Réduction des méfaits et tolérance en santé publique: enjeux éthiques et politiques 1 RAYMOND MASSÉ Université Laval, Québec RdM Montréal 17-10-2013 Plan de la présentation 2 Retour sur enjeux éthiques en prévention et promotion de la santé : RdM approches alternatives? Justifications coûts-bénéfices des approches de RdM: d’une logique épidémiologique à une logique axiologique Des fondements en valeurs des approches de RdM (bienveillance, compassion) aux justifications utilitaristes et pragmatiques Justification par des considérations de justice sociale fondée sur le développement des capabilités Enjeux éthiques toujours présents en RdM Le défi d’une dose de désespérance sanitaire et politique RdM Montréal 17-10-2013 Enjeux éthiques classiques 3 Tolérance zéro face aux risques évitables Médicalisation du mal-être Moralisation des comportements et habitudes de vie à risque SP comme entreprise normative du bien vivre Empiètements sur libre-arbitre et agentivité Paternalisme : «l’interférence avec la liberté d’action d’une personne justifiée par des raisons référant exclusivement au bien-être, au bien, au bonheur, aux besoins, aux intérêts ou aux valeurs d’une personne subissant la coercition» Dworkin: (1999[1972] : 115). Paternalisme fort: Individus forcés d’adopter des comportements auxquels ils adhèrent volontairement, de façon éclairée RdM Montréal 17-10-2013 Santé publique, RdM vs Jugements de valeurs 4 SP = d’une moralité religieuse vers une moralité séculière. Tolérance face à sexualité, alcool, drogues. Cas de RdM Approche de RdM: Mise entre parenthèse d’un interventionnisme invasif Réduction des seuls méfaits Interventions axées sur les conditions de vie autour des pratiques à risque Compassion face aux populations vulnérables RdM Montréal 17-10-2013 RdM: définition 5 «Toutes mesures spécifiques visant la prévention des conséquences néfastes de l’usage de la drogue mais sans viser à interférer avec la consommation de drogue» (John Kleinig, 2008 : 3). Déborde par exemple sur mutilations sexuelles, tolérance face à l’exposition des conjointes à un mari violent RdM Montréal 17-10-2013 Justifications type coûts-bénéfices 6 RdM: approche neutre au plan des valeurs car justifiable par ses seules retombées positives Commission mondiale pour la politique des drogues (2011): Commonwealth Department of Health and Ageing, Australia; INSPQ (avis sur injection supervisée) démontrent: impacts positifs sur VIH, overdoses, activités criminelles En adoptant une neutralité morale; délégitimisation des fondements moraux; logique evidence based Une stratégie dangereuse. Rationnalisme économique cynique (Kleinig). Aller audelà des soucis pour les indicateurs de SP et la sécurité du public RdM Montréal 17-10-2013 Deux approches pour justifier les RdM 7 Neutralité morale : Discours plus convaincants, évite un moralisme arbitraire pour s’inscrire dans efficacité et rationalité) RdM serait mieux servie si on l’aborde comme ensemble de pratiques efficaces, neutres (Helen Keane, 2003) Logique axiologique Permet d’opposer au discours moralisateur prohibitionniste des valeurs (bienfaisance, tolérance, compassion, empathie, solidarité) Se doit d’assumer pleinement sa posture éthique Éviter l’illusoire neutralité morale Valeurs de Droits de l’homme (Martin Wilkinson, 2009) Bien commun (en opposition à une éthique minimaliste plaçant la vie privée comme limite aux interventions préventives) RdM Montréal 17-10-2013 Deux fondements éthiques préalables : utilitarisme et pragmatisme 8 UTILITARISME: Sens populaire: utilité pratique pour protection de l’individu et de la communauté PRAGMATISME: Sens populaire: «Laissons de côté les débats moraux sur les comportements en cause, et dans l’attente du grand jour où toxicomanie, prostitution et violence disparaîtront de l’éventail des pratiques sociales, préoccupons-nous concrètement du bien-être des personnes vulnérables et des conséquences immédiates des pratiques en cause» RdM Montréal 17-10-2013 UTILITARISME MORAL 9 «Par utilité, j’entends, la propriété qui tend à produire un bénéfice, un avantage, un plaisir, un bien ou un bonheur (mots qui, dans ce contexte, signifient la même chose) ou (ce qui revient encore au même) à prévenir l’avènement d’un tort, d’une douleur, d’un mal ou d’un malheur au groupe dont l’intérêt est considéré» (Bentham, [1823]1970 : 12). Pour cela, la santé publique, comme le suggérait Bentham, doit faire la promotion de deux valeurs : -la prudence, qui est un devoir envers soi-même, consistant à sacrifier un moindre plaisir à un plaisir plus grand (ex : les plaisirs associés aux comportements à risque au profit de la santé) -la bienveillance, qui est un devoir envers l’autre, et qui consiste à sacrifier son propre plaisir à un plaisir plus grand en termes de nombre de personnes qui en bénéficieront. RdM Montréal 17-10-2013 UTILITARISME (2) 10 Mill (1863); aucune finalité des agirs humains ne peut prétendre à être valeur ultime (ex: santé) Les seuls critères acceptables pour évaluer la moralité d’une action sont donc ceux liés à la maximisation des conséquences positives découlant de cette action et non la nature des buts Utilitarisme du bien-être (axé sur la mise en place de conditions nécessaires au bien-être) et sur la satisfaction des intérêts globaux de l’individu et de la communauté (Goodin (2000). Libère le débat des relents de moralisme (ex: toxicomanie, prostitution), de religiosité, des préjugés (Kymlicka, 1999) Dangers: rationalité morale d’un individu apte à l’analyse sans entrave Considérer que les UDI s’inscrivent dans un processus de rétablissement naturel souhaité Vulnérables inscrits dans un processus évolutif logique menant à un mode de vie «normal» RdM Montréal 17-10-2013 PRAGMATISME 11 La vérité n’existe pas a priori; elle émerge de l’expérience vécue, empiriquement observable à travers l’action et les pratiques sociales «le terme “pragmatique” signifie seulement la règle qui consiste à chercher la signification finale et la preuve ultime de toute pensée, de toute considération réflexive dans ses conséquences. Elle ne dit rien de la conception de ces conséquences…» (Dewey, 1916 : 56). Une idée (intervention) est bonne si elle donne des résultats (Dewey) Conduit plus à un pluralisme moral qu’au relativisme moral Dimension individuelle: un toxicomane ou une femme violentée qui «accepte» sa situation propose un point de vue d’égale valeur à celui jugeant la situation inacceptable Dimension collective: une vérité voulant que des interventions visant la minimisation des méfaits soit acceptable est tout aussi défendable que celle proposant la prohibition de ces pratiques dans la société RdM Montréal 17-10-2013 PRAGMATISME (2) 12 Le pragmatisme, tout comme l’utilitarisme, refuse de subordonner l’éthique à des principes absolus, socialement et historiquement décontextualisés. Choix éthiques faits en fonction de ce que donneront leurs résultants dans le temps, non dans un sens d’utilité pratique, mais bien en fonction d’un espoir social qui repose sur les démocraties libérales. Dans ces dernières, les individus sont tenus de se montrer solidaires (Richard Rorty, 1989) RdM Montréal 17-10-2013 Nouvelles justifications éthiques des RdM 13 -Plus qu’une simple forme d’intervention à ajouter à la boîte à outils des spécialistes de la prévention; -Plus qu’un ensemble de techniques efficaces pour diminuer les effets sur la santé de certains comportements à risque. -Fondamentalement, une autre vision de la santé publique fondée sur la tolérance et la justice sociale RdM Montréal 17-10-2013 Justice, capabilités et agentivité 14 Une éthique de la RdM doit donc tenir compte des capacités et des limites de l’individu à exploiter ses compétences. Il doit pouvoir exploiter la marge de manœuvre que lui confère sa liberté relative et son agentivité. Pour éviter les dérives paternalistes d’un humanisme condescendant, RdM se doit d’aborder l’acteur moral à travers ses compétences et ses capacités, et non pas comme le produit des seuls déterminismes extérieurs inscrits dans les normes sociales, les valeurs ou les rapports asymétriques de pouvoir (Sen; Genard et Cantelli (2008). La redistribution des ressources ne suffit pas : il faut soutenir les capacités et l’agentivité Agentivité: «l’activité humaine sociale qui implique des choix parmi des alternatives rendues accessibles par des caractéristiques capacitantes de la structure sociale» (Hays, 1994 : 64). La compétence de l’individu de faire des choix dans les limites des structures sociales (Abel et Frochlich (2012) RdM Montréal 17-10-2013 Justice (2) 15 Au-delà de la redistribution des ressources, l’accès à l’éducation, à l’emploi, au logement «la justice requière de garantir à chacun un niveau suffisant de chacune des dimensions essentielles du bien-être, desquelles la santé ne constitue qu’une composante» (Powers et Faden, 2006 : 9) Objectif: concilier justice sociale et respect des finalités humaines fondamentales Respect des autres; respect de soi; sécurité personnelle, santé, développement des capacités de raisonnement; compétence d’attachement aux autres; capacité de déterminer soi-même le choix de sa destinée) (Powers et Faden, 2006) RdM Montréal 17-10-2013 Limites et dangers des RdM 16 Déborder des compétences individuelles Éviter biais de rationalité (Sen suppose que l’individu est en mesure de faire des choix éclairés) Respect des conceptions de la vie bonne telle que définies par les UDI RdM Montréal 17-10-2013 Enjeux éthiques résiduels des RdM 17 Une double rectitude morale (Inciardi et Harrisson (2000) --celle d’une partie de la population générale, qui diabolise les consommateurs de drogues et autres «pécheurs séculiers», et --celle de «la croisade pour la réduction des méfaits [laquelle] compte une bonne proportion d’extrémistes et de zélotes qui font la promotion d’une approche tout ou rien et qui dénigrent ceux qui ne s’y engagent pas» (Inciardi et Harrison, 2000 : xvii). RdM : si elles sont tolérantes face aux pratiques sociales à risques, elles ne le sont pas face aux risques S’affranchissent-elles des idéaux de gestion rationnelle des modes de vie? la RdM continue à faire la promotion de la discipline de soi et de la conformité à des valeurs imposées de l’extérieur à l’individu vulnérable Ensemble de techniques de persuasion mobilisées pour atteindre les buts et finalités exogènes Tout en respectant la pluralité des définitions du bien-être, et tout en évitant le piège paternaliste, en mobilisant les compétences à travers des politiques dédiées à la promotion d’une justice sociale globale, elles s’inscrivent toujours dans le cadre d’une espérance politique dans une vie en santé. RdM Montréal 17-10-2013 RdM: enjeux éthiques résiduels 18 Questions en suspend: Un programme de réduction des méfaits obligatoire pour tous serait-il toujours éthiquement justifiable ? Quelles sont les limites d’un paternalisme face au choix libre et éclairé d’un toxicomane, d’une conjointe victime de violence, d’un adepte de sport extrême face aux risques acceptés et assumés? Comment identifier ceux qui seraient trop dépendants ou aliénés pour faire un choix libre et éclairé? Comment ces programmes doivent-ils concilier le droit à la confidentialité, le droit d’accès aux soins, les enjeux légaux? La tolérance doit être plus que le simple constat lucide et réaliste des limites de la prévention RdM Montréal 17-10-2013 Quelle dose de désespérance? 19 Devons-nous suivre Olivier lorsqu’il soutient que «le temps est peut-être venu de faire de la désespérance l’enjeu principal de notre expérience politique» (Olivier, 1998 : 33)? «Il y a dans cet impératif de l’agir quelque chose comme un refus du réel, d’un réel idéalisé qu’il n’est jamais possible d’atteindre» (1998: 109) Lawrence Olivier (1998) «Le savoir vain: relativisme et désespérance politique», Liber, Montréal. RdM Montréal 17-10-2013 Quelle dose de désespérance (2)? 20 SP devra accepter une certaine dose de désespérance dans sa quête pour la santé parfaite, d’une population totalement rationnelle dans ses habitudes de vie et la gestion de ses comportements à la santé. Mandat difficile pour des institutions dont la mission première est la gestion des risques évitables Non éthique de ne pas intervenir si moyens disponibles; jugement de la population Recherche d’un juste milieu entre : les exigences à maints égards divergentes de la protection des personnes afin d’assurer leur sécurité, d’une part, et la défense d’un exercice réel d’une liberté non pas théorique ou rêvée, mais en acte, d’autre part (Guy Bourgeault, Préface) RdM Montréal 17-10-2013