Café d’histoire du 4 octobre 2010. L’Alsace au cœur : Maurice Barrès. Par M. Jean-Pierre COLLIN, professeur en sciences politiques à Paris II. Présentation par M. Marcel Spisser : M. Collin n’est pas seulement professeur, il fut aussi conseiller du ministre J. Lang et même auteur d’une pièce de théâtre. M. Collin : Je suis content de parler ce soir à Strasbourg ; je suis originaire de Lorraine ; et Maurice Barrès avait deux villes de prédilection : Metz et Strasbourg, occupées à l’époque. C’était un homme d’une lucidité extraordinaire sur les problèmes politiques de son époque. C’est un peu paradoxal de parler de lui, et pourtant c’est « un prince oublié » et mal connu. Il est un peu inventeur du nationalisme dans un sens bien particulier de ce mot – et il fut anti dreyfusard. Le jeune Barrès est né à Charmes dans les Vosges en 1862, d’une famille aisée avec un père qui n’avait pas d’activité particulière et une mère romantique. Il a connu l’occupation allemande (1871) avec des souvenirs très vifs, qui marqueront son nationalisme. Placé à l’internat de Malgrange en 1872, il y a beaucoup souffert, de sorte qu’en passant plus tard à l’enseignement public, il le ressent comme une véritable libération. Et il connut alors une vie assez libre, bien loin d’être un éteignoir ! A 20 ans il va à Paris, plein d’ambition et sera rapidement introduit dans les salons en vogue, surtout celui de Leconte de Lisle, parnassien, au boulevard St. Michel ; celui-ci l’emmena au Sénat rencontrer Anatole France. Très vite il s’inscrit dans le milieu parisien : il écrit beaucoup, tout en menant la nuit une vie de patachon. Il publie une première trilogie Le culte du moi à 23 ans. Aragon aura beaucoup d’admiration pour cet aspect de Barrès et plus généralement les communistes ne seront pas trop critiques à son égard, sensibles à son patriotisme. Un homme libre, présenté par Bourget, connaîtra un succès extraordinaire et lui vaudra une renommée telle qu’on va l’élire Prince de la jeunesse. Dans l’histoire de Michel Winock celui-ci distingue une période Barrès comme une période Sartre. Mais l’antidreyfusisme de Barrès lui porte ombrage jusqu’à ce jour. Barrès a toujours voulu être un homme d’action et il mettait sa littérature au service de cette action. Il se rallie au boulangisme et se fait élire sous cette étiquette député de Nancy ; et, à ce titre, il siège à l’extrême gauche de l’hémicycle ! Puis il sera député des Halles à Paris jusqu’à sa mort. Il est élu à l’Académie Française. A sa mort, à 61 ans, on lui fait un triomphe national, partagé par tous les bords de l’échiquier politique ; car il n’était pas vraiment un conservateur : J. Jaurès était un ami de Barrès, qui fera plusieurs portraits de lui et Jaurès sera à son enterrement. Léon Blum a écrit les plus belles pages sur Barrès et les deux sont amis jusqu’à leur mort. Ainsi M. Barrès est un homme complexe, loin de l’image du conservateur qu’on a gardé de lui aujourd’hui. L’affaire Dreyfus : dans un premier temps il y a l’arrestation, la condamnation et l’exil du capitaine et il n’y a pas d’affaire Dreyfus. C’est son frère qui lance l’affaire par une pétition avec Blum et bien d’autres… Et on sollicite Barrès pour la signer. Barrès réfléchit. Or la conviction était née dans beaucoup d’esprits de l’époque, à savoir que la question n’était pas que le capitaine soit ou non coupable, mais que les dreyfusards voulaient vraiment détruire l’armée. Et cela prend un aspect antisémite insupportable ; il y a des citations de Barrès très fortes en ce sens. Et plus généralement l’antisémitisme était latent dans la société, notamment sous la forme négative d’un anticapitalisme juif. Au procès de Rennes Barrès reste fortement anti-dreyfusard. En 1902 Barrès renoue avec Marcel Proust, avec la princesse de Noailles… et son opinion évolue. Barrès changera d’attitude du tout au tout avec la guerre de 1914 et il rendra un hommage sans pareil aux juifs engagés pour la France. Barrès écrit énormément : son œuvre représente en volume la moitié de celle de Victor Hugo, alors qu’il vécut 20 ans de moins ; il écrit sur des sujets très différents (même le Liban). Je conseille souvent Du sang, de la volupté et de la mort. Sa pensée est typiquement éclectique. Il est aussi critique d’art. Il aime l’Italie, mais l’Espagne l’emporte dans son estime et il parle avec enthousiasme du secret de Tolède. Pour lui l’islam commence en Espagne et les carmélites le font penser au Coran ! Ses ouvrages sont étonnants, comme Les jardins sur l’Oronte qui fait scandale dans les milieux catholiques. S’il considère L’Eglise Romaine comme le pilier de la civilisation occidentale, il n’a pas lui-même la foi. Barrès est pour moi en même temps un penseur politique ; c’est le véritable inspirateur du général de Gaulle, qui a beaucoup lu Barrès. Maurras vient voir Barrès et ne le reconnaît pas à cause de son apparente jeunesse – Julien Benda, communiste juif, dit qu’à 60 ans Barrès avait encore l’aspect d’un étudiant – Maurras, très brillant, grand écrivain, était tourné vers le passé : réclamant pour l’Eglise la restitution de tous les droits d’avant 1789. Inspirateur des intégristes, il n’était pas croyant non plus, même s’il a eu les derniers sacrements, comme une assurance tous risques. Maurras est très éloigné de Barrès. Barrès est un rationaliste républicain : il admire la Commune, il aime Louise Michel, « la Jeanne d’Arc de la Commune », comme il l’appelait. Barrès n’est pas maurrassien et n’adhère pas à l’Action Française. Au fil de ses écrits, notamment ses Cahiers, on voit se dessiner une doctrine politique ; il note tous les soirs ses idées de 1884 à 1923 ; cela donnera 15 volumes qui vont être réédités prochainement. J’ai pérégriné avec lui pendant 2 ans ! Ses idées seront celles de de Gaulle. Il est boulangiste au départ : Boulanger, ministre de la guerre, était ami de Clémenceau ; il a modernisé l’état-major, amélioré la situation des soldats, aligné les prêtres et les étudiants sur la règle commune en matière de service militaire. Mais il n’avait pas la stature d’un homme d’Etat et ce n’était d’ailleurs pas son ambition. Il mourra sur la tombe de sa maîtresse, en se suicidant. Barrès est inspirateur de de Gaulle en ce qu’il veut la réforme de la République : - renforcement de l’exécutif ; il ira jusqu’à dire – comme par anticipation, - « il nous faut un général » ! - il ne met pas en cause le régime parlementaire ; - il veut une grande indépendance de la justice ; - il veut le recours au référendum (ou plébiscite), à l’inverse de Maurras ; - il veut une politique publique - de la science, - de l’Europe, - de la Défense. Il est donc le véritable inspirateur de la 5ième République et de ses Institutions. De Gaulle ne s’est pas recommandé de Barrès à cause de sa réputation antisémite et aujourd’hui encore on tourne le dos au passé, or on ne peut pas comprendre le présent sans connaître le passé. Je n’ai pas trouvé de libraire à Strasbourg pour présenter mon livre ! Pourtant Barrès voulait le Rhin comme artère européenne, voulait une Allemagne fédérale… ; il fait connaissance en 1923 de K. Adenauer, alors maire de Cologne ; il aime l’Allemagne ; Goethe est pour lui le plus grand écrivain de l’Europe et la philosophie importante est la philosophie allemande ; il va souvent à Bayreuth et admire Wagner. Il est lucide, fondamentalement. Sur le traité de Versailles et les nouveaux pays crées en Europe centrale il voit d’avance l’instabilité et perçoit la volonté de revanche ; il décèle l’influence russe dès 1923. Réponses aux questions. Par rapport aux territoires occupés, son attitude est nuancée, il n’appelle pas une guerre de ses vœux. Mais il insiste : on ne doit pas laisser les Alsaciens-Lorrains abandonner leur province, car c’est une déperdition de la France dans ces territoires (en accord avec Pierre Bucher). Il cherche à imaginer une solution : un grand règlement pacifique un peu vague. Pour lui la cathédrale de Strasbourg était le symbole de la France ; et son fils était l’un des premiers compagnons de de Gaulle. Pour Barrès l’union de la France et de l’Allemagne était fondamentale et l’Alsace est le cœur de la France qui ne peut renoncer à cette province. L’union France – Allemagne n’est pas commerciale, elle est politique et pathétique ! Sur son roman Les déracinés : Entre la 1ère trilogie dont j’ai parlé et la 3ième Les barons de l’Est, se situe la 2ième Le roman de l’énergie nationale. Les déracinés (1897) y sont un livre capital : 7 jeunes gens de Nancy montent à Paris et y vivent un destin marqué par un certain déterminisme social ; ce n’est pas ce que je préfère chez Barrès, c’est sûrement une suite de son éducation à Malgrange. Marié et père d’un fils, Barrès sera amoureux de la comtesse de Noailles, qui sera l’amour de sa vie, l’Orient de ses rêves. Barrès est profondément laïque et aurait voulu qu’en 1924 l’Alsace « profite » de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Notes R. Kriegel.