2010-Gal-Petitfaux-Sève-Cizeron-Adé

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Chapitre y
Activité et expérience des acteurs
en situation : les apports
de l’anthropologie cognitive
Nathalie Gal-Petitfaux, Carole Sève,
Marc Cizeron, David Adé
Introduction
Ancrage disciplinaire
L’anthropologie cognitive constitue l’ancrage disciplinaire délimitant le
point de vue adopté dans ce chapitre pour analyser l’intervention en sport
et en éducation physique et sportive (EPS). Les recherches conduites dans
cette orientation appréhendent l’intervention en se fondant sur un certain
nombre de présupposés relatifs à l’étude de l’activité humaine et des situations sportives.
En premier lieu, ces recherches privilégient une démarche compréhensive. La
fondation du projet anthropologique contient une spécificité, celle de l’autodétermination par l’homme de sa propre nature, et une analyse compréhensive
est nécessaire lorsqu’on admet que les activités humaines ont comme caractéristique majeure le fait d’avoir un sens pour ceux qui les vivent. Comprendre,
c’est d’abord accéder à ce sens, c’est-à-dire à la façon dont des acteurs font
l’expérience et interprètent les situations qu’ils vivent. D’autres sciences humaines comme la psychologie, la sociologie, l’ergonomie partagent ce point
de vue, à tel point parfois que les frontières susceptibles de démarquer leurs
ancrages disciplinaires sont difficiles à repérer.
En deuxième lieu, ces recherches recourent à une description des situations
d’intervention pour les comprendre. Les relations entre recherche et formation ne sont pas conçues de façon prescriptive : les résultats des études sont
susceptibles d’enrichir les problématiques professionnelles, en apportant un
gain à la compréhension des phénomènes qui s’y développent. Les liens entre culture scientifique et culture professionnelle de l’intervention ne peuvent
se rapporter à un simple schéma d’application : la culture scientifique et la
culture professionnelle s’influencent mutuellement.
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Sciences de l’intervention en EPS et en sport
En troisième lieu, l’adjectif « cognitive » précise l’orientation thématique du
projet anthropologique. L’anthropologie cognitive s’intéresse aux processus
cognitifs parce qu’ils sont centraux pour étudier une question anthropologique
majeure : celle de l’acquisition et de la transmission des pratiques et représentations culturelles. De ce point de vue, les situations d’intervention en sport
et en EPS constituent un terrain de choix car les pratiques d’acquisition et de
transmission y sont extrêmement présentes et sous des formes diversifiées.
Le projet de l’anthropologie cognitive est d’atteindre, à partir de la diversité des situations humaines étudiées, l’unité des principes qui gouvernent le
fonctionnement cognitif humain. Il constitue un ancrage disciplinaire fécond
pour des programmes de recherche se développant dans différents secteurs
d’intervention (le sport, le travail, l’éducation, les pratiques artistiques, etc.).
Inscrites dans cet ancrage, les études conduites dans le domaine de l’intervention en sport et en EPS visent à formaliser des principes qui organisent
l’activité des différents intervenants dans ce domaine particulier.
Cadre théorique
Le cadre théorique s’articule avec l’orientation disciplinaire sans s’y confondre. Si l’anthropologie cognitive délimite un point de vue adopté pour l’analyse de l’activité humaine, le cadre théorique en précise l’orientation scientifique. Les études de ce chapitre ont adopté un certain nombre de présupposés
théoriques rassemblés sous la notion d’« action située ».
Le cadre théorique de l’action située (Suchman, 1987) a opéré une rupture
avec le modèle classique de planification de l’action. La prise en compte de
l’environnement dans l’analyse de l’activité a conduit les chercheurs à mettre
en évidence la complexité et les propriétés dynamiques des situations ainsi
que le caractère auto-organisé et émergeant de l’activité. En soulignant l’importance de la perception comme processus actif lié à l’intentionnalité du
sujet et à son engagement corporel dans la situation, c’est en fin de compte
l’analyse et la modélisation de la cognition par analogie avec les ordinateurs
qui a été peu à peu mise en défaut. Le concept d’« action située » n’était pas
à l’origine relié au problème de la cognition. L’expression « action située »
a transité vers celle de « cognition située » pour souligner l’idée que c’est en
réalité l’acteur, en tant qu’agent cognitif, qui est situé.
Le cadre de l’action (ou de la cognition) située s’organise autour de trois idées
clefs, en rupture fondamentale avec les présupposés cognitivistes classiques
(Gal-Petitfaux et Durand, 2001 ; Saury, Ria, Sève et Gal-Petitfaux, 2006) :
– le caractère incarné de la cognition. La cognition prend racine dans le corps,
dans ses composantes neurobiologiques les plus profondes ;
– le caractère indéterminé de l’action. Elle se déploie en relation avec des
ressources acquises au cours des expériences passées et aussi en exploitant
celles présentes dans la situation actuelle. Toute action est toujours, dans une
certaine mesure, une improvisation en situation ;
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Activité et expérience des acteurs en situation :
les apports de l’anthropologie cognitive
– la cognition (ou l’action) est une construction de significations, partagées
par une communauté. La cognition est socialement et culturellement située :
agir c’est construire des significations dans un contexte culturel et en relation
avec d’autres individus.
Selon ce cadrage théorique, agir consiste avant tout à attribuer du sens aux
situations vécues de façon à se les rendre familières et intelligibles. La formulation condensée d’ « anthropologie cognitive située » (Theureau, 2004)
permet de rassembler à la fois l’orientation anthropologique et son inscription
dans le cadre théorique de l’« action située » (ou « cognition située »). Dans sa
vision de l’« anthropologie cognitive située », Theureau insiste sur le présupposé d’autonomie de l’acteur au sens de Varela (1989), autrement dit sur l’idée
d’un couplage asymétrique entre l’acteur et l’environnement. Cette asymétrie
marque le fait que l’individu possède une phénoménologie propre : c’est lui
qui détermine, par son activité, les éléments de l’environnement avec lesquels
il interagit et qui construit à chaque instant sa propre situation. Du point de vue
du sujet agissant, la situation n’occupe pas une position d’extériorité objective
à laquelle il se confronte : la situation correspond en fait à l’interprétation permanente qu’il fait de ce qu’il vit, à chaque instant de son activité.
Options méthodologiques
Étudier le sens de leur activité pour les acteurs s’accompagne de contraintes
méthodologiques. L’une des plus fortes consiste à intégrer le point de vue de
l’acteur pour décrire correctement son activité. L’idée n’est pas pour autant
de retourner à une introspection naïve, mais d’armer au plan méthodologique
l’accès à ce point de vue.
À cette fin, des chercheurs en grande partie regroupés autour de Marc Durand
(2001), se sont tournés vers l’appareillage théorique et méthodologique du
programme de recherche du cours d’action développé par Theureau (2004).
Pour appréhender l’activité comme construction de significations, Theureau a
proposé plusieurs objets théoriques et options méthodologiques, notamment
le « cours d’action ». Il permet de rendre compte de la manière dont évoluent
les préoccupations, perceptions, connaissances, émotions, interprétations,
d’un acteur au cours d’une séquence d’activité. Il est reconstruit sur la base de
l’articulation de données comportementales et de verbalisations. Les données
de verbalisation sont recueillies grâce à des entretiens dits d’autoconfrontation. Lors de ces entretiens, l’acteur est confronté à des traces de son activité
passée (bien souvent des enregistrements audiovisuels) et est invité à raconter, décrire, commenter ce qu’il a perçu, pensé, ressenti, fait. Ces données
d’observation des comportements de l’acteur en situation, et de verbalisation,
permettent au chercheur, moyennant des précautions méthodologiques, de reconstruire l’activité vécue en s’appuyant sur le point de vue de l’acteur et en
respectant la dynamique temporelle propre à son activité.
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Sciences de l’intervention en EPS et en sport
Toutes les études rapportées dans ce chapitre ne s’inscrivent pas dans le programme de recherche du « cours d’action » ; toutefois, elles partagent le recours à des entretiens d’autoconfrontation (Theureau, 2004) : elles font appel
à la narration, par l’acteur, de son expérience vécue afin d’accéder à son point
de vue et rendre compte du sens de son activité. Le point de vue subjectif de
l’acteur est doublement contextualisé au cours de l’entretien :
– d’une part avec les traces de son activité (rétroaction vidéo ou rappel en
mémoire des événements vécus) ;
– d’autre part avec la façon dont le chercheur met en intrigue cette expérience
vécue (par le choix des séquences qu’il retient pour l’entretien, par les questions qu’il pose, les relances qu’il effectue).
La suite de ce chapitre présente trois lignes de résultats d’études conduites
dans l’orientation de l’anthropologie cognitive située :
– la dynamique et l’inscription contextuelle de l’activité ;
– les phénomènes de typicalisation, de catégorisation perceptive et de construction des connaissances pendant l’activité ;
– les phénomènes de coordination interpersonnelle et d’articulation des activités individuelles.
Chaque ligne de résultat s’appuie sur des études récentes, les plus illustratives de l’approche, dans le domaine de l’entraînement, de l’enseignement de
l’EPS et de la formation.
Résultats
La dynamique et l’inscription contextuelle de l’activité
des intervenants
L’activité hic et nunc des intervenants en sport a un caractère contextuel.
Elle est incompréhensible si on ne l’étudie pas en relation avec les empans
temporels et l’environnement dans lesquels elle s’inscrit. Elle se structure
à la fois temporellement, l’activité passée configurant l’activité future ; et
spatialement, par les offres de l’environnement et des objets in situ.
L’intervention, un cours d’action structuré par des séquences typiques d’action
Un aspect remarquable de l’activité des intervenants est la récurrence de formes d’organisation de leur action, repérable par des séquences d’actions typiques : elles reflètent des classes de comportements et d’intentions relativement
stables, traduisant la façon dont l’acteur répond et s’adapte aux contingences
et perturbations environnementales. Cette récurrence a notamment été observée chez des sportifs experts (Sève et Leblanc, 2003) et des enseignants
d’EPS expérimentés en natation sportive (Saury et Gal-Petitfaux, 2003).
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Activité et expérience des acteurs en situation :
les apports de l’anthropologie cognitive
Il a été mis en évidence que l’activité des pongistes experts s’organise selon
trois structures d’action typiques qui alternent au cours du match : des séquences dites exploratoires (les joueurs cherchent à interpréter et comprendre
le jeu de l’adversaire), exécutoires (ils recherchent une efficacité maximale)
et dissimulatoires (ils tentent de masquer leurs doutes à l’adversaire). L’alternance de ces séquences révèle une adaptation aux contraintes de la situation,
notamment celles liées au mode de comptage des points : lorsque les pongistes estiment qu’ils ne peuvent plus se permettre de perdre des points sans
hypothéquer leurs chances de gain de match, ils ne mettent plus en œuvre de
séquences exploratoires.
Dans les leçons de natation scolaire, où les élèves nagent en file indienne
dans un couloir, deux structures typiques d’action sont identifiables chez les
enseignants. Dans la première, nommée « présentation de l’exercice et lancement de la file indienne », l’enseignant réunit les élèves en bout de couloir : il
transmet les consignes de travail, organise les départs échelonnés des élèves,
puis se décale sur le bord latéral de la piscine pour superviser. Dans la seconde, nommée « supervision et correction individuelle des apprentissages »,
l’enseignant corrige les élèves pendant qu’ils nagent. Elle est composée de
trois séquences typiques : « flash » (corrections brèves, sur le vif, par injonctions), « suivi » (injonctions répétées, en suivant l’élève sur le bord pour
l’encourager et validation du résultat immédiat), « arrêt » (arrêt de l’élève et
explications techniques riches). Ces trois modes dépendent :
– du placement que l’enseignant adopte ;
– de la nature des difficultés de nage qu’il perçoit in situ chez les élèves ;
– de celles qu’il juge prioritaires à traiter.
Pistes pour l’intervention
De la singularité des actions émergent des structures d’action repérables, récurrentes
et qui se stabilisent au fil de la pratique. Ces séquences typiques traduisent une compétence de l’intervenant à exploiter les ressources de l’environnement. L’identification de
ces séquences et la compréhension de leur organisation ouvrent vers la conception de
nouveaux contenus de formation visant à faciliter le développement de l’expérience des
intervenants.
L’intervention, un cours d’action structuré par des formats pédagogiques
et des objets
Pour organiser l’activité des élèves ou des athlètes, les enseignants et entraîneurs organisent l’espace de travail selon des formats pédagogiques variés
(Gal-Petitfaux et Durand, 2001) dont les plus caractéristiques sont les colonnes, files indiennes, vagues, ateliers, cercles.
Par exemple, une étude sur l’enseignement scolaire de la gymnastique (Cizeron et Gal-Petitfaux, 2006) a mis en évidence trois formats caractéristiques : le « regroupement » lorsque l’enseignant réunit les élèves pour
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Sciences de l’intervention en EPS et en sport
leur expliquer les consignes de travail ; les « ateliers » quand il scinde la
classe en petits groupes répartis dans l’espace ; la « file indienne », les élèves défilant à la « queue-leu-leu » les uns après les autres. Chaque format
renvoie à une configuration particulière du rapport topographique entre
l’enseignant et les élèves, et l’intervention de l’enseignant (ses actions
gestuelles, la forme et le contenu de ses communications) est indexée aux
propriétés du format.
Ces formats pédagogiques sont structurés à partir d’objets variés (ballons,
plots, lignes de terrain, etc.) dont s’aident les praticiens pour délimiter des espaces de circulation, corriger et évaluer le résultat des actions… Pour autant,
les objets ne tiennent pas toujours les fonctions que leur a assignées l’intervenant (Adé et de Saint Georges, à paraître). Les objets participent par exemple
à des processus de négociation implicites entre enseignants et élèves : pendant les leçons, les enseignants sont parfois confrontés à des modifications
des formes d’utilisation des objets par les élèves. Ces modifications participent à des négociations par une conciliation des intérêts des enseignants et
des élèves. D’autres études ont pointé le rôle des objets dans les ritualisations
(Adé et Poizat, sous presse) : les enseignants utilisent de façon récurrente des
objets identiques pour des situations similaires afin de construire des rituels
en classe (par exemple, utiliser un banc dans le gymnase pour faire asseoir un
élève ayant commis une déviance).
L’importance du rôle des objets a également été identifiée chez des nageurs de
haut niveau à l’occasion de l’étude des interactions entre des nageurs et un appareillage technique (le MAD-system composé d’un rail sous l’eau sur lequel
sont fixées des cales disposées perpendiculairement à l’axe de nage) conçu
pour évaluer en crawl les résistances à l’avancement (Adé, Poizat, Gal-Petitfaux, Seifert et Toussaint, sous presse). Il ressort que dans certaines plages de
vitesse, les nageurs déploient des modalités d’utilisation différentes des cales,
au niveau du rythme et de la force des appuis. Ces modifications sont similaires chez les nageurs lors des passages nagés à des vitesses lentes et rapides, et
singulières pour des passages à des vitesses moyennes. Cette étude renforce
l’idée que les objets ne possèdent pas des propriétés objectives susceptibles
de déterminer de façon identique l’activité des acteurs.
Pistes pour l’intervention
L’activité et l’environnement se définissent mutuellement. Ceci ouvre sur trois pistes
essentielles pour la formation :
– reconnaître l’importance du rôle des formats pédagogiques et des objets dans l’expérience des intervenants ;
– les concevoir non pas comme des composants de l’environnement « périphériques » à
l’activité des acteurs mais comme des « appels » pour l’intervenant à guider une réponse
attendue et des potentiels d’action pour les apprenants ;
– admettre que tous les acteurs ne vivent pas de la même façon les formats et les objets
avec lesquels ils interagissent.
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Activité et expérience des acteurs en situation :
les apports de l’anthropologie cognitive
L’intervention, un cours d’action inscrit dans des cadres temporels
emboîtés
Les intervenants attribuent une signification aux actions et événements présents en les rattachant, d’une part à des actions et événements passés, et
d’autre part à des actions projetées et intentions futures.
Par exemple, pour les entraîneurs olympiques de voile (Saury et Gal-Petitfaux, 2003), les périodes de préparation à la régate sont enchâssées dans des
unités significatives plus larges, qui caractérisent les différents cadres temporels dans lesquels s’inscrit leur action au cours de la préparation olympique.
À titre d’illustration, au cours d’une interaction à l’issue d’une régate, l’entraîneur s’était focalisé sur les sensations de l’athlète liées à l’utilisation d’un
nouveau mât. Il rattachait son action à quatre horizons temporels :
– la régate (les sensations immédiates perçues) ;
– l’ensemble des régates de la compétition (la mise au point du mât) ;
– la phase de la préparation (expérimentation du mât et évolution des sensations liées à son utilisation) ;
– la Préparation olympique sur quatre ans (conception d’un mât pour optimiser la performance de l’athlète).
Des études en EPS ont également pointé l’inscription temporelle de l’intervention. Par exemple, les conflits en classe se développent dans le cadre d’une
histoire entre les enseignants et les élèves (Durand, 2001). La réaction d’un
enseignant vis-à-vis d’un comportement déviant d’élève ne peut souvent se
comprendre qu’en relation avec l’historique des interactions au cours même
de la séance, des cycles, voire de l’année précédente. La sanction émise à
l’instant « t » ne résulte pas du comportement immédiat de l’élève mais d’un
ensemble de comportements précédents.
Cette inscription temporelle de l’action est également décelable à l’échelle
d’une situation pédagogique. Durand (2001), lors d’une étude sur l’enseignement de la gymnastique scolaire, a mis en évidence qu’un élève avait de fortes
chances de recevoir de la part de l’enseignant un commentaire de nature similaire à celui donné juste avant à l’élève précédent. Cet effet de contamination
des consignes d’un élève à l’autre pointe l’ancrage de l’action présente dans
celle qui la précède. Ceci peut s’expliquer par un phénomène d’hystérésis,
c’est-à-dire d’adhérence aux événements et pensées passées.
Pistes pour l’intervention
L’intervention ici et maintenant prend son sens en référence à trois niveaux de temporalité : l’histoire des évènements passés ; les contraintes et ressources présentes ;
l’accomplissement des objectifs visés. Former à l’intervention nécessite de prendre en
compte la relation entre les échelles temporelles classiques de la planification (cycles,
séances, exercices, etc.) et celle propre au décours même de l’activité.
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Sciences de l’intervention en EPS et en sport
Précisions théoriques
L’intervention a une organisation temporelle particulière et se structure non
pas dans un environnement mais par cet environnement. Les formats pédagogiques et les objets influent sur l’organisation spatiale et temporelle de l’activité. L’intervention intègre une utilisation permanente de supports pour l’action (espaces, objets) qui constituent des « artefacts cognitifs » assurant des
fonctions cognitives de guidage et de contrôle des actions. Par l’expérience,
les praticiens apprennent à exploiter les ressources que leur offre l’environnement pour en faire des artefacts et agir plus efficacement. Comprendre l’intervention nécessite d’étudier comment les praticiens conçoivent ces artefacts, et
comment ceux-ci structurent en retour leur activité.
Précisions méthodologiques
Analyser les dimensions contextuelles de l’intervention nécessite l’élaboration d’un observatoire permettant d’appréhender l’activité en relation avec les
conditions spatiales, matérielles et dynamiques des situations. Cet observatoire repose tout d’abord sur une observation ethnographique : les comportements du praticien sont enregistrés puis décrits finement de façon à reconstituer la chronique de ses actions et communications, leur inscription spatiale,
leur instrumentation par des artefacts, ainsi que leur forme et contenu. Par
l’auto-confrontation, le chercheur accède à la manière dont les espaces et objets influent sur la dynamique de construction des significations de l’acteur.
Précisions épistémologiques
L’espace et le temps sont couramment vus comme des entités distinctes de
l’intervention. Les études présentées refusent de les dissocier et recourent à la
méthodologie du cours d’action (Theureau, 2004), particulièrement féconde
pour rendre compte du contexte vécu de l’activité. Toutefois, si le cours d’action permet d’accéder aux propriétés contextuelles significatives pour l’acteur,
il ne permet pas de rendre compte de l’ensemble du processus d’incorporation
des espaces et des objets qui reste pour partie indicible par l’acteur.
Typification, catégorisation perceptive et construction
de connaissances dans l’action
Les connaissances des intervenants mobilisées au cours de leur activité ont
un caractère pragmatique : elles sont finalisées et modelées dans et par les
situations d’intervention. Elles renvoient à des processus de typification de
l’expérience : elles prennent la forme de « types » par lesquels les intervenants donnent du sens aux situations qu’ils rencontrent. Leur étude dans le
cours de l’intervention met en évidence leur caractère contextuel, incarné,
à la fois dispositionnel et opportuniste. L’analyse réflexive est un moyen
d’accéder à ces connaissances, de les conceptualiser et de les développer.
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Activité et expérience des acteurs en situation :
les apports de l’anthropologie cognitive
La connaissance mobilisée dans l’action est un « type »
Connaître pour agir, c’est reconnaître les traits typiques des situations d’intervention et évènements s’y déroulant. Ces typifications dans l’activité des
intervenants sont des catégorisations à la fois conceptuelles et perceptives ;
elles portent sur différents aspects des situations d’intervention. Sève (2001)
montre, par exemple, qu’en cours de match, les pongistes de haut niveau mettent en relation diverses connaissances, interprétations et éléments perceptifs.
Leur activité est une mobilisation incessante de « types » pour s’adapter à
l’incertitude de la situation, en reconnaissant des situations de jeu familières,
dans lesquelles l’efficacité des actions a déjà été éprouvée.
En étudiant l’activité des entraîneurs de haut niveau en gymnastique, Rolland et
Cizeron (2008) parviennent à des résultats analogues. Pour intervenir efficacement auprès des gymnastes, les entraîneurs mobilisent des connaissances fondées
sur des processus de reconnaissance perceptive : ce qu’ils perçoivent correspond
à des totalités dynamiques qui intègrent des formes particulières du corps du
gymnaste, mais aussi des forces, des trajectoires, des vitesses, des accélérations,
des durées. S’ils voient au cours de telle habileté gymnique une position particulière de la tête vis-à-vis du buste, ils savent que cette position entraîne un mouvement particulier du corps. Proches de gestalts dynamiques, ces types constituent
des modèles par lesquels ils rendent intelligible le mouvement gymnique.
Pistes pour l’intervention
Les connaissances dans l’action ont un caractère fortement praxique et expérientiel.
Intervenir efficacement suppose que le praticien apprenne à voir et à interpréter ce qui
est pertinent en situation (« avoir le coup d’œil », « avoir l’œil du maquignon »...).
Les connaissances des intervenants sont structurées par des croyances
Les connaissances que les intervenants mobilisent pour agir consistent pour
partie en des croyances, c’est-à-dire des connaissances seulement « tenuespour-vraies ». Croire, c’est adhérer à une idée sans nécessairement contrôler
les arguments permettant de la démontrer. Les situations d’intervention étant
par nature complexes, les croyances sont heuristiques pour caractériser les
connaissances des intervenants et expliquer leur pertinence pragmatique. Une
étude conduite avec des enseignants chevronnés spécialistes de gymnastique
a mis en évidence un système de croyances (Cizeron et Gal-Petitfaux, 2002).
Pour justifier leurs interventions en classe, les enseignants recourent notamment à des énoncés de connaissances essentiellement allusifs, approximatifs,
métaphoriques et parfois en contradiction avec les énoncés scientifiques. Ils
justifient par exemple leurs prescriptions d’alignement et de gainage du corps
en mobilisant les notions de « transfert d’énergie » et de « fuite d’énergie ».
Leur façon d’expliciter l’énergie montre qu’ils la comprennent de façon métaphorique comme une substance, un fluide, et ils métaphorisent le corps comme
système de segments articulés dans lequel circule cette « énergie substance ».
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Sciences de l’intervention en EPS et en sport
Pistes pour l’intervention
Les croyances des intervenants ont un caractère essentiellement stable et résistant
au changement. Au-delà des formalisations canoniques transmises, elles organisent
le système de pensée des intervenants. Leur analyse aide à la conception des dispositifs de formation : les croyances sont des « dispositions à agir » et sont générées,
transmises, renforcées sur le lieu même de l’action, d’où leur fonctionnalité pratique
incontestable.
Apprendre à intervenir en construisant des connaissances par l’action
La littérature montre que les connaissances pour intervenir reposent sur deux
registres complémentaires : des connaissances dites disciplinaires, académiques ou théoriques ; des connaissances d’expérience, construites dans l’action
même. Ces dernières résultent d’une adaptation permanente aux situations
d’entraînement et d’enseignement.
En s’intéressant à la construction de connaissances au cours d’interactions
sportives, des études pointent le caractère hypothétique des connaissances
mais aussi leur résistance au changement. Une étude sur l’activité des pongistes experts (Sève, 2001) montre qu’en début de match, les joueurs testent au
cours du jeu la validité de certaines connaissances construites antérieurement.
Au fil du résultat des actions en cours, les connaissances existantes sont validées ou invalidées. Ce processus est asymétrique : une seule confirmation
suffit à valider une connaissance existante, alors que plusieurs infirmations
sont nécessaires pour l’invalider. Les pongistes construisent également de
nouvelles connaissances dans l’action en identifiant des régularités dans les
réponses de l’adversaire.
En enseignement, des études ont repéré des processus similaires de construction, validation/invalidation de connaissances dans l’action, au cours d’expériences comme les dilemmes (Ria, Saury, Sève, Durand, 2001) ou les conflits en
classe (Durand, 2001). Par exemple, les enseignants construisent des connaissances lorsqu’ils éprouvent des dilemmes, c’est-à-dire lorsqu’ils sont animés
à un instant donné par des intentions d’action contradictoires. Ce type d’étude
souligne le caractère situé et incarné des connaissances pour l’action à travers
le rôle des émotions : bien qu’elle soit source d’inconfort pour l’intervenant,
la tonalité émotionnelle vécue dans l’action apparaît comme une ressource
potentielle pour apprendre.
Pistes pour l’intervention
Les analyses précédentes invitent à remettre en cause une idée courante selon laquelle
les athlètes apprendraient à l’entraînement et appliqueraient ensuite leurs connaissances en match. De même, elles ont des retombées sur les dispositifs de formation des
enseignants : considérer les stages professionnels non seulement comme un lieu d’application de connaissances, mais d’émergence, d’analyse de problèmes professionnels
et de construction de connaissances pour l’action.
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Activité et expérience des acteurs en situation :
les apports de l’anthropologie cognitive
L’analyse réflexive de l’activité aide à construire des connaissances
pour l’intervention
Les dispositifs de formation à l’intervention sont confrontés à la difficile articulation avec l’expérience pratique. Dans le cas du conseil pédagogique par exemple, les enseignants débutants construisent des connaissances et un vocabulaire
communs avec leur conseiller pédagogique leur permettant de repérer des difficultés d’enseignement et d’envisager des actions à réaliser. Mais, en classe, ils
ne parviennent que très rarement à agir en conformité avec ces anticipations.
Assistée par le formateur, l’analyse réflexive vise à aider l’intervenant à mieux
comprendre les situations qu’il a vécues, à les problématiser. Des études s’intéressent par exemple au développement professionnel des intervenants en enseignement à partir d’une analyse réflexive (Leblanc, Ria, Dieumegard, Serres
et Durand, 2008). Elles montrent que l’analyse réflexive de pratiques :
– facilite une conceptualisation des connaissances mobilisées ;
– aide à construire des connaissances sous forme de types pour des classes de
situations ;
– montre au stagiaire que les connaissances pour agir sont sans cesse reconstruites en cours d’activité, tout en dotant celle-ci d’éléments de régularité.
Pistes pour l’intervention
Pour le praticien, l’analyse réflexive de sa propre activité vécue en situation d’intervention peut être une aide efficace, à condition que : le point de départ de cette analyse soit
effectivement son expérience vécue ; l’analyse passe par la description de son activité
et l’explicitation des significations qui l’animaient en situation (intentions, émotions, perceptions et connaissances sur lesquelles il s’appuyait pour agir). L’analyse consiste alors
à thématiser, problématiser, conceptualiser l’expérience, pour faire émerger de nouvelles
connaissances susceptibles d’orienter l’action future.
Précisions théoriques
La connaissance mobilisée en action a une spécificité contextuelle et pragmatique. Dire que la connaissance est située signifie qu’il s’agit de la connaissance d’un acteur engagé par l’action dans une situation, et qu’elle ne peut
être comprise qu’en relation étroite avec le sens que cette situation a pour lui.
Le caractère pragmatique de la connaissance mobilisée en action renvoie à sa
nature opératoire ; la connaissance est une ressource permettant à l’intervenant de savoir-faire, de s’adapter à des situations complexes et aléatoires.
Cependant, sa nature opératoire rend sa formalisation difficile. Théorisée par
le chercheur seul, elle risque à tort d’épouser les formes prédicatives canoniques et habituelles de formulation du savoir (par exemple, énoncés propositionnels sous forme de règles, principes, etc.). Lorsque la parole est donnée
aux acteurs, c’est rarement sous cette forme qu’ils l’expriment. Ils mêlent dans
leurs énoncés des éléments hétérogènes (images, métaphores, impressions,
sentiments, sensations, perceptions, typifications de leurs expériences).
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Sciences de l’intervention en EPS et en sport
La connaissance en action est donc, en tant que « type », une totalité signifiante qui a ses racines dans la corporéité. Elle a un caractère incarné au sens
où elle a une dimension sensori-motrice, est perceptivement structurée, et
n’est pas isolable d’un ressenti émotionnel.
Précisions méthodologiques
Appréhender la connaissance mobilisée en action nécessite de recourir à des
méthodologies permettant de l’étudier dans le cours même de l’intervention.
Nos méthodes combinent une description ethnographique fine des actions observables par le chercheur et des entretiens faisant expliciter par l’acteur ses
pensées, interprétations, raisons, au moment même où il accomplissait telle
ou telle action. La difficulté méthodologique principale est de focaliser l’acteur sur l’analyse du couplage action-cognition, en l’invitant à ancrer précisément son discours à propos du contexte de l’action.
Les méthodologies employées en recherche ont dès lors aussi une certaine
pertinence dans le domaine de la formation à l’intervention. Dans la mesure
où c’est essentiellement dans l’action que se construit la connaissance pour
l’intervention, il est important de retenir les expériences vécues des praticiens
comme un support à la formalisation et au développement de la connaissance
des intervenants.
Précisions épistémologiques
La connaissance des praticiens est enchâssée dans leur activité, construite et
mobilisée à partir du contexte d’intervention. Son caractère incorporé suppose que le praticien, pour l’expliciter, décrive ses interprétations dans l’action,
et non qu’il rationalise celles-ci a posteriori. Ainsi, la connaissance pratique
des intervenants incite la recherche à s’orienter vers une épistémologie de
la pratique, même si ces connaissances énoncées par le praticien ne forment
qu’une partie de celles utilisées dans et pour son action.
Coordinations interpersonnelles et articulation des activités
individuelles
Les situations sportives comportent une dimension collective. Elles mettent
en présence des individus devant ajuster leur propre activité à celle des
autres pour coopérer ou s’affronter. Mais un « collectif expert » ne peut
être réduit à un « collectif d’experts ». Une performance collective est autre
chose que la somme des performances individuelles.
Des communautés de pratique
Dans l’enseignement des sports d’opposition en EPS, les enseignants prescrivent des tâches d’apprentissage dites coopératives ou compétitives pour
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Activité et expérience des acteurs en situation :
les apports de l’anthropologie cognitive
développer chez les élèves des compétences d’entraide ou d’opposition à
autrui. Cependant des études récentes ont montré que les préoccupations
des élèves une fois engagés dans ces tâches d’apprentissage sont multiples
et qu’ils déploient conjointement ou successivement une activité à orientation coopérative ou compétitive. L’activité déployée par les élèves n’est pas
toujours congruente avec la prescription de la tâche par l’enseignant : les
élèves peuvent coopérer dans des tâches compétitives et s’affronter dans des
tâches coopératives. Par exemple, lors de tâches d’évaluation, les élèves sont
susceptibles d’adopter des stratégies de « coopération dans l’adversité » pour
répondre aux enjeux évaluatifs (Saury et Rossard, sous presse). Ces modes de
collaboration expriment une micro-culture propre à la communauté de pratique de la classe.
Pistes pour l’intervention
Ce résultat invite les intervenants à passer d’une vision prescriptive à une vision proscriptive des situations d’intervention en sport. Les tâches mises en place ne déterminent
pas en totalité l’activité des élèves ou des athlètes mais leur offrent un champ de possibles pour agir. Aussi une compétence des intervenants est de comprendre la manière
dont les élèves s’engagent dans les tâches prescrites, les modifient et négocient leurs
exigences : un comportement d’élève qui peut sembler inapproprié au regard de la tâche
proposée devient intelligible s’il est re-situé dans le contexte global des interactions au
sein du groupe classe. Appréhender les éléments de la culture collective (propre à une
classe, une équipe, un groupe d’élèves) constitue également une ressource pour l’activité des enseignants et des entraîneurs.
La notion de référentiel commun
La coopération entre les partenaires d’une même équipe exige une coordination des activités individuelles pour permettre l’atteinte d’un but commun.
Une des notions les plus souvent mises en avant pour expliquer ces processus
de coordination interpersonnelle est celle de référentiel commun, c’est-à-dire
le partage de connaissances communes. Ce référentiel est essentiel dans la
mesure où il donne aux membres de l’équipe un cadre de jeu et des repères
collectifs communs.
Des travaux montrent que les connaissances du référentiel commun sont
construites par les membres de l’équipe au cours de leurs interactions passées, et du coup se modifient en relation avec ces interactions sur différents
empans temporels (une saison sportive, un match). À titre d’illustration, certaines des connaissances partagées, notamment celles relatives aux aspects
stratégiques, évoluent de manière différente au cours du match selon les
joueurs. Une connaissance partagée au début du match telle que « notre zone
presse met l’équipe adverse en difficulté » peut être, au cours du jeu, renforcée chez certains joueurs et invalidée chez d’autres. De la même manière, lors
du match, les partenaires d’une équipe ne construisent pas toujours les mêmes
connaissances sur les adversaires.
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Sciences de l’intervention en EPS et en sport
Pistes pour l’intervention
Pour améliorer l’efficacité collective d’une équipe en sport, une des voies d’intervention
est d’actualiser les contenus du référentiel commun. Il s’agit d’accéder à la conception qu’ont les joueurs de l’organisation collective des actions (les conditions d’efficacité
de l’organisation collective au niveau technique, physique, tactique ; les priorités dans
l’orientation du jeu). Par exemple, dans des situations de coaching, l’entraîneur recherche, lors des briefings d’avant match, un partage par tous les coéquipiers de connaissances identiques quant à la stratégie collective à adopter. Dans la mesure où ces connaissances stratégiques évoluent de manière différente selon les joueurs, au cours même du
déroulement du match, l’entraîneur doit rechercher régulièrement (grâce au temps morts
par exemple) une réactualisation de ce partage.
Le partage de connaissances : similarité ou complémentarité
Le partage des connaissances entre les membres d’un collectif peut être envisagé de différentes manières :
– en termes de similarité : les membres de l’équipe possèdent des connaissances isomorphes ;
– en termes de complémentarité : tout en présentant une part commune, leurs
connaissances sont différentes ;
– en termes de distribution : les connaissances sont différentes les unes des
autres.
Des études sur l’activité d’élèves (De Keukelaere, Guérin et Saury, 2008)
ont mis en évidence l’aspect complémentaire et distribué du partage en montrant que lors des situations d’apprentissage et de performance, les élèves ne
mobilisaient et ne construisaient pas toujours les mêmes connaissances. Par
exemple, en volley-ball, une équipe respectait le principe de rotation lors de
la récupération du service, alors que certains élèves n’avaient pas construit la
« règle » correspondant à cette rotation : ils se laissaient guider par d’autres
élèves qui avaient une meilleure connaissance du « volley-ball fédéral ». Par
contre ces élèves aidaient l’équipe à respecter une forme de comptage spécifique (avec des points bonus) prescrite par l’enseignant.
Pistes pour l’intervention
Pour l’intervenant en sport, il semble essentiel de s’interroger sur les formes de partage
(similarité vs complémentarité) les plus efficaces au regard des exigences de la tâche
collective. Ce n’est pas parce qu’un groupe d’élèves est efficace collectivement que chaque élève a construit l’ensemble des connaissances exigées par la réalisation de la tâche
collective. Les élèves (ou les sportifs) peuvent avoir développé des compétences qui leur
sont propres, et c’est leur agencement in situ qui permet de produire une performance
collective efficace. Aussi se pose une question de fond pour l’intervenant : est-il préférable de développer les compétences individuelles des élèves, ou est-il plus pertinent
de leur apprendre à exploiter les ressources offertes par les autres tout en mettant ses
propres compétences à leur service ?
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Activité et expérience des acteurs en situation :
les apports de l’anthropologie cognitive
Processus de partage et construction d’une intelligibilité mutuelle
Les interactions sportives reposent sur des formes diverses de coordination
interindividuelle. Par exemple, des études ont pointé cinq formats caractéristiques d’activité chez les acteurs sportifs lors de leurs interactions (Poizat,
Sève, Bourbousson et Saury, 2009) :
– l’enquête : consiste à explorer la situation pour la comprendre (exemple :
identifier les points forts ou faibles de son adversaire) ;
– la mise en visibilité : consiste à rendre ostentatoire certaines de ces intentions (exemple : signaler par un code gestuel à son partenaire le type de service que l’on va réaliser) ;
– la surveillance : consiste à prendre régulièrement des informations sur la
situation pour contrôler son évolution (exemple : évaluer l’adaptation de son
adversaire contre un coup gênant) ;
– le masquage : consiste à cacher à l’autre certaines de ses interprétations ou
intentions (exemple : dissimuler ses doutes) ;
– la recherche d’influence : consiste en une tentative d’influer sur les interprétations et jugements d’autrui (exemple : inciter son partenaire à opter pour les
mêmes choix tactiques que soi).
Ces cinq formats d’activités se retrouvent dans les interactions coopératives
et compétitives : ils visent à assurer une compréhension partagée entre les acteurs, nécessaire à la coordination interpersonnelle. Il s’agit, pour des acteurs
engagés dans la réalisation d’une tâche collective, de reconnaître et comprendre leurs intentions et conduites réciproques. Dans le cas des interactions coopératives, cette reconnaissance vise à faciliter l’activité de ses partenaires ;
dans le cas des interactions compétitives, elle vise à contrarier l’activité de
ses adversaires.
Pistes pour l’intervention
Ces cinq formats d’activité sont constitutifs de toute interaction humaine. Par exemple,
lorsque l’on rencontre une personne (même familière), l’échange commence souvent par
une « enquête » la concernant (« Est-elle disponible pour me parler ? Prête à m’écouter ? »). De même, un enseignant fait preuve d’une activité permanente de masquage et/
ou de mise en visibilité de ses intentions/interprétations vis-à-vis des élèves. Enseigner
l’EPS c’est, de part la variété des situations d’interactions sportives qu’elle offre, l’occasion de développer ces formats d’activité chez les élèves et rendre ainsi ces derniers plus
aptes à s’engager dans des interactions humaines.
Précisions théoriques
Les processus de coordination permettant aux différents membres d’un collectif de coordonner efficacement leurs actions individuelles, constituent
une dimension essentielle de la performance collective. Ces processus sont
conçus, d’une façon générale, en termes de partage de « contenus cognitifs
» entre les partenaires. Le cadre du cours d’action permet de caractériser le
contenu et les processus de partage en appréhendant simultanément les acti15
Sciences de l’intervention en EPS et en sport
vités individuelles et l’activité collective, selon deux présupposés principaux.
Le premier est qu’un collectif correspond à une totalité organisée, dont l’organisation est constamment remise en cause par les activités individuelles
et reconstruite par elles. Le deuxième présupposé concerne l’importance du
sens partagé, construit par les activités antérieures, dans la constitution du
collectif actuel (par exemple, règles constitutives d’un groupe, pré-construits
culturels) : ce sont les interactions entre acteurs qui font émerger l’activité
collective et sa dynamique, dont la forme est, entre autres, celle du partage de
normes, valeurs, routines collectives…
Précisions méthodologiques
Le cadre théorique et méthodologique d’analyse du « cours d’action » invite à
étudier les activités humaines en tant qu’activités individuelles-sociales, c’està-dire à rendre compte de la manière dont l’activité d’un acteur est en relation
constitutive avec celle d’autrui. L’activité d’un acteur n’est pas un phénomène
isolé mais intègre d’autres acteurs (présents on non dans la situation). L’objet
théorique de « cours d’action collectif » caractérise la manière dont l’activité
collective se construit sur la base de la concaténation d’activités individuelles,
elles mêmes envisagées comme individuelles-sociales. Au niveau méthodologique, la reconstruction d’un cours d’action collectif repose sur la reconstruction préalable et l’articulation des cours d’action individuels : elle rend
compte de la construction d’un sens partagé entre les acteurs au cours d’une
période d’activité, sur la base de la comparaison de l’évolution des significations qu’ils construisent et des éléments qu’ils prennent en compte.
Précisions épistémologiques
Concernant l’étude des processus de coordination, un des intérêts essentiels
de la méthodologie du cours d’action est qu’elle permet d’identifier les éléments pris en compte dans la situation par les acteurs, et ainsi de préciser les
éléments communs et les processus de partage. Cependant elle ne permet
d’accéder qu’à une partie des éléments communs pris en compte : ceux dont
l’acteur parle lors des entretiens. D’autres éléments de la situation peuvent
avoir été en quelque sorte « transparents » aux yeux des acteurs et avoir pourtant joué un rôle dans les processus de coordination. Une analyse de type ethnographique permet d’identifier certains de ces éléments (par exemple, une
analyse fine des comportements des pongistes a permis de mettre en évidence
l’importance des jeux de regard dans les processus de coordination).
Conclusion
Au terme de ce chapitre, quatre considérations soulignent la contribution spécifique de ce programme dans le champ de la recherche sur l’intervention.
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Activité et expérience des acteurs en situation :
les apports de l’anthropologie cognitive
Le primat accordé à l’expérience des praticiens
L’appui sur l’anthropologie cognitive privilégie la prise en compte des significations propres aux acteurs pour décrire leur activité et les connaissances qui
y sont enchâssées. Les études empiriques présentées soulignent l’importance
de l’expérience des praticiens comme point de départ de l’analyse, c’est-à-dire
la façon dont ils font et vivent leur activité de travail. Elles ont montré que
l’intervention était porteuse à la fois d’une expérience privée et d’une culture
dessinant une communauté de pratique et un genre collectif (Durand, 2001).
Une démarche de recherche fondée sur « l’étude de cas »
La rigueur scientifique de notre démarche s’exprime, entre autres, par le travail méticuleux du chercheur pour mettre en évidence des résultats ayant une
valeur générique à partir de l’étude de cas singuliers. La recherche anthropologique consiste à penser à partir du cas, et non à penser le cas. Elle vise à
dégager des éléments de généralité, ou plus précisément de généricité dans le
sens où les études de cas engendrent une construction théorique par réitération
des observations jusqu’à identification de principes explicatifs généraux.
Un programme de recherche à double visée : épistémique et transformative
Ce programme de recherche défend conjointement à sa visée « épistémique »
une visée « transformative ». Les pratiques sont étudiées avec le souci d’offrir
aux praticiens eux-mêmes des possibilités de transformation de leur intervention et de leurs situations professionnelles. Premièrement, le fait d’étudier comment les intervenants construisent leur pratique au niveau où elle est
significative pour eux permet l’élaboration de modèles d’intelligibilité de la
pratique et des connaissances en action, dans lesquels les praticiens se reconnaissent. Ceci facilite l’accueil des résultats de recherche dans la communauté
des praticiens. Deuxièmement, les études deviennent des artefacts susceptibles d’aider la conception de dispositifs de formation professionnelle, à partir
des résultats des études de cas et des outils méthodologiques (par exemple,
pour instrumenter la réflexivité lors d’entretiens).
Les conditions éthiques de la collaboration praticien-chercheur
L’irruption de chercheurs dans l’intimité des pratiques des intervenants s’accompagne de conditions éthiques nécessaires pour approcher les situations de
travail authentiques. Nous en retiendrons deux principales :
– le respect fondamental des exigences de la pratique, en adaptant les procédures et dispositifs de recherche pour ne pas en gêner le cours de l’intervention ;
– l’adoption d’une posture compréhensive, et non de jugement surplombant
vis-à-vis du praticien : l’activité du chercheur est d’abord une collaboration
pratique, basée sur la confiance et la compréhension mutuelle, avec les praticiens eux-mêmes, des phénomènes étudiés.
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Sciences de l’intervention en EPS et en sport
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