CHAPITRE
12
LES PLANTES EXOTIQUES
ENVAHISSANTES
Christophe Lavergne
Avec la banalisation des transports internationaux, les importations
volontaires et involontaires de végétaux, les boisements artificiels
d’essences exotiques, nous assistons à des intrusions intempestives
d’espèces et à des extensions rapides et imprévues de plus en plus nom-
breuses. Elles peuvent prendre une allure de catastrophe écologique
quand les nouveaux venus, trouvant dans le pays d’accueil un territoire
favorable où aucun facteur ne limite leur expansion, se font envahis-
sants au point d’éliminer parfois la flore indigène.
Pourquoi une espèce végétale non envahissante dans son milieu
d’origine, où elle vit en équilibre dans la végétation naturelle, est-elle
capable de devenir une «peste» si elle est introduite dans un site étranger?
Cette transformation est-elle due à des aptitudes architecturales, à des
traits d’histoire de vie ou à l’absence de parasites et de prédateurs naturels ?
Implique-t-elle des changements dans le génome de la plante?
Bien que les invasions concernent divers groupes taxonomiques, nous
n’aborderons ici que le problème des plantes vasculaires envahissant les
milieux naturels et semi-naturels ; les mauvaises herbes et les plantes
adventices des cultures seront exclues. Nous entendons par plantes exo-
Page de droite :
Le longose, Hedychium
gardnerianum, envahit par-
ticulièrement les sous-bois,
ici celui de la laurisylve, aux
Açores. Cette herbe se propage
à la fois par la croissance de
ses rhizomes au sol et par la
dispersion de ses graines par
les oiseaux.
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Les plantes exotiques envahissantes
tiques envahissantes, ou invasives, des espèces introduites par l’homme,
volontairement ou non, sur un territoire où elles n’existaient pas, pro-
duisant souvent de nombreux descendants fertiles pouvant être disper-
sés à des distances considérables des pieds mères, avec la capacité de
recouvrir de grandes surfaces et de menacer les plantes indigènes et leurs
habitats (Richardson et al., 2000).
Nous discuterons ici les activités humaines à l’origine de l’introduc-
tion de plantes dans de nombreux pays, puis les mécanismes aboutissant
à une invasion. Nous verrons ensuite les conséquences de cette dernière
sur la biodiversité, et enfin les moyens de lutte et les frontières de la
connaissance en écologie des invasions.
COMMENT UNE PLANTE EST-ELLE INTRODUITE?
Les activités humaines jouent un rôle crucial dans l’introduction et la
dispersion des plantes. Les introductions sont pour la plupart volon-
taires, mais certaines espèces franchissent clandestinement les frontières
et empruntent des chemins insoupçonnés. Selon son intérêt, ornemental,
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médicinal ou agricole, une plante va être propagée plus ou moins rapi-
dement, l’homme étant le vecteur le plus efficace pour rompre l’isolement
géographique.
Les plantes ornementales, beautés fatales
Le marché des plantes ornementales est actuellement la source la plus
importante d’introduction de belles créatures parfois envahissantes.
L’industrie végétale, aujourd’hui en pleine expansion, propose à travers
les hypermarchés, les jardineries et les pépinières un choix considérable
d’espèces, variétés ou cultivars, sans se soucier du potentiel invasif que
présentent certaines d’entre elles. Ce commerce vert entraîne des flux de
plantes venant des quatre coins du monde; des milliers d’espèces, avec
ou sans fleurs, sont introduites officiellement, en vertu d’un fâcheux
libre-échange dicté par l’Organisation mondiale du commerce. Il est facile
de commander et de recevoir par Internet des graines en provenance du
Japon, d’Australie, d’Amérique ou d’Afrique. En Europe, aucune loi n’em-
pêche la circulation de graines par colis postal. Peut-être avez-vous déjà
ramené de vos voyages, pour votre jardin, des fruits, des graines ou des
boutures? Chez combien de passionnés de plantes succulentes, palmiers,
bambous ou orchidées, ce geste est-il devenu une obsession ? Mimosa,
buddleia, berce du Caucase, herbe de la pampa, rhododendron, griffe de
sorcière en Europe, Cryptostegia, Thunbergia, tamaris ou troène en
Australie, chèvrefeuille, clématite vigne blanche, genêt à balai ou passi-
flore-banane en Nouvelle-Zélande, lantana, jacinthe d’eau, tulipier du
Gabon, longose dans les régions tropicales: toutes ces espèces sont deve-
nues des «beautés fatales» dans leur pays d’introduction.
L’agriculture, source d’introductions
La diversification agricole a entraîné la culture à grande échelle de
nombreuses plantes introduites à valeur économique ; débarrassées de
leurs ennemis naturels, elles fournissent des récoltes rentables. Certaines
d’entre elles, devenant prolifiques, échappent à la domestication, enva-
hissent les espaces naturels et menacent la survie des plantes indigènes.
Les Légumineuses fourragères ou antiérosives détiennent le record du
nombre d’espèces envahissantes. Des paysages évoquant la Bretagne,
dominés par l’ajonc d’Europe, Ulex europaeus, sont apparus en Amérique,
en Afrique, à la Réunion, en Asie, en Indonésie, en Australie, en
Nouvelle-Zélande et au Japon. Dans les années 1930, le service américain
de protection des sols a multiplié et vendu aux agriculteurs des millions
Histoire des invasions
et mondialisation
« The history of weed is
the history of man. »
Anderson (1952)
La dérive des continents et les
barrières géographiques – océans,
lacs, montagnes, déserts, îles –
ont permis, au cours de l’évolu-
tion, l’apparition et la diversifica-
tion des espèces. La mondialisa-
tion actuelle, avec les échanges
internationaux et les introductions
multiples de plantes, entraîne une
sorte d’évolution inversée ou de
dérive des continents à rebours.
Des espèces éloignées les unes
des autres pendant des millions
d’années se trouvent à nouveau
réunies. Ces rapprochements
subits des flores ne sont pas sans
conséquences: les barrières étant
rompues, les espèces les plus
compétitives déploient leurs stra-
tégies d’établissement et colonisent,
avec l’aide de l’homme, de nou-
veaux territoires. Pour survivre, de
nombreuses espèces indigènes se
réfugient dans des sanctuaires de
végétation originelle ou, ne pou-
vant résister à l’envahisseur, elles
disparaissent.
Au cours de l’évolution, «toutes
les espèces sont ou ont été des
envahisseurs à un moment de leur
histoire» (Gouyon et al., 1989).
Nous connaissons mal les paléo-
invasions, mais il est certain que
les invasions biologiques sont
naturelles et ont toujours existé. Si
le tamarin des Hauts, Acacia hete-
rophylla, est endémique de la
Réunion, son ancêtre est arrivé
sur l’île depuis l’Australie, sous la
forme de graines transportées par
un cyclone ou bien par des cou-
rants marins; sur les hauteurs de
l’île, les graines ont pu germer,
puis se différencier en une
nouvelle espèce. Comme de nom-
breux acacias, il a probablement
colonisé d’importants espaces
vierges avant de trouver un
équilibre entre 1200 et 2300 m
d’altitude, où il forme actuelle-
ment une forêt indigène typique.
À l’heure actuelle, le rythme des
migrations de plantes assistées par
l’homme s’accélère et celui des
invasions aussi. À la Réunion,
avant l’arrivée de l’homme il y a
300 ans, un genre s’installait tous
les 5000 à 6000 ans, et la radia-
tion évolutive des genres a produit
833 espèces indigènes. Le taux
d’introduction actuel est 50000 à
60000 fois plus rapide.
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Les plantes exotiques envahissantes
de kudzus, Pueraria montana var. lobata, une liane d’Asie, afin de préve-
nir l’érosion des sols arables. Aujourd’hui, le kudzu a transformé les pay-
sages, recouvrant tout sur son passage, en Floride, à Hawaii et dans le
Transvaal, en Afrique du Sud. Recommandé pour le reboisement et
comme plante fourragère, le petit arbre Leucaena leucocephala forme
actuellement d’immenses fourrés impénétrables dans toutes les îles indo-
pacifiques où il a été introduit. Quant à Prosopis juliflora, il a colonisé des
millions d’hectares dans le Queensland australien.
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Des plantes introduites pour l’aménagement du territoire
Pour végétaliser les bords de route, voies ferrées et espaces publics,
les paysagistes choisissent leurs plantes selon des critères esthétiques et
économiques, leur type biologique, leur forme, le volume final occupé,
la commodité de culture et d’entretien ; leur potentiel envahissant n’est
pas pris en compte, négligence très onéreuse quand il s’agit de contrôler
l’herbe de la pampa, Cortaderia selloana, en Aquitaine, aux abords des
autoroutes transformées en prairies argentines, ou dans le Midi, en
Camargue en particulier.
Certaines espèces exotiques sont utilisées pour lutter contre l’érosion
des sols ou pour stabiliser les dunes: le genêt à balai, Cytisus scoparius,
d’Europe atlantique et centrale, a été volontairement propagé en
Amérique du Nord, où il a recouvert plus de 800 000 ha de prairies et de
forêts. Les genêts étant très inflammables, l’intensité et la fréquence des
incendies ont augmenté. Des bactéries fixant l’azote atmosphérique
vivent en symbiose dans leurs racines, d’où un enrichissement du sol en
azote qui exclut diverses espèces indigènes ne pouvant tolérer ce processus.
Des ligneux exotiques pour la sylviculture
La surconsommation de bois a entraîné l’introduction de centaines
d’espèces ligneuses exotiques. Des milliers d’hectares d’essences à crois-
sance rapide, demandant peu d’entretien, assurent une production ren-
table. Les programmes d’aide aux pays en voie de développement font la
promotion de pins et d’eucalyptus. Binggeli et al. (1998) estiment que
235 espèces d’arbres et d’arbustes introduits se sont établies et propagées
dans les milieux naturels à travers le monde. En Afrique du Sud, les
plantations d’acacias, d’eucalyptus et de pins ont conduit à l’épuisement
des ressources en eau et à l’envahissement du fynbos, l’un des milieux
naturels les plus riches du monde.
La responsabilité des botanistes et des industriels
Les jardins botaniques sont la porte d’entrée de nombreuses plantes
envahissantes. Certains, comme le jardin de Pamplemousse à l’île
Maurice (1729), celui de Jamaïque (1774) ou celui de Peradeniya au Sri
Lanka (1821), ont été les lieux privilégiés d’introductions à des fins
économiques, médicinales ou ornementales. Un réseau d’échanges entre
jardins botaniques existait à l’époque coloniale, dirigé depuis la ville
de Kew.
Introduit comme plante
fourragère, Leucaena leuco-
cephala (ici en fleur) est
devenu très envahissant dans
les îles indo-pacifiques. Il est
extrêmement difficile de l’éli-
miner car ses graines peuvent
persister dans le sol pendant
des dizaines d’années.
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Il est impossible d’empêcher le vent
d’emporter des graines, un oiseau de
consommer des fruits ou un visiteur de
prélever des graines ou une bouture. C’est
ainsi que les samares de la liane papillon,
Hiptage benghalensis, se sont envolées du
jardin de Pamplemousse pour coloniser
toutes les reliques de forêts sèches. Le lau-
rier de Victoria, Pittosporum undulatum, ori-
ginaire d’Australie et introduit en Jamaïque
en 1883, s’est échappé du Cinchona Botanic
Garden, envahissant plus de 1300 hectares
de forêts primaires (Goodland et Healey,
1996).
En 1990, au cours d’un programme de
diversification des fruits tropicaux, le
département des productions fruitières et
horticoles du CIRAD a introduit à la
Réunion la grenadine-banane, Passiflora tri-
partita var. mollissima, une passiflore très
envahissante en Nouvelle-Zélande et à
Hawaii; cette liane connaît un certain suc-
cès et commence à se naturaliser. De même,
l’icaquier, Chrysobalanus icaco, a été officiellement introduit sur l’île alors
qu’il était connu pour être invasif aux Seychelles et en Polynésie fran-
çaise. Cette introduction volontaire à la Réunion montre à quel point
est faible la prise de conscience des risques d’invasion.
Les voies d’introductions involontaires ou accidentelles
Des graines d’espèces envahissantes sont parfois introduites acciden-
tellement, mélangées à des semences importées. Des akènes de
Parthenium hysterophorus, une mauvaise herbe d’Amérique subtropicale,
ont ainsi été introduits involontairement avec des céréales importées
pour venir en aide à l’Éthiopie touchée par la famine dans les années
1980. Depuis, le Parthenium ne cesse de s’y propager, créant de graves
problèmes agricoles, d’environnement et de santé humaine – intoxica-
tions dues à sa tisane, plante et pollen allergènes.
Certaines pestes végétales ont fait gratuitement le tour du monde
dans des conteneurs de marchandises, des sacs de terre ou des pots de
fleurs. Des graines font de l’« auto-stop », collées aux vêtements, aux
371
Les plantes exotiques envahissantes
370
La liane papillon Hiptage
benghalensis est capable
d’étrangler littéralement son
support – ici le tronc et les
branches du bois d’ortie
(Obetia ficifolia), une espèce
endémique menacée aux
Mascareignes.
Hiptage benghalensis agit
comme un véritable « cancer
végétal » pour les restes de
forêt indigène : elle recouvre la
végétation en formant un
matelas au-dessus de la
canopée et étouffe les arbres,
qui disparaissent écrasés sous
son poids.
L’arbuste Chrysobalanus
icaco a été introduit autre-
fois pour lutter contre l’éro-
sion des sols. Mais qui aurait
prévu qu’il formerait des four-
rés impénétrables aux
Seychelles, à Madagascar et
en Polynésie française ?
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aux sols, aux climats, aux perturbations, aux pathogènes, aux insectes et
mammifères herbivores. Il lui faudra ensuite se reproduire et établir des
populations stables. Les espèces cultivées, spontanées ou adventices des
cultures n’atteignent ce stade que si elles sont maintenues par l’homme;
puis elles doivent s’échapper du champ, du jardin ou du bord de route.
Elles passent la barrière qui les empêchait de redevenir sauvages : elles se
naturalisent. Elles doivent alors sauter la dernière barrière, c’est-à-dire
exploiter les conditions favorables de l’habitat d’accueil, une perturbation
par exemple: elles sont devenues envahissantes.
Une importante notion explique pourquoi une espèce naturalisée
peut devenir envahissante: c’est la phase de latence précédant l’invasion,
entre la date d’introduction et le début de la phase de croissance expo-
nentielle de cette invasion (Kowarik, 1995). La période de latence peut
atteindre une centaine d’années. Trois catégories de facteurs marquent la
fin de cette phase de latence et déclenchent l’invasion (Crooks et Soulé, 1999):
l’augmentation du taux de croissance de la population et l’expansion
de l’aire de distribution, dépassant un seuil critique;
373
chaussures, aux poils du bétail, aux machines ou aux roues des véhicules.
Des graines de Miconia calvescens ont été introduites en provenance de
Tahiti dans les îles éloignées des Marquises sur les roues et les chenilles
d’engins et de bulldozers sales, ou avec des graviers ou du sol contaminés.
Le séneçon du Cap, Senecio inaequidens, a été introduit involontairement
en Europe par l’industrie lainière avec des matières utilisées dans les tan-
neries à la fin du XIXesiècle. Sa très forte expansion dans le sud et l’ouest
de l’Europe s’explique par une dispersion efficace des graines, empruntant
toutes les voies de communication possibles: l’eau, le vent, les animaux,
les véhicules (Muller et al., 2004).
LES MÉCANISMES DE L’INVASION
Par quel mécanisme une espèce introduite devient-elle envahissante?
Comment une espèce naturalisée qui ne posait initialement aucun pro-
blème peut-elle ensuite occuper à ce point l’espace environnant? Chaque
espèce envahissante a-t-elle des capacités à envahir qui lui sont propres ?
Sont-elles inscrites dans le génome? L’aptitude à envahir est-elle liée à la
vulnérabilité du milieu ou à des éléments extérieurs facilitateurs? Est-ce
encore une histoire de temps ? L’écologie des invasions est en plein essor
depuis les années 1980 et, malgré des questions non résolues, elle
apporte quelques réponses.
Parmi les espèces introduites, combien deviennent envahissantes ?
Les introductions de plantes sont nombreuses sur tous les continents,
mais très peu d’espèces se comportent en envahisseurs. La règle des trois
10 nous donne une estimation de la proportion d’espèces introduites
devenues envahissantes (Williamson et Brown, 1986). Seulement 10 %
des espèces introduites s’acclimatent à leur nouveau milieu; 10 % de ces
espèces acclimatées s’établiront durablement en se naturalisant, et 10 %
de ces espèces naturalisées deviendront envahissantes. Cet ordre de gran-
deur, établi pour la flore européenne, reste valable pour d’autres régions
et pour divers groupes taxonomiques.
Comment une plante introduite devient-elle envahissante ?
Chaque plante introduite, soumise à un parcours du combattant,
devra franchir des barrières physiques, climatiques, biologiques, tempo-
relles et aléatoires. Dans son nouvel environnement, elle devra s’adapter
372
Les plantes exotiques envahissantes
Nombre d’espèces végétales introduites, naturalisées et envahissantes
dans différentes régions insulaires ou continentales
Îles/pays Nombre Nombre Nombre Sources
d’espèces d’espèces d’espèces
introduites naturalisées envahissantes
France > 1100 479 61 Weber (1997),
Aboucaya (1999),
MNHN (2003-2006)
Afrique > 9000 > 1000 160 Henderson (1998),
du Sud Nel et al. (2004)
Nouvelle- > 1400 360 64 Meyer et al. (2006)
Calédonie
Nouvelle- > 20000 2319 217 Owen (1997),
Zélande Randall (2002)
Hawaii > 10 000 1270 469 Staples et Cowie
(2001), Eldredge
(2006)
Polynésie > 1 800 > 590 > 70 Meyer, données
française non publiées
Réunion > 3000 850 > 50 Lavergne, données
non publiées
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