Discussion complémentaire : Structures symboliques et structures sociales Eric Mangez Revue de la littérature (partie 3) Revue de la littérature Juin 2007 Discussion complémentaire Mangez Discussion complémentaire Structures symboliques (connaissances, croyances, représentations), structures sociales (structures de positions et relation de pouvoir) L’activité de production symbolique consiste principalement en une activité d’énonciation : il s’agit de désigner, de nommer et de mettre en relation des éléments (acteurs, actions, objectifs, moyens, objets, valeurs, etc.) dans une forme de récit. De cette manière, les productions symboliques visent à dire le sens de la réalité. Elles constituent des entreprises de construction de la réalité (Bourdieu, 1977). Il existe ainsi des récits pédagogiques, des récits économiques, des récits politiques, etc. Tous ces récits sont des manières de raconter le monde : ils disent comment le monde (pédagogique, économique, …) fonctionne (volet cognitif) et devrait fonctionner (volet normatif). On comprend aussi, à partir des propositions énoncées ci-dessus, que les productions symboliques ont toujours une structure, qu’il est possible de dégager au moyen d’une analyse interne. Lorsqu’on l’applique à un récit, l’analyse interne consiste à dégager l’ensemble des relations que le récit établit entre les éléments qui le constituent. On identifie des relations entre les éléments du texte (tel élément « est plus important que » tel autre élément, tel élément « est au service de » telle finalité, tel événement « est préalable à » tel autre événement, tel acteur « dispose de » telle ou telle caractéristique et qualité, telle action « est » légitime, illégitime, etc.). Il s’agit de la structure symbolique du texte ou du récit. Le principe sur lequel s’appuient les tenants de l’analyse externe, dans sa formulation la plus radicale (notamment Bourdieu, 1977, 1989), est un principe d’homologie méconnaissable entre les structures symboliques (qui ordonnent le monde social en le classant et en le catégorisant sur le plan du sens et des significations) et les structures sociales (qui ordonnent le monde social selon les ressources, positions et trajectoires des individus et des groupes). Rapportée à ses conditions sociales de production et aux caractéristiques sociologiques de ses producteurs (notamment et principalement à leur position relative et à leur trajectoire), la production symbolique est construite comme un exercice du pouvoir : le récit est alors considéré comme une idéologie, au sens où il sert les intérêts de celui qui le produit. Dans les termes de Bourdieu, si les structures symboliques sont en lien avec les structures sociales (ou plus généralement les structures de positions), c’est parce que, dans leurs prises de positions sur le plan symbolique, les personnes et les groupes poursuivent, éventuellement de manière non consciente, des intérêts liés à leur position (dans le champ et dans la structure sociale), intérêts qui peuvent consister à préserver, ou à transformer la position occupée et les ressources qui y sont liées. L’enjeu ultime des luttes symboliques est la reconduction ou la transformation des structures sociales et/ou des structures du champ. Le principe selon lequel il existe des relations entre les Discussion complémentaire Mangez convictions qui prévalent dans le monde social à un moment donné de l’histoire à propos de telle ou telle question, et « l’état de la société au moment considéré », avait été formulé par Durkheim dès la partie introductive de l’Evolution pédagogique en France (Durkheim, 1969, p.16). Le pouvoir symbolique consiste à établir et à faire reconnaître comme légitime une construction spécifique de la réalité et, corollairement, à rendre illégitimes - ou mieux : impensables - d’autres constructions possibles de la réalité. Les acteurs et les organisations, dans un champ donné, sont en lutte pour la définition des structures symboliques légitimes du champ. Si la définition des productions symboliques légitimes fait l’objet de luttes, c’est parce qu’il ne s’agit pas de récits qui seraient sans conséquence sur la vie des personnes, sur leurs positions, sur leurs ressources, sur leurs trajectoires. Ces récits définissent, plus ou moins implicitement, une série de principes de classement des choses et des personnes. Ils préfigurent un certain ordre du monde, ils prédéfinissent des distinctions entre des tâches, des métiers, des statuts. Ils sont en quelque sorte implicitement porteurs d’une structure sociale. En effet, en construisant un accord sur le sens à donner au monde, même si cet accord ne parle pas directement des rôles, des ressources et des positions des acteurs, les structures symboliques légitimes prédéfinissent aussi la manière dont le monde doit être organisé ; la manière dont les rôles doivent être pensés et distingués ; les ressources, allouées ; les mérites, reconnus. En ce sens, les structures symboliques légitimes préfigurent les structures sociales à venir. Dans la lutte pour la définition des structures symboliques légitimes, les individus et les groupes disposent de moyens inégaux liés à leur position. Si l’on peut observer des désaccords entre des personnes ou des groupes qui occupent des positions similaires dans les relations de pouvoir, il n’en reste pas moins que souvent les désaccords sur le plan symbolique – c’est-à-dire les désaccords au niveau des prises de positions – sont liés aux positions différentes qu’occupent les personnes et les groupes dans les relations de pouvoir, c’est-à-dire dans la structure des positions (positions différentes dans une structure sociale, positions différentes dans une structure organisationnelle à l’intérieur d’un champ). En ce qu’elles visent à établir une vision du monde partagée qui permet de se comprendre, de se parler et éventuellement de s’accorder sur des mesures à prendre, les structures symboliques sont également des instruments de connaissance qui remplissent une fonction politique d’intégration. Le rôle du symbolique est politique dans la mesure où, dans les sociétés où le sens n’est pas directement donné, il doit être construit, donc pensé et négocié : les structures symboliques légitimes servent à construire un accord entre les personnes, accord nécessaire à la coordination de leurs actions, c’est-à-dire à leur intégration (quand bien même des personnes ou des groupes peuvent être en 2 Discussion complémentaire Mangez désaccord sans le savoir, ou s’accorder autour d’une même structure symbolique pour des raisons fondamentalement différentes). Cette fonction d’intégration est d’autant plus importante que progresse la division du travail. Dans les communautés où la division du travail est très faible, les structures symboliques sont immédiates, elles ne doivent pas êtres construites, pensées, négociées. Elles ne nécessitent pas l’engagement réflexif et stratégique des acteurs. L’analyse cognitive des politiques publiques : construction de la réalité, matrices, pouvoir Les principes centraux de l’approche classique des rapports entre le social et le symbolique, que nous venons de présenter brièvement peuvent être mis en relation avec l’analyse cognitive des politiques publiques. Le courant de l’analyse cognitive des politiques publiques, tout en étant compatible avec la plupart des principes définis par Bourdieu, permet de dépasser certaines de ses limites, notamment celles liées à la représentation homogène de l’Etat et à la difficulté de penser des compromis qui soient autre chose que des ruses des dominants (même les compromis concédés par les acteurs dominants y sont le plus souvent, au bout du compte, pensés comme les ruses ultimes de la raison dominante. Avant de montrer en quoi les apports de ce courant peuvent infléchir les propositions de la sociologie classique, il nous faut souligner que certains des principes centraux de ce courant sont en réalité très conformes aux propositions de Bourdieu. Les principales distinctions établies jusqu’ici sur la base d’une lecture de l’œuvre de Bourdieu, se retrouvent en effet, en des termes parfois différents, dans le courant de l’approche cognitive des politiques publiques. Ainsi, le principe de base de ce courant définit les politiques publiques comme des entreprises de « construction de la réalité » (Muller et Surel, 1998, p.30). Ce courant se démarque ainsi des approches plus traditionnelles des politiques publiques en terme de « problem solving » (Rose, 1991). Toujours pour signifier ce même principe de base, en d’autres endroits, les représentants de ce courant parlent des politiques publiques comme processus qui construisent des « cadres d’intelligibilité » (March et Olsen, 1989), des « visions du monde » (Surel, 1997 ; Muller et Surel, 1998), des « cartes mentales » (North, 1990), des « interprétations du monde », des « matrices cognitives et normatives » (Muller et Surel, 1998), des « systèmes d’interprétation du réel », des « paradigmes » (Hall, 1993), des « système de croyances » (Sabatier et Schlager, 2000), des « référentiels » (Jobert et Muller, 1987), etc. Ces « constructions de la réalité » définissent « le champ des possibles et du dicible » (Muller et Surel, 1998, p.48). Si l’on met entre parenthèses les querelles très secondaires des auteurs entre eux 3 Discussion complémentaire Mangez concernant l’opportunité d’utiliser plutôt l’une ou l’autre de ces différentes appellations, on peut dans l’ensemble considérer que pour ce courant d’analyse cognitive des politiques publiques, celles-ci doivent être étudiées et comprises en tant qu’elles constituent des structures symboliques à propos de tel ou tel secteur (ou champ) de l’action publique : « Faire une politique, ce n’est dont donc pas ‘résoudre’ un problème, mais construire une nouvelle représentation des problèmes qui met en place les conditions socio-politiques de leur traitement par la société, et structure par là même l’action de l’Etat » (Muller et Surel, 1998, p.31). Dans les termes de Freeman: « problems are what we agree them to be (de mémoire) ». « Comme l’ont souligné de nombreux auteurs (notamment, en France, Y. Mény, J.-C. Thoenig, E. Monnier), chaque politique est porteuse à la fois d’une idée du problème (…), d’une représentation du groupe social ou du secteur concerné qu’elle contribue à faire exister (…) et d’une théorie du changement social. Ce référentiel est un espace de sens qui donne à voir le monde. » (Muller, 1996, p. 101). Notons que ce faisant, le référentiel ou le paradigme qui guide la politique publique cache aussi tous les autres mondes possibles. Un second principe de base de ce courant affirme que « le processus de construction d’une matrice cognitive et normative est (…) un processus de pouvoir » au cours duquel les différents acteurs font valoir leurs intérêts propres : il y a ainsi des « conflits » autour de la définition de la matrice légitime : « La production de discours concurrents sur un même phénomène implique par là même une compétition sur la qualification du problème » (Muller et Surel, 1998, p.51, p.61). Dans ces conflits, les différents acteurs disposent de pouvoirs d’influence inégaux qui dépendent de « facteurs structurels liés à leurs positions dans la division du travail » et de « leur capacité à se constituer en acteurs collectifs ». La construction d’une politique publique s’apparente alors à un processus de lutte et de négociation à propos de la manière légitime de construire et d’interpréter la réalité concernée. Les chercheurs du courant d’analyse cognitive s’attachent dès lors le plus souvent « à révéler et à déconstruire la manière dont les acteurs élaborent des argumentations concurrentes, qui visent à définir un problème dans un "langage" qui correspond à leurs valeurs, leurs croyances, leurs positions, leurs intérêts, les caractères de leur organisation » (Muller et Surel, 1998, p.56). Fort logiquement, à partir de ces deux premiers principes, les auteurs caractérisent le processus de construction des politiques publiques, dans une formulation très bourdieusienne, comme étant indissociablement « un processus de prise de parole (production du sens) et un processus de prise de pouvoir (structuration d’un champ de forces)» (Muller et Surel, 1998, p.52, surlignement original). Il y a ainsi une « relation circulaire » entre « logiques de sens et logiques de pouvoir » (idem, pp.51-52), « une interdépendance entre configuration d’acteurs et matrices paradigmatiques » (idem, pp.86-87). Dans les termes de Bourdieu, on pourrait reformuler cette intrication en disant qu’il existe des relations entre les structures sociales 4 et les structures Discussion complémentaire Mangez symboliques, entre rapports de pouvoir et rapport de sens. Dans la même logique que celle de Bourdieu, Muller et Surel indiquent que l’enjeu de la compétition sur le sens à donner au monde est social : « L’enjeu implicite de cette concurrence est de structurer le champ des relations » ; « (…) chaque récit assigne une identité et un rôle particulier aux différents acteurs concernés » (Muller et Surel, 1998, p.61). Même si la tonalité générale du courant d’analyse cognitive des politiques publiques est nettement moins critique que ne l’est la tonalité de Bourdieu, il apparaît que ces deux courants théoriques sont en réalité compatibles dans leurs grands principes. Cependant, l’approche cognitive des politiques publiques permet aussi d’apporter certains infléchissements à ce cadre classique. Au-delà des convergences de fond identifiées, les deux courants se distinguent de diverses manières. Nous retenons de l’approche cognitive des politiques publiques les éléments suivants. 1. L’analyse cognitive des politiques publiques conduit à considérer que co-existent dans un champ donné non pas des dominants et des dominés, mais plutôt une diversité de groupes d’acteurs (les « ressortissants » d’une politique) qui, pour la plupart, disposent de ressources (même si les volumes de ressources sont toujours inégaux, et même si certains groupes ne disposent pas des ressources suffisantes ou des ressources adéquates pour faire valoir leur prise de position). Cela implique que la fabrication des structures symboliques repose le plus souvent sur des négociations. Ces négociations construisent des compromis entre acteurs ou entre groupes. Ces propositions conduisent à prendre distance par rapport à la posture bourdieusienne qui voit toujours les compromis concédés par des acteurs dominants comme les ruses ultimes de la raison dominante. Cela implique que l’on ne peut pas considérer a priori et théoriquement que les productions symboliques légitimes sont nécessairement et « automatiquement » (Bourdieu, 1977) au service exclusif des acteurs et groupes qui disposent des parts les plus importantes de ressources sociales, économiques et culturelles. 2. L’approche cognitive des politiques publiques implique de considérer que les relations entre acteurs dans un secteur donné ne se limitent pas à des rapports de lutte. Ce courant tend plutôt à considérer chaque secteur comme un champ d’action où existent bien entendu des relations de lutte, mais aussi des relations de collaboration. Des coalitions peuvent se constituer entre des individus ou des groupes qui, pour des raisons éventuellement différentes, s’accordent sur une même construction de la réalité (Sabatier et Schlager, 2000). Il existe ainsi des cas où des groupes qui occupent des positions différentes défendent (éventuellement sans le savoir) des constructions de la réalité similaires. C’est par exemple le cas, si l’on suit la thèse de Boltanski et Chiapello (1999), des ouvriers prolétaires et des étudiants bourgeois en 1968 en France. 3. L’analyse cognitive des politiques publiques souligne aussi que le processus de 5 Discussion complémentaire Mangez fabrication d’une politique publique, pour aboutir, nécessite un travail de construction symbolique qui se réalise au travers de différents prismes, y compris dans des sousespaces internes à l’Etat. L’analyse cognitive des politiques publiques implique dès lors d’adopter une représentation moins homogène de l’Etat que celle de Bourdieu. L’Etat dans ce courant apparaît plus éclaté, divisé entre des groupes et des acteurs qui peuvent entrer en conflit. 4. A l’intérieur d’un champ donné, il faut tenir compte du fait que les acteurs n’ont jamais une liberté totale dans la définition des structures symboliques légitimes, et ce non seulement parce qu’ils doivent souvent établir des compromis entre eux, mais aussi parce qu’il existe à chaque période de l’histoire des référents symboliques transversaux qui d’une certaine manière surplombent et traversent les différents champs en les contraignant. Autrement dit, si durant une période donnée de l’histoire, différentes formes symboliques concurrentes sont pensables, il n’en demeure pas moins qu’il en existe d’autres qui ne le sont plus ou qui ne le sont pas encore : tout se passe comme s’il existait des bornes à l’espace des structures symboliques pensables à un moment donné de l’histoire. Dans le courant de l’analyse cognitive des politiques publiques, différents auteurs (Muller et Surel, 1998 ; Sabatier et Schlager, 2000) considèrent ainsi qu’il existe des matrices (i.e. des structures symboliques) globales qui marquent une époque et des matrices sectorielles (niveau du champ) qui, tout en disposant d’une autonomie relative, ne peuvent s’écarter significativement desdites matrices globales. Dans les récits qui, à l’instar des réformes d’envergure, visent à marquer une rupture par rapport au passé, Muller et Surel (1998) distinguent en outre deux facettes souvent entremêlées du travail symbolique : l’une centrée sur l’interprétation à donner au monde existant (ou supposé existant) et, l’autre, centrée sur la définition d’un avenir souhaitable. Dans les termes de Muller (1997), ces deux facettes renvoient respectivement à un travail d’encodage cognitif et de recodage normatif de la réalité. Les matrices globales surplombent les matrices sectorielles ; elles sont en quelque sorte la marque symbolique d’une époque. Les matrices sectorielles incorporent, en les retraduisant, les matrices globales. Le travail de traduction se réalise en fonction de la structure des positions des acteurs impliqués dans le secteur en question et en fonction des règles propres au secteur (des « prismes », par exemple, le langage du secteur juridique répond à des règles spécifiques différentes de celles du secteur pédagogique ou du secteur administratif). Les récits pédagogiques, qui sont les types de récits qui nous intéressent prioritairement dans ce travail, sont des structures symboliques qui ont également une structure spécifique. Dans une certaine mesure, on peut dire que l’approche sociologique classique des rapports entre le savoir et le pouvoir se centre sur la notion d’intérêt (l’intérêt, conscient ou non, étant lui-même l’expression d’une position) : si les acteurs défendent telle ou 6 Discussion complémentaire Mangez telle type de connaissance (ou plus largement de représentation de la réalité), c’est parce qu’ils ont un intérêt (éventuellement et souvent non conscient) à le faire. Le dévoilement de cet « intérêt » implique d’examiner la position de l’acteur ou du groupe dans une structure de positions objectives. Il ne faut cependant pas caricaturer Bourdieu et retenir que A ) il existe aussi toujours une forme d’autonomie relative entre le symbolique (les idées, les croyances, les connaissances) et le pouvoir (structures de positions). Le symbolique peut alors être conçu non seulement comme moyen de reproduire les structures de pouvoir, mais aussi comme moyen de transformer (stratégies de subversion) les structures objectives et l’ordre établi. Par ailleurs, le symbolique a aussi un effet propre d’intégration : il permet aux personnes de se comprendre et de construire des accords. 7