DAVID LE BRETON Professeur de sociologie Université de Strasbourg Laboratoire Cultures et sociétés en Europe (FRE UdS/CNRS 3578) <[email protected]> & GABRIELE PROFITA Professeur de psychologie clinique Université de Palerme Département de psychologie <[email protected]> Le malentendu : un questionnement C e numéro de la Revue des sciences sociales traite du malentendu culturel : un thème qui, semble-t-il, concerne tout contexte relationnel et social et occupe une place, souvent invisible et persistante, dans notre vie quotidienne. Le malentendu est la manifestation de l’altérité et de l’ambigüité. Nous n’en ressentons les effets et n’en conjecturons la présence qu’à travers un regard attentif. La littérature scientifique ne s’est jamais véritablement penchée sur l’étude de ce phénomène omniprésent dans les relations humaines. On rappellera le travail de Jankélévitch, qui y a consacré une partie conséquente dans son Je-ne-sais-quoi et le presque-rien (1957). Nous rappellerons également le Traité du malentendu de S. Pury en 1998, l’ouvrage de La Cecla intitulé Le malentendu en 2002, et, de façon éparse, quelques réflexions sur la question dans les domaines de la sociologie, de l’ethnopsychiatrie et de la psychanalyse. Pourtant, même si le thème n’est pas traité dans ce volume, le malentendu est peut-être la condition même du « bienentendu », sa condition ontologique en quelque sorte. Nous ne sommes jamais dans la transparence de la conscience des autres, mais 8 dans un mouvement permanent de significations et de projections de ce que nous en imaginons. Le fait de découvrir soudain que l’autre le plus proche était finalement un inconnu est un thème littéraire classique. On ne connait jamais tout à fait les autres, ils nous surprennent parfois pour le meilleur ou pour le pire, ou parfois même ils nous sidèrent en se révélant radicalement autres que ce que nous imaginions d’eux. Dans la vie courante des relations amoureuses, familiales, amicales, professionnelles, ou lors de rencontres de hasard se nouent bien des malentendus entre des individus qui ne possèdent pas les mêmes intentions, ou bien leur attribuent des significations et des valeurs bien différentes de celles présumées par l’un des interlocuteurs. L’échange est alors sur le fil du rasoir, il peut se rompre par la découverte de l’écart entre la pensée des uns et des autres, mais il peut aussi se poursuivre, chacun se berçant de ce qu’il imagine de l’autre à la satisfaction des interlocuteurs en présence. Certes, l’un des acteurs peut éventuellement manipuler l’autre en lui faisant accroire un personnage qui ne lui correspond pas. Telle est le cœur de l’entreprise du séducteur qui ne croit pas un mot David Le Breton & Gabriele Profita Le malentendu : un questionnement des déclarations enflammées qu’il prononce, ou de l’escroc qui manipule habilement sa victime en lui suggérant la fortune qu’il va immanquablement gagner en lui remettant toutes ses économies. La félicité de la rencontre ne va pas tarder à révéler le malentendu fondamental sur lequel elle reposait. Mais souvent le malentendu peut se poursuivre pour le bonheur des intéressés, car il porte sur des points qui arrondissent par exemple les angles de la relation. On se souvient à ce propos de la forte remarque de Lacan à propos de l’amour qui serait le fait de « donner ce que l’on a pas, à quelqu’un qui n’en veut pas ». Mais cela n’empêche nullement l’amour, même si parfois la rupture de la relation et les violences symboliques qui s’en suivent traduisent dans l’après coup la profondeur justement du malentendu initial. La plupart du temps, heureusement, la relation amoureuse est propice à une dissolution en quelque sorte homéopathique du malentendu par une série de conflits mineurs et de réconciliations dont on sait qu’elles sont l’ordinaire des couples. Le malentendu est donc toujours à double tranchant, il lui arrive sans doute aussi souvent d’être propice à la rencontre qu’à son échec ou au conflit. Le malentendu, au cœur de la relation ■ Le malentendu est sans doute au cœur de toute rencontre. On ne connaît d’abord de l’autre, même le plus proche, que la surface que luimême connaît ou qu’il donne à lire de lui-même. L’autre se construit alors à travers les significations et les valeurs projetées sur lui. La méconnaissance de soi et de l’autre est d’ailleurs l’un des grands thèmes littéraires de la modernité. Toute rencontre expose à des interprétations qui manquent parfois leur objet et provoquent la rebuffade ou, à l’inverse, un étonnement agréable venant flatter le narcissisme. Le malentendu ne soulève pas toujours le conflit, il est parfois à la source de moments heureux même si les acteurs ne se rencontrent pas sur le même terrain de sens tout en croyant pourtant parfaitement se comprendre. Le malentendu génère des émotions fortes et éventuellement contradictoires. Mais le plus souvent il prend la forme d’une tension pénible entre des acteurs ou des groupes. Toute forme d’opposition ou de conflit engendrée au sein de groupes de différentes cultures peut être étudiée comme un malentendu issu des stéréotypes qui nourrissent la perception de l’autre, souvent à la manière d’une défense rigide de l’entre-soi, et simultanément comme un effet d’interprétations de repères culturels différents. Si la rencontre de l’altérité est inévitable, et particulièrement dans le monde contemporain marqué par la mondialisation et un afflux considérable de migrants dans les pays du Nord, quelles sont alors les conditions qui favorisent la rencontre la plus propice, supposant d’entrer dans la logique de l’autre tout en maintenant les fondements du sentiment de soi ? Le déracinement des anciennes références est-il une nécessité pour les membres de l’un des groupes en présence, s’il est en position minoritaire ? Et dans ce cas quelle est la part qu’il est possible de conserver pour ne pas se perdre. Dans un ouvrage de fond sur le sujet, Franco La Cecla parle du malentendu comme « l’art de ne pas se comprendre », ou comme d’une « solidarité dans le fait de ne pas se comprendre ». Une sorte de nécessité intrinsèque empêche les interlocuteurs de se comprendre dans le souci à la fois de conserver pour chacun quelque chose de constitutif de soi, et de reconnaitre chez l’autre le même principe : « les malentendus parfois deviennent l’espace où les cultures s’expliquent et se confrontent, se découvrant différentes. Le malentendu est une frontière qui prend forme ». La constatation que dans les cultures existe une dimension d’incommensurabilité, impossible à réduire, à traduire ou à assimiler, appelle l’exigence d’en respecter les frontières, ce lieu où chaque formation sociale prend sa forme la plus spécifique, la plus irréductible. Mais la frontière est selon les circonstances un lieu de rencontre ou de conflits sans fin, de possibles médiations ou de rapprochements, de métissages, d’échanges ou à l’inverse de violences unilatérales ou réciproques. Selon les acteurs en présence, elle évoque la figure de la porte dans les analyses classiques de Georg Simmel : elle ferme et elle ouvre, elle n’est jamais univoque. Toutes les zones frontières sont des lieux de tension aussi bien pour les individus singuliers que pour les groupes en présence, les uns et les autres contraints d’élaborer une forme de communication passant outre leurs différences. En premier lieu la langue est le terrain le plus sensible de la difficulté de la rencontre et le sismographe de la souffrance. Mais il en va de même des représentations du corps, de la maladie et des moyens de la soigner, des représentations de la femme et de sa place dans la famille ou le lien social, de celle des enfants, de la place de Dieu, etc. Chaque individu porte sa culture, ou plutôt ce qu’il en fait, comme un filtre de sa relation avec les autres et le monde. De même il est traversé par des stéréotypes visant ceux qu’ils rencontrent de bon ou de mauvais gré. Les malentendus sont, par nature, cachés. Bien qu’ayant des sources difficilement décelables, ils sont particulièrement efficaces dans leurs effets. Nous n’en prenons conscience qu’au moment où leurs conséquences ont atteint une certaine nocivité, à savoir lorsqu’il devient difficile d’y trouver un remède ou de raccommoder un tissu relationnel déjà effilé. Avant qu’il ne se transforme en disputes ou en conflits ouverts, avant même que la difficulté de se comprendre ne soit ouvertement exprimée, il y a le silence, les renoncements forcés, parfois même un acquiescement suspect. On évite, pendant un certain temps, le litige déclaré, on tente d’apaiser les polémiques, d’aller de l’avant dans l’espoir de trouver une issue, une délivrance à venir. Toutes ces stratégies, cependant, ne font qu’accentuer les difficultés relationnelles, les méfiances et les suspicions insolubles. On finit par aboutir à ce que la psychopathologie appelle comportement passif-agressif, où d’un côté semble émerger une volonté collaborative, et de l’autre s’expriment des attitudes obstructionnistes. 9 Afin d’introduire le sujet et de suivre le développement et la diffusion du malentendu, nous suggérons au lecteur deux parcours à la fois différents et parallèles : le premier fait référence au côté naïf et normal lié à la méconnaissance, première cause d’incompréhension et de malentendus. Le second itinéraire suit des voies inhérentes aux dérives pathologiques et conflictuelles que le malentendu exerce sur notre monde contemporain. « Malentendu » est souvent synonyme de « méprise », « équivoque », « erreur », « incompréhension » et même « ambivalence ». Il se présente généralement sous la forme d’une impasse communicative entre deux personnes ou entre les groupes et les communautés. Il signifie ne pas se comprendre, ne pas communiquer, ne pas parler la même langue, ne pas trouver d’entente, voire ne même pas la rechercher. Il s’agit le plus souvent de communication linguistique, à l’intérieur des échanges classiques qui passent par l’usage du langage, des impressions, des faits et des émotions. Quelque chose dans le processus de communication s’est interrompu, générant un blocage, un obstacle, que l’on ne peut ou ne sait surmonter. Mais il n’est pas seulement question de langue ou de langage. Le malentendu relève également de la méconnaissance, à savoir croire que l’on détient un savoir (Jankélévitch), un savoir que l’on n’a pas. Dans ce cadre, aucun savoir nouveau ou différent n’est accessible. On se contente de celui que l’on détient déjà, un savoir donné, par conséquent non soumis à remise en question. C’est là qu’émergent l’absence de volonté ou l’impossibilité à poursuivre le dialogue. Lorsque l’on croit savoir, alors qu’on ne sait pas, il n’y a nul accès à la nouveauté ou la diversité, à une pensée originale, capable de dépasser les difficultés. La distance qui en découle peut devenir, avec le temps, un fossé infranchissable obstruant le maintien de la relation. L’obstacle est parfois un « petit rien », imperceptible et léger, mais suffisant pour détraquer la machine. Quels sont les éléments les plus communs et fréquents qui font obstacle au dépassement des difficul- tés ? Quelles résistances intérieures ou extérieures nous poussent-elles à opter pour l’interruption d’une relation qui présente des contrariétés, au détriment de voies ou de solutions alternatives ? Notre époque est celle des libertés individuelles et du libre-échange. Les valeurs liées au libre choix se sont substituées à celles de l’appartenance (Ehrenberg), en ce sens qu’elles ont fragilisé davantage le maintien et la qualité des relations. L’art du raccommodage, de la « récup » a été supplanté par le « neuf ». On a le sentiment que chaque événement de la vie, qu’il soit important ou négligeable, nous pousse au changement plutôt qu’à la réparation ou au maintien de ce dont nous disposons. Le rythme du quotidien, aujourd’hui, nous empêche de nous arrêter, de réparer ce qui ne fonctionne plus. Parfois, la simple attention envers les choses essentielles de la vie : la santé, les enfants, l’affectif, nous apparaît comme une lourde tâche. Nous pensons détenir la solution à toutes les difficultés en les contournant, au lieu de nous interroger sur celles-ci. Chaque embûche semble nous contraindre à sauter l’obstacle, plutôt que nous pousser à réfléchir sur ce qui s’est produit. S’arrêter, se donner le temps, réfléchir, apparaissent comme une perte de temps, comparé à la rapidité des événements. Les malentendus ne sont alors plus des accidents, ils n’appartiennent plus au hasard ou à la simple distraction. Ils débarquent par la force dans le quotidien de chacun. Ils sont le résultat de la poursuite épuisante de soi-même. Rapidité, vitesse, urgence, sensation de n’avoir jamais le temps, d’être en retard, laissent peu de place, et encore moins de temps, à une démarche visant à revenir sur ses pas, réfléchir à ce qui a pu échapper à notre attention. On ressent un fort élan intérieur à regarder toujours plus vers l’avant, sans possibilité de se retourner, de reconsidérer les événements avec plus d’acuité. La sociologie a abordé cet aspect du présent, en parlant de « culte de l’urgence » (Aubert 2003), de « culte de la performance » (Ehrenberg 1991), de « société du malaise » (Ehrenberg 2010). 10 Revue des Sciences Sociales, 2013, n° 50, « Malentendus » Le malentendu peut être imputable à un manque de points de référence suffisamment solides. La perte du temps cyclique, vaincu par le temps linéaire, empêche le « rachat », interdit la « re-tentative », annihile la réhabilitation du mythe, considéré comme la « technique de récupération du passé non dépassé » (De Martino 1977). Dans ce cas, le malentendu signifie et représente le syllogisme d’un mal-être, qui a remplacé les sécurités/restrictions traditionnelles par les incertitudes/ amplitudes d’une voie toujours moins tracée, semée d’embûches et sombrement opaque. Ainsi le malentendu s’insinue-t-il dans le malaise social, il en fait partie intégrante. Il provient du manque de références stables et de cette vertigineuse exaltation individualiste qui en découle. La médiation, où le tiers, cette entité supérieure et incontestée, joue le rôle d’arbitre et de juge, a fait place à la négociation, à savoir la recherche continuelle de la tractation avec le conflit insoluble. De la sentence non équivoque prononcée par l’autorité incontestée, nous sommes passés aux interminables palabres intrinsèques à la négociation, à de stériles discussions qui laissent, de facto, chacun camper sur des positions empreintes de rancœur. Le sentiment de précarité de l’existence, consécutif à l’affaiblissement, voire à la disparition des rôles sociaux traditionnels, place certes les hommes sur un pied (illusoire) d’égalité, mais produit surtout de nouvelles inégalités qui soulignent les différences de genre, d’âge et de culture. La précarité a engendré de nouvelles formes de souffrances sociales et psychiques que l’on ne peut se contenter de faire figurer au catalogue des troubles psychiatriques. La perte de son emploi, les difficultés pour les jeunes d’accéder au monde du travail, le manque de parité professionnelle hommes-femmes, la présence des migrants sont autant d’éléments qui marquent les inégalités et dessinent les contours du malentendu. David Le Breton & Gabriele Profita Pour une approche positive Le malentendu : un questionnement ■ Cependant le malentendu est, ou peut devenir, dans la société contemporaine, une véritable chance : renouer les fils du dialogue, se rapprocher de l’autre, approfondir la relation, relancer la dimension interpersonnelle de l’échange et du lien, aborder la diversité. Nous sommes tous un autre pour quelqu’un, de façon plus ou moins prononcée. Si le malentendu est un thème si actuel, c’est qu’il offre la possibilité, au moment où le mélange hommes, femmes, cultures et langues semble évoluer tumultueusement, d’affronter la question du conflit intérieur/extérieur que chacun vit face à la diversité. S’impose alors, et il est impossible de s’y soustraire, le besoin de prendre l’autre pour ce qu’il est, de prendre à bras le corps les tensions et de s’ouvrir en toute confiance à ce qu’il peut nous offrir, sans tentative d’assimilation. Il s’agit d’une forme démocratique de cohabitation, où les tensions sont identifiées et gérées. Il est toutefois indispensable de remettre en cause, non pas sa propre identité, mais l’enveloppe narcissique qui l’étouffe. À une époque de grandes transformations et de grands bouleversements, nous, citoyens de l’Occident, sommes décidemment favorisés comparé à tous ceux qui viennent de pays pauvres et lointains. Rester sur la défensive est une attitude déplacée. Le malentendu pourrait s’expliquer par un besoin de préserver sa propre identité, individuelle et collective, à tort considérée comme un bloc de marbre, à jamais figé. C’est au contraire la confrontation avec l’autre, la dialectique et sa transformation qui permettent à l’identité de se consolider et d’en sortir grandie. La question de l’identité est au centre des débats en Europe, non seulement en raison de l’immigration, mais aussi par les processus d’intégration entre États. Certains prônent plus d’intégration, conscients que la globalisation est inévitable et qu’il est nécessaire d’aborder les questions économiques et politiques avec unité et cohésion. Mais il est aussi des courants qui, paradoxalement, tendent à réaffirmer les particularismes, les intérêts nationaux, voire locaux. Le tout sous la pression d’une longue crise économique qui renforce, simultanément, le désir de se protéger de la contagion et le besoin de renforcer ses propres défenses. Il est possible, en partant des difficultés de compréhension, de réduire voire de dépasser les comportements ethnocentriques, et de commencer à envisager points de vue, perceptions et conceptions divergents sous un angle plus favorable. Si nous ne parvenons pas à lire le code ou le texte proposé par l’autre, nous tendons à rester enfermés dans notre façon habituelle de voir les choses, et nous sommes convaincus qu’il s’agit là du seul et du meilleur moyen dont nous disposons, celui qui nous a garanti, individuellement et collectivement, civilisation, richesse et liberté. Le malentendu perçu comme une chance nous pousse à imaginer de nouvelles voies pour affronter les problèmes et ouvrir d’autres horizons. La tâche la plus ardue réside dans son identification et sa mise en lumière. C’est, comme nous l’avons déjà évoqué, lorsqu’il devient particulièrement complexe d’y trouver une issue que nous réalisons qu’il y a malentendu. Au moment où il est nécessaire de revenir sur les signaux qui peuvent dévoiler sa présence. À ce sujet, nous pourrions citer « le paradigme indiciaire » dont parle C. Ginzburg, lorsqu’il se réfère aux sociétés de chasseurs et qu’il fait état d’une « expérience de déchiffrage des traces… muettes et imperceptibles » (Ginzburg 1992, p. 166-167). Nous pénétrons alors dans l’univers des chiffres, à savoir des messages cryptiques qu’il convient d’interpréter et de mettre en lumière. Le monde du malentendu est partie intégrante du monde de la paresse, du retour du pareil, comme l’affirmait De Martino (1977) : « La nature tend à un éternel retour car elle est paresseuse, car le retour de l’identique est le moyen le plus économique du devenir, car la nature est inculte. Mais avec l’humanité et la culture, à savoir avec le détachement d’une nature perçue comme problème, la tendance à l’éternel retour est devenue un risque, le risque qui menace la liberté. La culture est le dramatique détachement de la paresse de la nature ». Nous sommes ainsi incités à ne pas être paresseux, à ne pas considérer les choses selon un schéma préétabli, qui nous semble « naturel », à aller creuser au-delà des habitus (Bourdieu), à rechercher, dans une apparente similarité, ce qui, au contraire, présente des éléments de distorsion, si minimes soient-ils. La connaissance et la découverte des malentendus sont toujours, pour reprendre les termes chers à Ginzburg, « indirectes, indiciaires, conjecturelles ». Comme d’ailleurs pour toutes les sciences sociales et la médecine, la connaissance est clinique, historique, sémiologique, inductive et basée sur l’expérience de l’autre. Pour s’éloigner de toute connaissance acquise et récitée comme un mantra, la recherche des malentendus apparaît comme la thérapie indispensable à la compréhension mutuelle dans un monde multiforme et multilingue. L’art divinatoire n’est d’aucun soutien et il ne s’agit pas de prédire l’avenir ou l’évolution de la relation, mais d’identifier les signaux du malentendu. Et ce n’est pas mince affaire. Bien qu’elles soient difficiles à identifier dans l’immédiateté du présent, il est toutefois possible d’en saisir les indices. La façon dont ces indices sont perçus permet un dépassement du texte, à savoir ce qui est affirmé et déductible du discours, à la faveur du contrôle de la relation. Si, à la certitude de ses propres recettes, se substitue l’observation d’un visage, d’une posture, du comportement de l’interlocuteur, on observera de nombreux signes indiquant un dysfonctionnement dans la relation, une absence de participation, des silences, un acquiescement suspect, un excès de protestations, une tentative d’explorer d’autres interprétations, etc. Il y a, chez l’autre, des signaux non équivoques marquant l’absence totale d’un minimum de symbiose (d’entente), des signaux assez perceptibles indiquant que ce que nous proposons est accepté avec suffisance, voire avec suspicion. Rester borné sur sa propre vision des choses, sur des objectifs préétablis et standardisés débouche sur un subtil mais tenace mouvement de résistance. 11 Les malentendus en contexte institutionnel ■ La question ne se limite pas à la seule volonté, à la disponibilité de s’ouvrir à l’autre. Tout n’est pas qu’affaire d’individus. Il faut aussi prendre en considération, brièvement, la dimension institutionnelle. Penchons-nous plus spécifiquement sur le domaine de la santé et des soins, théâtre de moult malentendus, plus particulièrement en contexte institutionnel, et arrêtonsnous un instant sur un cas clinique. Une patiente ghanéenne, non scolarisée et ne parlant qu’un anglais approximatif, demande une prise en charge à l’hôpital en raison de sa grossesse. Elle est atteinte d’anémie falciforme, une malformation des globules rouges induisant de graves troubles et nécessitant un diagnostic prénatal. Son mari est lui aussi atteint de la même maladie. Les époux acceptent de se soumettre à l’examen médical : le fœtus est affecté, malheureusement. On conseille à la jeune femme un avortement thérapeutique. Elle l’accepte à contrecœur. Consécutivement à l’interruption de grossesse, elle traverse une période de dépression mal soignée, et, après quelques mois, retombe enceinte. Le corps médical fait tout son possible pour attirer l’attention de la jeune femme sur les risques et dangers que son enfant pourra courir. Cette fois, cependant, le couple refuse de se soumettre au diagnostic prénatal. La naissance du bébé révèlera que celui-ci est atteint de la même maladie que ses parents. La patiente est maman de deux autres enfants au Ghana qui, selon elle, sont en bonne santé. Confrontée au diagnostic du nouveau-né, atteint d’anémie falciforme, elle explose littéralement et accuse les médecins. La maladie, dit-elle, est le fruit de l’invention des médecins et il est de son devoir de protéger son bébé du corps médical et des soins prodigués. Ainsi, après avoir accepté de soumettre son enfant à cet examen, au cours duquel elle lancera ses accusations, elle fait « disparaître ses traces ». Par conséquent, malgré un suivi de la patiente empreint de professionnalisme et, à n’en pas douter, de dévouement, le corps médical n’est pas parvenu à se mettre d’accord sur la poursuite des soins. De nombreux malentendus ont fait surface entre la patiente et les médecins qui l’ont accompagnée. La tentative des médecins hospitaliers pour tisser un réseau autour du couple n’a pas connu le succès escompté, peut-être en raison de l’organisation même des services de santé, basée sur des compétences spécialisées et fractionnées. Il n’a pas été possible d’intégrer, pour diverses raisons, ni le vécu de la patiente (et du couple), ni les aspects culturels spécifiques. La place de la maternité chez cette jeune femme ghanéenne et l’existence de ses deux enfants en bonne santé ont sans aucun doute joué un rôle sur la méfiance affichée à l’égard de notre médecine, ou simplement sur son modèle organisationnel. De nombreux médecins ou professionnels de la santé dite sociale sont parfaitement conscients des difficultés et des limites de l’approche reposant sur les méthodes et les valeurs occidentales, qui conduisent à des méprises et des difficultés relationnelles. Il est difficile de faire évoluer, non seulement son propre comportement, mais surtout le dispositif mis à la disposition des professionnels. La machine est organisée selon des critères bien précis, visant à la recherche de l’efficacité et de la performance, dont il est délicat de s’éloigner, tout comme il est délicat de se détacher des représentations mentales qui en sont le pilier. Même si les institutions laissent une large place à des espaces non règlementés et libres d’interprétations, la force du dispositif est telle qu’il est presque impossible d’envisager des actions différant des pratiques habituelles, les deux étant quasiment indissociables. Deleuze, dans la continuité du raisonnement de Foucault, parle du dispositif comme d’une machine pour faire voir et faire parler. En d’autres termes, il est complexe, lorsque l’on est une pièce du processus mental déterminé par la « machine », de se soustraire à ses liens et aveuglements. Nous ne sommes certes pas en présence d’un engrenage tortueux et omnipotent, mais le dispositif est une machine capable de contrôler les pensées, qu’elles soient 12 Revue des Sciences Sociales, 2013, n° 50, « Malentendus » exprimées et conscientes ou inexprimées et inconscientes. Il y a cependant, et malgré tout, des solutions pour faire fi des inconvénients imposés par la machine institutionnelle. Les signes du malentendu, dans l’exemple que nous venons d’illustrer, se sont manifestés d’abord sous la forme d’un rejet, puis par des retards, des absences, et enfin par une accusation de tromperie, voire, pourquoi pas, de sorcellerie en fin de parcours thérapeutique. Le problème du « mal s’entendre » dans le rapport aux autres cultures ne trouve pas de réponse adaptée dans la formation du personnel. Parler des risques « d’homologation » des patients, fournir d’autres modèles d’interprétation, expliquer que toutes les cultures n’ont pas les mêmes conceptions et qu’elles ne sont pas toujours disposées à croire à ce en quoi nous croyons, ce serait déjà une belle avancée. Les formations dispensées sont généralement techniques. Elles permettent de gérer et de résoudre, dans la limite des possibilités actuelles, les problématiques du monde de la santé selon un modèle précis qui n’intègre pas, si ce n’est superficiellement, les aspects éthiques et culturels de la profession. Malentendu ou pathologie du social ? ■ Malentendu et pathologie ou malaise social sont l’autre aspect abordé dans ce numéro de la Revue. Quel rapport y a-t-il entre le malaise contemporain et le malentendu ? Est-ce le premier qui engendre le second ou le contraire ? Existe-t-il entre eux une forme de soutien réciproque, de renforcement réciproque ? Il est probable qu’ils se renforcent mutuellement. Lorsqu’il y a malaise, émerge le malentendu, et lorsque le malaise se fait plus profond, les méfiances et la propension à mal s’entendre augmentent et engendrent des espaces de souffrance. L’ambivalence, le conflit, la paranoïa sont des termes que nous utilisons aujourd’hui pour indiquer des situations difficilement gérables et qui font référence tant à l’univers intérieur de chaque individu David Le Breton & Gabriele Profita qu’aux rapports de force sociaux entre groupes et collectivités. Les difficultés rencontrées dans les relations sociales sont souvent imputées à des malentendus, mais à y regarder de plus près, elles ressortissent souvent de climats sociaux anonymes, malsains et conflictuels. Il ne s’agit plus de malentendus mais de pathologies sociales se répercutant sur les individus. Une grande partie du développement des sciences sociales et de la psychopathologie a vu le jour entre la fin du xixe siècle et le début du xxe, en tant que phénomène lié à la forte urbanisation qui a contraint des inconnus à adopter une cohabitation sociale. Ce n’est pas par hasard qu’à cette même époque, a fait son apparition un genre littéraire jusqu’alors quasiment inconnu : le roman policier, typiquement urbain, qui a fait de Conan Doyle d’abord, puis de Simenon ses auteurs les plus suivis. Cette littérature ainsi que certains développements dans le champ de la philosophie marquent une période où tout, à l’intérieur des rapports sociaux, semble devoir être déchiffré, où tout est potentiellement caché, au-delà de la compréhension immédiate. L’ambivalence, à savoir la nécessaire présence de l’autre accompagnée du danger qu’il représente, fait son entrée fracassante dans la vie de chacun simultanément à l’effondrement des valeurs traditionnelles. La modernité débarque et, dans la seconde moitié de l’après-guerre, la post-modernité. Parallèlement au renforcement de l’individualisme, émergent la paranoïa, la suspicion, les mécanismes de défense. La technologie comme solution à nos peines, à la pauvreté, aux maladies, à l’espoir d’un état de bien-être généralisé, a marché main dans la main avec un sombre et taciturne compagnon : paranoïa et dépression, malaises pernicieux et généralisés. Comme l’affirme M. Recalcati, « l’époque hypermoderne n’est pas seulement celle du contrôle, mais aussi celle de son cynique relâchement, de l’absence de centre et de garantie, de la chute et de la compromission de toutes les instances de contrôle » (Recalcati 2010, p.315). Et c’est précisément dans cette contradiction que réside le malentendu dans Le malentendu : un questionnement ses formes extrêmes empreintes de suspicion, de méfiance, non seulement envers autrui, mais surtout envers ses propres capacités à décoder les signaux, multiples et contradictoires, issus de la différence. La paranoïa, le manque de confiance en l’autre n’est que la projection de ses propres difficultés, alimentées par la réciprocité. Il y a réciprocité dans le don (Mauss 1924), mais il y a également réciprocité dans l’obstination à refuser l’échange, à considérer la confiance et la rétractation comme impossibles. Pour briser ce cercle vicieux, encore une fois, il est nécessaire d’éliminer la paresse, de redécouvrir la peine qu’engendre le travail d’interprétation, mais aussi de se donner la possibilité de la reconnaissance de l’autre. C’est d’ailleurs sur la question de la reconnaissance qu’une partie non négligeable de la recherche actuelle se concentre, à commencer par les réflexions de F. Fanon (1952), A. Honneth (2000) et P. Ricoeur (2004). La lutte pour la reconnaissance, pour reprendre les célèbres paroles de Honneth, est la lutte pour sortir de l’invisibilité et du mépris, la lutte pour l’affirmation du soi. L’absence de reconnaissance (réciproque) justement, peut être la source, selon nous, de nombreux malentendus, à savoir tous ces artifices, ambigus et ambivalents, qui nous soustraient à la relation, même partiellement, par vertu ou par nécessité. Bibliographie Aubert N. (2003), Le culte de l’urgence: la société malade du temps, Paris, Flammarion. De Martino E. (1975), La fine del mondo, Contributo all’analisi delle apocalissi culturali. Torino, Einaudi. Ehrenberger A. (1994), Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy. Ehrenberger A. (2010) La société du malaise, Paris, Odile Jacob Fanon F. (1952), Peau noir, masques blanc, Paris, Seuil. Ginzburg C. (1993), Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion. Honneth A. (2000), La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard. Honneth A. (2006), La société du mépris, Paris, La Découverte. Jankélévitch V. (1957), Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Paris, PUF. La Cecla F. (2000), Le malentendu, Paris, Balland. Mauss M. (1924), Essai sur le don, Paris, PUF. Pury (de) S. (1998), Traité du malentendu, Paris, PUF. Recalcati M. (2010), L’uomo senza inconscio, Milano, Raffaello Cortina. Ricoeur P. (2004), Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock. 13