L’Information psychiatrique 2012 ; 88 : 279–85 SE RÉTABLIR Le rétablissement du soi dans la schizophrénie Marie Koenig-Flahaut 1,2 , Marie-Carmen Castillo 3 , Vincent Schaer 4 , Peggy Le Borgne 2 , Jean-Hervé Bouleau 5 , Alain Blanchet 6 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. RÉSUMÉ Les avancées médicales et psychosociales dans la prise en charge de la schizophrénie ainsi que la place grandissante accordée aux mouvements d’usagers ont profondément modifié les conceptions évolutives du trouble schizophrénique. La notion de rétablissement en constitue le paradigme le plus récent. Nous proposons de développer une réflexion théoricoclinique autour de la conception processuelle du rétablissement qui met en lumière, au travers d’études qualitatives, le vécu subjectif de la maladie et de son évolution. Nous tentons de dégager une meilleure compréhension des processus de remaniements identitaires propres au rétablissement dans la schizophrénie. Nous en déclinons deux modalités : le rapport au trouble et le rapport à soi que nous illustrons par les propos de patients issus d’entretiens cliniques. Enfin, nous envisageons les implications cliniques de ces éléments de compréhension. Mots clés : schizophrénie, processus, insight, conscience, soi, concept, vécu, subjectivité, identité, entretien, clinique, rétablissement ABSTRACT The recovery of the self in schizophrenia. The question of the course of schizophrenia disease, especially recovery, is of considerable interest in different clinical and social areas. We propose a qualitative study of the narratives told by patients relating their recovery process. The recovery of the self, all along the stages of the recovery conceptualized in the existing models, is also highlighted. Some of the psychological mechanisms are described in relation to the insights of the disorder and the insight of the self. These mechanisms lead to an integration of schizophrenic experiences into the identity. Our study involves clinical applications. For example, we emphasize the need to support the narrative consciousness as developed in some recent psychotherapeutic models. Key words: schizophrenia, process, insight, awareness, self-concept, experience, subjectivity, identity, interview, clinical recovery doi:10.1684/ipe.2012.0916 1 2 Doctorante, université Paris-VIII, laboratoire de psychopathologie et neuropsychologie, 2, rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis Cedex, France Psychologue, Fédération de psychiatrie de Pontoise, hôpital de jour François-Villon, 10, rue de l’Éclipse, 95800 Cergy-Saint-Christophe, France <[email protected]> 3 Maître de conférences en psychologie, directrice de l’UFR de psychologie de l’université Paris-VIII, université Paris-VIII, laboratoire de psychopathologie et neuropsychologie, 2, rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis Cedex, France 4 Praticien hospitalier, Fédération de psychiatrie de Pontoise, hôpital de jour François-Villon, 10, rue de l’Éclipse, 95800 Cergy-Saint-Christophe, France 5 Praticien hospitalier, chef de service, Fédération de psychiatrie de Pontoise, hôpital de jour François-Villon, 10, rue de l’Éclipse, 95800 Cergy-Saint-Christophe, France 6 Professeur de psychologie, directeur du laboratoire de psychopathologie et de neuropsychologie, université Paris-VIII, 2, rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis Cedex, France Tirés à part : M. Koenig-Flahaut L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 4 - AVRIL 2012 279 Pour citer cet article : Koenig-Flahaut M, Castillo MC, Schaer V, Le Borgne P, Bouleau JH, Blanchet A. Le rétablissement du soi dans la schizophrénie. L’Information psychiatrique 2012 ; 88 : 279-85 doi:10.1684/ipe.2012.0916 M. Koenig-Flahaut, et al. RESUMEN Restablecimiento del yo en la esquizofrenia. Los avances médicos y psicosociales en la atención a la esquizofrenia así como el creciente lugar otorgado a los movimientos de usuarios han modificado hondamente las concepciones evolutivas del trastorno esquizofrénico. La noción de restablecimiento es su paradigma más reciente. Proponemos desarrollar una reflexión teórico-clínica en torno a la concepción procesual del restablecimiento que aclara, mediante estudios cualitativos, lo vivido subjetivo en la enfermedad y su evolución. Tratamos de despejar una mejor comprensión de los procesos de la remodelación identitaria propia del restablecimiento en la esquizofrenia. Ofrecemos de ello dos modalidades : la relación con el trastorno y la relación con el yo que ilustramos con palabras de pacientes sacadas de entrevistas clínicas. Por fin, pasamos a considerar las implicaciones clínicas de estos elementos de comprensión. Palabras claves : esquizofrenia, proceso, insight, consciencia, yo, concepto, vivido, subjetividad, identidad, entrevista, clínica, restablecimiento Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Introduction Dans le champ de la recherche sur l’évolution de la maladie schizophrénique, il est désormais établi que la majorité des patients connaissent une évolution favorable de leur trouble [18]. Levine et al. [11] établissent, au sein d’une cohorte de 2 300 patients, plusieurs profils évolutifs sur cette trajectoire d’amélioration progressive. Ces données ont conduit à l’élaboration de nouvelles conceptualisations, d’abord centrées sur la notion de rémission, puis plus récemment sur la notion de rétablissement. Notons que ces destins possibles de la schizophrénie avaient déjà été décrits par Bleuler et repris par Henri Ey en France : « Mais, ce que l’on connaît peut-être le moins, c’est ce lent mouvement progressif d’amélioration que l’on observe beaucoup plus souvent chez les schizophrènes. L’évolution est parfois (et, je crois bien, plus fréquemment qu’on ne le dit) plus favorable et l’on assiste à une régression des symptômes de la maladie [8] ». Ils ont cependant été peu diffusés voire occultés par la conception kraepelinienne d’une détérioration progressive et inéluctable. Paradoxalement, nous devons aux mouvements d’usagers le regain d’intérêt scientifique porté à l’évolution favorable de la schizophrénie. Andreasen et al. [1] expliquent en effet comment la création du groupe de travail, ayant abouti à la définition de la rémission, est issue des mouvements d’usagers, revendiquant une évolution bien plus favorable que celle classiquement décrite. Plus récemment encore, cette impulsion est venue interpeller les chercheurs, comme les professionnels de santé, quant à un rétablissement possible dans la schizophrénie. Dans un champ psychiatrique en pleine mutation, d’autres facteurs ont concouru à l’émergence de la notion de rétablissement et à la nécessité de sa théorisation. Ainsi, la démarche de décentration d’une recherche étiologique en psychopathologie a permis de prendre en compte les conséquences sur le long terme des troubles psychiques. Le mouvement de désinstitutionalisation a engendré une préoccupation accrue pour la réinsertion des malades psychiques dans la société. Enfin, des textes de loi sont venus renforcer les droits des patients et leur positionnement 280 en tant qu’acteurs principaux de leur prise en charge. Citons en France la loi du 4 mars 2002 sur le droit des malades et la loi pour l’égalité des droits et des chances du 11 février 2005 permettant la reconnaissance d’un handicap psychique. La notion de rétablissement, à la croisée de ces évolutions tant scientifiques, sociétales, juridiques que thérapeutiques, peine à intégrer cette diversité de regards dans un ensemble unifié et cohérent. Cela pourrait en partie expliquer le flou conceptuel dans la définition de ce terme, avec le risque d’une perte de sa crédibilité en tant que conception signifiante [13]. Le rétablissement : conception dimensionnelle versus processuelle Le rétablissement se décline actuellement selon deux acceptions [20]. Premièrement, le rétablissement en tant que résultat se fonde sur des critères symptomatiques et fonctionnels. À titre d’exemple, Liberman, Kopelowicz, Ventura et Gutkind [12] le définissent selon trois axes : – un axe psychopathologique : une rémission symptomatique établie avec un score égal ou inférieur à 4 (« modéré ») dans chacun des items relatifs aux symptômes positifs et négatifs de l’échelle Brief Psychiatric Rating Scale (BPRS) ; – un axe fonctionnel (psychosocial) : les critères retenus concernent le fonctionnement socioprofessionnel (par exemple, au minimum la moitié du temps consacré à une activité scolaire ou professionnelle) ; l’autonomie (par exemple, être à même de gérer relativement seul sa prise de médicaments et ses finances) ; les relations sociales et familiales (par exemple, avoir des contacts sociaux au minimum une fois par semaine) ; – un axe temporel : le rétablissement implique que les critères précédents soient remplis pendant au moins deux années consécutives. Ainsi, un patient rétabli expérimente une amélioration clinique (en termes symptomatique et fonctionnel) le L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 4 - AVRIL 2012 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Le rétablissement du soi dans la schizophrénie rapprochant de son état antérieur à l’apparition de la maladie. Cette acception dimensionnelle offre une validité scientifique et un cadre médical à l’étude des conséquences du trouble sur le sujet. Secondement, le rétablissement en tant que processus se centre sur des critères subjectifs indépendamment de la présence ou de l’absence des symptômes du trouble. Cette conception dynamique permet de considérer des patients en rétablissement, alors même qu’ils ne sont pas nécessairement en rémission. Dans cette optique, le rétablissement est défini comme un processus actif fondé sur l’expérience subjective de la personne, ses efforts continus pour surmonter et dépasser les limites imposées par le trouble mental et les conséquences qui lui sont associées [3]. Andresen et al. [2] associent quant à eux le rétablissement à la réalisation d’une vie « pleine et significative », d’une identité positive fondée sur l’espoir et l’autodétermination. Cette conception se nourrit des témoignages des sujets et offre une place importante à la recherche qualitative. Ainsi, les travaux de Davidson [6], s’inspirant d’une démarche phénoménologique, mettent en lumière le vécu subjectif des personnes qui se rétablissent de la schizophrénie. Il s’agit d’une démarche de compréhension des étapes clés et des mécanismes psychologiques associés à une sortie de la condition de malade. Le modèle conçu par Andresen et al. [2] et repris par Favrod et Scheder [9] offre un cadre de compréhension à l’étude des différentes étapes de ce processus. La première étape, dénommée « moratoire » serait caractérisée par le déni, la confusion, le désespoir et le repli. L’importante souffrance engendrée par la profusion des symptômes psychotiques serait vécue par les sujets comme « une descente aux enfers ». La seconde étape de la « conscience » signerait l’avènement d’une première lueur d’espoir d’une vie meilleure et une possibilité de rétablissement. À cette phase correspondrait également le développement de l’insight. La troisième étape de « préparation » consisterait à différencier les manifestations de la maladie des composantes de la personnalité. Il s’agirait pour le patient de faire la distinction entre « être schizophrène » et « avoir la schizophrénie ». La quatrième étape dénommée « reconstruire » tendrait à restaurer une identité positive et à établir des objectifs de vie. À cette étape, le patient retrouverait un sentiment de contrôle de sa vie (empowerment). Enfin, la dernière étape du processus de rétablissement serait la « croissance ». Le patient serait ici à même de reconnaître ses ressources, de gérer la maladie et de maintenir une vision optimiste de l’avenir. Il ressort des témoignages des patients un sentiment de transformation identitaire, comme si la maladie leur avait appris quelque chose sur eux-mêmes. De nombreux patients affirment en effet se sentir différents de ce qu’ils étaient avant de tomber malades [9, 14, 16, 17]. Ainsi, selon cette conception processuelle, un patient en rétablissement expérimenterait un nouveau rapport à soi. De ces deux acceptions du rétablissement (dimensionnelle versus processuelle) se dégagent deux modalités de rapport à soi et au trouble : – dans le rétablissement en termes de résultat, le rapport à soi se définit comme une récupération du fonctionnement antérieur et le rapport au trouble comme une abolition des manifestations de la maladie ; – à l’inverse, dans le rétablissement en termes de processus, le rapport à soi se définit comme une transformation identitaire et le rapport au trouble comme une intégration des expériences de la maladie. Cette dernière conception, en ce qu’elle se nourrit du vécu des patients, nous semble offrir à la notion de rétablissement un cadre de compréhension plus psychologique. Le sentiment de réalisation personnelle semble s’inscrire dans un processus d’individuation menant à une modification progressive et expérientielle du rapport à soi. Nous proposons ici de réfléchir aux mécanismes psychologiques de remaniement identitaire dans la clinique des patients atteints de schizophrénie en rétablissement. Les mécanismes psychologiques du rétablissement identitaire Nous l’avons vu, la question de l’identité est centrale dans les modèles du processus de rétablissement. Davidson [6] insiste sur l’importance d’une sortie de la condition de malade et Andresen et al. [2] mettent en lumière les jalons d’une redéfinition de soi. Nous comprenons ainsi le processus de rétablissement avant tout comme un rétablissement identitaire. Nous proposons d’en préciser les mécanismes à travers des propos de patients en rétablissement. Nous nous appuierons sur des extraits d’entretiens semi-directifs effectués dans le cadre d’une recherche de doctorat sur les enjeux théoricocliniques du rétablissement psychologique dans la schizophrénie. Nous ferons également appel à notre pratique clinique dans un service de psychiatrie. L’entretien semi-directif était organisé autour de trois thèmes : – l’histoire de la maladie ; – le vécu de l’évolution actuelle ; – les projections dans l’avenir. Il s’agissait, à partir du modèle d’Andresen et al. [2], d’identifier dans le discours des patients, différentes modalités dans le rapport à soi et le rapport au trouble. Non-conscience des troubles et bouleversement identitaire Les propos, illustrant ces moments aigus de la maladie, sont des reconstructions rétrospectives des patients dans la mesure où, pour des raisons déontologiques, nous ne recrutons pour notre recherche que des patients stabilisés. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 4 - AVRIL 2012 281 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. M. Koenig-Flahaut, et al. Le premier état du processus s’apparente au moment de crise de la maladie et se caractérise fréquemment par une non-conscience des troubles. Les symptômes psychotiques sont alors au premier plan et entraînent un vécu d’extériorité à soi, souvent alimenté par les idées délirantes qui viennent mettre en doute les fondements mêmes de l’identité subjective : « J’ai vécu. . . comment dire. . . comme quand on sort de son corps. . . comme si j’étais la pièce entière, c’est difficile à expliquer mais. . . oui, j’étais la pièce. . . ». Le sentiment de ne plus être « en soi », voire d’être soumis à une volonté extérieure place le sujet comme le spectateur impuissant d’un bouleversement identitaire : « C’était plus moi dans mon corps, c’était la maladie dans mon corps » ; « J’étais paralysé, ma tête me disait : “bouge de là, bouge de ton fauteuil” et puis je pouvais pas, j’arrivais pas à faire réagir mon corps par la pensée. J’ai l’impression que j’étais en deux parties : y’avait mes pensées et mon corps que je contrôlais plus ». À ce stade de la maladie, la problématique identitaire des sujets semble reposer sur un déficit dans la conscience d’un soi minimal, c’est-à-dire dans la conscience de soi en tant que sujet de l’expérience immédiate [10]. On comprend bien ici comment le vécu d’extériorité vient alimenter la non-conscience des troubles. En effet, comment pourrais-je m’attribuer une maladie s’il se passe des choses en moi qui ne m’appartiennent pas et que je me sens absent à moi-même ? Reconnaissance des symptômes et incertitude identitaire Dans cette seconde phase, le sujet accède au doute quant au caractère de réalité des expériences vécues. Les symptômes peuvent alors être reconnus comme tels, mis à distance, voire critiqués : « Pouvoir douter. Avant, mettre le doute je pouvais pas » ; « maintenant je me dis “voilà, bon, un médecin me dit que je suis clairement sujet à des délires”, donc il faut savoir si à chaque fois que je fais quelque chose, est-ce que ça rentre dans l’ordre de la maladie ou pas, donc le savoir et faire la différence, c’est ce qu’il y a de plus dur ». Notons qu’à cette phase, la conscience du trouble reste partielle et fragile dans la mesure où le doute, non constant, porte fréquemment sur des expériences isolées et ne permet pas l’accès à une représentation du trouble plus globale. En d’autres termes, la reconnaissance des symptômes ne s’accompagne pas nécessairement de leur attribution à une pathologie psychique. Le sujet expérimente ici un sentiment hautement inconfortable car il navigue entre des positions d’adhésion ou de rejet des expériences pathologiques, voire les fait coexister : « C’est ça le problème, je peux dire avec vous que ça n’existe pas et y croire ». Le rapport à soi est également pris dans cette oscillation entre le sentiment d’être acteur ou spectateur de son vécu intérieur. La conscience de soi comme sujet de l’expérience 282 immédiate demeure fragile et fluctuante. Elle peut faire l’objet de doutes qu’il s’agit de résoudre par des stratégies de vérification dans le réel par exemple : « Une fois on me suivait en voiture, donc je me suis dit “pff c’est la parano” et en fait, non, c’était un mec qui voulait juste voler ma voiture parce que ben voilà j’ai tourné deux fois à droite, j’ai fait demi-tour et il était toujours derrière ». Conscience du trouble et identité occultée Le sujet connaît ici une avancée dans la conscience du trouble lui permettant l’accès à une signification globale et intégrée des expériences pathologiques présentes et passées : « Oui, mais en y réfléchissant ensuite, j’avais déjà connu des troubles psychiques quelques années avant, j’avais fait une crise déjà ». Le sujet se reconnaît clairement comme malade, au risque d’obérer la vision de la dynamique évolutive du trouble. Cette vision statique de la maladie peut entraîner une surgénéralisation des expériences pathologiques à l’ensemble de l’existence du sujet : « À cette époque-là, au début de ma maladie, à l’époque je me suis dit : jamais je m’en remettrai ». L’accès à une conscience globale du trouble peut alors s’accompagner d’une confusion entre l’expérience de la maladie et la maladie elle-même menant le sujet à ne se définir qu’au travers du prisme de la schizophrénie : « Pour moi, la maladie, c’est ma vie quoi ». La conscience de soi est, pour ainsi dire, confondue avec la conscience du trouble, ce qui vient bouleverser le sentiment essentiel d’une continuité identitaire. Nous pourrions, pour illustrer ce stade, évoquer certains patients qui, tout en expérimentant une amélioration clinique et une restauration de la conscience du soi minimal, s’accusent de leurs comportements pathologiques passés (tels que la dangerosité pour soi ou autrui) qu’ils intériorisent désormais comme des composantes identitaires. La reconnaissance des expériences pathologiques et leur possible mise à distance peuvent donc coexister avec une tendance à se réduire à ces mêmes expériences. Alors que la conscience d’un soi minimal (agentivité, contrôle) peut timidement être restaurée à ce stade, la conscience d’un soi narratif, destinée à donner un sens personnel, global et cohérent à une succession d’expériences immédiates [10], semble profondément mise à mal. Cette confusion identitaire et temporelle (le sujet se définit aujourd’hui par des comportements passés) pourrait être à l’origine de sentiments de culpabilité et de honte et ainsi, d’affects dépressifs. Ce trouble de la conscience de soi pourrait alors éclairer l’association entre un insight élevé et une faible estime de soi et/ou un vécu dépressif, fréquemment soulignée dans la littérature [5] et observée dans nos pratiques cliniques. À ce titre, Recasens et al. [19] identifient une forte association entre la présence d’affects dépressifs et anxieux et une préoccupation excessive de l’image de soi chez une population de 46 patients atteints de L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 4 - AVRIL 2012 Le rétablissement du soi dans la schizophrénie Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. schizophrénie. Cette conscience de soi perturbée est plus nettement corrélée aux symptômes anxiodépressifs que la conscience du trouble. Dans ce même registre, de récentes recherches [15] tentent de mieux comprendre cette conscience douloureuse du trouble à la lumière d’une conscience de soi biaisée par des représentations stigmatisantes de la schizophrénie. Ces travaux nous permettent ainsi de comprendre que cette confusion entre les expériences de la maladie et le vécu expérientiel peut être accentuée par l’internalisation de représentations sociales stigmatisantes. Ces éléments théoricocliniques nous rappellent que les représentations identitaires doivent faire l’objet de soucis constants pour le clinicien dans l’accompagnement des patients vers une meilleure conscience des troubles. Cloisonnement de la maladie et reconnaissance des composantes identitaires L’analyse qualitative des entretiens de recherche fait apparaître un mécanisme psychologique fréquemment à l’œuvre dans le processus de sortie de la confusion identitaire précédemment décrite. Il s’agit d’un cloisonnement psychique des expériences psychotiques favorisant un retour aux composantes identitaires. Les sujets évoquent en effet une forme de clivage entre le soi et la schizophrénie, pouvant aller jusqu’au recours à une personnification de la maladie, pour mieux s’en détacher : « C’est vraiment mettre la maladie de côté pour être soi-même et vivre sa vie dans un maximum de positif. . . la maladie, c’est bon, ok, je l’ai vue, je la lâche. . . comme si c’était une autre personne qui représentait la maladie ». Cette distanciation occupe une fonction défensive. Elle permettrait aux sujets de se (re)découvrir soi en dehors des expériences du trouble et de grandir dans une conscience de soi agent : « Je suis redevenu moi-même. Aujourd’hui, c’est N. fatigué de tout ce qu’il a vécu mais je suis redevenu autonome, je suis maître de mes décisions, de mon moral, mon mental » ; « J’ai modifié moi ma perception des choses, c’est pas la maladie qui me domine, c’est moi. . . ». Ainsi, c’est à ce stade de leurs remaniements psychiques (que l’on peut mettre en parallèle avec les étapes de « préparation » et de « reconstruction » dans le modèle d’Andresen et al. [2]), que les sujets semblent véritablement contacter le « pouvoir d’agir » (empowerment) : « J’ai le dessus sur la maladie. . . c’est pas elle qui me dit “fais ci, fais ça”, c’est “non, non, je vais réfléchir, d’accord” ? ». L’intériorisation d’une identité non entachée par la maladie s’accompagne naturellement d’une mise à distance des symptômes psychiquement moins coûteuse : « Plus j’apprends à me connaître, plus je suis prêt à refuser les symptômes » ; « C’est ma barrière en fait, je me dis “bon ça c’est de l’ordre du délire dû à la schizophrénie” donc je les mets de côté et du coup j’arrive à me concentrer sur autre chose, alors qu’avant c’était impossible ». Chez certains sujets, cette représentation dichotomique d’un rapport à soi et d’un rapport au trouble peut nourrir la perception d’un retour à l’état antérieur à la maladie. En effet, l’expérience du trouble est représentée comme une entrave au développement identitaire qu’il s’agit dès lors de récupérer : « J’ai retrouvé un niveau de fonctionnement mental ou intellectuel comme avant. . . j’arrive à penser comme avant 2003 [. . .] de mes 20 ans où j’ai décompensé à maintenant mes 28 ans, c’était que de la maladie, donc je ne me connaissais pas. Maintenant, j’ai tout ce qui est mes défauts et mes qualités qui ressortent » ; « Comme on dit, faut faire redémarrer les vieilles machines ». Nous pouvons comprendre ces représentations d’un soi normalisé comme nécessaires au sentiment de réappropriation d’une place dans la communauté : « Ben mon comportement ressemble de plus en plus à celui d’un humain en société donc je suis rentré dans les cases on va dire, je suis devenu un humain avec un comportement » ; « J’ai plus rien de la maladie et je me sens normal, quoi ». L’expérience de la maladie, de par son caractère déstructurant, représente ainsi pour les sujets à ce moment de leur parcours psychique, une véritable perte de temps : « Oui, parce que dans toutes les années de maladie et de grosses crises, je n’ai rien construit. J’ai eu que des échecs, donc j’ai clairement perdu mon temps » ; « Repartir. . . reconstruire, quoi. . . parce que tout a été démoli. . . ». La reconstruction d’un rapport à soi prend appui sur la déconstruction d’un rapport au trouble qui doit désormais être psychiquement réduit à néant, oublié : « On guérit pas, on ne guérit pas, on oublie ». « Je pense pas à la maladie, avant j’y pensais beaucoup mais plus maintenant, j’ai pas envie d’y penser ». Le soi narratif, sur lequel prend appui le sentiment de continuité de soi, peut-être considéré comme transitoirement restauré, même si encore inachevé du point de vue du processus d’individuation existentiel. À ce moment de leur parcours psychique, nous pouvons observer chez certains sujets une volonté de s’éloigner au maximum des services de soin, ces derniers les confrontant naturellement aux souvenirs de leur parcours dans la maladie. Ils refusent un accompagnement social par exemple ou bien ne souhaitent pas bénéficier de visites à domicile par des équipes de soins mobiles. L’observance thérapeutique n’en est pour autant pas mise à mal dans la mesure où la prise de traitements, à ce stade, est fréquemment devenue un automatisme : « Ben les traitements ça prend une place importante, mais j’y pense même pas » ; « C’est tous les jours. . . je prends mes médicaments qui sont dans ma chambre. Je fais mes prises de sang tous les mois, je vois mon toubib tous les mois, il me donne des ordonnances tous les mois, mais on n’en parle plus à la maison ». La compréhension des mécanismes psychologiques identifiés à ce stade du cheminement de nos patients, nous invite à considérer ce retrait comme un besoin, souvent transitoire, et non comme un échec thérapeutique. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 4 - AVRIL 2012 283 M. Koenig-Flahaut, et al. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Intégration des expériences de la maladie et transformation identitaire À partir du cloisonnement psychique précédemment décrit, le processus de rétablissement semble évoluer vers une intégration de la maladie au vécu expérientiel. Ce dernier stade pourrait être rapproché de la phase de « croissance » identifiée dans les modélisations d’Andresen et al. [2]. Les sujets semblent effectuer un véritable retour sur leur parcours dans la maladie. Ils en extraient un sens dans leur construction identitaire. Contrairement au stade précédent, les expériences du trouble sont ici comprises comme faisant partie intégrante de la trajectoire évolutive et ainsi, du développement du soi. Le soi est enrichi des ressources déployées dans le dépassement de cette épreuve de vie : « Je trouve qu’elle [la maladie] m’a renforcé au point de vue caractériel, des ressources nouvelles et puis un nouveau regard sur la vie » ; « je suis devenu quelqu’un peut-être de plus gentil. . . je suis devenu plus gentil, plus généreux aussi ». La maladie apparaît dès lors comme une valeur ajoutée et comme un potentiel de révélation et de transformation identitaire : « Ça m’a révélé puisque des fois je me dis “je me reconnais pas”. . . mais ça reste dans le positif donc j’ai pas peur » ; « Grâce à la schizophrénie, j’apprends tous les jours à être en accord avec moi-même ». Certains patients montrent ainsi une capacité d’extraction d’un sens personnel dans le contenu des symptômes : « C’est ça que j’apprends et puis d’être plus humain. L’humanité compte beaucoup. La maladie m’a permis de révéler mon envie d’humanité unie, donc ça, ça faisait partie du délire mais qui m’est resté et du coup, oui, du coup ça m’aide beaucoup ». Ce sentiment de transformation soutient de nouvelles aspirations personnelles et professionnelles : « La danse, ça fait trois ans que j’en fais, ça marche très très bien. . . quelque chose qui est difficile puisque je suis le seul homme. Grâce à la maladie, je me pose beaucoup moins ces questions là » ; « C’est justement à cause de la maladie, que j’envisage aujourd’hui d’être patron, pourquoi pas. . . je suis un bon cuisinier ?. . . ». L’expérience de la maladie confère ici une liberté dans l’écart aux normes et permet d’assumer pleinement ses choix de vie : « Quand on fait des choses positives on n’est pas non plus toujours dans l’autoroute que dessine la société et là-dessus, ce décalage a été très bien accepté grâce à la maladie » ; « C’est ça que les gens comprennent pas, je sais pas, y’a des solitaires, ça existe, on les traite pas de schizophrènes. . . moi je me mets à l’écart, j’aime bien rester chez moi, j’aime bien travailler chez moi ». Les patients semblent développer une philosophie de vie ouverte sur l’avenir : « Voir la vie mais dans son aspect simple et à la fois riche. . . la simplicité dans la richesse » ; « Je pense que ça va s’améliorer, je serai pleinement serein et en mesure de me lancer dans le monde du travail ». 284 Ainsi, contrairement au cloisonnement précédemment décrit, l’acceptation de la maladie se marque par une intégration des expériences passées dans le soi actuel : « Ma maladie, j’oublie pas. . . faut pas oublier. C’est que des leçons, j’en ai tiré plein de leçons ». Certains patients manifestent alors une volonté de témoigner de leur parcours auprès des autres patients. Nous pouvons faire le lien ici avec le principe des pairs aidants qui se développe au sein des services de soins [7] et qui nous semble s’appuyer sur ce processus d’intégration de la schizophrénie au vécu expérientiel. Conclusion Nous avons souhaité au sein de cet article décrire différents stades du processus de rétablissement qui viennent apporter un éclairage complémentaire aux modèles existants. Soulignons que ces stades n’entretiennent pas entre eux un rapport de contingence. Le processus de rétablissement renvoie à un cheminement non linéaire du patient vers la conscience et l’acceptation de l’expérience de la maladie. Les modèles existants impliquent l’idée d’un rapport à soi modifié que nous nous sommes proposé d’expliciter, notamment à travers les propos de nos patients. Le rapport à soi et le rapport au trouble apparaissent comme deux modalités croisées menant à l’intégration de l’expérience de la maladie à l’identité. Se dessine ainsi un insight plus global qui serait constitué non seulement d’une conscience du trouble mais aussi d’une conscience de soi. En ce sens, la conscience des troubles agirait comme levier thérapeutique pour favoriser la conscience de soi et inversement. La compréhension du processus de rétablissement du soi dans la schizophrénie offre de nouvelles implications cliniques et psychothérapeutiques. À titre d’exemple, Lysaker et al. [14] proposent un modèle de psychothérapie intégrative centrée sur la conscience narrative. La relation thérapeutique est ici basée sur la co-construction d’une histoire de vie cohérente et continue et repose sur la manière dont le patient se positionne comme protagoniste de cette narration. Elle viserait ainsi à la restauration d’une continuité identitaire mise à mal par le trouble et la conscience douloureuse qui parfois l’accompagne. Elle permettrait en outre de favoriser une mise en sens des décompensations et expériences psychotiques. Nous pouvons supposer, au regard des données théoricocliniques exposées précédemment, qu’un accompagnement vers une meilleure conscience narrative (le soi étendu dans le temps) soutiendrait la restauration d’une conscience du soi immédiat (agentivité). En ce sens, ce travail identitaire serait souhaitable dès le début des troubles. L’esprit de ces nouvelles psychothérapies apparaît ainsi accorder une importance toute particulière aux remaniements identitaires ponctuant le processus de rétablissement. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 4 - AVRIL 2012 Le rétablissement du soi dans la schizophrénie Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Enfin, soulignons un élément fondamental dans l’accompagnement des patients vers le rétablissement : outre l’orientation thérapeutique, les représentations des cliniciens apparaissent déterminantes. L’espoir, principal « ingrédient » du rétablissement [6], ne peut être seul tributaire du patient, notamment dans les phases précoces du trouble. En effet, comme nous le rappelle Bottéro [4], « si une chose est sûre en psychiatrie, c’est que la vision des troubles, du pronostic, de la gravité, est contagieuse. Et cela dans les deux sens. Si nous continuons de penser que les schizophrénies ne guérissent jamais, alors nos patients ne guériront jamais ». 9. 10. 11. 12. Conflits d’intérêts : aucun. 13. Références 14. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. Andreasen NC, Carpenter WT, Kane JM, Lasser RA, Marder SR, Weinberger DR. Remission in schizophrenia: proposed criteria and rationale for consensus. Am J Psychiatry 2005 ; 162 : 441-9. Andresen R, Oades L, Caputi P. The experience of recovery from schizophrenia: towards an empirically validated stage model. Aust Nz J Psychiatr 2003 ; 37 : 586-94. Barbès-Morin G, Lalonde P. La réadaptation psychiatrique du schizophrène. Ann Med Psychol 2006 ; 164 : 529-36. Bottéro A. La question de la guérison des schizophrénies. Neuropsychiatrie : tendances et débats 2008 ; 34 : 9-11. Bouvet C, Ettaher N, Diot E. Insight, dépression, estime de soi et satisfaction de vie chez des personnes souffrant de schizophrénie. Evol Psychiatr 2010 ; 75 : 471-83. Davidson L. Living outside mental illness. 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