3. olsson100308

publicité
3
___________________
Afghanistan et Irak : les origines coloniales des guerres antiterroristes
par Christian Olsson
Pour certains observateurs critiques de la « guerre globale contre la terreur » (Global War on Terror, GWOT) décidée après les attentats du 11 septembre 2001 par
l’administration de George W. Bush, c’est une logique impériale inscrite dans la continuité d’une longue histoire guerrière qui se déploie dans les guerres engagées par les
États-Unis en Afghanistan à l’automne 2001 et en Irak en mars 20031. Si cette vision
n’est pas sans fondement, il importe de se méfier des raccourcis et des simplifications
historiques : comme l’indiquait Alessandro Dal Lago au chapitre précédent, nous
n’assistons pas aujourd’hui au retour des empires d’antan ; et l’« empire global » — et
a fortiori l’« empire global américain » — n’existe pas davantage. Tout au plus y aurait-il des tentations impériales. Mais celles-ci viennent aujourd’hui inévitablement se
briser, telles des vagues, sur les sables de la modernité politique. Cette dernière tient
en effet l’empire en horreur, comme le montrent les réactions et les oppositions locales, qu’elles soient ou non d’inspiration nationaliste, que suscitent bien souvent ces
tentations.
Pour autant, on ne peut saisir le fonctionnement et la logique de la GWOT à la seule
aune des impératifs du temps présent : comme on va le voir, la mise en perspective
historique est indispensable pour comprendre comment les modalités militaires de
l’antiterrorisme de l’actuelle administration Bush (et de ses alliés « occidentaux »)
s’inscrivent dans une histoire longue faite de continuités et de ruptures. Cette histoire
est notamment celle de l’emprunt mimétique, par les militaires « occidentaux », des
modalités d’action prêtées à un ennemi « asymétrique » dans le contexte des guerres
de décolonisation : on opposait alors la « guerre psychologique » à la « propagande par
l’action », la « terreur » ou la « contre-terreur » au « terrorisme », etc.
Quand l’histoire bégaye…
L’histoire, bien sûr, ne se répète jamais à l’identique. Mais le présent n’est jamais
un ordre émergeant spontanément du néant non plus. Il faut par conséquent voir les
continuités historiques malgré les ruptures et les changements. Ces continuités peuvent
être tracées par la transmission de savoir-faire ou par les trajectoires historiques
d’institutions s’inscrivant — telles les armées — dans des traditions de longue durée.
De ce point de vue, les antécédents coloniaux et néocoloniaux de l’idée et du savoirfaire de la « guerre au terrorisme » ne sont pas fantasmés.
Dans les territoires qu’ils occupaient, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis
ont ainsi fait l’expérience de la lutte armée contre un ennemi dont les caractéristiques
réelles ou supposées de « combattants irréguliers », de « partisans » ou de « subver1
Noam CHOMSKY, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, Agone, Marseille,
2004.
1
sifs » sont aussi celles qui serviront à définir le « terrorisme » et les « terroristes » :
évanescents, omniprésents, ne portant pas de signes distinctifs, pratiquant la dissimulation, ne respectant pas les normes établies de la guerre, frappant de manière indiscriminée, etc. Après la Seconde Guerre mondiale, le terme de « terroriste » sera d’ailleurs
souvent apposé par les forces coloniales à ces combattants irréguliers, presque systématiquement assimilés au communisme international.
Tel est le cas par exemple de l’Armée de libération nationale malaise (MNLA) :
alors que ses membres étaient d’abord qualifiés de « bandits », ils furent rapidement
rebaptisés « CTs » (pour communist terrorists) par le gouvernement colonial britannique pendant la « Malayan Emergency » (« Urgence malaise »), de 1948 à 1960. De la
même façon, la rébellion du mouvement Mau-Mau au Kenya fut en 1952 officiellement déclarée « terroriste » par l’administration coloniale britannique. Ou encore le
Viêt-Minh pendant la guerre française en Indochine (puis le « Viêt-Công » pendant la
guerre américaine au Viêt-nam) et le FLN pendant la guerre d’indépendance algérienne. La liste est d’autant plus longue que l’on peut y ajouter les mouvements
d’opposition aux occupations coloniales et néocoloniales américaines en Amérique
latine et aux Caraïbes, mais aussi aux Philippines depuis l’insurrection de 1899-1902.
En effet, leurs prolongements pendant la guerre froide, à commencer par le mouvement Hukbalahap (ou « Huk ») aux Philippines, férocement réprimé entre 1945
et 1954, seront presque immanquablement qualifiés de « terroristes » et « communistes ». Il faut pourtant souligner que ces mouvements n’étaient pas tous de gauche, loin
s’en faut ; certains, comme l’EOKA créée en 1955 à Chypre sous administration britannique, s’identifiaient au contraire à la droite nationaliste.
C’est en tout cas par ces expériences que la lutte antiterroriste est devenue un des
savoir-faire des corps expéditionnaires des forces armées à tradition coloniale, ce qui
ne sera pas sans effet sur les dispositifs actuels de « guerre contre le terrorisme » en
Afghanistan et en Irak. Il n’est par exemple pas étonnant que le US Marine Corps
(USMC), bénéficiant d’un savoir-faire hérité notamment des « banana wars » néocoloniales en Amérique centrale au début du siècle dernier2, soit avec les forces spéciales
sur le devant de la scène de la GWOT depuis le 11 septembre. En témoigne par exemple le fait que la province réputée la plus instable d’Irak, Al-Anbar, ait été de facto
placée sous la responsabilité des Marines (lesquels n’ont pas hésité à s’autoproclamer
« America’s 9/11 Force »).
La genèse coloniale du savoir-faire militaire en matière de lutte contre le terrorisme
n’implique évidemment pas un retour de la colonisation ou du colonialisme, les techniques coloniales ne pouvant être considérées indépendamment du contexte historique
qui les a fait émerger. Mais encore faut-il s’accorder sur ce que l’on peut entendre par
« colonial », terme dont les sens et les connotations sont très variables (ce qui a notamment permis aux représentants américains de toujours nier officiellement la dimension coloniale de certains épisodes de l’histoire américaine). Le terme sera ici utilisé
2 Le manuel du corps des Marines sur les small wars de 1940, synthétisant les enseignements tirés
de ces « guerres de la banane », constitue de ce point de vue un classique, aujourd’hui considéré par
les Marines comme hautement pertinent dans le cadre du contre-terrorisme en Irak et en Afghanistan.
2
pour désigner une période, celle qui s’ouvre avec les « grandes découvertes » au
e
XVI siècle et se clôt théoriquement avec la décolonisation, mais aussi une pratique, la
mise sous influence de territoires « allogènes ». Aussi y inclurons-nous non seulement
les colonies au sens propre du terme (s’accompagnant de domination politique de territoires et de sujétion de leurs populations), mais aussi les protectorats, les dominions et
les territoires rattachés comme l’Algérie pour la France ou les Philippines pour les
États-Unis. Il faut également souligner que la période de la décolonisation a prolongé
certaines pratiques de « gouvernance à distance » d’États postcoloniaux, en particulier
par adaptation de la technique de l’indirect rule britannique. On parlera à ce propos de
néocolonialisme.
Il faut tenir compte enfin du fait que les termes de colonialisme et de néocolonialisme peuvent renvoyer à des réalités locales très différentes. Dès lors, il ne s’agira ici
en aucun cas de minimiser les singularités sociologiques des types de violence locale
secouant les territoires colonisés, ni de contester certaines des distinctions conceptuelles utilisées pour les décrire, comme celle entre « guérilla » et « insurrection ». Il s’agit
simplement de souligner que ces formes de violence locale ont conduit les forces expéditionnaires occidentales à développer des savoir-faire particuliers, cassant la distinction entre ce qui relève classiquement de la sphère interne des États — et donc de
la police — et ce qui est propre à la sphère externe — et donc à la diplomatie et à la
guerre. Ce savoir-faire colonial de maintien de l’ordre s’est ainsi élaboré dans les interstices des paradigmes dominants de la sécurité, ceux de la police en interne et de la
guerre interétatique en externe. C’est ce savoir-faire qui sert souvent aujourd’hui dans
la lutte militaire contre le terrorisme et qui continue d’en structurer certaines pratiques.
Ainsi, dans une certaine mesure, on peut bien dire que l’histoire bégaye…
Les « autres guerres » et l’enjeu des populations
La guerre classique, celle dont traitent la plupart des livres de stratégie militaire,
n’existe plus : ce n’est pas le constat d’un pacifiste, mais d’un général britannique empreint de pragmatisme, Rupert Smith. Dans un livre publié en 20053, il montre que les
conflits contemporains impliquant des militaires « occidentaux », ceux qu’il appelle
les « guerres parmi les populations », sont radicalement différents des guerres interétatiques classiques : l’enjeu stratégique y est l’adhésion des populations civiles locales
au mandat politique des militaires et non l’épreuve décisive de la force sur le champ de
bataille. Mais si ces « autres guerres » paraissent aujourd’hui centrales aux militaires
occidentaux, elles n’en sont pas pour autant nouvelles.
Certes, pendant la guerre froide, elles étaient vues surtout, à l’aune de la confrontation bipolaire, comme des « conflits périphériques » découlant d’une stratégie
d’« approche indirecte » — selon l’expression de l’historien britannique Basil LiddellHart4 — de la part de l’URSS pour subvertir l’équilibre des puissances. Le discours
stratégique alors dominant a ainsi souvent empêché d’analyser ces conflits dans leur
3
Rupert SMITH, The Utility of Force. The Art of War in the Modern World, Allan Lane, Londres,
2005.
4 Basil H. LIDDELL-HART, Stratégie, Albin Michel, Paris, 2001.
3
singularité pour réduire leurs acteurs — lorsqu’ils étaient défavorables au bloc occidental — à une « cinquième colonne » au service du bloc communiste. Cela n’a cependant pas empêché un savoir spécifique sur ces conflits de se développer à l’ombre
du paradigme dominant de la dissuasion nucléaire. Or ce savoir stratégique périphérique, que ce soit sous la forme de la « contre-insurrection », de la « guerre révolutionnaire », « antisubversive », de « faible intensité » ou de « contre-guérilla » dans les
espaces coloniaux et postcoloniaux — savoirs eux-mêmes inspirés de la « pacification » à la française ou de la « police impériale » (imperial policing) britannique, toutes deux bien antérieures à la guerre froide —, nous apprend trois choses importantes.
Premièrement, ces savoirs (et les savoir-faire qui en découlent) structurent fortement les discours stratégiques contemporains sur les « guerres asymétriques » ou ce
que le général Rupert Smith appelle la « guerre parmi les populations ». Ainsi, on peut
noter que le terme de « guerre dans la foule », lancé en 1956 par le colonel Jean Némo
pour décrire le type d’opérations dans lesquelles l’armée française était engagée en
Algérie (après l’Indochine), a précédé de cinquante ans celle de « guerre parmi les populations ». Par ailleurs, les références aux auteurs britanniques de la contreinsurrection coloniale (Thompson, Kitson) ou français de la « guerre révolutionnaire »
(Lacheroy, Trinquier, Galuga…) et de la pacification coloniale (Lyautey, Gallieni)
sont pléthore dans les textes doctrinaux contemporains traitant de l’engagement des
militaires dans les « nouveaux conflits ».
Deuxièmement, il ne s’agit pas d’un savoir stratégique et doctrinal homogène et
consolidé, mais d’un ensemble disparate d’éléments hétérogènes qu’il faut à chaque
fois replacer dans leur contexte d’origine. Cependant, une de leurs caractéristiques
communes, outre le fait qu’ils se définissent par leur non-conformité aux normes de la
« guerre classique », est de souvent placer les populations au centre de leurs analyses
— et non pas le front linéaire séparant l’ami de l’ennemi, comme dans les guerres
clausewitziennes. Il s’agit de la « population à l’intérieur » de l’État en guerre à
l’extérieur (on parlera alors de « front intérieur »), mais aussi et surtout de
la population du territoire occupé par les militaires (dans ce cas, on a souvent parlé de
« guerre en surface »). L’enjeu est alors d’identifier, d’isoler et de « neutraliser »
l’ennemi se cachant au sein de la population ; ce qui suppose de la connaître, de la
contrôler et si possible d’obtenir son allégeance ou son obéissance. En ce sens, ces
engagements se distinguent des guerres clausewitziennes (ou « trinitaires », selon
l’expression de l’historien israélien Martin van Creveld5), fondées sur la distinction
claire entre gouvernement, forces armées et populations. Ils voient en effet s’opérer
une interpénétration des facteurs politiques, des facteurs militaires et des enjeux liés à
la gestion des populations. On considérera alors souvent que la population est le « centre de gravité » des forces armées engagées dans ces conflits.
Enfin, troisièmement, dans la mesure où un des enjeux de ces conflits est la délégitimation de l’adversaire aux yeux des populations, le respect de l’ennemi auquel on se
mesure — caractérisant théoriquement les « guerres classiques » — cède la place à la
5
Martin VAN CREVELD, The Transformation of War, Free Press, New York, 1991 (traduction française : La Transformation de la guerre, Le Rocher, Monaco, 1998).
4
stigmatisation de l’ennemi, désormais perçu comme « criminel », « bandit », « subversif » ou « terroriste ». Il est vrai que, depuis la campagne d’Espagne de Napoléon Bonaparte (1808-1813), le terme plus neutre de « guérilla » était entré dans le vocabulaire
militaire pour désigner le type de « combat irrégulier » mené par des petites unités
mobiles et flexibles pratiquant, souvent en civil, le harcèlement et les attaques ponctuelles. Mais l’expérience de la guérilla espagnole était maintenue dans un cadre
d’analyse stratégique somme toute relativement classique, dans la mesure où elle ne
pouvait être déconnectée du soutien que lui fournissait la Grande-Bretagne. Elle n’était
perçue que comme un « sous-produit » de la guerre classique. C’est avec les guerres
coloniales, néocoloniales et de décolonisation que va se systématiser l’engagement des
militaires contre un ennemi qualifié de terroriste — ou plus souvent comme « ayant
recours au terrorisme ». Ces types de conflits coloniaux deviendront alors un laboratoire de lutte contre les formes de violences sortant du cadre normatif de la violence
légitime, sous les vocables de piraterie, de banditisme, de guérilla ou de terrorisme.
De la pacification coloniale aux guerres de décolonisation
Il est difficile de décrire simplement l’ensemble des pratiques développées pour lutter contre la « subversion », le « terrorisme » et les formes de violence protéiforme
dans le contexte des expériences coloniales et néocoloniales depuis la fin du
e
XIX siècle. En effet, ces pratiques sont très diversifiées, selon les puissances coloniales et selon la zone régionale considérée. On peut cependant noter qu’à partir de la fin
du XIXe siècle, ce savoir-faire de « pacification » (pour reprendre le terme utilisé par
les troupes coloniales françaises) ou de « small wars » puis de « police impériale »
(pour reprendre le terme britannique) tend à se systématiser avec la conquête de Madagascar et de l’Indochine par la France, l’annexion des Philippines par les États-Unis
et la guerre des Boers en Afrique australe. Un ensemble de pratiques se met alors en
place, qui va constituer un fond commun de savoir-faire colonial de sujétion de populations puis de maintien de l’ordre, même si celui-ci sera chaque fois mis en œuvre de
manière ad hoc. Ce fond commun évoluera considérablement jusqu’aux guerres de
décolonisation dans les années 1950 et 1960, moment à partir duquel il sera théorisé,
formalisé et mis en cohérence sous différentes formes.
Ces formalisations, que ce soit au travers de la guerre non-conventionnelle puis de
la contre-insurrection américaine, celle de la contre-insurrection britannique ou de la
doctrine de la « guerre révolutionnaire » française6, sont pour partie (mais pour partie
seulement) une mise en système et une synthèse renouvelée des enseignements disparates tirés des expériences précédentes des « troubles » dans les colonies7. Les échanges de savoirs et de savoir-faire entre puissances coloniales deviendront également de
plus en plus fréquents à cette période. On peut ainsi isoler les éléments communs de
ces doctrines. Cela est d’autant plus vrai qu’à partir des années 1950, la référence à la
pensée de Mao Zedong devient omniprésente à mesure que l’objectif de maintenir
6
Voir Roger TRINQUIER, La Guerre moderne, La Table ronde, Paris, 1961.
Cela est montré de manière convaincante pour le cas britannique par Thomas R. MOCKAITIS, British Counterinsurgency in the Post-Imperial Era, Manchester University Press, Manchester, 1995.
7
5
l’influence sur les anciennes colonies se double du souci de contrer l’avancée du
communisme. Les perceptions des « guérillas locales » sont ainsi homogénéisées derrière la figure unificatrice de l’insurrection, de la révolution et finalement du terrorisme communiste.
Au-delà des spécificités de chacune de ces approches, on peut dégager deux principes généraux et quatre catégories de pratiques (il s’agit d’ailleurs moins de distinctions
que de continuums). Loin d’être incompatibles, ils se combinent de différentes manières et ont plus ou moins d’importance selon les approches adoptées.
Le premier principe général réside dans l’objectif de « neutraliser » les guérillas,
afin de maintenir l’ordre et de restaurer la sécurité intérieure dans les zones coloniales.
Cependant, dès lors que la nature politique de l’ennemi devient — sous l’influence du
nationalisme et/ou du communisme — plus évidente et que la guérilla est de plus en
plus perçue comme l’expression d’une poussée insurrectionnelle ou révolutionnaire, le
second principe général devient plus prégnant : il s’agit de contrôler non pas tant le
territoire que les représentations et les allégeances des populations qui y vivent, en les
détournant de l’emprise politique de l’ennemi qui s’exerce notamment par le « terrorisme ». En effet, ce dernier, par son impact psychologique, suscite l’apathie chez les
éléments loyalistes, fait basculer les opportunistes du côté de l’ennemi et galvanise ses
soutiens en provoquant les « forces de sécurité » coloniales à recourir à la force excessive et mal ciblée.
Pour contrer cette stratégie « insurrectionnelle », quatre catégories d’action peuvent
être menées, définies pour l’essentiel par mimétisme des modus operandi de
l’adversaire. Il s’agit d’abord d’éliminer l’ennemi, ce qui suppose de l’identifier et de
le localiser. Ces tâches sont pour partie assurées par des opérations policières menées
par de petites unités militaires mobiles et autonomes, coopérant étroitement avec les
services de renseignements. Cela implique aussi de former des troupes supplétives et
des polices paramilitaires locales, qui ont l’avantage de bien connaître
l’environnement des opérations. Ainsi, les « forces de sécurité » coloniales ont eu fréquemment recours à d’anciens guérilleros retournés, comme les « bleus de chauffe »
du capitaine Paul-Alain Léger pendant la guerre d’Algérie.
Il s’agit deuxièmement de persuader les populations de la légitimité et de
l’efficacité des troupes coloniales au travers d’actions psychologiques, de protection
des communautés, mais aussi d’activités civiles de développement et d’assistance —
comme celles menées par les équipes des CORDS (Civil Operations and Rural Development Support) pendant la guerre du Viêt-nam ou par celles des Sections administratives spécialisées (SAS) en Algérie. L’objectif est de conquérir « le cœur et les esprits
des populations » (« hearts and minds »), expression généralement attribuée à Sir Gerard Templer, responsable de la Malaisie pendant la Malayan Emergency — elle date
en réalité des années 1920, lors de la pacification des tribus Pathan (Pachtoun) dans la
zone de la North Western Frontier du Raj Britannique (et plus particulièrement du
Waziristan et du Baloutchistan). Et vingt ans plus tôt, Lyautey avait déjà synthétisé
l’esprit de cette approche — la dimension fortement idéologique de la guerre froide en
moins — dans son analyse de la lutte contre les « pirates » en Indochine en 1900 :
6
« Lorsqu’il s’agit de mettre en culture une partie d’un territoire envahi par les herbes
sauvages, il ne suffit pas d’arracher celles-ci, sous peine de recommencer le lendemain. […] De même de la terre livrée à la piraterie ; l’occupation armée […] y passe le
soc ; l’établissement d’une ceinture militaire l’enclôt et l’isole ; enfin la reconstitution
de la population […], l’installation des marchés et des cultures […] y sèment le bon
grain et rendent la région conquise réfractaire au pirate8. » Cela n’empêche cependant
pas des actions fortement coercitives, comme le montra Lyautey lui-même en 1924
lors de la guerre du Rif au Maroc, à la suite de laquelle la France sera accusée d’avoir
eu recours à des armes chimiques contre les villages des Berbères rifains.
Il faut en effet, troisièmement, dissuader les populations de coopérer avec l’ennemi,
en lui montrant que ce serait plus coûteux pour elles que de collaborer avec les « forces de sécurité ». Cela conduit au mimétisme par rapport au « terrorisme » ou à la guérilla, comme l’ont montré par exemple les militaires américains aux Philippines en
utilisant les guérillas supplétives de l’US Armed Forces in the Far East (USAFFE)
pour contrer celles du mouvement Hukbalahap. Ce mimétisme peut alors conduire à la
« contre-terreur » (ou « terreur », mais jamais « terrorisme »), par le recours à la guerre
psychologique et la torture, et à la mise en place de structures parallèles calquées sur
celles de l’ennemi, selon le principe de la contre-organisation (counter-organization).
Ces pratiques de dissuasion par la « terreur », fondées sur le principe de la punition
collective, furent fréquentes au XIXe siècle lors de la répression des soulèvements dans
les colonies, sous la forme de massacres et de destructions de villages, du bétail ou des
cultures.
Enfin, quatrièmement, il faut empêcher l’ennemi d’« infecter » les populations en
s’y « enkystant », ce qui implique de les surveiller étroitement en quadrillant le territoire. La poursuite de cet objectif peut aussi passer par des regroupements forcés de
populations ayant vocation à les séparer de l’ennemi, le privant ainsi de leur soutien.
Ces regroupements peuvent se faire dans des camps de concentration, comme ce fut le
cas lors de la deuxième guerre des Boers (1899-1902) et de l’insurrection philippine de
1899-1902, ou dans des villages artificiels fortifiés comme les « nouveaux villages »
mis en place par le « plan Briggs » en Malaisie, les villages fortifiés au Kenya pendant
l’insurrection Mau-Mau ou les « hameaux stratégiques » crées sous le gouvernement
Diem au Sud-Viêt-nam sous l’influence directe de Sir Robert G. Thompson, un des
proches collaborateurs de Harold Briggs — le concepteur britannique des « nouveaux
villages » malais —, devenu conseiller de l’armée américaine après la Malayan Emergency.
La « guerre au terrorisme » en Afghanistan et en Irak
Le recours contemporain à la force contre des formes de violence politique armée,
notamment avec la « guerre globale contre la terreur », diffère des expériences précédemment décrites sur plusieurs points. Les groupes clandestins combattus sont aujourd’hui plus systématiquement qualifiés de « terroristes », alors que, lors des guerres
8
Hubert LYAUTEY, Le Rôle colonial de l’armée, Armand Colin, Paris, 1900, p. 11-12.
7
de la décolonisation, le terme visait plus certaines actions et tactiques des groupes
clandestins que leurs auteurs eux-mêmes. Cette extension de la labellisation terroriste
date des engagements américains des années 1980 dans des « conflits de basse intensité », comme le soutien apporté au gouvernement du Salvador dans sa guerre contre le
Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN). Elle deviendra systématique
après les attentats du 11 septembre 2001.
Ainsi, après la première phase d’invasion de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en
2003, l’objectif sera essentiellement pour les troupes américaines d’éradiquer les « terroristes » par des actions quasi-exclusivement coercitives (« clear and destroy »,
« sweep and destroy »), en théorie ciblées, s’appuyant sur une croyance aveugle dans
le renseignement technologique et les « armes intelligentes », au besoin complétées
par quelques innovations tactiques. Cette approche de la « guerre contre le terrorisme », parfois dite « par l’usure » (attritional approach) ou « cinétique » (kinetic
approach), repose sur l’idée de la puissance de feu écrasante des forces armées américaines. Elle sera surtout promue par la communauté des forces spéciales américaines,
réunies au sein du US Special Operations Command (USSOCOM), et par la CIA. Au
niveau politique, elle sera relayée par les hérauts de la « force transformation », dont
fait partie le secrétaire d’État à la Défense Donald Rumsfeld.
Cependant, dès le début des guerres d’Afghanistan et d’Irak, l’influence des théories
de contre-insurrection se fait progressivement sentir, d’autant plus que la stratégie initiale montre ses limites dans l’éradication des Talibans et de la « nébuleuse AlQaida ». Cette approche contre-insurrectionnelle deviendra dominante après la démission de Donald Rumsfeld en novembre 2006 et la nomination en janvier 2007 du général David Petraeus comme commandant de la Force multinationale en Irak. Mais il ne
s’agit pas d’une rupture avec le discours sur la « guerre contre le terrorisme » : celui-ci
demeure prégnant au niveau politique, et l’approche contre-insurrectionnelle de la coalition en Irak et de l’opération Enduring Freedom en Afghanistan ne fait qu’intégrer
l’« approche cinétique » dans une palette plus large de « lignes d’opération » mobilisant l’ensemble du « spectre du recours à la force ». Par ailleurs, la contre-insurrection
est souvent justifiée politiquement par la nécessité de se protéger des attaques terroristes d’Al-Qaida, qui seraient conduites à partir de bases arrières situées dans des « États
faillis » (failed States).
Fondée sur le principe du « clear, hold, build » (nettoyer, tenir, reconstruire) venant
compléter les opérations de ratissage plus traditionnelles (« cordon and search »),
cette approche ne fait que réactualiser les anciennes recettes coloniales. Il n’est donc
pas étonnant que des conseillers britanniques aient joué un rôle central dans l’adoption
par l’armée de terre américaine de la rhétorique de la « conquête du cœur et des esprits », au risque de froisser certains conseillers israéliens qui s’étaient autoproclamés
spécialistes de la « gestion des Arabes » en Irak en prônant une approche essentiellement « cinétique »9. Les références explicites de la nouvelle doctrine américaine de
contre-insurrection aux écrits du théoricien français (mais parfaitement anglophone) de
9
Entretien de l’auteur avec un enseignant du Counterinsurgency Center of Excellence de Camp
Tadji (Irak), Grande-Bretagne, 2007.
8
la « guerre révolutionnaire » David Galula10, et dans une moindre mesure à ceux du
colonel Roger Trinquier, attestent également de cette influence coloniale11. Celle-ci se
retrouve dans la mise en œuvre des quatre catégories de pratiques identifiées précédemment.
L’objectif d’élimination des « terroristes », essentiellement les sympathisants d’AlQaida, les anciens Talibans en Afghanistan et les groupes collaborant avec l’« État
islamique en Irak » dans l’ancienne Mésopotamie, passe par le recours de plus en plus
systématique à des troupes supplétives locales. En Irak, celles-ci proviennent parfois
d’anciens groupes insurgés, comme l’a montré la mobilisation de membres des « Brigades de la révolution de 1920 » dans la province de Diyala et sa capitale Baqouba en
2007. L’incitation à la création et à l’armement de « comités de salut public » antiterroristes (comme le « Conseil du salut d’Anbar » en Irak ou les milices des « chefs de
guerre » en Afghanistan) s’inscrit clairement dans une tradition de contre-guérilla coloniale, dont témoigne également l’utilisation d’un vocabulaire commun (« Scouts »)
et la comparaison fréquente de certaines de ces contre-guérillas aux Macabebe Scouts
de la contre-insurrection aux Philippines en 1899.
Qu’il y ait une contradiction flagrante entre ces pratiques et l’objectif affiché
d’œuvrer pour la reconstitution du monopole étatique de la violence légitime ne semble pas gêner le moins du monde les militaires américains. Plus généralement, la volonté de transférer les fonctions coercitives aux forces de sécurité locales,
l’« irakisation » du conflit et la création de forces mixtes irako-américaines (Military
Transition Teams, MiTT) rappellent le « jaunissement » et la création du Groupement
mixte de commandos aéroportés (GCMA) puis du Groupement mixte d’intervention
(GMI) pendant la guerre française en Indochine et la « vietnamisation » pendant la
guerre américaine au Viêt-nam.
La fonction de persuasion se retrouve avec le discours devenu omniprésent sur les
« hearts and minds » et les continuités historiques établies par les militaires américains
et britanniques eux-mêmes entre les « équipes provinciales de reconstruction » (Provincial Reconstruction Teams, PRTs), unités civilo-militaires chargées de la protection
et de l’assistance humanitaire des provinces afghanes, et le programme CORDS au
Viêt-nam et les SAS en Algérie. De même, le débat contemporain entre les tenants de
l’« approche cinétique » et les défenseurs de l’« approche contre-insurrectionnelle »
sur la stratégie à adopter pour éradiquer les « qaidistes » des régions tribales du Waziristan et du Baloutchistan est une translation quasi-homothétique du débat noué cent
ans plus tôt au sein de l’administration coloniale britannique chargée de la même zone
(North Western Frontier), entre la « close-border school », adepte des missions punitives, et la « forward policy approach », adepte du « hearts and minds »…
10
En 1963, ce capitaine de l’armée française avait rendu compte de son expérience militaire pendant la guerre d’Algérie dans un rapport publié par la Rand Corporation, Pacification in Algeria,
1956-1958, réédité en janvier 2006 (voir <www.rand.org/pubs/monographs/MG478-1/>).
11 John A. NAGL, David H. PETRAEUS et alii, The U.S. Army/Marine Corps Counterinsurgency
Field Manual, University of Chicago Press, Chicago, 2007 ; David GALULA, Counterinsurgency Warfare. Theory and Practice, Praeger, Londres, 2006 (première édition en 1964) — voir notamment la
préface de John A. Nagl.
9
Concernant la fonction de dissuasion par la « terreur » et le contrôle coercitif des
populations, le défi est immense : les pratiques résolument « illibérales » qui en découlent sont en effet incompatibles avec le cadre formellement libéral des États « occidentaux ». Cela n’a certes pas empêché le recours à la torture par les troupes américaines
et la mise en place de centres de détention secrets, en Afghanistan comme en Irak.
Mais à la différence des exactions commises au nom de la doctrine contreinsurrectionnelle au cours de la période coloniale, le secret a vite été (partiellement)
éventé, comme en témoigne le scandale des photos de tortures dans la prison irakienne
d’Abou Ghraib. De même, la non-conformité des déplacements forcés de populations
au droit humanitaire de la guerre a été contournée par des techniques moins spectaculaires, comme la construction de murs autour de certains quartiers sunnites de Bagdad,
afin de séparer les populations des « terroristes » et de les protéger contre les milices
chiites. On peut également évoquer le recours par les Marines à la biométrie (scannage
de l’iris) après la deuxième « bataille de Falloujah » en 2004 pour empêcher les « terroristes » de rentrer dans la ville tout en maintenant la liberté formelle d’aller et de
venir. Mais cette expérience a été un échec patent.
Pour autant, tous les membres de la mission de l’OTAN en Afghanistan (dont la
France) ne partagent pas cette approche contre-insurrectionnelle de la « guerre contre
le terrorisme », pas plus d’ailleurs que certains partenaires de la Coalition multinationale dominée par les États-Unis en Irak. Nombreux sont les militaires « occidentaux »,
y compris américains, qui considèrent que la « guerre contre le terrorisme » n’a rien à
voir avec les principes et les valeurs de leur métier. Ainsi, si de nombreux hauts gradés
s’étaient opposés à l’intervention en Irak en 2003, certains ont depuis continué à
s’opposer à la phraséologie de la « guerre globale contre la terreur » : ils ont privilégié
l’idée d’une « lutte globale contre l’extrémisme violent » (Global Struggle against
Violent Extremism), soulignant ainsi le fait qu’il ne s’agit pas d’une tâche principalement militaire.
Une recolonisation déguisée ?
Puisque nombre de doctrinaires de la contre-insurrection se sont dits inspirés par
Mao Zedong, qui lui-même se disait inspiré par Karl Marx, c’est peut-être ce dernier
qui permet de mieux comprendre l’énigme du retour actuel de ces doctrines dans les
interventions américaines en Afghanistan et en Irak. Marx introduit Le 18 Brumaire de
Louis Bonaparte par les phrases suivantes : « Hegel fait quelque part cette remarque
que tous les grands événements se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié
d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce12. » À supposer
avec George W. Bush que la tragédie du 11 septembre 2001 et son cortège
d’interventions militaires constituent l’entrée dans une « nouvelle ère », on pourrait
être tenté de se demander en quoi elle pourrait répéter sous forme de farce une histoire
plus ancienne…
En Afghanistan et en Irak, au nom de la « guerre globale contre la terreur », les mi12
Karl MARX, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte [1852], Flammarion, Paris, 2007.
10
litaires américains se sont engagés dans le contrôle d’autres États et sociétés politiques, ressuscitant au besoin certaines des pratiques héritées de la « pacification coloniale ». Mais l’objectif affiché n’est plus le même : la souveraineté de ces États est
théoriquement affirmée et l’objectif doit être le retrait (à l’exception du maintien de
quelques bases), pour éviter le « bourbier » (quagmire) et l’enlisement (mission-creep)
de la présence continue d’un fort contingent sur le terrain. Mais si le néocolonialisme
n’est pas l’objectif, pourquoi cet enlisement et cette pérennisation de l’occupation militaire ont-ils pourtant eu lieu ?
Dans le lexique militaire américain et britannique d’aujourd’hui, l’approche
« contre-insurectionnelle » est parfois décrite par le concept de Foreign Internal Defense (FID) : en insistant sur la nécessité de déléguer la mission de défense aux « forces de sécurité locales », il illustre bien le brouillage entre défense extérieure et sécurité intérieure. Au travers de la « contre-insurrection » il s’agit de défendre, voire
d’imposer, la sécurité intérieure au sein de sociétés politiques tierces. Il n’est donc pas
étonnant que des traditions doctrinales coloniales aient pu être mobilisées et faire sens
aux yeux des militaires. Ces traditions sont en effet nées d’un contexte historique, celui de la colonisation, dans lequel des territoires « allogènes » étaient intégrés politiquement à un empire colonial. Les missions de répression des « troubles » sur ces territoires devenaient donc, sinon des opérations de sécurité intérieure, du moins des opérations hybrides, mi-policières, mi-guerrières.
Ces traditions doctrinales sont inséparables du contexte qui les a fait émerger : elles
reposent sur l’hypothèse de la sujétion politique des populations « indigènes » et sur la
pérennisation de dynamiques de type colonial. En effet, elles prescrivent
l’encadrement, le quadrillage, le contrôle et la captation « du cœur et de l’esprit » par
l’action psychologique et « civique » (civic action) des populations indigènes comme
remède à la violence politique. Malgré les objectifs politiques affichés, elles conduisent ainsi à une « gouvernance à distance » de type néocolonial des gouvernements et
des hommes présents sur les territoires visés. Il y a là une étrange ironie, pourtant passée quasi-inaperçue. En effet, la dénonciation d’un tel contrôle n’était-il pas précisément le prétexte utilisé par Ben Laden et ses compagnons pour justifier l’injustifiable
et s’en prendre aux tours jumelles et au Pentagone, afin de faire payer au gouvernement américain l’occupation militaire des Lieux saints de l’islam, la manipulation politique de leurs « gardiens » et le soutien à l’occupation de la Palestine ?
On revient ainsi, à travers ce chassé-croisé historique, au cœur du processus par lequel la « tragédie » est devenue « farce » : le mécanisme quasi-inévitable par lequel la
« guerre globale contre la terreur », d’une guerre à vocation défensive (Afghanistan)
est devenue guerre d’agression (Irak), puis guerre d’un occupant contre des populations insoumises (dans les deux cas, Afghanistan et Irak), attisant ainsi les expressions
les plus excessives de cette insoumission. Si la tragédie historique de la colonisation
est ainsi de s’être muée lors des guerres de décolonisation en « contre-terreur », voire
en simple « terreur », la farce actuelle — cruelle s’il en est — réside dans le fait que la
« guerre globale contre la terreur » en Afghanistan et en Irak a pris des allures néocoloniales, venant ainsi nourrir la dynamique locale et régionale de radicalisation de la
11
violence qu’elle s’était précisément proposée de briser…
12
Téléchargement