique et d’officiers
« modernistes » sont en faveur de Dreyfus. Inversement, les Juifs et les socialistes ne sont
pas obligatoirement des dreyfusards de la première heure, nous mettant par conséquent en
garde contre une classification trop rapide et globale des différents groupes sociaux dans
tel ou tel camp.
Il n’en reste pas moins que la presse conservatrice lyonnaise s’en prend violemment
aux dreyfusards notamment en les stigmatisant. Ces derniers sont associés aux
176
177
178
58
Le Progrès, 26. 10. 1898.
Le Progrès, 18. 09. 1898.
Vincent Duclert, op. cit, p 83.
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Partie III Fachoda : révélateur de la situation intérieure française
179
révolutionnaires anarchistes
avides de détruire toute institution en France. Le Salut
Public se demande d’ailleurs pourquoi le capitaine Dreyfus, un homme banal, a été vivement
défendu par des individus qui ne faisaient pas partie de son monde. Sa réponse confirme
cette crainte des mouvements anarchistes très présente dans cette fin de siècle ; le dernier
incident lié aux anarchistes (l’assassinat de l’impératrice d’Autriche-Hongrie) survient juste
avant la crise de Fachoda, quatre jours après ces propos du journal nationaliste
180
:
« Ah ! C’est qu’il s’agissait de saper, de détruire la dernière institution sociale qui
leur eût encore résisté, l’armée, et qu’ils avaient enfin trouvé l’argent nécessaire à
cette grande démolition ! »
Soutenus par le gouvernement Brisson, ces agitateurs s’en prennent donc à l’armée alors
que cette dernière, selon les antidreyfusards, ne peut en aucun cas être contestée. Cette
institution est centrale dans le pays et ses intérêts vont bien au-delà des intérêts individuels.
Cependant le Salut Public reconnaît que si bon nombre de Français semblent prêts à
accepter la révision, « c’est pour réduire au silence les exploiteurs de l’affaire Dreyfus qui
181
se servent du prisonnier de l’île du Diable comme d’un engin révolutionnaire »
. Même
si l’ex-capitaine est coupable, il serait mieux selon le journaliste, de calmer les ardeurs du
danger que représentent les dreyfusards pour la société.
Mais qui sont, pour le Nouvelliste et le Salut Public, ces dreyfusards. L’identification met
clairement en avant les francs-maçons. Le journal nationaliste les attaque sur leurs propos
tenus à l’encontre des cléricaux et des césariens, ces groupes « conjurés pour abaisser
182
la France de 1789, pour déshonorer son armée nationale ! »
. Le quotidien proche des
milieux monarchistes fait quant à lui référence aux francs-maçons lorsqu’il souligne le fait
que le gouvernement, lorsqu’entouré de problèmes, « se tourne vers son rôle d’instrument
183
des loges maçonniques »
. Outre les membres de loges, les antidreyfusards fustigent
également les Juifs. Même si leur discours n’est pas aussi violent que certains journaux
comme la Libre Parole, les allusions à leur pouvoir financier y sont mentionnées. Il suffit
de regarder la citation du Salut Public indiquée dans le paragraphe précédent pour y voir
la dénonciation de la collusion entre révolutionnaires anarchistes et l’argent provenant des
portefeuilles juifs pour aider à la défense de l’un des leurs. Même si la réalité des faits
est différente de ces propos, les lecteurs lyonnais n’en restent pas moins influencés par
ces attaques antisémites implicites. Les personnalités ne sont pas épargnées non plus.
Une autre « victime » des antidreyfusards citée dans le Salut Public fait l’objet d’une
description plus que négative de la part du journaliste écrivant l’article intitulé « psychologie
de dreyfusards »
184
:
« Méprisé, taré, abandonné de tous, sans mandat et sans prestige, outré de
l’indifférence et du dédain qui l’environnent, M. Georges Clémenceau devait, lui
aussi, nécessairement, emboucher la trompette épique en faveur du traître ».
179
180
181
Le Salut Public. 07. 09. 1898.
Le Salut Public. 07. 09. 1898.
Le Salut Public. 07. 09. 1898.
182
183
184
Le Salut Public, 01. 10. 1898.
Le Nouvelliste, 23. 10. 1898.
Le Salut Public, 10. 10. 1898.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
D’autres attaques sont également menées contre Emile Zola accusé de mêler l’Eglise à
cette sombre affaire. Tous ces ennemis, francs-maçons, Juifs, personnalités dreyfusardes
sont tous dépeints comme porteurs des symptômes de la corruption, du désordre et de la
trahison. Cette présentation subjective des adversaires dreyfusards donne plus de portée
aux arguments antidreyfusards prônant l’ordre, la défense de l’armée et à travers elle de
la nation.
Le Nouvelliste et le Salut Public sont plus enclins que le Progrès à lier la question de
Fachoda et le problème de l’affaire Dreyfus. Jean-Baptiste Marchand devient une icône
pour les dreyfusards car « pendant qu’en France des insensés, des inconscients ou des
criminels livrent à l’armée nationale un furieux assaut, un jeune officier, au prix de grands
185
sacrifices et au milieu de mille dangers »
porte les couleurs de son pays, satisfaisant
les nationalistes et les défenseurs de l’armée. Même au moment de son retour en France,
fin mai 1899, Marchand suscite toujours l’admiration de la part des antidreyfusards. Le
Nouvelliste condamne ses adversaires pour les propos désobligeants tenus à l’encontre de
son champion
186
:
« Dans leur haine criminelle contre tout ce qui appartient à l’armée et leur besoin
de salir toute gloire, certains journaux dreyfusards sont allés jusqu’à dire du
commandant Marchand qu’il n’avait jamais vu le feu ».
Cependant, il ne faut pas considérer le commandant comme un héraut volontaire. Même
s’il exprime des vues antidreyfusardes surtout par respect pour sa hiérarchie, Marchand ne
s’impose pas comme une des images servant le camp opposé au capitaine alsacien. Ce
sont les nationalistes eux-mêmes qui prennent l’opportunité de choisir une figure porteuse
des valeurs nationales lors de la crise de Fachoda. De plus, le commandant ne connaît que
très peu le développement de l’affaire durant l’automne 1898 ; les premières informations
que lui et ses hommes reçoivent, viennent de journaux tendus par les officiers britanniques
lors de leur rencontre.
L’autre point que la presse conservatrice lyonnaise met en avant, est celui de
l’incapacité française à agir de manière efficace dans sa confrontation avec l’Angleterre
du fait des divisions et du climat de tension qui règne en France. C’est d’ailleurs toute la
politique d’expansion coloniale qui est remise en cause par cette affaire. Le Salut Public
donne son explication du pourquoi la France renonce aux conquêtes (autrement dit à être
prête à laisser Fachoda à la sphère d’influence anglaise) le premier novembre :
« Parce que nous sommes livrés à des querelles intestines, à des passions
aveugles, parce que nous sommes niaisement en butte à toutes les intrigues
dans lesquelles l’or de l’étranger a peut-être plus de part que celui d’Israël ».
Cette explication contient l’idée que les problèmes extérieurs français sont dus à la collusion
entre l’étranger et les forces internes adverses. Le Nouvelliste est encore plus explicite
lorsqu’il reprend la République Française qui se révolte contre « ceux qui s’en prennent à
l’état-major et servent si bien l’audace de nos adversaires, se font aujourd’hui complices et
187
avocats des cabinets britanniques »
. Ressort encore une fois l’idée que les dreyfusards
sont l’illustration même du traître, négociant avec l’Allemagne (l’affaire du « bordereau »)
ainsi qu’avec l’Angleterre pour affaiblir la nation et l’armée. Cette affaire comme le souligne
185
186
187
60
Le Salut Public, 26. 09. 1898.
Le Nouvelliste, 29. 05. 1899.
Le Nouvelliste, 14. 10. 1898.
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Partie III Fachoda : révélateur de la situation intérieure française
Méline, l’ancien président du Conseil, fait mal à la France aussi bien à l’intérieur qu’à
l’extérieur.
L’étranger est d’ailleurs vivement critiqué par le Salut Public pour s’être intéressé à une
affaire qui, selon le journal nationaliste, ne le concerne en rien. Il faut également noter que
les commentaires de la presse étrangère sont généralement en faveur du camp dreyfusard.
Tous ces éléments nous montrent que le journal s’inscrit dans la lignée nationaliste de
Charles Maurras, intellectuel conservateur, qui a énoncé les quatre constituants de l’ « AntiFrance » : les protestants (Clémenceau est issu d’une famille protestante du côté de son
père), les Juifs (Dreyfus, les allusions au financement des « sectes révolutionnaires »), les
francs-maçons (contrôleurs du gouvernement) et les métèques (l’étranger, principalement
la Grande-Bretagne, qui prend parti pour les dreyfusards et qui en même temps humilie la
France à Fachoda). L’affaire Dreyfus et l’incident de Fachoda sont le parfait exemple de
l’alliance entre tous les ennemis de la France selon les nationalistes.
Peut-on cependant établir un lien précis entre l’anglophobie et l’antidreyfusisme. Si on
se réfère au Salut Public, il est évident après la lecture de trois mois d’informations que le
journal antidreyfusard soit également anglophobe au point d’en demander une alliance avec
l’Allemagne pourtant nation impliquée dans le cas d’espionnage de 1894. Le Nouvelliste
pour sa part, bien qu’étant antidreyfusard, ne fait pas ressortir cette haine systémique pour
les Anglais même si, comme le Progrès, il exprime son mécontentement, son amertume et
ses craintes vis-à-vis du coup de force des voisins britanniques. Mais cette amertume se
trouve légitimée par le fait que l’Angleterre est considérée comme l’ennemie coloniale et
que par conséquent elle a joué le rôle qu’elle devait jouer, même si cela s’est fait à l’encontre
du prestige français. Nous avons donc une pluralité d’attitudes à l’égard de l’affaire Dreyfus
et de la crise Fachoda. La presse lyonnaise étudiée pour ce mémoire comporte différents
cas qui confirment (le Salut Public) ou infirment (Le Nouvelliste et le Progrès) la connivence
entre antidreyfusisme et anglophobie.
3) L’attitude vis-à-vis du gouvernement
Les critiques émanent bien évidemment au sujet de l’affaire Dreyfus. Les conservateurs,
comme nous l’avons observé, dénoncent le gouvernement Brisson comme étant
la marionnette des francs-maçons et lui reprochent ses sympathies envers les
« révolutionnaires » dreyfusards. Pour eux, c’est ce gouvernement radical-socialiste qui
a envenimé les choses à cause de sa « politique sectaire ». A l’inverse, le Progrès, bien
que peu expansif quant à ses commentaires sur le gouvernement par rapport aux deux
autres journaux, juge néanmoins que la situation s’est aggravée notamment en raison de
l’action du gouvernement Méline (antidreyfusard) en place juste avant la venue du cabinet
Brisson en juin 1898. On peut donc estimer, en connaissant ses orientations politique de
centre-gauche, que le quotidien républicain soutient le gouvernement mis à mal par l’affaire
Dreyfus, la grève des terrassiers et l’incident de Fachoda.
Le gouvernement est d’ailleurs critiqué pour sa gestion de la politique extérieure. Pour
Monsieur Bonvalot, chef de l’expédition visant à relier le Nil par la Mer Rouge et le nord de
l’Abyssinie, interrogé le 23 septembre par le Nouvelliste, Marchand va devoir supporter les
conséquences de l’indécision gouvernementale. Cet accent mis sur l’hésitation du cabinet
Brisson à agir dans un sens ou dans l’autre confirme la vision que les conservateurs
réclament un pouvoir fort. Mais au-delà de la simple critique du gouvernement radicalsocialiste à la tête du pays entre juin et la fin octobre 1898, c’est le gouvernement vu dans
un sens générique qui est critiqué. Il est sujet aux remontrances sur la politique extérieure
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61
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
menée depuis une petite vingtaine d’années. On lui reproche d’être responsable de
l’insécurité des colonies en raison de mauvais choix budgétaires. Le Nouvelliste considère
que si le budget avait été excédentaire de 100 à 200 millions comme en 1875, si la dette avait
été amortie et que la construction navale ait été plus développée et si les emprunts avaient
pu éviter d’être inutilement gaspillés, alors « nous aurions pu dire aux Anglais comme le fit la
noblesse française à la bataille de Fontenoy « Messieurs les Anglais, tirez les premiers » »
188
.
L’administration coloniale n’est pas non plus épargnée : elle entrave les entreprises
individuelles d’installation et d’investissement dans les colonies. Le Salut Public estime que
le message consistant à dire « colonisons ! » ne suffit pas et qu’une colonisation basée
sur la qualité doit remplacer celle fondée sur la simple conquête de territoires. Le problème
réside dans le manque d’expérience des individus voulant tenter l’aventure et l’échec de
l’administration coloniale à les seconder. Il reprend même l’idée de Gabriel Hanotaux, ancien
ministre des Affaires étrangères (jusqu’en juin 1898), stipulant que des associations privées
189
auraient tout intérêt à prendre la place d’un Etat peu efficace dans les territoires d’outre
mer. Même le Progrès juge qu’une erreur a été faite par le gouvernement lorsque la décision
fut prise d’envoyer « à Fachoda deux missions qui, même réunies, étaient insuffisantes »
190
.
Les agents du gouvernement n’échappent pas non plus à la critique. Le Nouvelliste
prend ainsi l’exemple de la mission Bonvalot-Bonchamps partie du territoire de Djibouti
à la fin 1897. Selon le journal, la mission aurait pu être un franc succès (c'est-à-dire
rencontrer Marchand sur le Nil), mais elle fut entravée par l’action de Monsieur Lagarde,
gouverneur de Djibouti et représentant français auprès de Ménélik. Il avait lancé une mission
vers le Nil, dirigée par Monsieur Clochette, avant l’expédition officielle. Une fois lancés,
Bonchamps et ses hommes rattrapent la mission Clochette en mauvais état et les deux
réunies attendent un ordre de passage du Négus, ordre qui ne viendra jamais en raison
de l’inaction de Monsieur Lagarde. Une fois arrivée sur la Sobat (un affluent du Nil), il
eut été impossible d’avancer sans le bateau resté à Djibouti. Charles Michel, second de
Bonchamps, raconte au journal que la faute de l’échec n’incombe pas au Négus mais aux
agents gouvernementaux et que selon lui « nous avons peur de découvrir que partout
on n’a pas fait son devoir et que des questions de personnes ont passé pas dessus les
191
intérêts de la France »
. Cette critique est subjective (Charles Michel cherche à faire
reposer la responsabilité des déboires de son expédition sur les épaules de quelqu’un
et comme il est un des acteurs de cette aventure, il accuse les fonctionnaires de l’Etat
(Monsieur Lagarde) plutôt que Ménélik II, qui pourtant n’est pas exempt de reproches
de la part de la presse métropolitaine). Quoi qu’il en soit, les lecteurs de l’époque ne
disposaient ni des connaissances sur la mission ni du recul suffisant pour estimer si oui ou
non l’expédition était un échec causé par le Négus ou le gouverneur de Djibouti. La mission
fut un succès lorsqu’on l’observe a posteriori, puisque Bonchamps, épuisé et privé de bateau
pour remonter le Sobat trouva un groupe expéditionnaire éthiopien comprenant un officier
russe et que les deux groupes atteignirent le Nil le 22 juin 1898 un peu en-dessous de
Fachoda. Le problème fut que Marchand et ses hommes étaient encore empêtrés dans les
188
189
190
191
62
Le Nouvelliste, 21. 10. 1898.
Le Salut Public, 22. 09. 1898.
Le Progrès, 19. 09. 1898.
Le Nouvelliste, 13. 10. 1898.
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Partie III Fachoda : révélateur de la situation intérieure française
marais du Bahr el-Ghazal. Cependant, le Nouvelliste en utilisant cet exemple rend compte
de l’incompétence et de la corruption des agents du gouvernement, notamment ceux situés
loin de Paris.
Mais la critique ne se contente pas d’être un simple mécontentement vis-à-vis de
l’action d’un gouvernement ou de l’Etat. Cette dernière est plus virulente et s’attaque à
l’Etat républicain en tant que tel. Cette remise en cause de certains aspects du régime
ressort principalement dans les colonnes du Nouvelliste, journal connu pour sa proximité
avec les milieux monarchistes. Il se plaint des « déplorables procédés de gouvernement et
192
193
de discussion » , de la « misérable politique républicaine de division et de gaspillages »
ainsi que de l’incapacité qu’éprouve la République à agir efficacement face aux situations
d’urgence
194
:
« Le Parlement, sans aucun doute, préfère la paix, comme le pays tout entier la
veut : mais divisé comme il l’est, tronçonné par les haines, les compétitions et
l’esprit de secte, il n’est pas incapable de maintenir aux affaires un cabinet qui
risque de nous précipiter dans les pires aventures. »
Le Salut Public, aussi virulent et désireux d’autorité que les journaux nationalistes peuvent
l’être à cette époque, se centre surtout sur la critique du gouvernement Brisson et sur
les erreurs faites par l’administration coloniale. Il tient également Charles de Freycinet
responsable de la perte de l’Egypte en 1882 lorsque ce dernier, alors président du Conseil
avait refusé d’engager plus en avant la flotte française aux côté des navires britanniques
devant Alexandrie. Une partie des conservateurs, le Nouvelliste étant le cas le plus explicite,
montre donc des idées antiparlementaires claires remettant ainsi en cause la perception
195
que nous pouvons avoir d’une République durablement établie en France après 1879
. Bien entendu, le régime a connu un certains nombre de crises depuis sa naissance et
s’en est toujours sorti, mais la menace boulangiste et surtout les scandales des décorations
(1887) et de Panama (1892-1893) avaient déjà portés atteintes à la crédibilité du régime
parlementaire. L’étude de la crise de Fachoda dans la presse lyonnaise nous permet de
nous rendre compte que l’affaire Dreyfus et la fragilité du gouvernement français face à
une Angleterre en position de force ne font que rajouter deux périls supplémentaires à la
Troisième République en cette fin d’année 1898.
Le seul point positif qui sort de cette série de remontrances reste le regard relativement
bienveillant posé, sans exception pour tous les journaux, sur le travail du ministre des
Affaires étrangères Théophile Delcassé. Ils saluent son action tournée vers la négociation
mais aussi basée sur le désir de préserver le prestige national (bien qu’il ne réussisse pas à
obtenir gain de cause en fin de compte). Cela semble assez ironique de voir la presse louer
un homme pour son action de conciliation avec la Grande-Bretagne alors qu’il fut l’uns des
hommes à l’origine de cette politique coloniale agressive vis-à-vis du principal concurrent de
la France en Afrique et en Asie. Marc Michel, nous donne une indication des ses intentions
lorsqu’il parle de Gabriel Hanotaux, en poste au Quai d’Orsay entre mai 1894 et juin 1898
192
193
194
195
Le Nouvelliste, 21. 10. 1898.
Le Nouvelliste, 12. 09. 1898.
Le Nouvelliste, 24. 10. 1898.
La « République des Ducs », ainsi appelée car les monarchistes contrôlent la jeune République, prend fin lors de la démission du
comte de Mac-Mahon de son poste de Président de la République marquant ainsi le retour du régime dans les mains des Républicains
et signant la fin d’une longue période d’incertitude quant à son avenir.
Ducloud Grégoire - 2011
63
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
sauf durant un intervalle de six mois entre novembre 1895 et avril 1896
pas de fonction gouvernementale en 1896)
197
196
(Delcassé n’a
:
« Mais, en 1896, il [Hanotaux] diffère de Delcassé sur l’appréciation des risques :
c’est un homme prudent dont le souci majeur est l’équilibre européen. Il
ne s’entend pas du tout avec Delcassé qu’il juge prêt à en découdre avec
l’Angleterre ».
On est loin de l’image de l’homme de l’apaisement lors de la crise de Fachoda et encore
moins du rapprochement franco-britannique de 1904 pour lequel il est connu en France de
nos jours.
B/ Les traits de la société française de l’époque
L’étude de la crise de Fachoda dans la presse lyonnaise rend compte d’un certain nombre
de composantes constitutives de la société française de l’époque et parmi elles deux semble
particulièrement révélatrices des priorités, des valeurs importantes aux yeux des Français :
l’armée et l’honneur.
1) Au cœur des institutions françaises : l’armée
L’armée constitue un élément essentiel dans la vie de la société française du dernier quart
de siècle. Elle a pris de l’importance notamment depuis la défaite de Napoléon III face
aux troupes prussiennes en 1870. La débâcle de Sedan et la proclamation de l’Empire
allemand dans la Galeries des Glaces du Château de Versailles le 18 janvier 1871 suivie
de la perte de l’Alsace-Lorraine et de l’occupation du nord de la France par les troupes
victorieuses, a profondément humilié les dirigeants et la population française. A partir de
ce moment, la revanche fut semée dans tous les esprits. Paradoxalement, ce camouflet
infligé au Second Empire et à sa successeuse, la Troisième République, a permis à la
fierté et à l’orgueil des Français de revenir sur la scène dans cet ultime but de redresser le
pays pour récupérer les régions et l’honneur perdus en 1870. Cette résurgence conduit la
population à être résolument patriote, c’est-à-dire aimant et prête à servir sa patrie. Certains
groupes d’individus poussent plus loin cette idée de promotion de la patrie et s’inscrivent
dans des mouvances nationalistes. L’intérêt de la nation doit selon eux primer sur ceux
des individus et la France doit imposer sa prédominance dans tous les domaines face aux
autres nations qui, elles aussi, ont développé cette doctrine basée sur la promotion et le
faire-valoir de la supériorité de leur propre nation sur les autres. Quel meilleur moyen pour
asseoir la prédominance d’une nation que les forces armées ? Le Salut Public illustre cette
acceptation de l’armée comme incarnation de l’unité du peuple entier derrière la défense de
la nation : « l’armée ne connaît ni radicaux ni modérés ; elle ne connaît que la patrie »
196
198
C’est pendant cet intermède que Marcellin Berthelot, le fameux homme de science, donne son feu vert le 18 avril 1896
pour que soit lancée la mission Marchand. L’avis est également positif de la part de la présidence du Conseil et du pavillon de Flore,
siège du ministère des Colonies.
197
198
64
Marc Michel, op. cit, p 42.
Le Salut Public, 09. 10. 1898.
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Partie III Fachoda : révélateur de la situation intérieure française
. Cette dévotion envers celle souvent surnommée la Grande Muette se reflète notamment
dans l’évocation de l’histoire militaire française et de ses héros par la presse nationaliste.
Ainsi un long article est consacré à la cour sous Napoléon Ier et on évoque un hommage à
Samuel de Champlain, colonisateur français du XVIIe siècle et connu pour être le fondateur
de Québec
199
.
Le nationalisme est commun à une grande partie de pays européens de la fin du XIXe
siècle. En considérant que l’armée est le véhicule de ce prestige national et que chaque pays
tente de surpasser les autres, on comprend pourquoi l’acquisition d’armements s’accroît
progressivement pendant cette période. Le Salut Public fait même part d’un tableau avec
les budgets militaires des quatre plus grandes puissances militaires du continent.
Budgets de guerre en Europe
Pays
Russie (en 1898)
Allemagne (en 1898)
France (en 1898)
Angleterre (en 1897)
Montant total
770 156 342 Francs
731 478 495 Francs
639 987 342 Francs
456 750 000 Francs
Montant par tête
6,07 Francs
14,00 Francs
16, 62 Francs
11, 47 Francs
Source : Le Salut Public, 13. 09. 1898.
On remarque que les Français contribuent plus au budget militaire que leurs voisins
allemands pourtant réputés militaristes. Ces chiffres confirment le fait que la France est la
nation européenne où l’attention apportée à la question militaire est la plus importante.
Si on se centre sur l’étude de la presse pendant la crise de Fachoda, il est aisé de
constater qu’à l’automne 1898 l’armée française est attaquée sur deux fronts, l’un intérieur,
l’autre extérieur.
En France même, nous avons vu dans la sous-partie précédente que l’état-major est
confronté au problème de l’affaire Dreyfus. Les dreyfusards veulent la révision du procès de
l’officier incriminé et leurs détracteurs les attaquent en les désignant comme des menaces
pour l’unité et la force du pays symbolisées par son armée. L’accord donné par la Cour de
Cassation le 29 octobre ne fait qu’apporter une insulte de plus au camp antidreyfusard.
Sur la scène internationale, la mission Marchand est confrontée aux troupes du sirdar
Kitchener à Fachoda. La position de force britannique conjuguée aux tensions internes
françaises ne peut que forcer le gouvernement Dupuy à retirer ses hommes le 4 novembre.
Bien que beaucoup déplorent cette nouvelle humiliation, l’enjeu que représente
Fachoda ne vaut pas la peine d’entrer en guerre. Pour les nationalistes cette reculade est
inadmissible car elle constitue le deuxième échec auquel l’armée doit faire face en une
semaine. Néanmoins, il ne faut pas en conclure que tous les antidreyfusards se sentent
profondément affectés par l’incident soudanais. Le Nouvelliste est le bon exemple de
journal qui, tout en étant contre l’officier exilé, se pose un certain nombre de questions
sur la politique extérieure française. Bien que déçu par l’aboutissement du face-à-face
diplomatique, le sentiment nationaliste du journal monarchiste s’exprime sur la question
du choix qui doit être fait entre l’Alsace-Lorraine et les colonies. L’armée ne peut pas agir
efficacement des deux côtés à la fois et la question du Rhin semble, aux yeux du journal,
plus importante pour le prestige national et de l’armée que des terres lointaines dont peu
de métropolitains se soucient.
199
Le Salut Public, 06. 09. 1898.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
On apprend, outre le fait que l’armée soit très importante en France, d’autres éléments
intéressants relatifs au domaine militaire.
Le premier point à évoquer concerne la flotte britannique et sa toute puissance. A
cette époque, le Royaume-Uni contrôle la plus grande partie des routes commerciales
maritimes et dispose de la plus grande flotte. Son potentiel est tellement supérieur à celui
des autres puissances européennes dans ce domaine que l’addition des flottes (en tonnage)
des deuxième et troisième puissances maritimes reste inférieure à la Royal Navy. Cette
prédominance inquiète les Français qui nourrissent un complexe d’infériorité par rapport à
leurs voisins d’outre-Manche. Les journaux lyonnais évoquent souvent la menace anglaise
dans des articles consacrés entièrement à l’armement et dans lesquels la description des
bâtiments de guerre britanniques est plus conséquente que celle des navires français. Le
Nouvelliste nous donne même la composition complète de l’Escadre blanche située au large
d’Ouessant : des cuirassés (Annibal, Jupiter, Magnificent, Majestic, Neers, Prince-George,
Repulse et Resolution), des croiseurs (Blake et Diadem), trois croiseurs de deuxième classe
ainsi que des bâtiments légers. Le Progrès confirme cette crainte et cette reconnaissance
des forces navales anglaises lorsqu’il dit le 7 novembre, que « l’Angleterre a le sentiment
et l’orgueil de sa force maritime : c’est vrai, mais elle se croit trop supérieure à toutes
les autres ». Même si la presse française met en avant le fait qu’une coalition des flottes
européennes pourraient venir à bout de la Royal Navy, la réalité des rapports de force en
octobre-novembre 1898 est très clairement en faveur de la Grande-Bretagne. Néanmoins,
la stratégie française est exposée dans les journaux. Pour les autorités militaires la stratégie
à adopter en cas de conflit maritime se résume à cette phrase : « les escadres dans le Midi,
200
les croiseurs dans l’Océan, les gardes-côtes dans la Manche »
. De plus l’armée de terre
est mise à l’honneur avec la célébration des exploits du capitaine Marchand ainsi que de la
201
victoire d’une troupe française à Samory
. Néanmoins, ces évocations du courage des
soldats et de l’efficacité de l’armée ne font pas le poids face aux difficultés rencontrées entre
septembre et novembre 1898.
Cette infériorité constatée de la flotte française vis-à-vis de celle de sa rivale ouvre
un second point concernant les critiques de la politique navale et coloniale française. Le
Progrès explique après la reculade du 4 novembre, que deux mesures s’imposent sur le
plan militaire : il faut augmenter la marine et créer une armée coloniale. Le milieu est, selon
le quotidien républicain, le lieu d’un conservatisme où certains officiers sont vus comme
des « fils d’archevêques ». Mis à part les amiraux Aube, Burdeau et Lockroy (ministre de la
marine en poste pendant la crise de Fachoda), tous les ministres de la marine ont failli à leur
mission. Le journal, d’une manière sarcastique, attend avec impatience le jour où « enfin
202
on nous construira des bateaux qui iront sur l’eau »
. Les critiques viennent aussi des
deux autres journaux qui d’une part s’en prennent au sommet de l’Etat (gouvernement et
Parlement) pour la mauvaise allocation de ressources faite par le passé dans le domaine
maritime
200
201
203
ainsi que des conséquences néfastes que cette infériorité navale entraîne sur la
Le Salut Public, 29. 10. 1898.
Le 29 septembre 1898, Samory Touré, fervent opposant à la colonisation française en Afrique occidentale est arrêté. Le
Salut Public évoque cette victoire française seulement le 15 octobre. De plus il fait référence à la victoire « à » Samory en tant que
lieu et non en tant qu’individu bien que cela soit le cas.
202
203
66
Le Progrès, 08. 11. 1898.
Voir l’évocation de l’article du Nouvelliste concernant le budget français au bas de la page
Ducloud Grégoire - 2011
Partie III Fachoda : révélateur de la situation intérieure française
conservation des colonies face aux autres puissances coloniales, en particulier la GrandeBretagne.
2) L’honneur : un facteur ambigu de pacification comme de
conflictualité
L’honneur est un concept central des sociétés européennes de la fin du XIXe siècle. Il est
définit dans le dictionnaire Larousse de 2004 comme le « sentiment que l’on a de sa dignité
morale ; fierté vis-à-vis de soi et des autres ». On peut rajouter à cette définition l’appréciation
204
de l’historien économique Avner Offer qui stipule que l’honneur confère une réputation
. Il approfondit ses dires en affirmant que lors d’un duel, un homme rend « officielle » sa
volonté de mettre en jeu son bien le plus précieux, autrement dit sa vie, pour éviter une
dépréciation de sa réputation sociale. On pourrait aussi ajouter que l’honneur renvoie à une
satisfaction, celle qui découle d’un règlement de comptes, d’une justice faite en dehors des
cadres institutionnels habituels.
L’honneur est très présent dans les relations interpersonnelles à travers le duel.
Nombreux sont les hommes à avoir tiré l’épée ou à avoir fait feu pour défendre leur honneur
ou répondre à l’atteinte portée contre celui d’un autre. L’affaire Dreyfus est la bonne occasion
pour des personnalités de se confronter. C’est notamment le cas de Georges Clémenceau
en février 1898 contre Edouard Drumont. Mais l’honneur est aussi présent dans les relations
entre nations. Quoi de plus naturel que d’inclure cette notion traitant de la réputation quand
les différents pays d’Europe sont pris dans une vague nationaliste qui met en avant les
qualités et la supériorité de chaque nation par rapport aux autres.
Il faut aussi noter que cette notion est assez ambiguë dans le sens où la sauvegarde de
l’honneur peut immédiatement vous faire plonger dans un conflit ou alors vous épargner un
certain nombre de problèmes sous prétexte que vôtre dignité ne vaut pas d’être entachée
par des heurts.
Quoi qu’il en soit, l’honneur demeure être un concept qui, aux yeux de tous, semble
empreint d’une dimension spirituelle, presque mystique et qui ne peut que difficilement
s’expliquer. Cette perception de l’irrationalité de l’honneur est assez aisée à accepter. En
effet, la rationalité conduit à la satisfaction de l’intérêt personnel tandis que l’honneur est
irrémédiablement lié à la question de l’autosacrifice. Ces deux concepts paraissent donc,
au premier abord, incompatibles. Néanmoins, Avner Offer nous affirme que l’honneur peut
être articulé avec la rationalité et ce, à travers deux approches.
Tout d’abord une approche logique
205
:
« In the two-person game of ‘chicken’, both sides prefer ultimately to give way
rather than to fight. If they perceive the same preference on the other side, their
best strategy is to make a credible commitment to stand firm, regardless of
cost. If the commitment is sufficiently credible, then it will achieve its purpose
when the other side behaves prudentially and backs down. Unfortunately, this
encounter does not have a dominant equilibrium; if both sides follow the same
204
Avner Offer, « Going to War in 1914: A Matter of Honor? », in Politics & Society, 1995, vol. 23, 2, p 217.
205
Ibid. p 224.
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67
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
206
strategy, they end up fighting. » [Dans le jeu à deux personnes 'du poulet'
,
les deux camps préfèrent en fin de compte donner la voie plutôt que se battre.
S’ils perçoivent la même préférence de l'autre côté, leur meilleure stratégie est
de constituer une implication crédible pour pouvoir tenir bon, et ce, sans tenir
compte du coût. Si l'engagement est suffisamment crédible, alors le premier
camp réalisera son but quand l'autre côté se comportera prudemment et se
retirera. Malheureusement, cette rencontre n'a pas d'équilibre dominant; si les
deux côtés suivent la même stratégie, ils finissent par se battre.]
Cette approche rationnelle considère que l’acteur effectue un double travail : un calcul coût/
avantage qui détermine son action à pousser plus loin le jeu de l’engagement pour l’honneur
et le jeu de dissuasion qui va le pousser à montrer à son adversaire qu’il est prêt à encourir
tous les risques pour défendre sa dignité.
La seconde approche est basée sur la psychologie. Les individus classent leurs
préférences en fonction de la proximité temporelle. Dans le cas présent les deux préférences
sont l’honneur et la survie. Il se trouve qu’à très court terme l’acteur privilégiera l’honneur
à sa volonté de survie, normalement prioritaire, tandis que cette dernière sera de nouveau
avantagée sur un plus long terme.
Le cas de Fachoda est par conséquent intéressant à étudier. Si on reprend la lecture
de la presse lyonnaise sur la période, on remarque que l’engouement rapide des journaux
pour garder la position française sur le Nil, fait place au fil du mois d’octobre à des
discours de crainte vis-à-vis d’une possible guerre ainsi qu’à des plaidoyers pour obtenir
des compensations en échange de l’abandon de Fachoda. Cette appréciation générale des
discours révèle que la primauté de l’honneur (celui de garder le fortin contre la menace
des troupes du sirdar Kitchener) se mue en prise de conscience que la France ne peut
rivaliser avec une Grande-Bretagne trop forte pour elle et prête à entrer dans un conflit si
besoin est. Il suffit de regarder les articles de la presse anglaise (« Nous ne discuterons
pas, nous ne négocierons pas d’ailleurs au sujet de Fachoda ») et les discours de ses
207
dirigeants
pour comprendre que l’Angleterre est complètement engagée dans son action
de conquête du Soudan et que son honneur de vainqueur ne pourrait souffrir la provocation
d’une petite colonne française. Les cercles dirigeants français reconnaissent d’ailleurs très
bien la faiblesse du pays à l’automne 1898 et accordent la primauté à la survie, sacrifiant
de fait l’honneur mis en jeu dans la question de Fachoda.
Mais l’honneur est aussi un concept subjectif qui varie d’un individu à l’autre, ce qui
rend de fait difficile d’appréhender ce que peut représenter l’honneur de toute une nation.
Le Progrès écrit d’ailleurs à ce sujet
206
208
:
Le « game of chicken » est un jeu où deux opposants se lancent l’un contre l’autre. L’un des deux doit éviter l’autre au
dernier moment ou alors les deux joueurs se rentreront dedans.
207
Discours de Sir H. Fowler, membre du Parlement repris par le Progrès le 02. 11. 1898 : « Notre plus grand désir est d’éviter
une guerre. Nous voulons traiter une grande nation avec la considération et le respect qui lui sont dus. Il faut éviter tout discours qui
aurait pour effet d’enflammer l’opinion publique ; il faut s’abstenir de tout langage offensant. Mais l’Angleterre a des droits à défendre,
des obligations à remplir, des intérêts à protéger. Ce n’est pas le moment de discuter la politique que le gouvernement a adoptée : il
suffit de savoir que le gouvernement a la confiance du Parlement et de l’Empire. »
208
68
Le Progrès, 07. 11. 1898.
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Partie III Fachoda : révélateur de la situation intérieure française
« Mais fallait-il s’obstiner à rester à Fachoda, uniquement parce que les Anglais
ne voulaient pas nous y laisser ? Fallait-il y engager et peut-être compromettre
la fortune de la France, uniquement pour défendre ce faut point d’honneur, qu’on
ne doit pas confondre avec l’honneur véritable ? Fallait-il enfin tout risquer à la
poursuite d’une simple satisfaction d’amour-propre ? Le gouvernement ne l’a pas
pensé, et il a bien fait. »
On retrouve donc une vision de l’honneur national autour des républicains modérés qui
confessent que l’intérêt du pays était de se retirer et que l’honneur perdu, dans le fond
n’était pas si honorable que ce que les nationalistes voulaient faire croire. De leur côté, les
nationalistes voient cette reculade comme un cataclysme portant atteinte à l’armée qui doit
déjà affronter le discrédit croissant apporté par la décision de la Cour de Cassation dans
l’affaire Dreyfus.
En dernier lieu, l’honneur est présent dans le discours colonial. Il souligne le devoir
que ressentent les Européens (et plus particulièrement les Français fiers de répandre les
valeurs des Lumières dans le monde) d’étendre leur mission civilisatrice. Il s’agit pour eux
d’une action répondant à des considérations morales et accroît également le prestige et la
réputation de la nation aux yeux des autres Etats européens.
Ducloud Grégoire - 2011
69
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Conclusion
L’étude de l’incident de Fachoda dans la presse lyonnaise révèle de nombreuses
informations sur la France et le monde de la fin du XIXe siècle.
Fachoda c’est d’abord une collision entre deux grandes nations : la France et la GrandeBretagne. Nous avons vu que les journaux lyonnais ne se sont pas privés pour critiquer un
monde dépeint comme étant aux antipodes de ce représente la société française, c’est-àdire une société généreuse, juste, respectueuse du droit. A travers les défauts de brutalité,
d’abus de pouvoir (notamment par le contrôle médiatique) et d’égoïsme qui sont attribués
à l’Angleterre, on pourrait croire que tous les Français sont anglophobes. Cette étude
a tenté de montrer que même si les critiques abondaient pendant la crise de l’automne
1898 et que la frange nationaliste, représentée par le Salut Public, pouvait réellement faire
preuve de sentiments anglophobes, la majeure partie de l’opinion publique n’exprimait qu’un
ressentiment ponctuel, exacerbé par l’échauffement spontané des esprits. Nous avons
aussi vu que le couple franco-britannique ne prend son sens que dans un cadre d’analyse
plus large que la stricte relation bilatérale. Dans une période où le nationalisme, en partie
alimenté par les théories scientifiques dérivées du Darwinisme, devient de plus en plus
présent dans les mentalités européennes, la compétition entre les nations s’accentue de
plus en plus.
Ainsi, les journaux opposent un monde latin à la menace anglo-saxonne que constituent
le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Ceci nous permet de nous rendre compte de la position
des Etats sur la scène internationale : le constat fait état d’un Empire britannique tout
puissant concurrencé de plus en plus par la jeune République américaine. Outre ces deux
pays, l’étude met en avant la présence de l’Allemagne et de la Russie dans le jeu des
puissances et de leur implication dans une crise dont ils ne sont pas les principaux acteurs.
La crise de Fachoda est aussi et avant tout un incident colonial. Il constitue le zénith
de la confrontation des ambitions des deux plus grands empires du monde et des difficultés
liées au partage de l’Afrique amorcé au début des années 1880. On peut voir une France
jalouse et rancunière tenter de provoquer une adversaire sûre d’elle, rigide et prête à user
de la force.
Nous apprenons également ce que représente la colonisation pour les Français
de l’époque. Ce sont surtout l’exotisme et l’imaginaire de l’aventure qui séduisent une
population en réalité peu concernée dans son quotidien par des terres lointaines et
inconnues. Certes, on décèle le devoir que ressente les Européens, en particulier les
coloniaux, d’apporter la civilisation aux peuples primitifs. Mais ce discours humaniste
ambigu ne cache pas le profond sentiment de supériorité et de dédain exprimé vis-à-vis du
monde colonisé.
En dernier lieu, la crise de Fachoda, bien qu’étant un incident international, nous
renseigne sur la situation intérieure de la France de cette fin de siècle. Cette période de
l’automne 1898 est troublée par l’affaire Dreyfus. La décision de la Cour de Cassation
autorisant la révision du procès du capitaine d’artillerie juif alsacien condamné pour
intelligence avec l’ennemi, exacerbe de plus en plus un débat déjà âprement lancé depuis
le début de l’année. L’échauffement des esprits, la grève des terrassiers et les difficultés
rencontrées au Soudan mettent le gouvernement radical-socialiste d’Henri Brisson dans
70
Ducloud Grégoire - 2011
Conclusion
une situation délicate. La chute du ministère le 26 octobre, la décision de la Cour le
29 et l’annonce du retrait de Fachoda une semaine plus tard signent l’accroissement de
l’instabilité dans tout le pays. Cette dernière nous révèle deux choses : d’une part la
reculade sur les bords du Nil est inévitable du fait de la fragilité de la France face à l’unité
affiché en Angleterre ; d’autre part, la République, même après 28 ans d’existence et de
nombreuses crises surmontées, est encore menacé par la vigueur de l’antiparlementarisme
et de l’autoritarisme véhiculés par les groupes monarchistes et nationalistes.
Ces deux événements mettent sur le devant de la scène deux constituants essentiels
de la société française de la fin du XIXe siècle : l’armée et l’honneur. L’automne 1898 est le
moment où ces deux piliers sont ébranlés. L’état-major est contesté dans l’affaire Dreyfus
et la mission Marchand doit battre en retraite après avoir passé plus d’un an et demi dans la
nature sauvage de l’Afrique centrale. L’honneur est très présent chez les Français comme
dans les autres pays européens. Il peut faire sombrer une nation dan la guerre ou l’en
épargner. L’étude nous montre que l’opinion est divisée quant à cette identification du point
d’honneur et que quelque soit l’avis de la population, la décision revient aux dirigeants qui
cette fois ont fait le choix de la survie de la nation aux dépens de l’honneur.
Tout ce mémoire constitue une photographie de la France et du monde à
un moment donné. Il nous permet de mieux appréhender les interactions entre
événements internationaux et actualité domestique ainsi que de mieux comprendre certains
phénomènes comme la colonisation ou encore l’anglophobie. Il sert également à apporter
un élément de plus à la compréhension des causes profondes de la période historique de
la première moitié du XXe siècle.
En effet la crise de Fachoda amorce paradoxalement un rapprochement entre la France
et l’Angleterre, l’Entente Cordiale de 1904, une modification dans l’équilibre et le jeu des
alliances européens.
En dernier lieu, ce travail nous offre une vue sur le caractère singulier que constitue
les rapports franco-britanniques. La crise de Fachoda a favorisé l’Entente et par la suite
les deux pays ont entamé un certain nombre d’actions communes : les deux Guerres
mondiales, la crise de Suez, et plus récemment l’intervention commune en Lybie. Mais elle
reste également présente dans la mémoire des anglophobes comme la point de départ
d’une relation de méfiance entre les deux pays (Mers el-Kébir). Les conséquences de cet
incident sont même évoquées dans le cas du génocide du Rwanda à travers l’expression de
209
« syndrome de Fachoda »
. Cette locution désigne le comportement crispé et tendu des
dirigeants français dans leurs relations avec le monde anglophone en Afrique. En définitive,
la crise de Fachoda a apporté à la fois des éléments positifs dans la construction des
relations franco-britanniques tout en laissant une profonde blessure, souvent présente dans
l’inconscient, sous-jacente aux petites tensions ayant existées entre les deux pays jusqu’à
nos jours, faisant bel et bien de l’Angleterre notre meilleure ennemie.
209
Marc Michel, op. cit. pp 211-215.
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Bibliographie
Ouvrages
Birnbaum Pierre, L’affaire Dreyfus, la République en péril, Gallimard, Paris, 1994 (ed.
2007)
Bruno Marcel et Taïeb Jacques, Les Grandes Crises 1873- 1929- 1973, Armand Colin,
Paris, 2007
Duby Georges, Atlas historique, Larousse, Paris, 1987, (ed. 2007)
Duclert Vincent, L’affaire Dreyfus, La Découverte, Paris, 1996 (ed. 2006)
Girault René, Diplomatie européenne, Nations et Impérialismes 1870-1914, Payot &
Rivages, Paris, 2004
Hamilton Richard, Herwig Holger, Decisions for War, 1914-1917, Cambridge University
Press, Cambridge, 2004
Laupies Frédéric (dir.), Dictionnaire de culture générale, PUF, Paris, 2000
Marx Roland, Histoire de la Grande-Bretagne, Perrin, Paris, 2004
Michel Marc, Fachoda : Guerre sur le Nil, Larousse, Paris, 2010
Montagnon Pierre, Dictionnaire de la colonisation française, Pygmalion, paris, 2010
Montoussé Marc (dir.), Economie et histoire des sociétés contemporaines, Bréal, Paris,
2001
Pellissier Pierre, Fachoda et la Mission Marchand, 1896-1899, Perrin, Paris, 2011
Serodes Fabrice, Anglophobie et politique- De Fachoda à Mers el-Kébir, L’Harmattan,
Paris, 2010
Touchard Patrice, Bermond-Bousquet Christine,Cabanel Patrick, Lefebvre Maxime
(dir.), Le siècle des excès- De 1870 à nos jours, PUF, Paris, 1992.
Verne Jules, Michel Strogoff, Pocket Classiques, Paris, 1992
Webster Paul, Fachoda, la bataille pour le Nil, éditions du Félin, Paris, 2001
Wesseling Henri, Les Empires coloniaux européens, 1815-1919, Gallimard, Paris, 2009
Wesseling Henri, Le Partage de l’Afrique 1880-1914, Gallimard, Paris, 2002
Articles de revues
72
Ducloud Grégoire - 2011
Bibliographie
Chappez Jean, « Les câbles sous-marins de télécommunication », Annuaire français de
Droit international, 1986, vol 32, n° 32
Offer Avner, « Going to War in 1914: a Matter of Honor? », Politics & Society, 1995, vol
23, n° 2. Aussi accessible sur http://pas.sagepub.com
Dictionnaire
Petit Larousse illustré, Larousse, Paris, 2004
Sites internet
« L’Espritd’unsiècle:Lyon1800-1914 », http://www.pointsdactu.org/article3?
id_article=830 , consulté le 05. 07. 2011
« Cable and Wireless Plc History»,
consulté le 08. 07. 2011.
http://www.porthcurno.org.uk/page.php?id=104 ,
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Sources
Archives consultées à la Bibliothèque municipale de Lyon
Le Progrès
Consulté sur la période allant du 1er septembre au 20 novembre 1898 ainsi que du 29
au 31 mai 1899.
Le Nouvelliste
Consulté sur la période allant du 1er septembre au 20 novembre 1898 ainsi que du 28
au 31 mai 1899.
Le Salut Public
Consulté sur la période allant du 1er septembre au 21 novembre 1898.
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Annexes
Annexes
Annexe I
Le partage de l’Afrique
Evolution des conquêtes territoriales des puissances coloniales en Afrique
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Source : http://www.histoire.ac-versailles.fr/old/pedagogie/colonew/afrpartage.htm
La répartition des colonies en 1895
Source
:
http://www.patrickdonati.com/fichiers/serie.php?
id_doc=1016&id_sujet=67&id_mat=5&id_niv=2
76
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Annexes
Le continent africain une fois toutes les colonies réparties
Source :
http://www.t-a-c.org/cartes_anciennes.htm
Le partage de l’Afrique en septembre 1898
« La répartition des Terres africaines entre les puissances »
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La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Zones
Anglaise
Français (avec Sahara)
Belge (Congo)
Allemande
Portugaise
Population
41 000 000
35 000 000
17 000 000
8 600 000
7 715 000
Egypte
Turque (Tripoli)
Espagnole
Italienne
Indépendante (*)
Non-répartie (²)
7 000 000
1 000 000
450 000
1 800 000
12 750 000
12 000 000
Superficie (km²)
5 800 000
9 600 000
2 300 000
2 400 000
2 2?0 000
1 000 000
1 000 000
510 000
675 000
2 000 000
2 478 000
210
(*) Afrique indépendante
Maroc
Abyssinie
République de Libéria
République du Transvaal
République d’Orange
6 000 000
4 500 000
1 200 000
810 000
210 000
620 000
675 000
250 000
325 000
130 000
(²) Soudan oriental, pays mahdistes, l’Ouadaï, Darfour, Libye.
Zones à délimiter : 1 Egypte – 2 limite sud de la Tripolitaine – 3 Maroc – 4 Rio-de-Oro –
5 Côte d’Or (Grande-Bretagne) et Togo (Allemagne) – 6 limite nord de l’Oubangui – 7 limite
nord de l’Afrique orientale britannique – 8 limite d’Obock.
Source : Le Salut Public, 28. 09. 1898.
Annexe II
Les colonies en Afrique Occidentale
Les colonies dans le golfe de Guinée en 1899
78
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Annexes
Source :
http://www.t-a-c.org/cartes_anciennes.htm
Cette carte de 1899 montre les différentes possessions anglaises, françaises et
allemandes sur le golfe de Guinée. On observe bien l’encerclement de la Côte d’Or (Ghana)
et du Togo effectué par les Français entre la Côté d’Ivoire et le Dahomey (Bénin). La situation
aurait pu fonctionner dans le sens des Anglais s’ils avaient pu relier le Nigeria à l’est à la
Côte d’Or.
Jusqu’en juin 1898 cette région fut la principale zone de tension entre la France et la
Grande-Bretagne.
Annexe III
L’exploration de l’Afrique et la mission Congo-Nil
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79
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Source : George Duby (dir.), Atlas Historique, Larousse, 1987 (ed. 2007)
De Loango à Brazzaville
80
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Annexes
Source : Pierre Pellissier, Fachoda et la Mission Marchand, Perrin, 2011.
De Bangui à Fachoda
Source : Pierre Pellissier, Fachoda et la Mission Marchand, Perrin, 2011.
Annexe IV
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81
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
La localité de Fachoda
Source : Paul Webster, Fachoda, la Bataille pour le Nil, Editiond du Félin, 2001.
82
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Annexes
Source : Marc Michel, Fachoda :Guerre sur le Nil, Larousse, 2010.
Annexe V
Les emires coloniaux français et britannique
Illustration à consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes
Politiques de Lyon.
Les routes maritimes britanniques en 1870
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83
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Source : Benoît Pellistrandi, Les Relations internationales de 1800 à 1871, Armand
e
Colin, 2000 (2 ed. 2010).
Annexe VI
La crise de Fachoda dans le Progrès illustré
84
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Annexes
Annexe VII
Les principaux acteurs
Jean-Baptiste Marchand (1863-1934)
211
D’origine modeste, Marchand s’engage et devient officier par Saint-Maixent. Ayant
choisi l’infanterie de marine, il arrive au Soudan en 1888. Il y est blessé deux fois, montrant
aussi bien ses qualités de chef de guerre que de diplomate avisé. En 1893-1895, il est en
Côte d’Ivoire et participe à la colonne de Kong.
211
Biographie extraite de l’ouvrage de Pierre Montagnon, Dictionnaire de la colonisation française, Pygmalion, 2010.
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85
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Rentré en France, il est le grand protagoniste de la mission Congo-Nil. Et c’est la grande
aventure de Fachoda, de juin 1896 à mai 1899. A trente-sept ans, il est promu colonel, et
une promotion de Saint-Cyr, fait exceptionnel rompant avec une prudente tradition envers
les vivants, porte son nom. En 1900, il est en Chine, participant à la guerre des Boxers et
il démissionne en 1904.
e
En août 1914, il reprend du service, commandant une brigade, puis une division, la 10
division coloniale, qui sera vite appelée la « Division Marchand ». Payant de sa personne, il
est grièvement blessé par trois fois. Général de division en 1915. Grand-Croix de la Légion
d’honneur.
86
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Annexes
Tombe de Jean-Baptiste Marchand à Thoissey (Ain, 01).
On peut lire sur l’épitaphe en son honneur :
« Général Jean-Baptiste Marchand
(Thoissey 1863- Paris 1934)
Engagé volontaire en 1883 dans l’infanterie de marine, il prend part à diverses
expéditions en Afrique Occidentale. En mars 1987, il remonte l’Oubangui et atteint le Nil le
10 juillet 1898 à Fachoda.
Rappelé en août 1914, il se distingue à la tête d’une brigade coloniale en Argonne,
d’une division en Champagne (1915) sue la Somme (1916) et à Verdun en 1917. »
« Le Souvenir français »
A noter la présence de deux palmes au pied de la tombe : celle de gauche est un
hommage de la promotion de Saint-Cyr 1898-1900, celle de droite, un hommage de la
Coloniale.
Horatio Herbert Kitchener (1850-1916)
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87
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
Fils d’un général britannique le jeune Horatio intègre très rapidement une carrière
212
militaire en s’engageant chez les Royal Engineers
. Il sert ensuite à Chypre, en Palestine
et s’enrôle dans l’armée égyptienne en 1882. Il fait parte de l’expédition envoyée pour sauver
le général Gordon à Khartoum mais arrive trop tard. Il est nommé sirdar en 1892 et entame
la reconquête du Soudan dès 1896. En 1898, il gagne sa plus grande victoire à Omdurman
le 2 septembre et se retrouve confronté à la mission française Congo-Nil quelques semaines
plus tard au niveau de Fachoda. L’incident clos, il part en Afrique du Sud en 1899 et parvient
difficilement à remporter le conflit. Le « Lord Kitchener of Khartoum » devient le « Lord
Kitchener of Chaos ».
213
Il est ministre de la guerre en 1914, et meurt deux ans plus tard sur le Hampshire
(miné ou torpillé) alors qu’il était en route pour la Russie. Son corps ne fut jamais retrouvé.
Théophile Delcassé (1852-1932)
214
Ce ministre des Affaires étrangères de 1898 à 1905 apparaît tout d’abord comme
« l’homme de l’Entente cordiale ». Ce regard n’est pas faux, mais cet enfant de l’Ariège fut
aussi un colonialiste.
Secrétaire d’Etat ou ministre des Colonies de 1893 à 1895, il soutient la défense et le
développement des territoires récemment acquis (Tonkin, Côte d’Ivoire). Son successeur
du très colonialiste Hanotaux au Quai d’Orsay, il lui appartient de clore l’affaire de Fachoda
pour éviter le pire. Après quoi, il négocie la liberté d’action de l’Italie en Lybie contre celle
de la France au Maroc. Lors de la crise de Tanger, il se montre très ferme vis-à-vis de
l’Allemagne. Entre-temps, il a laissé les mains libres à l’Angleterre en Egypte pour être de
son côté tranquille au Maroc.
Robert Arthur Talbot Gascoyne-Cecil, marquis de Salisbury (1830-1903)
Membre du Parlement (dès 1854) en tant que conservateur, Salisbury rejoint le
gouvernement Disraeli comme secrétaire d’Etat aux Indes puis au Foreign Office dans
lequel il agit de manière active, notamment lors du Congrès de Berlin de 1878. Lors de la
défaite de son camp aux élections de 1880 il devient le chef de fil de son parti. Il devient
Premier Ministre en 1885 après la démission du libéral William Gladstone et le sera encore
deux fois jusqu’en 1902. Il prend également les charges de Secrétaire d’Etat aux Affaires
étrangères et conduit la politique du « splendide isolement ». Il prend aussi une part active
dans le partage de l’Afrique et se retrouve confronté aux deux crises majeures de son
mandat : Fachoda et la guerre des Boers. Agé et malade il se retire de ses fonctions en
1902 ; son neveu James Balfour lui succède.
212
213
214
88
Henri Wesseling, Le Partage de l’Afrique, Gallimard, Paris, 2002, pp 481-482.
Pierre Pellisier, Fachoda et la Mission Marchand, Perrin, 2010, pp359-360.
Biographie extraite de l’ouvrage de Pierre Montagnon, Dictionnaire de la colonisation française, Pygmalion, 2010.
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Annexes
Annexe VIII
Chronologie
Affaires extérieures
2 septembre 1870 : défaite française de Sedan
18 janvier 1871 : proclamation de l’Empire allemand
1881 : la Tunisie devient un protectorat français
Juillet 1882 : bombardement d’Alexandrie par la flotte britannique
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89
La crise de Fachoda vue par la presse lyonnaise (septembre-novembre 1898) : humeur politique
de la France à l’orée du XXe siècle
15 novembre 1884- 26 février 1885 : conférence de Berlin
26 janvier 1885 : mort du général Gordon à Khartoum
1893 : mission Monteil
4 janvier : alliance franco-russe
12 mars 1894 : traité anglo-congolais qui délimite les sphères d’influence entre bassin
du Congo et du Nil
Octobre 1894 : lancement de la mission Liotard
28 mars 1895 : discours de Sir Edward Grey
23 septembre 1895 : retrait des crédits à la mission Liotard
30 novembre 1895 : assentiment du ministre Berthelot au projet du capitaine Marchand
1
er
mars 1896 : bataille d’Adoua. Défaite italienne face aux troupes abyssines
12 mars 1896 : lancement de la reconquête du Soudan par les Britanniques
25 juin 1896 : départ de Marchand pour l’Afrique
8 décembre 1896 : crédits votés pour la mission Congo-Nil
28 juin 1898 : Delcassé remplace Hanotaux au Quai d’Orsay
10 juillet 1898 : la mission Marchand arrive à Fachoda
2 septembre 1898 : victoire anglo-égyptienne à Omdurman. Fin de l’Etat mahdiste
19 septembre 1898 : rencontre entre le capitaine Marchand et le sirdar Kitchener
10 octobre 1898 : publication du Livre Bleu en Angleterre
21 octobre 1898 : réception du rapport Marchand à Paris
23 octobre 1898 : publication du Livre Jaune pour les parlementaires français
24 octobre 1898 : publication d’un second Livre Bleu en Angleterre
27 octobre 1898 : conseil des ministres de Grande-Bretagne avec projet d’ultimatum
4 novembre 1898 : ordre donné à la mission Marchand de quitter Fachoda
21 mars 1899 : convention franco-anglaise sur l’Afrique centrale
2 juin 1899 : accueil de la mission Congo-Nil à Paris
er
1 - 4mai 1903 : visite officielle d’Edouard VII à paris
8 avril 1904 : accords franco-britanniques. Débuts de l’Entente cordiale
Affaires intérieures
1870 : création de la Troisième République
1879 : démission du président de Mac-Mahon. Fin de la « République des Ducs »
1886 : crise boulangiste
1887 : scandale des décorations
1892 : scandale de Panama
25 juin 1894 : assassinat du président Sadi Carnot à Lyon par un anarchiste
15 octobre 1894 : arrestation du capitaine Alfred Dreyfus
90
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Annexes
5 janvier 1895 : dégradation de Dreyfus à l’Ecole militaire
Juillet 1896 : Picquart se rend compte de l’erreur judiciaire
2 novembre 1896 : production du « faux Henry »
11 janvier 1898 : acquittement d’Esterhazy
13 janvier 1898 : publication de l’article « J’Accuse » d’Emile Zola dans l’Aurore
Mai 1898 : élections législatives
28 juin 1898 : mise en place du gouvernement Brisson II
7 juillet 1898 : discours du ministre Cavaignac devant la Chambre et accusant Dreyfus
31 août 1898 : suicide du colonel Henry après la découverte du « faux Henry » et de
son arrestation
Septembre 1898 : démissions successives de Cavaignac (le 3), Zurlinden (le 17) et
Chanoine (le 25) du poste de ministre de la guerre
26 octobre 1898 : chute du cabinet Brisson
29 octobre : la Cour de Cassation accepte la demande de révision du procès Dreyfus
1
er
novembre : mise en place du gouvernement Dupuy
9 septembre 1899 : Dreyfus est de nouveau accusé par un conseil de guerre.
19 septembre 1899 : Dreyfus est gracié par le président Emile Loubet
12 juillet 1906 : la Cour de Cassation casse le verdict du conseil de guerre. Dreyfus est
réhabilité. Il est réintégré dans l’armée le lendemain.
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