EPIDEMIOLOGIE DESCRIPTIVE DES CANCERS DIGESTIFS AU CHU DE LOME (TOGO) A. AYITE*, E. DOSSEH **, K. SENAH*, K. ETEY*, I. LAWANI*, K. JAMES*, KPODZRO K.** RESUME Une étude statistique rétrospective des cas de cancers digestifs diagnostiqués avec preuve histologique a été réalisée sur une période de 10 ans, allant de janvier 1981 à décembre 1990. 498 cancers digestifs ont été colligés sur un total de 2510 cancers soit 19,84 %. La moyenne d’âge était de 49,06 ans avec des extrêmes à 2 ans et 86 ans. Les patients se répartissaient en 324 hommes (65,32 %), 171 femmes (34,48 %) et 1 bisexué. Les organes les plus fréquemment atteints ont été : l’estomac (32,46 %), le foie (18,75 %), l’œsophage (14,92 %), le tube recto-colique (10,85 %). Toutes les tumeurs malignes, dont le diagnostic ne s’est pas fondé sur une preuve histologique, ont échappé à cette étude. Mots-clés : cancer, digestif, épidémiologie, statistique, Togo. SUMMARY Descriptive epidemiology of digestive cancers in Togo In order to get a figure of cancers in Togo, we realized a retrospective study from January 1981 to December 1990 which is 10 years. All the cases of cancers diagnosed whatever their seat, the histological type and the age of the patient were recorded. During this period we picked up on a total of 2510 cancers, 496 digestive cancers, which is 19,76 %. All the ages were concerned (from 2 years to 96 years) with an average age around 49,06 years. Besides, we notice a predominance of men 324 (65,32 %) for 171 (34,48 %) female sex and 1 bisexual. Most frequents in the classification of digestive cancers in Togo were : stomach ones with 161 cas (32,46 %) followed by hepatic ones 93 (18,75 %), rectocolic ones 54 (10,85 %). All cancers which not diagnosed with histological evidence, were not included in this study. Key-words : Cancer, digestive, epidemiology, statistic, Togo. INTRODUCTION Constamment en contact avec les cancérigènes alimentaires, le tube digestif est théoriquement exposé au risque de cancer. Il est pour ZEITOUN (17) l’appareil le plus atteint, même si l’on exclut les cancers secondaires. Ce n’est pas le cas au Togo (8), mais cette localisation néoplasique semble en progression. Ceci en raison d’une insuffisance des mesures de lutte contre le cancer en général. L’élaboration d’une stratégie nationale efficace de lutte contre les cancers digestifs passe par une meilleure connaissance de leur épidémiologie, le dépistage et la prévention des plus fréquents d’entre eux. Le but de ce travail a été de faire une étude épidémiologique descriptive des cancers digestifs diagnostiqués avec preuve anatomo-pathologique, afin d’en évaluer l’importance dans notre pays. MATERIEL ET METHODE Il s’est agi d’une étude rétrospective des cas de cancers digestifs (avec preuve histologique) diagnostiqués entre janvier 1981 et décembre 1990. Le diagnostic de cancer a été fondé sur la clinique, les examens paracliniques (endoscopie et imagerie). La preuve histologique a été effectuée par le laboratoire d’anatomie pathologique du CHU de LOME (Togo). Tous les cancers digestifs qui y ont été diagnostiqués durant les 10 années d’étude ont été inclus dans la série. Ce laboratoire est le seul du Togo qui comptait une population totale de 3.500.000 sujets (y compris les étrangers résidents). Les prélèvements analysés provenaient des différents services chirurgicaux (publics comme privés) de la ville de * Département de Chirurgie ** Département d’Anatomie Pathologique, Centre Hospitalier Universitaire de Lomé (Togo). Médecine d'Afrique Noire : 1998, 45 (4) A. AYITE, E. DOSSEH , K. SENAH, K. ETEY, I. LAWANI, K. JAMES, KPODZRO K 260 Lomé, ainsi que de l’intérieur du pays. La nature des prélèvements était essentiellement des pièces d’exérèse chirurgicale (224 cas) ou des fragments biopsiques (274 cas). A partir du dossier médical, nous avons relevé les paramètres suivants : les données démographiques, le ou les sièges du cancer. L’infrastructure sanitaire du Togo n’a pas permis d’établir des statistiques de mortalité ou de morbidité concernant les cancers en général. RESULTATS 1. Fréquence Au total 498 cancers digestifs ont été recensés sur un ensemble de 2510 tumeurs malignes, soit 19,84 % des cancers avec une incidence d’environ 50 nouveaux cas par an. Les cancers digestifs ont occupé le deuxième rang après les cancers gynécologiques et mammaires (28,88 %) et devant les cancers cutanés (9 %). 2. Répartition selon l’âge et le sexe La moyenne d’âge était de 49,06 ans avec des extrêmes à 2 ans et 86 ans. Les patients se répartissaient en 324 hommes (65,32 %), 171 femmes (34,48 %). Dans 3 cas le sexe n’a pas été précisé. 3. Siège des cancers digestifs (Tableau I) Tableau I : Répartition des cancers digestifs selon le siège Organe Estomac Foie Oesophage Rectum Colon Pancréas Intestin grêle Appendice Vésicule biliaire Anus Autres* N % digestif % général 161 93 74 33 21 12 8 4 4 3 85 32,33 18,67 14,86 6,63 4,22 2,41 1,61 0,80 0,80 0,60 17,07 6,41 3,71 2,95 1,31 0,84 0,48 0,32 0,16 0,16 0,12 3,39 *Essentiellement des cancers évolués avec carcinose péritonéale d’origine indéterminée Médecine d'Afrique Noire : 1998, 45 (4) 4. Aspects histologiques Sur le plan histologique, 477 tumeurs (95,78 %) étaient épithéliales, 16 (3,21 %) sarcomateuses, et enfin 5 (1,01 %) lymphomes malins non hodgkiniens ont été retrouvés au niveau de l’estomac. 5. Etude des localisations les plus fréquentes Au niveau de l’estomac, l’âge moyen de survenue du cancer était de 54,53 ans avec des extrêmes à 22 et 84 ans, avec une nette prédominance masculine : 70,97 % versus 29,03 %. Sur le plan histologique, on dénombrait 157 adénocarninomes, 2 léiomyosarcomes, 1 linite plastique et 1 lymphome malin. parmi les adénocarcinomes, 97 étaient plus ou moins bien différenciés, 59 indifférenciés et 1 était un carcinome colloïde muqueux. L’âge moyen de survenue du cancer hépatique a été plus bas : 42,07 ans avec des extrêmes à 2 ans et 81 ans. 65,59 % des malades étaient de sexe masculin contre 34,41 % de sexe féminin. Le type histologique était 82 fois un carcinome (88,17 % des cas répartis en 72 hépatocellulaires, 8 cholangiocellulaires et 2 cystadénocarcinomes), chez un enfant de 2 ans 1 hépatoblastome, 1 fois un fibrosarcome, 3 fois un lymphome malin non hodgkinien, et 6 fois une métastase (5 d’adénocarcinome et 1 de néphroblastome). Le cancer de l’œsophage a été également à prédominance masculine : 72,60 % contre 27,40 %. L’âge moyen des malades était de 53,54 ans avec des extrêmes à 5 et 75 ans. Il s’agissait d’un épithélioma épidermoïde dans 66 cas (89,19 %) dont 14 peu différenciés et d’un adénocarcinome dans 8 cas (10,81 %) dont 3 peu différenciés. Il n’y a eu aucun cas de sarcome. L’âge moyen de survenue du cancer rectal a été de 43,73 ans avec des extrêmes à 18 et 86 ans. Le sexe masculin prédominait avec 60,61 % des cas contre 39,39 % pour le sexe féminin. Toutes les tumeurs étaient d’origine épithéliale : 27 adénocarcinomes plus ou moins bien différenciés, 4 carcinomes indifférenciés, 1 carcinome colloïde muqueux, et 1 carcinome épidermoïde métatypique mixte (par extension de contiguïté). L’âge moyen des malades atteints de cancer du colon était de 45,39 % avec des extrêmes à 23 et 72 ans. Il y avait une prédominance masculine (63,16 % des cas contre 36,84 % pour les femmes). L’examen anatomo-pathologique a trou- EPIDEMIOLOGIE DESCRIPTIVE… vé : 15 adénocarcinomes plus ou moins bien différenciés, 4 carcinomes indifférenciés, 1 carcinome colloïde muqueux ainsi qu’une métastase d’adénocarcinome. Aucun cas de sarcome n’a été identifié. Le cancer du pancréas, qui a atteint 3 femmes et 9 hommes, avait un âge moyen de 46,5 ans (extrêmes à 23 et 77 ans). Le type histologique de la tumeur était 9 fois un adénocarcinome plus ou moins différencié, 1 fibromyxo-sarcome, 1 lymphome malin non hodgkinien et 1 schwannome malin. Le cancer du grêle a atteint 3 hommes et 5 femmes dont l’âge moyen était de 41,75 ans (extrêmes : 5 et 77 ans). L’examen histologique a trouvé 4 adénocarcinomes (plus ou moins bien différenciés), 3 sarcomes (2 angiosarcomes, 1 fibroléiomyosarcome) et 1 lymphome malin. Les cancers de l’appendice ont tous été des adénocarcinomes survenus chez 1 femme et 3 hommes, âgés de 15 à 26 ans avec une moyenne d’âge de 18 ans. La vésicule biliaire a été atteinte chez 2 femmes et 2 hommes âgés de 41 à 65 ans avec une moyenne de 53,67 ans. Le type histologique était constitué exclusivement par des adénocarcinomes. Au niveau de l’anus, se sont développés 3 épithéliomas épidermoïdes (1 indifférencié, 1 métatypique mixte, 1 mature parakératosique) chez une femme et 2 hommes, âgés respectivement de 52, 54 et 75 ans. DISCUSSION L’effectif réel des sujets atteints de cancers digestifs pendant la période d’étude, a été sous-estimé, l’échantillonnage imposant un diagnostic de cancer avec preuve histologique. Les tumeurs, n’ayant pu être biopsiées ou opérées pour diverses raisons, ont échappé à cette étude. Tous les cancers du tube digestif ne sont pas toujours diagnostiqués, et quant ils le sont, ils ne bénéficient pas toujours d’une intervention ou d’une biopsie : le geste chirurgical peut être jugé inutile ou dangereux au regard de l’extension tumorale, le patient peut préférer tenter un traitement traditionnel. Et il arrive encore que des gens meurent, hors des structures hospitalières, sans diagnostic précis : parmi eux peuvent se trouver des cas de cancer digestif. 261 Les cancers digestifs ont occupé le deuxième rang après les cancers gynécologiques. Ces cancers semblent en progression puisque d’environ 3 % des cas (8ème rang) en 1976 (8) ils sont passés à 19,76 % dans notre série. Cette croissance peut s’expliquer par l’intensification de la fréquentation hospitalière et l’affinement des moyens diagnostiques d’une part, l’influence des facteurs socio-économiques et des facteurs alimentaires d’autre part. Au Bénin, les cancers digestifs ont été estimés à 16,48 % des cancers avec au 1er rang le cancer gastrique 47,46 % (7). Alors que l’incidence du cancer de l’estomac a considérablement décru dans la plupart des pays industrialisés, du fait semble-t-il de l’amélioration de l’alimentation (4), il paraît être le plus fréquent du tube digestif dans nos régions. Pire, il semble en augmentation au togo puisque de 2 % des cancers en 1976 (8), il est passé à 6,41 %. Ceci est probablement lié à la pauvreté, compte tenu de la prédilection de ce cancer pour les classes sociales défavorisées qui cumulent les facteurs de risque : aux USA, il prédomine chez les noirs par rapport aux blancs (4). La fréquence du carcinome hépatocellulaire dans nos régions est bien connue : des facteurs étiologiques tels que l’hépatite virale B, la cirrhose, et les aflatoxines produites par les moisissures sont invoqués à son origine (1, 10). Au Togo, sa fréquence est passée de 2,3 % des cancers (8) à 3,71 %. Mais la fréquence réelle de ce cancer est probablement supérieure à nos constatations. Car peu de cancers du foie diagnostiqués sont opérables et ils sont pénalisés par la réputation (non prouvée) d’efficacité du traitement traditionnel dans les maladies hépatiques. En Afrique Noire, l’incidence du cancer de l’œsophage varie d’une région à l’autre. Le risque semble relativement faible dans notre sous-région ouest-africaine : l’épidémiologie descriptive est, à Cotonou, Abidjan et Dakar, comparable à la nôtre (3, 7, 11, 14). En revanche, le sud et l’est de l’Afrique sont des régions à risque élevé, en particulier la Rhodésie et le Transkei (15). Les cancers colo-rectaux se situent au premier rang des cancers digestifs en France et y représentent près de 15 % de toutes les tumeurs malignes (5). Leur fréquence est élevée dans la plupart des pays occidentaux à haut niveau de vie. Dans notre série, les deux localisation (colique et rectale) ont représenté 10,85 % des cancers digestifs et 2,15 % de l’ensemble des tumeurs malignes, contre respectivement, 13,55 % et 1,46 % au Bénin, 31,46 % et 3,10 % Médecine d'Afrique Noire : 1998, 45 (4) 262 A. AYITE, E. DOSSEH , K. SENAH, K. ETEY, I. LAWANI, K. JAMES, KPODZRO K au Kenya, 68,51 % et 4,1 % à Madagascar (In 7). Dans tous ces pays, le cancer du rectum s’est avéré plus fréquent que celui du colon et de l’anus (très rare). Le cancer du pancréas aussi aurait une prédilection pour les classes socio-économiques défavorisées : aux Etats-Unis, son incidence est plus grande chez les noirs que chez les blancs (10). Ce cancer semble néanmoins rare dans nos régions (6,14, 12). En 1981, un seul cas (sur un total de 546 cancers) a été trouvé en 11 ans au Bénin (7). Le cancer de l’intestin grêle est encore plus rare en Afrique (6, 14, 7). Seulement la moyenne d’âge de nos malades est nettement inférieure à celle des Européens (entre 52 et 65 ans) (16). Le cancer de la vésicule biliaire très rare en Afrique sub- saharienne (6, 7, 14), probablement en raison de la rareté de la lithiase vésiculaire, semble plus fréquent en Afrique du Nord et surtout dans les pays occidentaux (13). En Algérie, DARWICH (2) en recensait 60 cas en 9 ans et LAUNOY (9) en France, en a enregistré 77 cas en 9 ans. CONCLUSION Les cancers digestifs, deuxièmes par ordre de fréquence dans notre étude, sont dominés par le cancer gastrique, dont l’incidence ne décroît pas comme dans les pays industrialisés, et le cancer du foie favorisé, comme on le sait, par l’hépatite virale B et C ainsi que par la cirrhose et l’aflatoxine. Une étude épidémiologique des causes est nécessaire à l’identification des facteurs favorisants la survenue du cancer gastrique. Sans elle, il sera difficile de mettre en œuvre des mesures de dépistage et de prévention crédibles. BIBLIOGRAPHIE 1 - BENHAMOU J.P., BISMUTH H. Cancers primitifs du foie. Cancers digestifs, Chapitre VI. Encyclopédie des cancers, Flammarion Médecine-Sciences Ed., Paris, 1987 : 211-245. 2 - DARWICH H. Cancer primitif de la vésicule biliaire (A propos de 60 cas). Thèse Doctorat de Médecine, Université d’Alger, 1974. 3 - DOUANE G. Cancer de l’œsophage au CHU de Treichville. A propos de 25 cas en 10 ans. 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