La biodiversité a aussi son "GIEC", mais tout reste à faire… Entretien avec Nicolas Dendoncker Parmi les multiples raisons incitant à changer nos politiques et nos modes de vie, on pointe immanquablement la raréfaction des ressources et le changement climatique. À côté de ces menaces majeures, la biodiversité continue de fondre, plus vite encore que les banquises. Une plateforme mondiale vient de se constituer. Mais, au niveau citoyen, la prise de conscience at-elle vraiment eu lieu ? par Guillaume Lohest Personne, ou presque, n'en a parlé ! Du 21 au 26 janvier s'est tenue, à Bonn, la première session plénière de l'IPBES, la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques. Elle avait été fondée en avril 2012 par nonante-quatre pays. S'agit-il d'un événement important ? À quoi servira cette plateforme ? Réponse de Nicolas Dendoncker, professeur de géographie à l’université de Namur. « L'IPBES est une communauté indépendante établie par la communauté internationale et ouverte à tous les pays membres des Nations Unies, explique Nicolas Dendoncker. Elle vise la synthèse et l'évaluation de l'information et de la connaissance générée sur le thème de la biodiversité et des services écosystémiques. L’objectif est de créer un dialogue entre politiques, scientifiques et société civile pour proposer, entre autres, de nouvelles législations en matière de protection de la biodiversité et de services écosystémiques. À terme, l'IPBES pourrait être à la biodiversité et aux services écosystémiques ce que le GIEC est au climat. C'est Hendrik Segers, de la Belgian Biodiversity Platform, qui a représenté la Belgique à Bonn. » Ce genre de réunion, qui rassemble des centaines de scientifiques et administratifs de dizaines de pays, ne sert évidemment pas à prendre immédiatement de grandes mesures politiques concrètes. Dans un premier temps, l'IPBES s'est donné une structure. Un groupe de vingt-cinq experts permanents issus de toutes les régions du monde a été constitué. Les membres du Bureau ont été nommés. Et c'est le Malaisien Abdul Hamid Zakri qui en assurera la présidence durant trois ans. Les travaux inter-sessions ont maintenant commencé... Mais quels sont, au juste, les problèmes auxquels s'attèle cette plateforme ? Une nouvelle ère géologique, à cause de l'Homme Les enjeux sont-ils aussi importants que ceux qui sont liés au changement climatique ? Pour Nicolas Dendoncker, cela ne fait aucun doute. « Ces dernières décennies, l'humanité fait face à des problèmes environnementaux inégalés en termes de changement climatique, de pollutions, de perturbations des cycles biogéochimiques - par exemple, le cycle de l'azote - mais aussi de perte de biodiversité et d'écosystèmes, au point que nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique, l'anthropocène, symbole de l'impact global de l'action humaine. De nombreux scientifiques s'inquiètent de la survie de l'Homme en tant qu'espèce. » Mais, si le constat est si catastrophique, comment se fait-il qu'à l'exception de quelques associations et films environnementalistes, l'ampleur du phénomène n'ait pas attiré davantage l'attention du public et des instances politiques mondiales ? Pourquoi l'IPBES n'est-il officiellement mis en place qu'aujourd'hui, alors que cela fait bien plus de dix ans qu'on parle d'érosion de la biodiversité ? « Le changement climatique a mobilisé - à raison - l'attention des politiques, de la société et des médias ces dernières années, entre autres grâce au GIEC, le Groupement Intergouvernemental d’Experts sur le Climat. Mais ce sujet, en Belgique et en Wallonie en tout cas, fait de l'ombre à la problématique, non moins fondamentale, de la perte de biodiversité et d'écosystèmes. Il faut rappeler que nous sommes entrés dans une sixième grande phase d'extinction, pour la première fois causée par une espèce, l'Homme. Aujourd'hui, nous perdons trois espèces par heure sur la planète, soit mille fois plus que le rythme naturel d'extinction ! Pourtant, malgré cela, je n’ai pas vu grand-chose dans les médias sur la création de l’IPBES. Ce silence médiatique ne m'étonne que peu. Je l'explique par plusieurs raisons. D’abord, comme nous l’avons signalé, à cause de la dominance, dans les débats environnementaux, du Climate Change et des solutions en lien avec celui-ci. Par ailleurs, la perte de biodiversité est une problématique qui touche de manière très indirecte ou, à tout le moins, peu visible - les populations européennes qui ont d'autres préoccupations en temps de crise. Enfin, le terme "services écosystémiques" a peut-être une consonance trop scientifique et est, en tout cas, très peu présent en Wallonie. » Qu'appelle-t-on les services écosystémiques ? Peut-être la biodiversité souffre-t-elle de l'image un peu "fleur bleue" qui en a été véhiculée... La disparition des pandas ou des ours polaires est bien triste, en effet, mais ce qui est en jeu ne relève pas - ou pas seulement - de l'émotion ou de l'esthétique. Il s'agit, ni plus ni moins, du plus grand ensemble de biens et de services jamais fourni par aucun prestataire humain ! « Au-delà de ce que certains appellent la "valeur intrinsèque de la nature", la biodiversité est également essentielle à la survie de l'Homme et à son bien-être. Celle-ci nous fournit de la nourriture, de l'eau, des fibres, sert de support à la vie de pollinisateurs essentiels à de nombreuses productions alimentaires, mais offre également à l'Homme un cadre de vie de qualité, à haute valeur esthétique, spirituelle ou encore éducative. Les services écosystémiques (SE) désignent cet ensemble de biens et de services fournis par les écosystèmes. La perte de biodiversité se traduit donc également par une perte de services écosystémiques. » La question n'est donc pas de porter un regard angélique sur la nature comme entité généreuse et éternelle, mais de prendre conscience du caractère réellement utile, vital et fragile des écosystèmes. Comment, dès lors, inciter les citoyens à cette prise de conscience ? « Il faut certainement informer les gens de l’existence de l’IPBES, propose Nicolas Dendoncker, mais aussi et surtout parler d'initiatives locales ou régionales en lien avec la biodiversité et les services écosystémiques. Il existe, par exemple, une plateforme informelle ouverte à tous sur la biodiversité et les services écosystémiques au niveau belge : la plateforme BEES - Belgian Ecosystem Services (1). » Un outil de sensibilisation : évaluer en euros les apports de la biodiversité… « En outre, il me semble que les services écosystémiques peuvent être un excellent outil de sensibilisation d'un public pas forcément sensible à la nature et à son utilité, pourquoi pas en transmettant certains messages en termes monétaires. Par exemple, une prairie permanente va retenir les eaux de pluies, limitant le risque d'inondation, tandis qu'une surface bétonnée, étant donné le ruissellement qu'elle permet, augmentera considérablement ce risque. Le contribuable, et non le promoteur immobilier ayant bétonné la parcelle, devra peut-être financer un bassin d'orage pour limiter les dégâts des eaux qui sont encore trop souvent attribués aux caprices climatiques, alors que le rôle de la gestion du territoire est primordial. De nombreux autres exemples peuvent être cités : dans certaines zones de Chine, des travailleurs pollinisent manuellement chaque fleur de pommier, l'abeille ayant largement disparu. Sommes-nous prêts à faire de même en Wallonie ? Troisième exemple : une forêt de chênes peut-être régénérée naturellement par une espèce, le geai des chênes. Mais si les geais disparaissent, l'Homme devra replanter la forêt lui-même, ce qui aura un coût non négligeable. Une étude suédoise sur la valeur monétaire des geais comme fournisseurs du service de régénération d'une forêt de loisirs proche de Stockholm a évalué ce coût : environ trois millions d'euros pour douze couples de geais ! Et il s’agit uniquement de la valeur de ce seul service de régénération par vingt-quatre oiseaux, or il y a une infinité d'autres services plus difficiles à évaluer - et mieux vaut d'ailleurs ne pas s'y risquer. » Dans son ouvrage intitulé La décroissance heureuse (2), Maurizio Pallante critique la pertinence du PIB (Produit Intérieur Brut) comme indicateur de la richesse objective d'un état parce qu'il ne prend pas en compte, par exemple, l'activité bénévole ou le travail des parents au foyer, et parce qu'il intègre des sources de revenus négatifs en soi, comme les pollutions, les accidents, les gaspillages... Mais que dire des services écosystémiques ? Si l’on intégrait la valeur de ceux-ci dans les indicateurs de la richesse d’un pays, nos territoires seraient sans doute gérés tout autrement… « Mais attention, conclut Nicolas Dendoncker, je ne prône en aucun cas la mercantilisation de la nature ! Au contraire, il faut l'éviter à tout prix. Je tiens à être très précis sur ce point : la marchandisation des écosystèmes est un vrai danger. Je dis simplement que la monétarisation peut servir comme outil de sensibilisation. Quand on sait que la valeur globale de la pollinisation dans le monde a été estimée, en 2005, à cent cinquante-trois milliards d’euros, on visualise mieux ce qu’on perd si les pollinisateurs disparaissent…» Notes : 1) www.beescommunity.be 2) voir Valériane n° 88