Un m o t . . . u n e œ u v r e . . . ......................................... Feuilles d’observation .......................................... Le souci d’uniformisation des données cliniques et paracliniques fait que, de nos jours, les observations médicales sont le plus souvent réduites à des questionnaires imprimés couverts d’items à cocher. La pratique de l’écriture se réduit au profit des données informatiques. Certes, la triade classique de l’anamnèse, du diagnostic et du traitement est encore reconnaissable mais elle est très schématisée. Les feuilles d’observation bien connues qui servaient à recueillir les données de l’examen, par l’externe et l’interne, ont une longue histoire. Si les rapports entre la médecine occidentale et l’écriture datent (pour schématiser) d’Hippocrate qui établissait déjà des sortes de fiches pour ses cas, un véritable genre littéraire médical s’est constitué entre le XIIe et le XVe siècle de notre ère, dans l’Occident latin médiéval. Ce genre littéraire médical se nommait consilium (au pluriel consilia), du latin conseil(s). Le verbe consulere ou conseiller signifiait l’avis d’une ou de plusieurs personnes. Le fait de donner des conseils est spécifique à la médecine même si on peut aussi l’observer dans le domaine juridique. se retire dans son cabinet de travail pour réfléchir et rédiger. Le second temps, celui de l’écriture, est une interprétation médicale des signes, à laquelle le médecin adjoint des réflexions personnelles d’ordre général et concernant l’habitus du patient en lui prodiguant également des règles “d’hygiène de vie”. Il existe un genre plus simple et moins personnalisé d’écrit médical qui est la tabula. La tabula est aussi le résultat d’un écrit en deux temps. Le médecin observe et interroge, puis, dans le silence de son cabinet, il transcrit les données subjectives de ses sens pour les comparer et les replacer dans les classifications nosologiques médicales du moment. L’acte d’écrire va permettre de rationaliser, de penser et de classer ce que les sens ont perçu. Ces textes sont rédigés dans une scedula. Si la scedula est adressée à un tiers pour avis ou comparaison, on rejoint le domaine du consilium. Dans la tabula et, a fortiori, dans le consilium, le passage de l’observation à l’écriture vise à rendre compte de l’évolution d’une maladie chez un malade en notant les signes. Ce compte rendu sera conservé dans la mémoire du médecin ou de la communauté médicale comme résultat rationnellement interprété. UN mot De quels conseils s’agit-il ? 22 En médecine, le terme conseil convient à deux actes typiques : – une visite au chevet du malade pour établir un diagnostic et un traitement, et pour se forger un jugement face à une situation médicale complexe ; – parfois, une consultation, ou réunion d’experts jugée nécessaire ou imposée par la loi dans certains cas difficiles. Le verbe conseiller peut signifier trois choses : – les directives données au malade ; – la concession d’un avis à un confrère ; – les décisions prises à plusieurs médecins concernant un patient. En conclusion Le genre littéraire du consilium est une forme très achevée de l’écrit en médecine, ancêtre approximatif des observations médicales hospitalières et de l’écriture moderne des cas. Les consilia “se situent à l’intersection de la profession et de l’enseignement, de la doctrine et de la pratique”. Gérard Danou Consilium et genre littéraire Le consilium est indissociable de l’acte d’écriture. Il s’agit d’un texte écrit secondairement à une consultation ou à une visite. Il est fondamental de se rappeler que l’élaboration du consilium s’établit en deux temps. Le médecin recueille les données nécessaires à son examen, puis il ▼ Pour en savoir plus... Agrimi J., Crisciani C. Les consilia médicaux. Fasc. 69, Éditions Brepols, Turnhout (Belgique), 1994. La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - n° 247 - novembre 1999 Lorand Gaspar, Feuilles d’observation Le poète Lorand Gaspar est né en 1925 dans une famille hongroise en Transylvanie orientale (Roumanie). Après la tourmente des années de guerre, il choisit la France comme terre d’accueil. Il y effectue ses études de médecine, et part exercer la chirurgie dans les hôpitaux français du Moyen-Orient. Dans les années 70, il est chirurgien à Tunis. Depuis les années 90, il partage son temps entre Paris et la Tunisie. Il écrit, en exergue du recueil Feuilles d’observation : UNe œuvre “La Médecine tend à prendre toute la place dans mon quotidien, elle s’insinue jusque dans le sommeil. On ne négocie pas avec l’urgence. Mais plus on est bousculé, plus il est impérieux de s’arrêter, de regarder, de s’aérer. Le temps de noter une idée, un étonnement. Ces feuilles me sont une façon de respirer.” Le regard scientifique objectif recherche la cause des choses. Le regard subjectif établit une relation avec le monde par tous les sens. Il capte et approfondit la vie des formes. Les deux regards n’étant pas du même ordre, ils ne peuvent ni se contredire ni entrer en conflit. Cependant, comme la médecine s’adresse à du sens incarné, les deux qualités de connaissance sont également précieuses. La possibilité, selon les circonstances, de passer d’un point de vue objectif à un regard subjectif ou sensible est indispensable pour mieux comprendre l’homme malade, et non seulement une maladie. Lorand Gaspar, médecin et écrivain, appelle de ses vœux l’alliance du mesurable et du sensible. C’est ce qu’il nomme souvent dans ses textes une recherche de la lumière. Le mot est riche de sens, désignant la luminosité méditerranéenne, mais aussi la clarté de la connaissance scientifique face à l’obscurantisme, ainsi que les rares instants de rencontre avec la vérité des choses et des êtres à travers le médium du regard et du langage : “Et si les mots s’avèrent parfois impuissants à communiquer un moment de ‘vraie vie’, à faire partager ce qui nous est apparu comme une connaissance vive, puissent-ils du moins témoigner d’un immense désir de lumière partageable.” (p. 115) ....................... Afin de capter ces rares moments lumineux, il faut pouvoir s’accorder du temps pour écouter les malades et pour porter attention aux choses du monde : “En sortant de l’hôpital, la lumière sur un mur mangé de salpêtre. Et partout la vie en marche, pressée, mécanique, délirante, digérant tout. Et tout à coup l’étonnement, le miracle de l’attention, l’autre lumière.” (p. 117) La recherche de la lumière est, pour Lorand Gaspar, un devoir d’accomplissement qu’il nomme dans un texte du même nom : L’énormité de la tâche (feuilles d’hôpital). Le médecin retrouve la dimension artistique de son métier où l’adresse technique va de pair avec la finesse du jugement dans ses relations aux autres. Une médecine où le dialogue (un échange de questions et de réponses et, inversement, de réponses et de questions) sera à nouveau reconnu comme fondamental pour le patient. Lorand Gaspar écrit : “Quand je parle de ‘l’énormité de la tâche’, je pense, certes, à la difficulté croissante d’un apprentissage théorique et pratique que nous savons jamais clos, mais aussi à cette réalité, à mes yeux essentielle, qu’est le rapport vivant médecin-malade, relégué avec les clystères et la saignée au fond de nos musées d’histoire de la médecine. [...] Faire des investigations, des interventions très sophistiquées est un exercice épuisant, mais tout compte fait plus confortable que la vigilance, la tension, le don de soi qu’exigent les rapports humains qui engagent la vie. La parole ne vise plus à établir des liens par où puissent circuler des énergies, mais seulement à informer le technicien des données subjectives du problème.” Gérard Danou ▼ Références bibliographiques Lorand Gaspar, Feuilles d’observation, Gallimard, Paris 1986. Lorand Gaspar, L’énormité de la tâche (feuilles d’hôpital), La Nouvelle Revue Française, juin 1993, n° 485. La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - n° 247 - novembre 1999 23