Préface Hélène Fréchet Les Sociétés, la guerre et la paix de 1911 à 1946 (Europe, Russie puis URSS, Japon, États-Unis) : les auteurs de cet ouvrage l'ont centré, à travers des exemples nationaux ou régionaux, et souvent de façon très novatrice, autour de trois thèmes, le pacifisme et le bellicisme, la brutalisation, la transformation des sociétés, conséquence des guerres. Ces trois thèmes se trouvant dans la plupart des contributions, les points essentiels en seront présentés dans l'ordre chronologique des événements de la période 1911-1946. Les prodromes de la Grande Guerre Jusqu'en 1905 l'opinion européenne ne pense pas à l'imminence d'une guerre. Mais le « coup de Tanger », puis « le coup d'Agadir » ravivent la menace du pangermanisme, les deux guerres balkaniques font redouter une conflagration générale. Deux attitudes sont possibles. En France le pacifisme chrétien de Marc Sangnier cède, pour des raisons morales et dans l'intérêt de la France, devant le patriotisme tout en se démarquant du nationalisme maurrassien (Olivier Prat : « Marc Sangnier, la guerre et la paix 1911-1946 »). Une fraction de la CGT (Jean Charles : « Le syndicalisme français, la paix et la guerre de 1909 à 1921 », Jean Lorcin : « La société stéphanoise face à la guerre et à la paix 1911-1946 »), reste fidèle au pacifisme révolutionnaire antimilitariste et antipatriotique, qui joue un rôle dans la limitation des guerres balkaniques à des conflits localisés, mais ne pénètre pas profondément dans les masses. Après la déclaration de guerre de l'Autriche-Hongrie à la Serbie, le mouvement syndical en Allemagne et en France est peu combatif et, devant l'impossibilité d'éviter une guerre européenne, la CGT de Léon Jouhaux s'y rallie par patriotisme. François Roth étudie le cas particulier des Lorrains, qui, depuis 1871, vivent dans la crainte d'une nouvelle guerre franco-allemande (« Les Lorrains et la guerre, 1911-1946 »), « sont préparés à la faire... mais la majorité d'entre eux ne la souhaite pas ». 5 Les sociétés, la guerre et la paix de 1911 à 1946 En Italie, où le gouvernement déclare la neutralité du pays le 2 août 1914 (Philippe Foro, « La société italienne, la guerre et la paix 19111946 »), dans les grandes villes s'opposent interventionnistes (républicains, radicaux, sociaux-démocrates, futuristes, nationalistes) et neutralistes (majorité du monde catholique, Parti socialiste italien et Union syndicale italienne, mais une minorité interventionniste se détache du PSI et de l'USI). Le gouvernement Salandra, ayant obtenu de l'Entente le traité de Londres qui promet des acquisitions importantes à l'Italie, déclare la guerre à l'Autriche-Hongrie le 26 mai 1915. La Grande Guerre Chez tous les belligérants les mobilisés, sauf de rares exceptions, acceptent la guerre. Jean Lorcin cite le cas d'un ouvrier métallurgiste, anarchiste, insoumis, qui se présente spontanément aux autorités militaires. Selon F. Roth un certain nombre de mobilisables en Lorraine annexée réussissent à franchir la frontière ; ceux qui sont mobilisés en Lorraine allemande sont trop étroitement surveillés pour se rebeller. Richard Ayoun (« Les Juifs face aux problèmes nés de la guerre et au rétablissement de la paix de 1911 à 1946 ») montre que dans tous les pays en guerre les Juifs font leur devoir et, parmi les Juifs des protectorats français du Maroc et de Tunisie, comme du Royaume-Uni, le pourcentage de volontaires est supérieur à celui de la population juive dans l'ensemble de la population. En Italie la discipline qu'impose le général en chef Cadorna est extrêmement rigoureuse (Ph. Foro). Dans l'armée française (J. Charles) ce n'est qu'en 1917, à la suite de la vaine et coûteuse offensive du Chemin des Dames, qu'éclatent des mutineries. Lorsque, à l'automne 1914, les belligérants prennent conscience que la guerre sera longue se met en place la mobilisation économique dans le cadre de l'État. J. Lorcin étudie le cas de la région stéphanoise, devenue le principal centre métallurgique français à la suite de l'occupation du Nord et de l'Est par les Allemands. La nécessité d'accroître rapidement la production exige le rappel du front des ouvriers qualifiés, un début de taylorisation, l'appel à la main-d'œuvre féminine, à la maind'œuvre coloniale et immigrée (des Italiens aux Chinois), l'emploi des prisonniers de guerre. Une politique de hausse des salaires et d'arbitrage, à laquelle participent des délégués d'atelier, est négociée entre le ministre de l'Armement, Albert Thomas, et Jouhaux. Le réformisme d'A. Thomas laisse aux industriels la liberté de fixation des prix, ce qui explique les énormes profits patronaux (J. Charles). L'Italie (Ph. Foro) crée en 1915 l'Institut de mobilisation industrielle ; hommes et femmes 6 Préface sont employés dans les usines et soumis à une discipline militaire et la politique sociale du gouvernement italien est insuffisante. Cependant, le pacifisme reparaît dès 1914 (J. Charles). Il concerne une faible minorité de la CGT, représentée à la conférence pacifiste de Zimmerwald (1915) qui réunit les délégués des partis socialistes suisse, italien, allemand et bolchevique opposés à la guerre. Les minoritaires de la CGT n'acceptent pas l'orientation révolutionnaire que Lénine veut donner au pacifisme. En France le courant zimmerwaldien rencontre peu d'échos. C'est la lassitude devant un conflit qui s'éternise, la crise du ravitaillement de l'hiver 1916-1917 qui expliquent le développement du pacifisme dans la classe ouvrière française, qui se traduit par de vastes grèves en 1917-1918, affectant surtout l'industrie de l'armement. L'influence de la révolution russe entraîne le rejet de l'Union sacrée. Aux mêmes dates et pour des raisons analogues (Ph. Foro) la situation de la population italienne est pire, comparable à celle des Allemands et des Austro-Hongrois qui subissent le blocus allié. Des slogans en faveur de la paix apparaissent au printemps 1917 et une partie de la population italienne se réjouit de la défaite de Caporetto, car elle espère la signature de l'armistice, mais la défaite provoque un sursaut patriotique dans les classes moyennes. En France les grèves cessent dès que débutent les offensives allemandes du printemps 1918 et, tout en souhaitant une paix rapide, les « poilus » tiennent malgré le martyre qu'ils subissent depuis 1914. La Grande Guerre a, pour la première fois, connu des violences qui, par leur brutalité et leur caractère raciste, annoncent celles de la Seconde Guerre mondiale. En 1914 les armées d'invasion allemandes en Moselle comme en Belgique commettent des atrocités « qu'elles justifient » par des attentats qu'elles inventent (F. Roth). À l'usage de l'opinion française et de celle des neutres la propagande du gouvernement français exagère ces exactions. L'empire austro-hongrois pratique le système concentrationnaire en 1915-1916 (Karel Bartosek, « Des camps d'internement au système concentrationnaire »). Ces camps d'internement et compagnies de travail ont une fonction économique : le travail dans l'industrie d'armement dans des conditions terribles (1/6 des prisonniers de guerre italiens meurent) et celle de regrouper 1 500 000 (?) non-Autrichiens des régions proches du front. Le gouvernement russe expulse massivement et brutalement les Juifs des régions menacées par la progression des armées austro-allemandes (R. Ayoun) ; des pogromes ont lieu pendant la guerre civile en Russie et en Pologne durant la guerre russo-polonaise, sans que le reste du monde intervienne. La Grande Guerre a-t-elle transformé les sociétés ? En France (J. Charles) seules subsistent « quelques-unes des pratiques sociales héritées de la guerre », les femmes, concurrentes de la main-d'œuvre 7 Les sociétés, la guerre et la paix de 1911 à 1946 masculine, sont renvoyées des usines. La CGT maintient la « politique de présence », mais une scission se produit à l'intérieur de la CGT et en décembre 1921 se forme la CGTU, « décidée à retremper le syndicalisme d'action directe dans “le torrent déchaîné à travers le monde par la révolution russe” ». En Italie les petits paysans (Ph. Foro), auxquels le gouvernement avait promis des terres pendant la guerre, occupent les domaines des grands propriétaires à partir d'août 1919 ; les ouvriers, croyant qu'une révolution sociale allait éclater, occupent les usines ; une partie des classes moyennes espérait une élévation sociale et une participation au pouvoir. Le gouvernement n'accorde que des compromis, qui ne font pas disparaître les rancœurs, lesquelles faciliteront l'arrivée au pouvoir du fascisme. L'entre-deux-guerres La principale préoccupation des sociétés concerne le débat : guerre ou paix ? Le pacifisme est l'apanage des pays vainqueurs. Il imprègne, en particulier, l'ensemble de la société française. Il est étudié de façon originale par James Steel (« Oncle Sam et oncle Jo. L'intelligentsia française de l'entre-deux-guerres face au machinisme, à l'industrialisation et à la guerre »). Il est la conséquence des horreurs de la Grande Guerre, d'une guerre industrielle qui a dépassé les limites de l'acceptable. Il est particulièrement répandu parmi les anciens combattants et leur chef de file, Alain. Pour certains (Céline, Giono), la responsabilité en incombe aux États-Unis, dont la puissance industrielle, donc potentiellement militaire, représente la principale menace pour le monde. Pour d'autres (Barbusse, Nizan) l'URSS (dont ils occultent le développement industriel à l'imitation de celui des États-Unis !) est le seul espoir de paix. Giono voit la solution dans le retour à la terre. G. Duhamel, et surtout Drieu la Rochelle, rejoignant l'idéalisme de Wilson, espèrent en la sécurité collective pour préserver l'importance de l'Europe face à la puissance militaire des États-Unis, mais l'idée est prématurée. Il en est de même du projet de construction européenne d'Aristide Briand. Marc Sangnier, pacifiste chrétien internationaliste (Olivier Prat), espère beaucoup en la SDN ; pour l'appuyer il crée l'Internationale démocratique pour le « désarmement des haines », qui rassemble les grandes figures du pacifisme européen, catholiques et protestantes, et doit commencer par la réconciliation franco-allemande. Il compte surtout sur l'action des jeunes pour « éclairer et mobiliser les consciences individuelles ». Mais la crise de 29 diminue de plus en plus les sentiments pacifistes qui peuvent exister en Allemagne. Le pacifisme de 8 Préface M. Sangnier devient de l'aveuglement au moment de la conférence de Munich, mais le dépècement de la Tchécoslovaquie l'amène à accepter l'idée d'une guerre si aucune autre solution n'est possible, puis, pendant l'Occupation, à adhérer à la Résistance au nazisme « mais sans haine contre les Allemands ». Nicole Racine (« Intellectuels pacifistes et antifascistes devant les menaces de guerre (1933-1939) ») montre le dilemme que les agressions hitlériennes posent également à la gauche intellectuelle pacifiste. Dans la Ligue internationale des combattants de la paix et le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes s'opposent les pacifistes radicaux, qui réclament la révision des traités de 1919-1920 et une paix désarmée même en face d'Hitler, et ceux qui sont favorables à la résistance à Hitler, convaincus par la lecture de Mein Kampf de la menace d'une guerre expansionniste. J. Lorcin signale aussi ce déchirement dans la population ouvrière de la région de Saint-Étienne. Le bellicisme se rencontre dans les pays frustrés par les traités de paix de 1919-1920. En Italie, la masse de la population est indifférente aux déboires qu'apportent les traités de paix, ce sont les nationalistes et les fascistes qui parlent de « la victoire mutilée » et dénoncent la démocratie qui devient pacifisme (Ph. Foro). Pour le fascisme, c'est par la guerre qu'un pays se régénère. Il n'y a de consensus social qu'autour de la guerre en Éthiopie. La conférence de Munich est un soulagement pour la population italienne, qui avait craint une guerre généralisée. François Boulet (« Histoire des Roumains et des Hongrois 19111946 ») s'intéresse à l'un des cas de « révisionnisme », celui de la Hongrie, qui, par le traité de Trianon (1920), a perdu deux tiers de son territoire et un tiers de ses habitants. La politique extérieure de la Hongrie pendant l'entre-deux-guerres n'est qu'un combat pour la « révision » de ce traité, combat tourné, en particulier, contre la Roumanie, à qui a été attribuée la Transylvanie, où vivent près d'un million et demi de Hongrois en 1930. Faute d'avoir les moyens de ce combat, la Hongrie accepterait une « demi-solution » d'autonomie pour la Transylvanie. La Hongrie reçoit le soutien d'un autre pays meurtri, l'Italie de Mussolini, et celui du Royaume-Uni ; à la fin des années 1930 la Hongrie se rapproche de l'Allemagne hitlérienne, autre pays qui voudrait retrouver ses frontières de 1914 : elle obtient des territoires slovaques après la conférence de Munich et, en 1940, une partie de la Transylvanie. 9