Texte JP GIRARD

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La solidarité : une modalité d’action.
Jean-Pierre Girard
[email protected]
CRIISEA. 2010
Introduction.
Le succès actuel de l’économie solidaire génère un grand nombre d’interrogations sur la
signification de cette notion. Parmi les points débattus, il est celui de la possible dimension morale
de la solidarité. Il est vrai qu’au vu de la situation actuelle, il semble logique de considérer la
solidarité comme valeur morale dans la mesure où elle se présente comme inscrite dans un ailleurs
par rapport au marché. Ce serait une sorte de reconstruction à la marge provenant d’un autre univers
conceptuel, celui des valeurs morales.
Peut-on se satisfaire de cette interprétation ? Probablement pas car nous serions du même
coup dans l’obligation d’accepter qu’il n’existe qu’une forme d’ordre social : économique et libéral
tout en acceptant son inefficience. Pour tenter d’apporter une réponse, nous croyons nécessaire non
seulement de définir la solidarité, mais également d’en repérer les formes d’expression dans la
société.
Nous entendons dans les lignes qui suivent ouvrir la voie à une autre interprétation de la
solidarité basée non pas sur sa dimension morale mais sur sa possible efficacité sociale et
économique.
I.
Un impératif de solidarisation...
La définition que nous retiendrons de la solidarité est celle d’une communauté d’intérêt qui
s’exprime au travers d’un refus des inégalités et de l’exclusion c’est-à-dire en lien fort avec la
justice. La solidarité s’apparente donc aux combinaisons (théoriques ou pratiques, volontaires ou
involontaires) mobilisées pour atteindre un état de bien-être juste, prospère et durable.
C’est sur cette base que l’on assiste aujourd’hui à un retour de la solidarité qui resurgit selon
diverses motivations. L’on y trouve une dimension morale, découlant directement de l’idéal chrétien
de vie fraternelle, tout autant que des dimensions subversive, revendicative voire nostalgique. Dans
l’urgence, ces positions sont acceptables. Cependant l’idée à laquelle nous nous référons est celle de
la construction d’un espace plus ou moins institutionnalisé dans lequel pourra s’exercer une autre
approche de l’économie.
La construction de cet espace renvoie alors à la pierre d’achoppement entre les dimensions
sociale et solidaire de l’économie. Historiquement cet espace s’est construit autour des thèses
socialistes du 19ème siècle allant de Fourrier à Gide en passant par Bourgeois. Cependant le
XXème siècle a poussé cet espace à réduire ses objectifs et à s’installer dans une logique plus
réformiste en se positionnant à côté de l’économie de marché avec pour objectif de la rendre
«supportable». C’est ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’Economie sociale
Cependant, pouvons-nous accepter que les externalités négatives du système soient prises en
charge à l’extérieur de celui-ci au nom d’une plus ou mois grande volonté d’efficience ? Si tel était
le cas cela renverrait aux conceptions classiques du débat sur la prééminence supposée de
l’efficacité sur la justice ou de l’inverse. Une prise en charge ex-post est d’abord une façon de
pérenniser le système que l’on souhaite compenser. Sans comprendre que l’efficacité ne produit pas
systématiquement le juste mais en agissant comme si c’était le cas, on en arrive à conclure que la
seule solution consiste à décupler l’efficacité - ce qui a alors pour effet d’accroître une nouvelle fois
la prise en charge ex-post des externalités négatives. Or, si l’efficace ne produit plus le juste, peuton considérer que le juste produise l’efficace ? Ce sera là une façon de concevoir l’Etat providence
(comprenant l’économie sociale). Cependant, devant son échec, nous ne pouvons que conclure à
l’impossibilité pratique de cette relation. Reste alors que efficacité et justice doivent être présents en
même temps et que ni l’un ni l’autre ne produit son complément. La solidarité doit alors s’entendre
comme les deux en même temps. Elle ne peut alors se comprendre que sous la forme de pratiques
dans lesquelles ce qui est juste sans être efficace n’a guère plus de chance de réussir que ce qui est
efficace sans être juste.
C’est la raison pour laquelle parler d’Economie solidaire revient à se positionner autrement et
à envisager que la solidarité ne peut être cantonné à un espace hors marché, mais au contraire au
sein même de celui-ci ou plus précisément des structures qui y sont présentes. Cela revient à
considérer que si l’Economie sociale est un secteur où évoluent des structures spécifiques au cahier
des charges à consonance sociale, l’Economie solidaire à l’inverse doit être perçue comme une
économie où toutes les structures productives mettent en oeuvre à différents niveaux la solidarité.
C’est ce que nous appelons la solidarisation.
Si cette vision semble laisser entrevoir une certaine morale à travers des comportements plus
ou moins contraints, il n’en est rien. Elle se distingue en cela qu’elle ne repose pas sur une volonté
de moralisation ou une quelconque éthique, mais sur le pragmatisme le plus éhonté. C’est lui qui
nous oblige à constater l’impasse dans laquelle ces croyances (passées) nous ont amenée. La société
n’est ni le résultat involontaire de l’action individuelle, ni une donnée à laquelle il faut se soumettre.
C’est le résultat d’un choix porté par l’existence de raisons contextuellement déterminées qui nous
sont accessibles par la production d’intelligible (éducation-connaissance) et par son appropriation
pour agir (connaissance-action).
Produire et s’approprier l’intelligible, c’est intégrer dans notre approche la complexité. C’est
par exemple être en mesure de construire la démocratie dans tous les domaines de la vie sociale. A
ce propos, il est en effet étrange de constater que nos sociétés revendiquent à la fois d’être
économiques et démocratiques alors que le pouvoir économique est probablement celui qui est le
moins partagé. Etre solidaire n’est pas une position morale, ce n’est pas non plus une position
politique, c’est l’affirmation d’une certaine responsabilité individuelle et collective qui nous oblige
à concevoir le résultat de nos actes à l’aune de la liberté, de l’égalité et de la pérennité1. Cela revient
en grande partie à faire notre les analyses de Jacques Sapir2.
En d’autres termes, la solidarisation de l’économie revient à considérer que si le projet
économique est le seul acceptable dans les sociétés modernes3 il se présente aujourd’hui sous une
modalité qui ne lui permet pas de se réaliser pleinement. C’est d’ailleurs suite à cet échec que les
autres projets (politique où religieux) reprennent de la teneur de par le monde4. Eviter le retour à ces
1 Elle serait en quelque sorte un art combinant des connaissances implicites à des connaissances explicites, un savoir théorique et un savoir-faire d’ordre pratique.
2 J. Sapir, « Les économistes contre la démocratie », Albin Michel, 2002.
3 En effet, ce projet porté par Smith en remplacement des projets religieux et/où politique,est le seul où le pouvoir est pensé comme interne et partagé.
4 Montée des intégrismes religieux d’un côté, des Etats forts de l’autre, et parfois comme aux Etats-Unis de W. Bush des deux en même temps…
projets, desquels nous avons mis tant de temps à nous séparer, ne peut se faire qu’en donnant au
projet économique la possibilité de sa complète réalisation. Une observation critique du
fonctionnement économique nous amène à considérer que la modalité « concurrence » est la cause
du dysfonctionnement de ce projet. Cette modalité indispensable au marché est en fait la modalité
que chaque acteurs tente d’éviter. Une porte de sortie de cette situation paradoxale (nécessité/
évitement de la concurrence) serait de considérer que ce n’est pas la modalité « concurrence » en
tant que telle qui pose problème mais beaucoup plus le fait que ce soit la seule modalité du projet
économique. Il s’en suit que redonner consistance au projet économique revient à introduire une
modalité complémentaire, d’équilibre. Cette modalité pourrait être la modalité « solidarité ». Le
marché autrement prendrait forme sur l’idée que si l’esprit de concurrence est universellement
partagé, il en est de même pour l’esprit de solidarité5 . Concurrence et solidarité seraient alors les
modalités d’action complémentaires du projet économique…
Comment pouvons nous percevoir et approcher cette autre modalité? Ce sera l’objet d la
partie suivante.
II.
... Car la solidarité est une modalité d’action spécifique...
Considérer la solidarité comme modalité d’action revient à se poser la question du
déterminant de l’action. Si l’on en croit la littérature contemporaine (Morin, 1986)6, il est nécessaire
de distinguer la finalité de l’action de son intentionnalité.
La finalité est considérée comme une propriété révélée par le comportement naturel du
système qui correspond à une intentionnalité choisie ou imposée pour maintenir ou développer des
activités. Si la finalité est assimilée au « projet » (sous-tendue par des valeurs), l’intentionnalité
serait liée au programme (stratégies et tactiques évolutives en fonction de l’environnement) pour
atteindre l’objectif (Ardoino, 1990)7 . Evidemment, l’idée de finalité n’a pas de valeur absolue. Elle
sert simplement de principe à la compréhension du réel, des projets des objets/acteurs observés.
Sans ce principe de départ, le réel apparaîtrait comme une mécanique aveugle. Elle est principe, et
non présupposé métaphysique, car si tel était le cas cela mettrait fin au questionnement des hommes
en allant même jusqu’à nier la possibilité d’un tel questionnement.
En acceptant cette approche distinguant « finalité » et « intentionnalité » il est possible de
repérer à la fois plusieurs finalités possibles et combinables des actions humaines de nature
économiques et plusieurs intentionnalités au regard des mécanismes mis en œuvre par les acteurs.
Nous verrons ensuite que ces différentes expressions peuvent se combiner pour nous permettre
d’expliquer avec un peu moins d’ombre la nature de l’entrepreneur solidaire.
A. Avec de l’intentionnalité (but affiché).
La solidarité comme modalité d’action peut donc s’exprimer de différentes façons tant au
regard des acteurs qui sont en relation que de l’objet de la mise en œuvre. Il s’agit de
l’intentionnalité.
1.
Au regard des acteurs.
Les acteurs dont nous parlons sont perçus comme des entités qui peuvent être soit
des individus, soit des groupes d’individus. Cette distinction sera combinée à la distinction entre le
sujet et l’objet. En fait, il est possible de repérer les cas suivants :
5 L’orientation actuelle de l’œuvre de JM Pelt ouvre la voie à cette possibilité (Pelt, 2003 et 2004).
6 Morin E., La méthode, vol. 3., La connaissance de la connaissance, Paris, Seuil., 1986.
7 Ardoino J., Encyclopédie philosophique universelle. Les notions philosophiques, Dictionnaire, Paris PUF, 1990.
a) Avec confusion du sujet (S) et de l’objet (O).
La solidarité est une « solidarité réflexive ». Les acteurs (individus, entreprises…) se
réunissent pour atteindre un objectif commun qui n’est favorable qu’à eux-mêmes, d'où la
confusion. Il s’agit là des corporations, associations de chasseurs par exemple...
SUJET
Action
solidaire
OBJET
b) Avec distinction entre sujet et objet et identification du sujet et de l’objet.
Les sujets agissent en direction d’objet identifiés et limités extérieurs à eux. Dans ce cas il est
possible de distinguer deux formes de solidarités :
- Une première pour laquelle le sujet n’attend rien de particulier des objets. Nous proposons
de qualifier cette solidarité de « solidarité de conscience ». Nous pouvons prendre pour exemple
les Restos du coeur, Emmaus...
SUJET
Action
solidaire
OBJET
- Une seconde pourrait s’entendre si le sujet attend quelque chose de précis de la part de
l’objet. Cela peut être par exemple une action ou un comportement qui lui soit favorable. Il est
aussi possible de considérer que par la réciprocité, le sujet devienne l’objet et inversement. Il
s’agit là de ce que nous appelons une « solidarité de réciprocité». C’est le cas des contrats comme
le RMI, RSA...
Action
solidaire
SUJET
OBJET
c) Avec distinction entre le sujet et l’objet et non-identification de l’objet.
Cette solidarité peut être dite « solidarité de cohésion» dans la mesure où le sujet agit en
direction d’un objet qui est la société et en même temps, comme élément de la société, il est l’objet
de son action. Il s’agit d’un comportement qui touche l’ensemble des entités (sujet, objet) mais qui
ne peut être efficace que si l’ensemble finit par avoir le même comportement ou objectif. Les
actions en direction de l’environnement naturel, économique, politique sont de cette nature...
SUJET/OBJET
Action
solidaire
SUJET/OBJET
SUJET/OBJET
SUJET/OBJET
SUJET/OBJET
2. Au regard de l’objet.
Pour comprendre, il est nécessaire de garder à l’esprit que raisonner « solidarité »,
c’est raisonner « humain ». L’acteur et l’objet sont toujours des humains. Le statut de la solidarité
sera alors donné par la position de l’humain dans le couple objectif/externalité.
a) L’objectif est l’humain
C’est à dire visant à l’amélioration de sa socialité ou de son bien-être…, alors l’externalité sera sa
plus grande efficacité productive. Nous parlerons dans ce cas de « solidarité finalisée ».
b) L’objectif est la plus grande efficacité productive
Cela renvoie en externalité, comme second par rapport à l’objectif visé, le bien-être humain. Si
l’humain n’est présent qu’au titre d’externalité nous parlerons de « solidarité instrumentale ».
Ces différentes solidarités peuvent être regroupées dans un tableau :
Solidarité de
conscience
Solidarité de
réciprocité
Solidarité
réflexive
Solidarité de
cohésion
Solidarité
instrumentale
Charité
Paternalisme
Corporatisme
Solidarisme
Solidarité
finalisée
Humanitarisme
Godinisme
Coopératisme,
Associationnisme
Economie solidaire
B. Avec une finalité (but ultime).
Définir la finalité de l’action humaine n’est jamais chose aisée. Cette difficulté s’avère encore
plus grande lorsqu’il convient de considérer la dimension économique de cette action. Aristote en
parlant du commerce l’avait déjà décelé. Si le commerce se présente comme un tout au niveau réel,
il est ambigu au niveau théorique puisqu’il est la combinaison de deux finalités différentes et
opposées (sa dimension économique et sa dimension chrématistique). Toutefois il nous semble
possible d’accepter pour l’instant que la finalité des actions économiques puisse s’apprécier au
regard de trois questions :
• Pour qui et quoi l’action est-elle menée ? Intérêt individuel ou holiste
• Avec quels outils l’action est-elle menée ? Plus-value privée ou sociale ?
• Sur quel espace cette action s’inscrit-elle ? Territoire déterminé ou indéterminé ?
1. En termes d’intérêt.
L'individualisme est une conception qui tend à privilégier les droits, les intérêts et la valeur de
l'individu par rapport à ceux du groupe et de la communauté. Il soutient l'autonomie individuelle
face aux diverses institutions sociales et politiques (la famille, le clan, la corporation, la caste...) et à
leurs règles. La notion d’intérêt individuel renvoie alors à l’idée de satisfaire à cet individualisme
avec le minimum d’entraves collectives.
A l’inverse, le holisme peut se définir comme une tendance à constituer des ensembles qui
sont supérieurs à la somme de leurs parties. L’intérêt holiste répond alors aux besoins de cet
ensemble avant de s’intéresser aux besoins des individus.
Il est alors évident que le principe de solidarité ne peut se concevoir ni dans l’individualisme,
ni dans le holisme (qui sont des formes limitées de manifestation de l’intérêt). Nous posons ici
l’idée que les deux formes d’intérêt ne peuvent exister séparément dans la mesure où l’intérêt du
groupe n’a aucun sens s’il ne couvre pas pas l’intérêt individuel en même temps que celui-ci ne peut
exister que dans le groupe. Il va sans dire que dans cette lecture «individuationniste», l’individu tire
son essence de sa relation au groupe en cela qu’il est à la fois distinct et confondu. Il est individu
dans le groupe et par le groupe, comme le groupe est groupe par les individus et les relations
interindividuelles qui le composent. Il se positionne à la fois sur l’un et l’autre et à la fois sur les
deux en même temps, dans ce cas nous parlerons d’intérêt «individué».
2. En termes de plus-value.
Si au sens strict, la plus-value est la différence positive ou négative entre le montant de la
cession d'un bien ou titre et son prix d'acquisition, de façon plus large la notion de plus-value
renvoie à l’idée d’une augmentation de la valeur de l’objet considéré. Celui-ci peut être matériel
(mobilier ou immobilier) mais aussi immatériel (groupe social, territoire…). De la même façon,
l’appropriation de cette plus-value peut se faire de façon privative ou collective voire sociale.
Au regard des propos précédents l’économie solidaire ne peut que se placer sur le champ le
plus large c’est-à-dire à la fois matériel et immatériel sous un processus d’appropriation individuée
au sens donné précédemment à ce terme (à la fois holiste et individualiste).
3. En termes de territoire.
Si le territoire peut s’entendre différemment selon les champs disciplinaires, nous retiendrons
la définition de Di Méo (1996) : « Le territoire est une appropriation à la fois économique,
idéologique et politique (sociale, donc) de l'espace par des groupes qui se donnent une
représentation particulière d'eux-mêmes, de leur histoire. »
Le concept de territorialité désigne le processus d'appropriation du territoire par les groupes
sociaux, il induit alors des rapports sociaux spatiaux et a un sens matériel tout autant qu’idéel.
La dimension territoriale participe donc de l’économie solidaire.
Il est alors possible de représenter ces différentes modalités sur un graphique dont l’axe 1
opposerait plus-value sociale et plus-value privée. L’axe 2 permettrait de rendre compte de la nature
de l’intérêt, limité ou individué. Un troisième axe traduirait la position de l’action au regard du
territoire. Les catégories de solidarité que nous avons repérées au paragraphe précédent pourraient
alors trouver leur place sur le graphique suivant 8 :
8 Plus l’on s’oriente vers la flèche, plus cette finalité est prépondérante comme déterminant de l’action. N’oublions pas qu’il s’agit d’un graphe à trois axes…
Intérêt limité
Non-territorialisé
E de M*
Paternalisme
Mutualisme
Solidarisme
Coopératisme
Corporatisme
Humanitarisme
Plus value
sociale
Coopératisme
Associationnisme
Associationnisme
Charité
Plus value
privée
Godinisme
Etatisme
Economie solidaire
Territorialisé
Intérêt individué
* Entreprises de marché : présentes sur le schéma à titre de comparaison...
Ainsi, l’économie solidaire se caractérise tant par la recherche d’une plus-value à la fois
sociale et privée, que dans l’intérêt individué perçue sur une base territoriale. Elle est la seule à
combiner explicitement ces trois finalités. Concernant les autres formes d'intentionnalité, seuls le
«Godinisme», le solidarisme, le coopératisme et l’associationnisme pourraient a-priori prétendre
jouer un rôle proche, cependant bien des cas montrent que les dérives sont fréquentes. L’orientation
marchande croissante de ces activités économiques tend à orienter leurs finalités vers des buts plus
pragmatiques… Il peut paraître également surprenant de classer l’associationnisme en bordure de
ces finalités. Certes, de nombreuses associations ont un rôle solidaire, mais force est aussi de
constater la dérive individualiste de cette forme institutionnelle. Une remarque identique pourrait
être formulée à l’égard des coopératives qui tendent à n’être qu’une forme plus démocratique
d’entrepreneuriat classique… Quant au solidarisme, il s’agit le plus souvent d’une dérive étatique.
L’économie solidaire est donc avant tout une économie civique qui s’appuie sur une volonté
de justice, d’équilibre mais aussi de performance au regard de critères autres… Elle s’exprime à
travers l’action d’individus pour qui le retour sur investissement n’est pas la seule et la plus
importante des motivations. Il ne s’agit donc pas d’une économie de seconde zone mais d’une autre
forme d’actions économiques.
C. Et de la finalité intentionnelle...
Le plus souvent, les projets d’économie solidaire ne sont pas portés par des individus isolés.
La démarche entrepreneuriale suppose l’existence d’un collectif pour mener à bien le projet et en
réaliser toutes les dimensions. Des acteurs économiques classiques (entreprises et/ou
professionnels) aux habitants en passant par des structures auto-organisées (associations,
coopératives, mutuelles…) ou institutionnelles (Collectivités locales, Etat…), chacun peut
participer pour tenter de résoudre un problème qui le concerne directement ou sur lequel il estime
devoir et pouvoir intervenir.
A.Archambault (2000)9 précise que les initiatives d’économie solidaire impliquent des
groupes de personnes dans des processus de coopération ou de développement ascendant. Et même
si l’on peut trouver un seul individu à l’origine du projet, rapidement cela nécessite une pratique
d’entrepreneur visant à mettre en jeu et en résonance les compétences et capacités de chacun en vue
de fabriquer, diffuser ou rémunérer un service ou un produit. Les questions qui se posent portent
alors sur la possibilité de considérer un initiateur de l’économie solidaire comme entrepreneur et du
mode institutionnel qui encadrera son action.
Nous retiendrons l’approche selon laquelle l’entrepreneuriat repose sur la capacité à identifier
des opportunités (besoins), à réunir des ressources de différentes natures pour créer des richesses
(matérielles ou non) qui rencontre une demande. Dans ce cadre assez large il est tout à fait possible
de considérer l’initiateur solidaire comme un entrepreneur. Mais comme la création d’une entreprise
est une intentionnalité (visant à répondre à une finalité), la question de la forme juridique se pose. Il
apparaît alors assez clairement que les structures sociales (association, coopérative, mutuelle)
s’imposent10…
Ainsi la combinaison entre finalité et intentionnalité (finalité intentionnelle) devient une
production émergente de mécanismes auto-organisateurs.
Il y a donc chez les entrepreneurs solidaires un esprit d’initiative qui les oriente vers un rôle
actif de citoyen, vers une logique d’appropriation active. Cette volonté d’agir structurée par un
statut juridique original permet de s’engager dans une démarche caractérisée par des valeurs
différentes, une éthique et dans un souci de réponse aux besoins collectifs. C’est aussi une volonté
d’instaurer une gouvernance démocratique où la participation de chacun est possible est
indispensable, un refus de l’enrichissement personnel, une plus grande accessibilité aux services et
la volonté de créer des emplois pérennes… et plus largement de participer plus activement à la
quête de bien-être.
III.
... Qui se justifie par son efficacité11...
La notion d'efficacité correspond à la capacité d'un individu ou d’un collectif à atteindre le but
qu’il s’est fixé. Produire les résultats escomptés et réaliser les objectifs posés serait alors agir
comme, quand et là où il faut.
Lorsque l’objectif est complexe et que sa représentation n’est pas naturelle, il est nécessaire
d’envisager plusieurs scenarii de processus. Ainsi, la performance d’un système ne dépend pas
uniquement de sa productivité ou de son intensité énergétique, pas plus qu’elle ne peut dépendre
d’une seule modalité de fonctionnement. Et si dans le sillage de P. Veltz 12 on admet que la notion
d’efficacité se déplace de l’individu au collectif, il devient évident que les notions de collaboration,
créativité, externalités arrivent sur le devant de la scène, et avec elles la question de la motivation
individuelle. Cependant, s’il nous est possible de considérer cette motivation comme dérivant au gré
des opportunités (ce qui ne semble être suffisant que pour l’individu isolé), nous préférons
considérer, comme Sartre que « l’individu est une abstraction » et que la culture est présente au
cœur de l’homme lorsqu’il développe communication, éducation et principe d’association. Ainsi, la
9 Archambault A. « Economie solidaire : sortir de l’expérimentation est possible », Mouvements, n°9/10, Mai-Juin-Juillet-Août 2000.
10 Rappelons à cet égard que les structures ne définissent pas le caractère solidaire, mais qu’à l’inverse, la dimension solidaire sera plus forte si la structure est « sociale »…
11 [hydrologie] Qualifie la part d'un signal d'entrée contribuant au signal de sortie.
12 Pierre Velts, « Le nouveau monde industriel », Ed. Gallimard
motivation est contextuelle et « extrinsèque» au sens de S. Piché13 et c’est par ce biais que
l’efficacité de l’action « individuelle/collective » peut apparaître.
Il est assez ardu de rendre compte de façon précise de cette efficacité. Cependant quelques
pistes pourraient être prises avec succès. Nous allons nous contenter ici de poser quelques jalons….
1. En assurant une meilleure satisfaction des besoins.
Il va de soi que la véritable finalité de l’action humaine, et donc de toute société, est
l’amélioration de son bien-être. Cette visée universelle fut celle de la société économique. Mais en
même temps l’économie s’est focalisée sur un mode de fonctionnement qui ne permet d’envisager
la satisfaction que sous contrainte de rentabilité. Notre bien-être doit-il se soumettre à la
rentabilité ? L’entrepreneuriat solidaire lève en grande partie cette contrainte dans la mesure où il
permet de développer des projets qui ne le seraient pas dans la logique Etat/marché.
2. En renforçant la stabilité et la prévisibilité de l’environnement.
En se donnant comme finalité un objectif collectif, l’entrepreneuriat solidaire et sa finalité
intentionnelle permet de considérer les choses d’abord sur un terme plus long (finalité) et ensuite
dans un cadre plus restreint (intentionnalité). En cela, il stabilise et rend prévisible l’environnement.
Cette démarche bien que différente dans sa nature est parfaitement compatible avec les préceptes
économiques appliqués par tout entrepreneur. Il répond à une certaine rationalité, à une condition
première dans la prise de décision…
3. En mobilisant l’impératif démocratique.
Il est aujourd’hui possible de constater que le fonctionnement économique concurrentiel s’est
débarrassé de l’encombrante démocratie. Sur le marché, elle a disparu. Les agents offreurs ont plus
de poids que les agents demandeurs. Chaque agent offreur cherche à augmenter son poids vis-à-vis
des autres offreurs. Les décisions de chaque offreur sont prises en pondérant la valeur de chaque
individu par sa détention de capital. Le fait que l’entrepreneuriat solidaire émerge sous la forme
juridique d’entreprise sans but lucratif où les décisions sont prises sous le principe « un homme une voix » est un retour sur le fondement démocratique du marché.
4. En s’appuyant sur le principe d’individuation.
Ce concept d’individuation permet en définitive de dépasser la traditionnelle opposition entre
le holisme et l’individualisme. Cette opposition revenait à dire que penser le groupe c’était nier
l’individu et que penser l’individu, c’était nier le groupe. En partant du principe que l’individu
n’existe que par le groupe et que le groupe n’existe que par les individus, la société est en fait
construite sur une relation dialogique entre l’individu et le groupe. Ce qui est bon pour l’individu ne
peut être vraiment bon que si le groupe en tire aussi avantage dans la mesure où l’individu est aussi
dans le groupe. L’entrepreneuriat solidaire en s’inscrivant d’entrée de jeu sur cette relation
dialogique constitutive du lien social ne peut que renforcer ce dépassement et nous permettre de
penser en même temps individu et groupe…
5. En plaçant au centre du processus la notion de territoire.
L’entrepreneuriat solidaire peut aussi être considéré comme le vecteur d’un développement
endogène, mais ne peut atteindre cet objectif que sous contrainte de coordination.
13 Sylvie Piché, Précurseurs motivationnels des performances sportive et scolaire, Université Laval, 2003.). « Une activité qui est pratiquée pour elle-même, pour son contenu est dite intrinsèquement
motivée, tandis qu’une activité qui est pratiquée pour ses effets - pour l’obtention d’une conséquence positive ou pour l’évitement d’une conséquence négative - est dite extrinsèquement motivée. »
6. En réduisant les externalités négatives.
La notion d’externalité traduit une situation économique dans laquelle une action (de
consommation ou de production) a des conséquences positives ou négatives pour au moins un autre
agent extérieur à l’action. En d’autres termes, c’est l’affectation hors marché de la situation d’un
agent B (en bien ou en mal) par la production ou la consommation d’un agent A. Plusieurs positions
peuvent alors être prises. Soit l’on nie le principe, soit on l’intègre au raisonnement. Dans ce second
cas la seule positon acceptable est celle qui consiste à tenter de maximiser les externalités positives
tout en essayant de minimiser les externalités négatives. C’est là un des objectifs premier de l’action
solidaire.
De façon parfois rudimentaire, parfois achevée, nous avons pu repérer des pratiques de cette nature
dans différentes structures solidaires, mais en même temps nous sommes obligés de constater
qu’aucune entreprise solidaire n’a la possibilité à elle seule de s’inscrire complètement dans toutes
ces dimensions. Il nous faut donc concevoir une mise en réseau possible sur un espace territorial.
C’est l’hypothèse que nous avons retenue et que nous avons qualifiée de « bassin de solidarité »,
défini comme le lieu où les institutions permettent de valoriser les externalités à potentialité
économique des structures non marchandes et les externalités à potentialité solidaire des structures
marchandes.
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