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(Ç)L'Harmattan,
1998
ISBN: 2-7384-7296-6
"
ELOIGNEMENT
CONJUGAL
ET
CONSTRUCTION
IDENTITAIRE
Collection Logiques Sociales
fondée par Dominique Desjeux
et dirigée par Bruno Péquignot
En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si
la dominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales entend
favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale.
En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à
promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une
expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes
sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique,
voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels
classiques.
Dernières parutions
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économique, 1998.
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Bruno PEQUIGNOT, Utopies et Sciences Sociales, 1998.
Catherine GUCHER, L'action gérontologique municipale, 1998.
CARPENTIER, CLIGNET, Du temps pour l£;ssciences sociales, 1998.
SPURK Jan, Unecritiquede la sociologiede l'entreprise, 1998.
NICOLAS-LE
STAAT Pascal, Une sociologie du travail artistique, 1998.
-
y vonne Guichard-Claudie
,
ELOIGNEMENT
CONJUGAL
ET
CONSTRUCTION
IDENTIT AIRE
Le cas des femmes de marins
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan
Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
Remerciements
Ce livre est issu d'une thèse de doctorat en sociologie. Je ti~ns à
remercier ici tous ceux qui ont contribué à sa réalisation. Mes
remerciements vont d'abord à Anne Guillou, qui a dirigé mon travail
avec confiance et bienveillance pendant ces quelques années. Je
pense aussi à tous ceux devant qui j'ai, à plusieurs reprises, présenté
mon travail à l'Université de Bretagne Occidentale, à Brest, et qui
m'ont aidée de leurs remarques ou questions. Je remercie aussi
François de Singly, président du jury de ma thèse, Aliette
Geistdoerfer, qui m'a ouvert les portes de la bibliothèque du
laboratoire d'anthropologie maritime du Muséum d'histoire
naturelle, Gilda Charrier, qui m'a aidée par la lecture et la critique
des premiers chapitres de la thèse, Alain Vilbrod, qui a aussi
participé à cette entreprise.
Cette recherche n'aurait pu voir le jour sans l'ouverture d'esprit
et la confiance de toutes les femmes qui ont accepté de me recevoir,
de me parler de leur expérience et de me confier le regard, parfois
très intime, qu'elles portent sur elles-mêmes et sur leur vie de femme
de marin. Ma gratitude va tout particulièrement à Martine Ralec,
qui m'a fourni les premiers contacts, m'a donné les premiers repères
pour approcher la vie des femmes dont elle partage la condition et a
accepté maintes fois de discuter avec moi de points qui la touchaient
de près.
Présentation
Mademoiselle ou Madame? Le statut matrimonial des femmes
conditionne la façon dont on les nomme. Rien de tel pour les
hommes: on leur donne du "Monsieur" dès lors qu'ils ont dépassé
l'adolescence. C'est ici le critère de l'âge qui est détemiinant, c'està-dire une variable qui est propre à l'individu. Au contraire,
l'identité sociale d'une femme passe par le lien qui l'unit à un
conjoint (ou par son absence). A telle enseigne d'ailleurs que l'on
ne sait trop comment désigner la jeune femme qui vit en union
libre. Sollicitée sur ce point par un interlocuteur qui ignore sa
situation, elle peut choisir à son gré celle des deux appellations qui
lui convient le mieux. L'interlocuteur informé, quant à lui, doit
faire un choix. L'usage n'est pas fixé.
Or le fait de nommer, nommer quelqu'un ou se choisir un
nom, n'est pas sans lien avec l'identité, celle qu'autrui nous attribue
ou celle qui nous définit à nos propres yeux. Nommer, c'est aussi
identifier un objet comme appartenant à une catégorie, à un
ensemble dont il constitue un élément représentatif. En enquêtant
sur "les femmes. de marins", je pose leur situation conjugale en
élément majeur de l'identification, je crée une catégorie. Tout se
passe comme si l'identité de la femme mariée, ou vivant en couple,
était alors réduite à celle de son conjoint, comme si les deux
partenaires s'identifiaient à la même position sociale, la "femme
de..." acquérant une identité par délégation. La contribution du
conjoint à l'identité de sa compagne est supposée particulièrement
importante quand celui-ci jouit d'une grande notoriété, ou encore
1 Le terme femme a été préféré à celui d'épouse, d'une part parce qu'il correspond
à la dénomination courante et n'exerce pas auprès de mes interlocutrices l'effet
d'intimidation que produit un langage plus "officiel", d'autre part parce que
certaines des femmes qui m'ont accordé un entretien vivent en union libre.
L'expression "femme de" me semble englober ces deux formes d'union conjugale,
officielle ou non.
7
quand il exerce une profession dont les conditions de travail
affectent de façon très sensible le fonctionnement familial, quand
il est marin,'par exemple.
On peut s'interroger sur le bien-fondé de ces suppositions.
C'est l'objet de ce Iivre, qui est le résultat d'une enquête
ethnosociologique. Il s'agissait d'étudier les formes de la vie
conjugale et familiale dans le milieu de la pêche, et plus
particul ièrement de s'interroger sur les relations entre l'exercice par
les hommes d'un métier aux contraintes fortes et la façon dont les
femmes construisent alors leur identité, dans et hors de la famille.
Une perspective
ethnosociologique
Pour répondre à cette interrogation, j'ai choisi une population
particulière: les femmes de marins pêcheurs sur thonier tropical,
résidant pour l'essentiel à Concarneau et dans les communes
environnantes, dans un rayon d'une trentaine de kilomètres.
Le choix de femmes de marins pêcheurs concarnois n'est pas
étranger à ma situation personnelle. C'est mon installation
familiale et professionnelle à Concarneau, où j'ai enseigné plus de
quinze ans, qui m'a conduite à m'intéresser au milieu maritime. Jeu
de la proximité et de l'étrangeté. Proximité dûe au fait que nombre
de mes élèves étaient enfants de marins, que nous avons étudié
ensemble l'impact socio-économique de la pêche sur la vie locale.
Proximité avec les femmes de marins par le sexe, par la
fréquentation des mêmes lieux (écoles, commerces...), liens
d'amitié également. Proximité, mais aussi étrangeté, distance. Les
activités, les préoccupations, les rythmes de vie sont différents.
Dans les familles de marins pêcheurs, 'les rôles de sexe restent très
typés. Ce n'est pas rare dans d'autres milieux, mais il s'agit ici
d'une réalité "d'évidence", considérée comme incontournable,
absence réitérée du conjoint oblige. Dans ce cadre, la question de
l'impact du métier du conjoint sur la construction identitaire de la
femme m'est apparue intéressante, car les contraintes
professionnelles du marin affectent profondément la division
familiale du travail. Dès lors, les questions se multiplient. Un
8
contexte socio-économique très contraignant engendre-t-il
nécessairement une uniformisation des identités? Les femmes de
marins, majoritairement femmes au foyer, constitueraient-t-elles
un des derniers bastions des identifications féminines
"traditionnelles"? Peut-on au contraire repérer des recompositions
identitaires? Si oui, de quelle ampleur, et sous l'influence de quels
facteurs? Par exemple, l'évolution des rôles de sexe et des
structures familiales que l'on observe dans la société globale
contribue-t-elle à une redéfinition des représentations familiales?
Entre une intégration qui fait la part belle aux rôles institués et une
autonomie que les embarquements du marin ménagent
nécessairement, comment se négocient la proximité et la distance
conjugale? Les réponses apportées à ces questions sont
susceptibles d'apporter un éclairage sur la construction des
identités féminines, dans un cadre conjugal précisément
contextualisé.
François de Singly fait remarquer qu'en matière d'études sur
la conjugalité, un clivage théorique a longtemps opposé les
recherches privilégiant les différences de classe sociale et les
approches plus centrées sur les différences de sexe ou de genre2. Il
a, pour sa part, privilégié la seconde variable en étudiant, à partir
de nombreuses données statistiques le prix social et culturel de la
vie conjugale pour les femmes3. D'autres ont tenté, comme cela va
être fait ici, d'articuler l'appartenance de genre et l'appartenance à
un milieu social spécifique, à partir de récits biographiques.
Isabelle Bertaux-Wiame a par exemple analysé le cas des femmes
d'artisans4. On a là des femmes définies à partir de l'activité
professionnelle de leur conjoint, mais il s'agit d'une activité à
laquelle elles participent. Rien de tel dans le cas des femmes de
marins. C'est le seul lien conjugal avec un homme exerçant le
2 Singly François de, "Les relations conjugales", dans La famille. L'état des
savoirs, Paris, La Découverte, 1991, pp. 107-114.
3 Singly François de, Fortune et infortune de la femme mariée. Sociologie de la
vie conjugale, Paris, PUF, 1987.
4Sertaux- Wiame Isabelle, "L'installation
Sociologie du travail, 1982, 1.
9
dans
la boulangerie
artisanale",
métier considéré qui définit la "catégorie de situation "5 qui les
regroupe. Le versant féminin du milieu maritime est d'ailleurs fort
mal connu, car il a fait l'objet de fort peu de travaux.
Au-delà de l'analyse de ce qui différencie les conjoints, entre
eux (le genre) ou vis-à-vis de la société globale (la classe sociale
et/ou le milieu social), il convient aussi de se pencher sur ce qui
les rapproche. Comment se construit la vie commune? Sur les
différents thèmes que recouvre cet axe de réflexion, et notamment
les formes de la communication, la gestion de l'argent du ménage,
l'importance de la sexualité, l'élaboration de projets communs...,
les familles de marins nous apportent un éclairage spécifique.
L'éloignement itératif du conjoint organise en effet assez
largement les fonctionnements conjugaux et familiaux. Les
conduites adoptées pour assurer la continuité des relations
conjugales et parentales nous renseignent sur la gestion de cet
éloignement.
Selon le type de pêche pratiqué, la durée de cet éloignement
varie de façon considérable, c'est pourquoi je me suis limitée à un
type de pêche. Prenons l'exemple du port de Concarneau. Plusieurs
types de pêche y sont pratiqués. Disons pour simplifier: pêche
côtière, pêche hauturière, artisanale ou semi-industrielle et pêche
au thon tropical. Ces différences concernant la pêche pratiquée
donnent naissance à des singularités, tant au plan des rythmes de la
vie professionnelle et familale qu'à celui de la règlementation, des
revenus, des perspectives d'avenir... Ainsi par exemple, à la pêche
côtière, les uns sortent quo~idiennement, les autres partent pour
deux ou trois jours voire plus, quitte à revenir ponctuellement au
port pour débarquer la pêche. Au chalut, le marin embarque le plus
souvent pour deux semaines et reste trois jours à terre. Au thon
tropical, les trois mois de pêche (avec une flexibilité de sept à dix
jours) sont suivis d'un mois et demi de congés. Les
fonctionnements familiaux s'en trouvent nécessairement affectés
d'une façon très variée. Limiter la population enquêtée, c'était se
5 Pour reprendre l'expression utilisée par Daniel Bertaux dans Les récits de vie,
Paris, Nathan, 1997, p. 15.
10
fonder sur une plus grande homogénéité des pratiques et des
contextes socio-économiques.
Ceci n'exclut pas l'existence de nombreux points communs
entre les modes de vie, les représentations, les pratiques des
femmes de marins pêcheurs côtiers, hauturiers, ou de la grande
pêche. La grande pêche elle même6 présente bien des similitudes
avec la marine de commerce ou la Marine Nationale, notamment la
durée importante des embarquements. Proches de ces genres de
vie, on peut signaler les marins qui naviguent sur des bateaux
scientifiques ou font la navette entre les plates-formes pétrôlières
et la terre. Enfin les marins ne restent pas nécessairement fidèles à
un type de pêche tout au long de leur carrière. La pêche au thon
tropical est une pêche récente, qui n'a pris son plein essor qu'au
cours des années soixante. Les marins de la première heure ont
souvent navigué auparavant sur un côtier ou sur un chalutier. Les
équipages recrutés ensuite ont souvent fait preuve d'une grande
stabilité; les fils ont même fréquemment pris la relève des pères,
quand ce n'est pas des grands-pères. Il n'empêche que pour des
raisons économiques (baisse des cours, tarissement des
recrutements ou licenciements) ou biographiques (problèmes
familiaux, incompatibilité d'humeur avec un supérieur à bord, désir
de tenter autre chose...), une certaine mobilité est observable à
bord des bâtiments. Les conjoints de mes enquêtées n'échappent
pas à la règle. Certains n'ont connu que le thon, d'autres ont tâté du
commerce, de la Royale, de la mer d'Irlande ou d'Ecosse... voire
ont d'abord travaillé à terre et ont eu l'opportunité d'embarquer
comme mécanicien, frigoriste ou électricien. La diversité des
parcours autorise certaines comparaisons; une nécessaire prudence
méthodologique conduit à privilégier l'étude d'une population
clairement circonscrite.
J'ai fait le choix de la pêche au thon tropical pour plusieurs
raIsons.
6 La pêche au thon tropical, qui suppose des absences de très longue durée, est
classée dans la grande pêche. On y classait aussi la pêche à la morue.
Il
D'abord, c'est une pêche emblématique pour Concarneau,
capitale thonière française et même européenne. Ce qui ne signifie
pas une activité uniformément prospère au fil des années.
Concarneau est la troisième ville du Finistère, loin derrière Brest et
Quimper, avec 19000 habitants permanents. Comme en attestent
les variations démographiques saisonnières (environ 50000
habitants l'été), Concarneau vit en partie du tourisme. Un tourisme
de résidence, grâce à ses nombreuses plages et à des activités de
loisir variées7. Un tourisme de passage également: la Ville-Close,
située en plein centre ville, bâtie sur un îlot rocheux et ceinte d'une
muraille médiévale consolidée par Vauban au XVllème siècle,
attire environ 1500000 visiteurs chaque année. L'activité principale
permanente reste cependant la pêche. Une filière amont et aval
(construction et réparation navales, équipements électrique et
électronique, glacières, criée, mareyage...) développée conduit
Concarneau à disputer à Lorient le titre de premier port breton8.
Mais le port n'a pas été épargné par la crise qui a secoué le monde
de la pêche en 1992, et encore plus pendant les noires années
1993-94. Un armement semi-industriel a disparu. Les industriels,
réduits à leur noyau dur, semblent aller mieux depuis 1994 et
pensent à leur renouvellement. De nombreux bateaux artisans sont
sortis de la flotte, ou ont été vendus, pour ceux qui étaient en bon
état. Ceux qui sont parvenus à se maintenir en 1993-94 ont à peu
près recouvré la santé. La petite pêche aussi avait été bousculée,
du fait de cours très bas pour une marchandise de très haute
qualité. Là de même, les inquiétudes semblent s'apaiser. Le
problème demeure de la succession de patrons âgés. Les plus
jeunes, échaudés par les nombreuses faillites de bateaux artisans
surendettés, hésitent et/ou manquent d'argent pour s'engager. Le
7 On peut penser par exemple au centre nautique des Glenans, fondé à
Concarneau après la seconde guerre mondiale, qui fait transiter par les quais de
Concarneau plus de 5 000 stagiaires chaque année. Il a passé le cap de 200 000
stagiaires en 1995.
8 Selon les années, Concarneau est le second ou le troisième port de pêche
fraîche, toujours derrière Boulogne, mais parfois avant, parfois juste après
Lorient. Second rang en 1995.
12
risque est alors que ces bateaux soient vendus, à d'autres ports ou à
des al11)ements franco-espagnols, ce qui ne manquerait pas de
porter préjudice au port de Concarneau, dont la criée a été
récemment mise aux normes européennes et doit désormais
rentabiliser ces nouveaux équipements9.
La pêche au thon tropical, elle, reste peu visible sur les quais
du port comouaillais, en dehors du débarquement de poisson
congelé, de la présence occasionnelle d'un bâtiment à quai pour
rénovation ou du lancement d'une unité neuve. Peu visible, mais
capitale pour le port. Trois des quatre armements français au thon
tropical sont concarnois, 28 des 32 thoniers senneurs congélateurs
français actuellement en service sont immatriculés à Concarneau.
Cette flottille réalise un chiffre d'affaires très importantlO, dont une
part importante bénéficie à la région, par le biais des structures
d'armement, des salaires des équipages français (420 marins, en
majorité issus de Concarneau ou de ses environs immédiats) et des
organisations professionnelles, également implantées sur le
quartier. Ces caractéristiques me semblaient de nature à favoriser
une circonscription claire de la population à étudier.
Par ailleurs, au moment où j'ai débuté cette étude, à la fin de
l'année 1991, la pêche au thon tropical connaissait des difficultés
importantes, des licenciements étaient à craindre, des grèves
éclataient, la convention collective était en cours de renégociation.
Toutes choses susceptibles d'affecter les fonctionnements
familiaux, dont je me proposais d'analyser les permanences et les
évolutions.
Enfin cette population est réputée constituer un monde à part,
aux
pratiques
originales:
consommations
ostentatoires,
constitution d'un groupe minoritaire "privilégié" -par le revenufonctionnant en circuit fermé. La réalité correspond-elle aux
stéréotypes?
9 "(...) une criée dont la modernisation a coûté une centaine de millions de francs,
et qui a besoin de 28-30000 tonnes annuelles pour s'équilibrer." France-écopêche, septembre 1996.
10 697 MF pour l'année 1995, en retrait par rapport à l'année précédente.
13
Approche
conjugalité
théorique
des liens entre
identité
et
Le couple peut être considérée comme un des cadres de la
socialisation secondaire. On parlera de socialisation conjugale
pour désigner le processus de transformation de l'identité des
conjoints du fait de la vie de couple. Mais cette notion d'identité
est complexe; elle se dérobe volontiers au fur et à mesure que l'on
croit l'approcher. Comment l'opérationnaliser?
Procédures d'attribution
et identité collective
En première approximation, l'identité, c'est ce qui permet de
se définir, pour soi et par rapport aux autres. L'identité d'un
individu est multidimensionnelle: identité sociale, culturelle,
professionnelle... On peut l'approcher à travers les aspects les plus
variés, du plus concret au plus abstrait: nom, âge, taille, poids,
sexe, couleur de la peau, lieu de naissance et domiciliation mais
aussi pratiques professionnelles, matrimoniales, langagières,
vestimentaires... ou encore représentations, systèmes symboliques,
aspirations, attentes, projets... Cette longue énumération ressemble
à un "fourre-tout": on y trouve pêle-mêle des éléments personnels,
d'autres qui revèlent de procédures d'attribution d'une identité
légale, d'autres enfin qui permettent de positionner l'individu à
l'intérieur de catégories socialement définies et légitimées
(caractéristiques démographiques, professionnelles, ethniques...).
Individuel et collectif s'entrelacent dans la définition de l'identité.
Centrer mon étude sur les identités de femmes de marins, c'est
déjà faire une hypothèse. C'est supposer que le métier du conjoint,
avec ses particularités, est susceptible d'exercer une influence
notable sur la construction identitaire de sa partenaire.
La présence de spécificités (culturelles, économiques,
sociologiques où encore de genre...) partagées par les membres
d'un groupe conduit à s'interroger en termes d'identité collective.
On entend par là un ensemble de traits, pratiques sociales,
14
représentations, empiriquement observables, qui apparaissent
comme représentatives d'un groupe aux yeux d'autrui. Renaud
SainsaulieuII
parle même de "matrices communes de
personnalité", permettant de prévoir les comportements dans les
rapports sociaux.
Dans le cas des "gens de mer", les caractéristiques a-typiques
de la vie professionnelle et familiale alimentent un sentiment
d'appartenance communautaire, qui est au principe de ce que Max
Weber appelle l'action communautaire (l'expression allemande
Vergemeinschaftung est aussi communément traduite par
"communalisation")I2. Fondée sur la coutume, sur des formes de
solidarité héritées, "elle prend des formes unificatrices et repose
sur l'emboîtement des appartenances (famille, clan, village,
ethnie) "13. On a là un terreau favorable à l'émergence d'une
identité collective.
Ainsi, l'appartenance des femmes de marins à cette catégorie
des "gens de mer" et les conditions de vie particulières qui sont les
leurs les conduit à se définir comme un groupe "à part", difficile à
comprendre de l'extérieur. L'appartenance groupale détermine une
certaine unité des pratiques, des représentations, autorisant des
généralisations, qui peuvent prendre l'allure de stéréotypes. On
peut les saisir dans le discours des enquêtées, spécialement les
propos tenus en début d'entretien ou ceux qui transparaissent dans
les formules globalisantes ("nous", "on", "les femmes de marins",
"les marins"...). Se dessinent ainsi des identités d'attribution,
souvent valorisantes, qui révèlent une sorte d'''image idéale" du
marin et de la femme de marin en tant que partenaires conjugaux.
Le texte suivant, d'un ancien patron de chalutier rochelais,
Joseph Camenen, nous fournit un aperçu de cette image idéale:
II Sainsaulieu Renaud, L'identité au travail, Presses de la FNSP, 1988 (3è
édition, 1è édition, 1977), p. 302.
12 Weber Max, Economie et société (1922), Paris, Plon, 1971, p. 41.
13 Dubar Claude, La socialisation. Construction des identités sociales et
professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991, p. 91.
15
"Et ma femme, dans tout cela? Comme toutes les femmes de
marins, elle a vécu souvent seule, confrontée à tous les problèmes
posés par l'éducation et la santé des enfants, prenant des décisions
importantes, urgentes parfois, sans pouvoir me consulter, sans
mon soutien moral. Il y eut la période noire de la guerre où
nourrir et habiller les enfants étaient des soucis quotidiens. Elle a
vécu les affres de l'inquiétude pendant les grosses tempêtes et
durant les années de guerre, où beaucoup de chalutiers ne
rentraient pas, victimes des mines. Mais la période la plus dure
pour elle fut représentée par les dix premières années de notre vie
commune, où en plus l'argent manquait pour acquérir le
nécessaire. C'était avant les lois sociales de 1936. Il est vrai que
née à Groix, dans une famille de marins, elle était prédisposée à
supporter ces sacrifices, à se soumettre à cette abnégation, à ce
renoncement des gens de mer. Elle a été pour moi la compagne
idéale, acceptant la vie difficile qui fut la nôtre au début. Ensuite,
elle a su transformer notre maison en une demeure accueillante et
paisible, se dépensant sans compter pour satisfaire tout le monde.
Elle ne posait jamais de questions au sujet de la pêche, se
réjouissant avec moi lorsque la marée était bonne, me consolant
lorsqu'elle était mauvaise et excusant mon mauvais caractère dans
ce cas-là. Depuis que les enfants nous ont quittés, allant vers leur
destin, nous menons la vie calme des retraités, resserrant encore
]
les liens qui nous unissent. " 4
Joseph Camenen porte sur son épouse un regard "de
l'intérieur": un regard d'époux sur la vie conjugale, un regard de
marin sur les qualités qu'a su réunir sa compagne, et qui lui
paraissent être nécessaires à toute "bonne épouse" de marin. La
réalité professionnelle du marin pêcheur présente des spécificités
qui transparaissent en filigrane dans son discours, et qui ne
manquent pas d'influencer les modes et niveaux de vie de sa
famille. Enumérons-les brièvement: une grande partie de la vie du
marin se déroule en mer; celle-ci constitue un milieu mouvant,
]4 Camenen Joseph, Regards sur une vie de marin pêcheur, Pen Duick, Paris,
1977, p. 128.
16
dangereux, inappropriable. L'espace de travail du marin, le bateau,
est un espace physique et social restreint, au sein duquel se nouent
des relations de production étroites et hiérarchisées. Il n'y a pas
d'horaires de travail fixes, conformément à l'adage: "C'est le
poisson qui commande". Le mode de rémunération est lui aussi
particulier, puisque la rémunération "à la part de pêche" engendre
l'imprévisibilité des revenus, qui peuvent varier très fortement.
Quelles sont alors les aptitudes que doivent posséder ou
développer les épouses face à cette situation particulière? Joseph
Camenen relève des traits qui lui paraissent communs à "toutes les
femmes de marins": capacité à assumer la solitude, à affronter
l'inquiétude voire l'angoisse liées aux risques de naufrage toujours
possibles; esprit de décision, tant en ce qui concerne les petits
problèmes quotidiens que les questions les plus importantes,
faisant d'elle un véritable "chef de famille solitaire", pour
reprendre l'expression d'Estelle MartinIS; aptitude également à
gérer le budget en s'adaptant à l'ampleur des rentrées financières:
esprit d'économie quand elles sont modestes, souci de la qualité de
la vie, notamment par l'aménagement confortable de la maison,
point d'ancrage du marin à terre, quand les ressources s'améliorent.
Toutes qualités qui renvoient de la femme de marin une image de
femme forte. Un second registre apparaît pourtant en contrepoint.
Les termes "sacrifices", "abnégation", "renoncement" conduisent à
s'interroger sur la nature de cette force de caractère: ne s'agirait-il
pas d'une nécessaire adaptation aux contraintes de la situation?
L'auteur postule que cette adaptation est facilitée par la prime
socialisation: les filles de marins sont censées connaître la vie
familiale et conjugale qui fut celle de leurs mères. De fait,
l'enquête quantitative confirmera l'existence d'une endogamie
assez forte, qui contribue à tisser des réseaux de solidarité
familiale et de voisinage de nature à légitimer ces identités
communautaires. Joseph Camenen rend hommage aux qualités
"uniques" qui apparaissent ici nécessaires, mais il éclaire aussi leur
15 Martin Estelle, La fenlme de marin pêcheur à travers la littérature, mémoire
de DEA, Université de Paris VIII, 1989.
17
ambivalence: la force est représentée comme capacité à s'oublier, à
sacrifier ses désirs à ceux du groupe familial et occulte parfois des
vécus douloureux: solitude mal supportée, communication
entravée par l'absence, malaise lié au décalage entre les valeurs
majoritaires dans le milieu marin et l'évolution des rôles de sexe
dans la société globale, en relation avec la croissance de l'activité
féminine salariée. On peut faire l'hypothèse que les éléments
spécifiques qui fondent la cohésion du groupe sont aussi ceux qui
l'isolent d'un environnement économique et soëial plus large,
apparaissant ainsi comme une adaptation imposée par les
contraintes de la situation.
Limites des
collective
interprétations
en
termes
d'identité
Ces premières hypothèses brossent un tableau fonctionnel des
identités féminines et masculines. L'intégration "c~mmunautaire"
doublerait l'intégration conjugale et familiale, assurant une forte
normalisation des interactions entre les membres du groupe
conjugal. Aux statuts conjugaux correspondrait une division
sexuelle des rôles assurant une distribution complémentaire des
responsabilités masculines et féminines dans le couple.
Ce concept de rôle a été particulièrement développé par la
sociologie fonctionnaliste. Il suppose la fidélité à un ensemble de
normes et de modèles associés à une fonction ou à une position
dans un groupe social ou dans la société globale. Remplir un rôle,
c'est se conformer aux attentes du groupe, la socialisation étant
censée avoir fourni les modèles culturels adéquats. Les analyses
fonctionnalistes de la famille américaine effectuées par Talcott
Parsons16 dans les années d'après-guerre sont bien connues - et ont
fait l'objet de critiques virulentes, de la part notamment de
16 Parsons Talcott, Eléménts pour une sociologie de l'action, introduction et
traduction de François Bourricaud, Paris, Plon, 1955.
18
sociologues féministesl7. Pour lui, la spécialisation des rôles
masculins et féminins contribue à la stabilité de la famille et
fournit une base à la socialisation de l'enfant. L'homme assume le
rôle instrumental, de lien avec la société et de pourvoyeur de
ressources de la famille, par l'exercice d'une activité
professionnelle. A la femme échoit le rôle expressif, c'est-à-dire
qu'elle se consacre aux affaires intérieures, à la vie affective de la
famille; le ménage et les enfants sont les principales activités du
rôle féminin. De même que dans un orchestre, l'interprétation
correcte de la partition par chaque instrumentiste contribue à
l'harmonie de l'ensemble, de même au sein de la famille, le fait
pour chacun d'assumer pleinement les fonctions associées à son
rôle sexuel contribuerait à la bonne régulation du système.
De la même façon, on peut faire une lecture fonctionnaliste, à
la manière de Robert K. Merton18, des difficultés rencontrées par
les femmes de marins. Merton oppose les fonctions manifestes,
dont les conséquences observées contribuent à l'adaptation ou à
l'ajustement d'un système donné, et qui sont comprises et voulues
par les participants du système, aux fonctions latentes qui, à
l'inverse, ne sont ni comprises ni voulues. L'analyse des fonctions
latentes de certains phénomènes sociaux permet parfois de rendre
compte de dysfonctionnements apparents. Cette analyse peut être
transposée aux dysfonctionnements évoqués précédemment. Le
vécu douloureux de certaines femmes de marins jouerait alors une
fonction latente, de nature à améliorer l'adaptation du groupe et
son intégration: il contribuerait à rendre plus "héroïque" l'image
communautaire de la femme de marin.
La vision fonctionnaliste, qui permet d'analyser comment
l'acteur réalise, avec plus ou moins de bonheur, les modèles qu'il a
intériorisés et d'évaluer la contribution intégrative de ces
comportements normés, se heurte pourtant à deux écueils:
17 Voir par exemple Michel Andrée, Sociologie de la famille et du mariage,
Paris, PUF, 1972, pp. 87 à 90.
18 Merton Robert King, Eléments de théorie et de méthode sociologique, Paris,
Plon, 1953, 2è édition, 1965.
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- d'une part, elle tend à sous-estimer les écarts à la règle, les
interprétations personnelles qui en sont faites, les variations et
ornementations dont elle est l'objet -pour emprunter à nouveau à
l'univers musical. Certes dans ce travail, j'essaie de repérer des
régularités dans les discours, permettant de conclure à l'existence
de modèles normatifs de l'action. Mais, et Olivier Schwartz le
souligne avec forcel9: "L'essentiel est que la règle ne règle pas
l'usage qui sera/ait d'elle";
- d'autre part, elle apparaît plutôt comme une sociologie de l'ordre
social et de l'intégration. Raisonner uniquement en ces termes
aboutit à masquer les situations de domination et de pouvoir,
entrave le fait de penser le changement et tend à évacuer l'acteur
de la définition de son identité.
Ici, la référence à l'appartenance au milieu maritime aussi
bien que la lecture fonctionnaliste des fonctionnements conjugaux
et familiaux renvoient à une vision "communautaire" de l'identité,
définie en termes collectifs. Cependant, pas plus dans les familles
de marins que dans d'autres milieux, la logique "communautaire"
ne saurait rendre compte de la diversité des fonctionnements
sociaux ni de la variété des identités.
La mise en valeur par Max Weber de l'hétérogénéité des
logiques de l'action sociale peut se révéler utile ici. Si la
"communalisation" constitue bien pour lui une des orientations
fondamentales de l'action sociale, il lui oppose l'action "sociétaire"
(Vergesellschaftung,
souvent
traduit
par sociation
ou
sociétisation)20. Celle-ci repose sur l'entente mutuelle par
engagement volontaire, sur la base d'intérêts motivés
rationnellement et donne lieu à l'élaborati,on de règles variées, en
relation avec la segmentation de champs d'activités tendant à
s'autonomiser. La participation à un marché constitue un exemple
de ces relations sociétaires. Weber présente l'extension des
relations de type sociétaire comme un trait essentiel des sociétés
19 Schwartz Olivier, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord,
Paris, PUF, 1990, p. 26.
20 Weber Max, Economie et société (1922), Paris, Plon, 1971, p. 41
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