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Edgar Morin
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Robin Fortin
Penser avec
Edgar Morin
Lire La Méthode
Les Presses de l’Université Laval
2008
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Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada
et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière
pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de
son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos
activités d’édition.
Mise en pages et conception de la couverture : Hélène Saillant
© Les Presses de l’Université Laval 2008
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 4e trimestre 2008
ISBN 978-2-85008-742-4
Les Presses de l’Université Laval
Pavillon Maurice-Pollack
2305, rue de l’Université, bureau 3103
Québec (Québec) G1V 0A6
CANADA
www.pulaval.com
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Remerciements
Je n’ai pu progresser dans ce livre que parce que j’ai pu bénéficier de nombreux encouragements. Je remercie d’abord mon ami Cyril Sintez (Université d’Orléans) qui suit mes travaux depuis les tout débuts. J’ai connu Cyril
à Montréal, alors qu’il était doctorant en droit à l’Université de Montréal.
Nos rencontres et nos discussions autour de la pensée de Morin, nos
­enthousiasmes, nos accords, nos désaccords, tout cela, j’en suis sûr, a ­déteint
sur ce travail. Je remercie mes amis philosophes qui ont été aussi présents
tout au cours de la rédaction, même si ce travail, comme tout travail d’écriture, reste fondamentalement un travail solitaire : Claude Veillette, mon
­inséparable ami et ex-collègue du cégep de Saint-Laurent, Jean-François
Garon, Steve Simpson, Jonathan Girard, Jean Larivière.
Edgar Morin, une fois de plus, a accepté gentiment et généreusement de lire
les premières épreuves de ce texte avant sa publication. Comme pour notre
premier ouvrage, il a été un collaborateur précieux. Ce texte lui est dédié.
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Penser avec Edgar Morin
Introduction........................................................................................ 1
Premier chapitre
Antes............................................................................................... 7
L’Homme et la Mort................................................................. 7
Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Les Stars,
Autocritique............................................................................... 10
Arguments................................................................................. 11
L’Esprit du temps, Le Vif du sujet, Introduction
à une politique de l’homme...................................................... 13
Sociologie du présent : Commune en France :
la métamorphose de Plozevet, Mai 68 : la brèche,
La Rumeur d’Orléans............................................................... 15
Journal de Californie................................................................ 19
L’Unité de l’homme.................................................................. 21
Le Paradigme perdu.................................................................. 23
Deuxième chapitre
Camino........................................................................................... 29
La Nature de la Nature (Méthode 1)............................................... 29
L’ordre et le désordre.............................................................. 29
L’organisation et le système.................................................... 33
L’organisation et la machine................................................... 39
L’organisation et l’information.............................................. 50
La Vie de la Vie (Méthode 2)........................................................... 56
L’éco-organisation................................................................... 56
L’auto-organisation................................................................. 62
La complexité vivante (pré-conclusion)................................. 80
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Penser avec Edgar Morin
La Connaissance de la Connaissance (Méthode 3) ;
Les idées (Méthode 4)..................................................................... 91
Bio-anthropologie de la connaissance.................................... 92
Sociologie de la connaissance.................................................. 105
Sociologie de la connaissance et Connaissance
de la Connaissance................................................................... 111
Noosphère et noologie.............................................................. 115
L’Humanité de l’Humanité. L’identité humaine (Méthode 5) ;
Éthique (Méthode 6)....................................................................... 137
L’identité humaine................................................................... 137
L’un et le multiple.................................................................... 138
Sapiens et demens..................................................................... 148
Au delà de la sapience et de la démence................................ 154
L’avènement d’une société-monde ?....................................... 160
L’Éthique (éthique complexe)................................................. 165
Auto-éthique............................................................................. 173
Socio-éthique............................................................................ 188
Anthropo-éthique..................................................................... 191
Troisième chapitre
Caminantes..................................................................................... 197
Complexus..................................................................................... 197
XXe siècle....................................................................................... 204
Réforme.......................................................................................... 216
Lexique................................................................................................ 221
Bibliographie sur Edgar Morin........................................................ 231
Bibliographie sur La Méthode........................................................... 235
Index.................................................................................................... 241
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Quand j’ai traversé la vallée
Un oiseau chantait sur son nid ;
Ses petits, sa chère couvée,
Venaient de mourir dans la nuit.
Cependant il chantait l’aurore...
Alfred de Musset, La Nuit d’août
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Note de l’éditeur
L’auteur, fidèle à la pensée d’Edgar Morin, a voulu respecter la graphie
qu’on retrouve dans ses œuvres, ce qui explique qu’il a décidé de maintenir
le trait d’union là où Morin l’utilise, surtout pour les mots composés avec
un préfixe : auto-connaissance, éco-système, etc.
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La pensée d’Edgar Morin est inclassable. Ni science ni philosophie, enjambant la science et la philosophie, les sciences humaines et les sciences naturelles, sa pensée échappe aux classements disciplinaires et aux modes de
connaissance compartimentée. Auteur prolifique, essayiste, intellectuel,
vulgarisateur, Morin a toujours gardé un esprit vagabond, l’esprit errant et
itinérant de la rue du Ménilmontant (la rue de son enfance, de son initiation
et de ses premières révélations1), passionné de tout, qui n’a jamais cessé de
s’interroger sur les vérités premières, balancé entre la foi et le doute,
­l’espérance et la désespérance que suscitent ses lectures et ses rêveries adolescentes. La pensée d’Edgar Morin est le produit d’une absence de culture
spécialisée ; c’est cette absence de culture (spécialisée) qui l’a marginalisé
et singularisé, et c’est son autodidactisme qui a fait de Morin un omnivore
culturel.
Introduction
Introduction
Dans cet ouvrage, j’ai voulu retracer les grands moments de l’histoire personnelle et intellectuelle qui ont fait d’Edgar Morin un des grands ­penseurs
de notre temps, et l’auteur d’une œuvre majeure à la convergence des
­savoirs, œuvre colossale et désormais incontournable pour penser notre
temps et les problèmes de notre temps. J’ai voulu mettre en son centre ce
qui constitue à mes yeux « une œuvre dans une œuvre », son grand-œuvre,
La Méthode, qui unit les différentes parties et donne à la pensée d’Edgar
Morin une ­extraordinaire cohérence, malgré les nombreux fils épars, et
­malgré l’apparente dispersion.
Antes, c’est le premier chapitre, c’est ce qui est antérieur dans le temps et
précède La Méthode.
L’Homme et la Mort (1951) est le premier grand livre d’Edgar Morin, un
livre d’autoformation qui lui ouvre la voie au métier de chercheur. Devenu
assistant de recherche au Centre national de la recherche scientifique
­(l’année de publication de L’Homme et la Mort), Morin poursuivra son
­investigation sur la réalité imaginaire de l’homme dans deux ouvrages, Le
Cinéma ou l’homme imaginaire (1956) et Les Stars (1957) qui portent sur
les mythes (du cinéma, du star-system) et sur les productions archaïques de
l’homme.
1.
Cf. Mes Démons, 1994, début du chapitre 1.
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Penser avec Edgar Morin
Vingt ans séparent L’Homme et la Mort du Paradigme perdu. Pendant les
années 1960, présent à ce qui annonce ou représente l’autre culture (« la
culture de masse »), Morin se tourne vers « l’Esprit du temps » (L’Esprit du
temps, 1962, nouvelle édition en deux tomes, 1975) ; attentif aux transformations qui marquent le surgissement de la modernité, il se livre à plusieurs
enquêtes sur le terrain, dont la célèbre enquête sur Plozevet, étude pluri­
disciplinaire menée dans une petite bourgade de Bretagne, dans le pays
­bigouden (Commune en France : la métamorphose de Plozevet, 1967). En
même temps qu’il renouvelle l’approche en sociologie et invente une
­nouvelle façon de questionner l’événement (Mai 68 : la brèche, 1968,
La ­Rumeur d’Orléans, 1969), il rédige son Autocritique (1959) et met sur
­papier Le Vif du sujet. Écrit en 1962-1963 à la suite d’une grave maladie, Le
Vif du sujet sera publié en 1969. Un grand projet d’anthropologie générale
y bout, duquel sortira une ébauche de refondation politique, Introduction à
une politique de l’homme, 1965.
Le début des années 1970 marque un tournant, qu’annonçait déjà la reprise
du projet de publication du Vif du sujet (1969), laissé en tiroir pendant six
ans. Après un séjour en Californie au Salk Institute for Biologic Studies
(cf. Journal de Californie, 1970), avec la collaboration de Massimo
­Piatelli-Palmarini, Morin fonde le Centre international d’études bio-­
anthropologiques et d’anthropologie fondamentale (CIEBAF). En 19711972, le Centre organise différentes rencontres, des symposiums, puis
­l’exploration se termine par un grand colloque sur « L’Unité de l’homme »
(1972). Une communication écrite pour le colloque est ce qui conduit ­Morin
au Paradigme perdu.
Le Paradigme perdu (1973) prolonge et développe les idées de L’Homme et
la Mort. Si le premier « met au monde le penseur », le second le ramène au
centre de sa réflexion bio-anthropologique. Liant les connaissances biologiques, anthropologiques et sociologiques, Le Paradigme perdu, ce « rameau
prématuré de La Méthode », assure le passage rendant désormais possible
l’articulation réputée impossible entre physique, biologie, anthropologie et
sociologie. De là naît La Méthode, déjà en gestation, et annoncée en conclusion du Paradigme perdu : « Cet essai lui-même ne peut s’achever qu’en
introduction. Il appelle, de notre part, deux ouvrages. L’un, déjà annoncé ici
même (la Méthode), devant logiquement précéder celui-ci, car il concerne
la connaissance de la nature et la nature de la connaissance. L’autre, en
prolongement de ce présent travail, devrait reformuler ce que nous avons
appelé anthropolitique ou politique de l’homme, et contribuer au nouvel
évangile dont nous sentons le besoin » (Le Paradigme perdu, p. 232).
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Introduction
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La Méthode (1977-2004) peut être considérée comme un vaste système de
communication, système de communication inscrit sous le signe de l’imbrication et du lien. Le choix des titres exprime clairement la mission que s’est
donnée l’auteur, en-cyclo-péder, c’est-à-dire faire communiquer ce qui ne
communique pas et a été disjoint, les quatre grands continents du savoir à
la dérive et séparés par la tradition occidentale : La Nature de la Nature
(physis), La Vie de la Vie (bios), La Connaissance de la Connaissance, Les
Idées (épistémè), L’Humanité de l’Humanité, Éthique (anthropos), six
­tomes, quatre grands continents. Physique, biologie, anthropologie, sociologie, sciences humaines et sciences naturelles, éthique, politique, toutes
les sciences seront mises à contribution, La Méthode les faisant travailler
entre elles pour générer un nouveau type de savoir qui échappe aux cloisonnements disciplinaires et nous enjoint à l’élaboration d’un paradigme de
complexité (principe de conjonction et de distinction). Camino, c’est le
deuxième chapitre, c’est le chemin que suivra l’auteur, porté plus par le
chemin que porteur du chemin : « C’est le chemin, non que je m’étais tracé,
mais qu’a tracé mon cheminement : Caminante no hay camino, camino se
hace al andar (Marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant) » (Mes Démons, p. 235). « Œuvre totale » comportant plus de deux
mille pages, écrite sur une période de près de trente ans, La Méthode
­regroupe les grandes idées de l’auteur et opère la synthèse qui relie les différents fils de sa pensée. Le rôle qu’elle joue dans l’ensemble de l’œuvre
d’Edgar ­Morin justifie la place qu’elle occupe dans cet ouvrage, justifie son
sous-titre, Penser avec Edgar Morin, Lire La Méthode, et ­explique ­comment
cet ouvrage a été construit (autour de La Méthode).
La boucle étant pour ainsi dire bouclée, le dernier chapitre, Caminantes,
jette un regard actuel sur notre présent, sur notre avenir, sur notre siècle ; il
s’agit essentiellement de traités d’anthropolitique (politique de l’homme),
cela même qui était annoncé dans Le Paradigme perdu comme en prolongement de La Méthode : Pour sortir du XXe siècle, Penser l’Europe, TerrePatrie, Les Sept Savoirs qui nous aident à mettre en application les principes de La Méthode sur les plans social et politique.
Tout au long de ce travail, je me suis laissé entraîner dans les pas du marcheur, j’ai simplement voulu l’accompagner, la route s’est ainsi faite et
ainsi s’est tracé le chemin. C’est plus de cinquante années de vie intellectuelle qui défilent devant nous, une œuvre fascinante qui prend ici une tout
autre dimension. Cette présentation invite le lecteur à redécouvrir cette
­œuvre, souvent boudée par les spécialistes et malheureusement mal connue
du grand public et qu’il faut désormais ranger parmi les œuvres marquantes
du XXe siècle.
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Edgar Morin
Edgar Morin naît dans une famille juive séfarade, le 8 juillet 1921, d’un
père juif de Salonique (ville anciennement ottomane, devenue grecque
en 1911). Juif et non-juif, non-juif juif, ayant une identité double et
trouble, il se dira d’identité néo-marrane. Né Edgar Nahoum, il prendra
le pseudo­nyme de Morin pendant la guerre, pseudonyme qu’il gardera
par la suite. Fils unique, il perd sa mère alors qu’il n’a que neuf ans ;
cette mort fut ressentie comme un « cataclysme personnel », une meurtrissure qui prendra des années, non pas pour disparaître, mais pour
­s’atténuer. Il joue un rôle actif dans la Résistance (de 1942 à 1944, lieutenant des Forces françaises combattantes) et à la Libération est envoyé
en Allemagne, d’abord attaché à l’État-major de la 1re Armée française
en Allemagne (1945), puis chef du bureau « Propagande » au Gouvernement militaire français (1946). Son ­premier ouvrage, L’an zéro de
­l’Allemagne (1946), est un reportage à vif sur l’immédiat après-guerre
et les difficultés du peuple allemand dans ses efforts de reconstruction.
Morin entre comme assistant de recherche au CNRS en 1951, année de
son exclusion du Parti communiste français ­(racontée dans Auto­critique,
1959) et année de publication de L’Homme et la Mort. Dans ses premiers travaux, il s’intéresse à la dimension imaginaire de l’homme
(L’Homme et la Mort, 1951, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, 1956,
Les Stars, 1957) avant de conduire des études sur les pratiques cultu­
relles émergentes (L’Esprit du temps, 1962, Commune en France : la
­métamorphose de Plozevet, 1967, Mai 68 : la brèche, 1968, La Rumeur
d’Orléans, 1969). Aujourd’hui directeur de recherche émérite au CNRS,
initiateur de la pensée complexe, depuis plus de trente ans Edgar Morin
se voue à sa « méthode » qui consiste à affronter la difficulté de penser
la complexité du réel. Auteur d’une œuvre de plus de quarante volumes,
traduit en 28 langues et dans 42 pays, son travail exerce une forte
­influence sur le monde méditerranéen et en Amérique du Sud, en Chine,
Corée, Japon.
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Premier chapitre
L’Homme et la Mort
L’Homme et la Mort est le premier grand livre d’Edgar Morin. Première
grande tentative de réunification des connaissances autour d’un thème
­majeur : la mort. La mort, phénomène biologique premier, devient chez
l’homme un phénomène à la fois totalement biologique et totalement culturel. Il y a la mort physique, la mort biologique (la mort comme constat,
comme réalité objective liée à l’arrêt de la vie et à la décomposition du
corps), mais l’intérêt de l’auteur se porte sur la production noologique des
mythes, fantasmes, projections imaginaires devant la mort : la négation de
la mort qu’entraînent le traumatisme de la mort et la conscience de la mort
individuelle, les mythes de survie et d’immortalité, mythes de renaissance,
du double imaginaire, d’où la prolifération frénétique de rites funéraires,
sacrifices, tombeaux, cérémonies, deuils, toute une ­économie de la mort
qu’échafaudent les horreurs, angoisses, obsessions qu’occasionne le refus
de la mort. Déjà on sent poindre derrière cette ­réflexion sur la mort (atti­
tudes devant la mort) une réflexion sur les modes de connaissance, ­rationnels,
philosophiques mais surtout mythiques, magiques et mytho­logiques qu’on
retrouvera dans La Connaissance de la Connaissance.
Premier chapitre
Antes
Le thème n’est pas choisi au hasard, à deux reprises Morin a côtoyé la mort
de près, à 9 ans alors qu’il perd sa mère, Luna, et pendant la guerre où la
mort précipite et emporte dans son tourbillon des millions d’individus,
­inconnus mais aussi confrères et amis de la Résistance. Ce thème, le plus
privé qui soit, est aussi le plus universel. Sujet de passion et de prédilection
pour le jeune chercheur, le thème de la mort va lui fournir l’occasion de
mettre à l’épreuve ses méthodes et son goût premier pour « l’indiscipline
intellectuelle », qui est son goût pour l’interdisciplinarité. La mort ne se
prête pas à une seule approche, mais à plusieurs approches. Phénomène à la
fois totalement biologique et totalement culturel, la mort (les attitudes
­devant la mort) exige de briser l’insularité des disciplines, de reconstituer
ce que les sciences ont disloqué, le phénomène, l’unité du phénomène,
­lequel ne peut être saisi qu’en faisant travailler les différentes disciplines,
les différentes approches sur la mort. Attentive à toutes les dimensions du
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Penser avec Edgar Morin
phénomène, une étude sur la mort et sur les représentations de la mort ne
peut prendre force et forme qu’au sein d’un projet global, d’une « science
totale », pour reprendre ici l’idée de Marcel Mauss : « Ceci indique que ce
n’est pas à une seule description psychologique qu’invite notre démarche,
mais à une science totale qui nous permettra seule de connaître simultanément la mort par l’homme et l’homme par la mort. [...] Cette science totale,
dont le devoir est d’utiliser dialectiquement et d’une façon critique toutes
les sciences ­humaines et naturelles pour rendre compte de la production
progressive de l’homme par lui-même [...], nous l’appelons l’anthropologie
génétique1. »
« Anthropologie génétique » ou « bio-anthropologie de la mort », les bases
du projet scientifique à venir sont déjà jetées. La méthode est encore très
(trop) empreinte de vocabulaire marxiste, mais L’Homme et la Mort ne
cherche-t-il pas déjà à réaliser le rêve de Marx qui va devenir le rêve de
Morin : l’élaboration d’une « science totale » de l’homme ou science de
« l’homme générique » capable de faire communiquer nature et culture, bios
et anthropos, sciences naturelles et sciences de l’homme dans la double
production et le double dépassement de l’une et de l’autre, de l’une par
l’autre (des sciences naturelles par les sciences de l’homme, des sciences de
l’homme par les sciences naturelles). L’homme social devant la mort bio­
logique secrète ses mythes, ses représentations symboliques de la mort,
dieux, fantasmes, désirs d’immortalité et de survie, la mort niée, intégrée,
« dépassée » (symboliquement, mythologiquement) donnant naissance à
une bio-anthropologie de la mort dont Morin retrace l’histoire et dessine les
grands traits dans L’Homme et la Mort. Le refus de la mort est l’inadaptation de l’homme à la mort. Même quand elle est acceptée, la mort demeure
haïssable. La société doit adapter l’individu à la mort, canaliser le traumatisme de la mort et entretenir le désir d’immortalité. À partir de la préhistoire de l’homme, commence la nouvelle histoire de l’homme, des ­premières
représentations de la mort et de toutes les participations sociales, cultu­
relles, morales et religieuses devant la mort. Les thèmes fondamentaux de
L’Homme et la Mort vont servir d’assise à l’émaillement d’une pensée dont
les sentiers sont déjà balisés. La composante mythologique de la réalité, au
centre des premiers travaux d’Edgar Morin (Le Cinéma ou l’homme imaginaire, 1956 ; Les Stars, 1957), met en place tout un système d’explication
par le dédoublement d’une pensée qui opère ses échanges avec le monde et
qui secrète partout ses mythes, réconforts, croyances, illusions... (cf. La
Connaissance de la Connaissance, tome 3 de La Méthode). Déjà est installée la dialectique individu/espèce/société doublée de la dialectique nature
(physis), vie (bios) et homme (anthropos) que Le Paradigme perdu refor1.
L’Homme et la Mort, nouvelle édition, 1976, p. 28.
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Premier chapitre - Antes
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mulera et amènera plus loin. La mort nous oblige à repenser l’homme à la
lumière de la biologie et de l’anthropologie, en combinant les sciences
­humaines et les sciences naturelles, en réintroduisant l’imaginaire humain
et toutes les participations fantasmatiques (cosmiques, vivantes, sociales,
religieuses) qui marquent « le passage de l’état de nature à l’état d’homme »
(la culture). Repenser l’anthropologie comme « science du phénomène
­humain », c’est repenser ce qui caractérise fondamentalement l’humain, cet
« animal étrange » qu’est l’homme devant la mort, sapiens mais aussi
­demens (cf. L’Humanité de l’Humanité, tome 5 de La Méthode).
Une anthropologie complexe est en formation dans L’Homme et la Mort.
L’approche phénoménologique, qui cherche à cerner le phénomène dans sa
totalité (ici la mort), est ce qui sert de « méthodologie » à l’amorce d’une
réflexion multidimensionnelle. Ce qui est mis en œuvre avec des outils
conceptuels ad hoc, principes répondant aux besoins intellectuels du moment, est la pierre de touche de toute l’œuvre à venir. Morin lui-même en
est tout à fait conscient. Il dit dans Mes Démons : « C’est en faisant ce livre
que je me suis créé ma culture transdisciplinaire, traversant et puisant dans
toutes les disciplines des sciences humaines : géographie humaine, ethnographie, préhistoire, psychologie de l’enfant, psychanalyse, histoire des
­religions, science des mythologies, histoire des idées, philosophie (pour y
étudier les conceptions de la mort depuis les philosophes grecs jusqu’à
­Heidegger et Sartre). [...] Je développe ainsi mon savoir et l’intègre dans un
marxisme qui s’élargit jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une enveloppe où
s’opère la gestation inconsciente de ma conception de la complexité,
­laquelle le fera éclater et provincialisera Karl Marx... [...] C’est la production de ce livre qui m’a fait élaborer une conception anthropo-sociologique
réservant leur part aux deux aspects négligés de l’anthropologie, et que le
problème de la mort mettait en relief : d’une part, la réalité biologique de
l’être humain qui est mortel comme tous les êtres vivants ; d’autre part, la
réalité humaine du mythe et de l’imaginaire qui partout échafaudent une vie
au-delà de la mort. [...] Je poursuivrai l’investigation anthropologique sur
l’imaginaire dans mon livre sur le cinéma, fruit de mes premières années de
recherche au CNRS. J’incorporerai en 1960 dans mon anthropologie la
conception de Bolk sur l’inachèvement de l’être humain, qu’il exprime
dans l’article que nous avons traduit et publié dans Arguments. J’effectuerai
de nombreuses notations pour une “anthropologie générale” dans Le Vif du
sujet et y réfléchirai sur “l’anthropo-cosmologie”. Puis, dix ans plus tard, je
reprendrai le dessein anthropologique dans Le Paradigme perdu2. »
2.
Mes Démons, 1994, p. 40-42.
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Penser avec Edgar Morin
L’Homme et la Mort est un grand livre, un livre d’autoformation. À travers
le projet bio-anthropologique premier (la mort), l’auteur invente sa façon
de penser, la pensée complexe. La poursuite du projet bio-anthropologique,
projet sans cesse remué et secoué, problème central de la théorie de l’homme, est ce qui entraînera finalement Morin sur le chemin de sa Méthode et
de sa réforme de pensée.
Le Cinéma ou l’homme imaginaire,
Les Stars, Autocritique
L’année 1951 à elle seule est chargée émotivement : 1951 est l’année de la
publication de L’Homme et la Mort, c’est aussi l’année de l’entrée de Morin
au CNRS (Morin deviendra attaché de recherche) et l’année de la grande
rupture avec le Parti, Morin étant expulsé du PCF (Parti communiste français) !
Outre L’Homme et la Mort, Morin publie dans les années 1950 Le Cinéma
ou l’homme imaginaire (1956), Les Stars (1957) et Autocritique (1959).
Dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire et Les Stars, son intérêt et sa
­fascination pour l’irrationnel ne se démentent pas. Ce qui intéresse Morin
dans le cinéma, c’est sa puissance d’envoûtement, sa puissance magique et
mythique : les fantômes, les démons, le fantastique qui viennent peupler les
films, la compression et la dilatation du temps chronologique (jouant avec
le passé, le présent et l’avenir et mimant l’éternité), l’ubiquité qui contorsionne et distorsionne l’espace et qui permet au spectateur d’être partout en
même temps (grâce aux mouvements de l’appareil, aux différentes prises de
vue, aux jeux des montages).
À travers le cinéma comme à travers le mythe des stars, les mêmes processus d’identification et de projection entrent en jeu. Identification au monde
et à autrui par identification mimétique ou imaginaire, projection sur le
monde ou sur autrui par projection imaginaire de ses besoins, désirs, obsessions qu’autrui ou le monde viennent réaliser fantasmatiquement. La participation affective à l’œuvre dans le cinéma ou dans le phénomène des stars
(nouveaux dieux et olympiens de l’ère moderne, héros alternant entre
­l’humain et le divin, le ciel et la terre) ranime et réactive des archaïsmes
profonds qui ne sont pas sans analogie avec la permanence et l’universalité
des mythes (de l’âme, du double, de l’immortalité) déjà explorés dans
L’Homme et la Mort. Encore une fois, la recherche se situe au triple niveau
de l’analyse psychologique, sociologique et anthropologique. Des concep-
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tions premières de la mort à l'analyse du cinéma et du star-system, les
­procédés employés sont les mêmes et constitutifs d’une même réalité. La
fiction, le ­cinéma, le rêve mélangent des résidus de magie en mélangeant le
réel et ­l’irréel, l’objectif et le subjectif, le rationnel et l’imaginaire, illusion
de la réalité, réalité de l’illusion... La même obsession chez Morin semble
­trouver sa confirmation : l’homme est un être double, rationnel, logique,
pratique, mais sa psychologie, son affectivité, son imaginaire en font aussi
un être irrationnel, hystérique et névrotique ; il est parvenu à l’âge moderne,
mais son affectivité et son imaginaire sont encore liés aux cavernes primi­
tives.
Sans être directement dans la bio-anthropologie, nous sommes encore très
près des interrogations et des questionnements de L’Homme et la Mort. Les
thèmes et les obsessions sont les mêmes (que dans L’Homme et la Mort)
mais il faudra attendre Le Vif du sujet pour que le grand projet d’anthro­
pologie générale reprenne vie. Entretemps, Morin devait opérer la rupture
complète avec l’idéologie communiste. Exclu du Parti, il devait à son tour
exclure le Parti. Après avoir chassé les démons du communisme, l’ancien
militant devait chasser les propres démons qui l’avaient lui-même conduit
au communisme. En 1959, il publia son Autocritique3.
Arguments
La revue Arguments naquit en 1956 (1956-1962), au moment même où l’on
assiste à un « dégel politique » qui entraîne une crise en chaîne, du communisme stalinistique (le rapport Khrouchtchev, le tournant polonais, la révolution hongroise), de l’intelligentsia de gauche entraînant la crise de la
­décolonisation et de la « civilisation technicienne » menacée par la montée
d’un « libéralisme bourgeois » (de la consommation) qui n’épargne pas les
États totalitaires (« Khrouchtchev apparaît comme le Louis-Philippe du
communisme bourgeois »). Crise généralisée, le « sociologue du présent »
sait détecter les multiples crises annonciatrices d’un tournant de l’Histoire.
Prenant modèle sur un groupe d’intellectuels italiens qui publiaient un
­bulletin à « formule militante et chercheuse » (Ragionamenti, 1955), avec
un groupe d’amis (Kostas Axelos, Jean Duvignaud, François Fejtö, Dionys
Mascolo, Pierre Fougeyrollas) Morin décide de fonder la revue Arguments,
3.
« Dans mon livre, Autocritique, paru en 1959, je cherchais non tant à dénoncer le parti,
mais à me comprendre moi-même, comprendre mes processus de pensée qui m’avaient stalinisé
et ceux qui m’avaient déstalinisé de 1941 à 1951 » (Pour sortir du XXe siècle, 1981, p. 82). Sur
cette période de profonde remise en question, et sur ce que Morin lui-même appelle « son communisme de résistance », nous ne pouvons nous empêcher de renvoyer au beau livre de Françoise
Bianchi, Le fil des idées. Une éco-biographie intellectuelle d’Edgar Morin, 2001, remarquable
étude sur la vie et le passé militant et résistant d’Edgar Morin.
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revue cousine du petit groupe italien. La revue se veut accueillante et conviviale et ne s’impose (ni n’impose) aucune restriction : « Nous avions ainsi
affirmé notre volonté de réviser sans limite aucune les idées reçues et les
idéologies courantes, exercer une critique radicale, sans dogmes ni interdits, à l’égard de la réalité et de la pensée dominantes ou prétendues révolutionnaires, mettre en question tous les aspects du monde contemporain –
sociaux, politiques, humains, littéraires et artistiques, scientifiques ou
philosophiques – pour que surgissent leurs problèmes et leur crise4. »
Le communiste de la Résistance, encore meurtri par la rupture, est attentif
aux signes d’un « Est nouveau », il peut s’interroger sur l’avenir du socialisme, sur la bureaucratie, sur le communisme d’appareil5, il problématise
le bien-être et la civilisation, provincialise Marx, provincialise l’Europe et
l’Occident, s’interroge sur « l’âme humaine », sur le sens de la vie, sur les
progrès de la science et des savoirs scientifiques (Arguments publie des
textes de scientifiques sur la microphysique et la cosmologie), réinterroge
les fondements de l’action (politique, humaine, sociale, économique) qu’il
essaie de resituer dans un contexte planétaire. Arguments réunit un groupe
d’amis (d’intellectuels) curieux, avides de connaissances, intellectuels de
gauche, non pas dissidents, mais en rupture avec l’idéologie dominante,
engagés dans une nouvelle résistance et une nouvelle recherche, « joyeux
de réadhérer à la vraie vie » et mettant au noyau de leur réflexion le questionnement et l’interrogation : « Nous n’avions pas formé une revue de ­secte
(exclusive, exclueuse), mais une revue d’interrogation et de débat ; nous
n’étions pas porteurs d’une arche d’alliance ou guidés par un grand gourou
(comme Esprit ou Les Temps modernes). Nous n’avions pas de noyau idéologique dur. Notre noyau ouvert était le questionnement. Nous n’avions pas
la tristesse de l’échec du communisme, mais la joie de réadhérer à la “vraie
vie”. La rupture de l’arche d’alliance philosophique-idéologique ne nous
conduisait pas au désespoir, ni même au désenchantement, elle libérait nos
énergies intellectuelles et vitales ; nous étions dans une nouvelle résistance,
une nouvelle recherche, avec un nouveau viatique qui était déjà formulé par
Antonio Machado mais dont je pris connaissance plus tard : “Caminante no
hay camino, se hace camino al andar (Marcheur, il n’y a pas de chemin, le
chemin se fait en marchant”6. »
Revue de réinterrogation (« révisionniste ») et petite communauté fraternelle, Arguments a permis à Morin de renouer avec l’esprit d’aventure et la
joie de découvrir ; née du « dégel politique », Arguments offre une nouvelle
4.
Repris aussi de Mes Démons, p. 210.
5.
Les principaux articles sur la crise politique écrits pendant cette période ont été publiés
dans Arguments politiques qui fait suite à Introduction à une politique de l’homme, 1965.
6.
Mes Démons, p. 211-212.
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direction qui provoque le propre « dégel » de la pensée politique de Morin.
Arguments était nécessaire à Autocritique, qui était nécessaire à Arguments7.
Enfin libéré du Parti et emporté par le grand tournant du siècle, Morin a pu
amorcer sa réforme de pensée. Grâce à l’expérience décisive d’Arguments,
le penseur et l’homme ajoute un degré de plus dans la participation. Face au
défi de la complexité (l’événement, le concret, le dur affrontement des
contradictions vécues, des contractions du réel et des contradictions de
­l’action), Morin se sent de plus en plus appelé par l’exigence de la complexité et la nécessité de la pensée complexe. Le penseur le sait maintenant :
crise de civilisation et crise multidimensionnelle, la réforme ne pourra pas
seulement être politique, mais elle devra s’efforcer de conjuguer réforme
politique, réforme de l’esprit, réforme sociale et réforme culturelle. ­Ré­forme
tous azimuts qui le conduira pendant la crise de 1962-1963 à un ­retour au
projet premier d’anthropologie fondamentale.
L’Esprit du temps, Le Vif du sujet,
Introduction à une politique de l’homme
Les travaux sur le cinéma, les stars, la culture de masse (L’Esprit du temps,
19628) s’inscrivent dans une mouvance culturelle qui fait apparaître un phénomène nouveau devenu central, changeant la configuration et affectant
l’ensemble de la société : l’invasion de la culture de masse ou des mass
media. Au début des années 1960, les recherches de Morin croisent et en
même temps complètent les travaux de Roland Barthes sur les mythologies
(cf. Mythologies, 1957, et dans la revue française Lettres nouvelles, ­« Petites mythologies du mois », de 1954 à 1957) et de Georges Friedmann (leur
« patron ») sur le travail industriel (cf. Le Travail en miettes : spécialisation
et loisirs, 1956 et Traité de sociologie du travail, 1962). Sous cette triple
impulsion se crée le Centre d’études de communication de masse
(CECMAS) dans le cadre de la VIe section de l’École pratique des hautes
études. La revue Communications deviendra le nouvel organe et l’expression des activités du Centre dans les années 1960-1970. Morin s’occupera
de la 14e section de la revue alors qu’il est aussi directeur de la revue Arguments depuis 1956 (1956-1962). Son travail de directeur de recherches au
CNRS et les nombreuses agitations liées à ses activités (colloques, conférences, congrès, voyages, comités, rencontres, etc.) lui donnent un sentiment de dispersion : « Me voici à la fois dans la sociologie, dans le cinéma,
dans l’intelligentsia de gauche ; chargé puis maître de recherches au CNRS,
7.
Sur l’expérience décisive d’Arguments, cf. les témoignages d’Olivier Corpet et de
François Fejtö dans Arguments pour une Méthode, Colloque de Cerisy (Autour d’Edgar Morin),
1990, p. 57-66.
8.
Nouvelle édition, 1975, en deux tomes : 1. Névrose ; 2. Nécrose. Le deuxième tome
reproduit plusieurs articles écrits par Morin à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Il a été publié avec la collaboration d’Irène Nahoum (la fille d’Edgar Morin).
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je deviens directeur adjoint du Centre d’études des communications de
masse, rédacteur en chef de la Revue française de sociologie, membre de
la commission consultative du cinéma. Outre ces petits titres semi-­
universitaires, semi-managériaux, je dirige la revue Arguments. De plus,
j’écris des articles, je fais des conférences, je signe des protestations, je
milite par intermittence, je voyage. Et pendant ce temps, je prépare et
rédige l’Esprit du temps. » « Une sorte d’aliénation-divertissement, où l’on
tend à perdre de vue l’essentiel, et la notion même d’essentiel, dans des
activités extérieures à soi, dans des rapports artificiels9. »
« Peur de la spécialisation » ?, « peur de l’embourgeoisement » ?, « crise
multidimensionnelle » (« crise du couple », « crise de la quarantaine »,­­
« errance affective ») ?, Morin sent le besoin de s’arracher au tourbillon et
de se retrouver : « Cette dispersion me met en crise ; j’ai besoin de me
­retrouver, de me rassembler, de faire le point. Mais comme d’autres crises
m’assaillent, je fuis toutes ces crises, y compris celle de la dispersion, dans
la dispersion10. » Une grave maladie va lui donner l’occasion de s’arrêter, et
d’arrêter le tourbillon : « Tout mon être demandait cette maladie, c’està-dire rupture, arrêt, oasis, repos [...]. » « [...] Au moment où j’entrai dans
mes draps, hébété, à demi inconscient, je fus traversé par une joie infinie.
J’étais enfin arraché au tourbillon11. » Hospitalisé au Mount Sinaï Hospital
de New York, « vivant deux quarantaines » (celle de l’âge, celle de l’hospitalisation et de la convalescence), c’est là que Morin « se mit à penser à la
méditation » : Le Vif du sujet en résulte ; écrit de novembre 1962 à octobre
1963, il sera publié en 1969.
Le Vif du sujet est un journal autobiographique, un « livre enflammé »,
bouillonnant d’idées, de confessions, de réflexions, de thèmes reliés au préoccupations du moment qui secouent et réaniment le grand projet d’anthropologie générale duquel sortira une Anthropolitique12 : « J’ai toujours pensé
que je tenterais de fonder une “anthropologie générale”. J’y travaillais sans
hâte, depuis L’Homme et la mort, et en même temps je m’en détournais, au
caprice des sujets que je traitais. Aujourd’hui je ne suis pas prêt à commencer ce traité, mais je sens le besoin de secouer, réveiller ce projet13. »
Tout ce qui était encore embryonnaire dans L’Homme et la Mort et Le
­Cinéma ou l’homme imaginaire, sans se cristalliser (puisqu’il s’agit sou9.
Le Vif du sujet, 1982, p. 14, 16.
10.
Ibid., p. 364.
��.
Ibid., p. 367 et p. 17.
12.
Introduction à une politique de l’homme, 1965, dont la plupart des idées ont été reprises
pour être dépassées dans Une politique de civilisation (en collaboration avec Sami Naïr), 1997.
13.
Le Vif du sujet, p. 71.
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vent de notes éparses, semi-organisées, en semi-bazar auxquelles il manque
le ferment catalytique : « Ce brouillon est un bouillon de culture », dit
­Morin), commence à prendre forme comme en halo : le lien dialectique
entre le rationnel et l’irrationnel, le réel et l’imaginaire, le sujet et l’objet,
l’ordre et le désordre (chaos), la dualité du moi (homo duplex, personnalités
doubles et multipersonnalités), le « malajustement de l’homme », le surgissement de l’affectivité, de l’angoisse et de l’hystérie (ubris), l’unité des
contraires, les problèmes de l’incertitude et de la contradiction, le mystère
et les énigmes du monde, la trinité individu/espèce/société (si chère à
­Morin). Y figurent déjà les grands constituants et les grands thèmes de
l’épistémologie et de l’anthropologie moriniennes qui seront repris et développés dans La Méthode (tomes 3, 4 et 5)14. S’y trouvent déjà les fondements d’une Anthropomorale capable de civiliser enfin l’homme, où l’amour
y tient une place centrale et cruciale, comme dans L’Éthique (tome 6). On
comprend mieux pourquoi, maintenant, Morin reprend le projet de publication du Vif du sujet en 1969. Ce n’est pas par bizarrerie ou par coquetterie !
Avant d’entreprendre l’immense chantier de La Méthode, et déjà en train de
rassembler les matériaux et de réfléchir sur l’édifice, il sait très bien que ce
livre est son livre : « Les autres livres étaient de moi, celui-ci est moi. Il me
ressemble parce qu’il me rassemble : tout ce qui se trouvait séparé, dans ma
vie et dans mes livres, dans la science de l’homme et dans la politique, dans
mes activités et mes oisivetés, et aussi tout ce qui se trouvait atrophié dans
mes œuvres, indiqué seulement en introduction ou en conclusion, tout est
là15. »
Sociologie du présent : Commune en France :
la métamorphose de Plozevet, Mai 68 : la brèche,
La Rumeur d’Orléans
Hormis son premier ouvrage de terrain (L’An zéro de l’Allemagne, 1946),
reportage « à vif » sur l’immédiat après-guerre, presque tout l’ensemble de
l’œuvre sociologique d’Edgar Morin se retrouve dans la publication d’articles des années 1960 et dans ses ouvrages de « sociologie du présent »
­devenus les classiques d’une nouvelle façon de pratiquer (de voir) la sociologie.
La Métamorphose de Plozevet (Commune en France : la métamorphose de
Plozevet, 1967) fait partie de ce que Morin appellera plus tard, à partir
14.
Cf. ibid., en particulier les sections intitulées : « La saine pensée », p. 53-69 ; « Préludes
­anthropologiques », p. 70-86 ; « Les cavernes de l’homme », p. 139-163 ; « Les démons (elohim) »,
p. 182-192. Sur l’Anthropomorale, cf. p. 123-130, 211-224, 284-295.
��.
Ibid., Post-préface, p. 10.
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de 1968, « sociologie du présent ». Plozevet est une petite commune du
­Finistère, bourg et arrière-pays, isolée et détachée de la France du Sud-Ouest,
en train d’accomplir (dans les années 1950-1960) son difficile passage et sa
métamorphose vers la modernité. Société en crise, divisée, heurtée, coincée
entre deux mondes, deux univers : des grands-mères avec la coiffe traditionnelle et des petites filles portant le pantalon, des vitrines éclairées aux néons
et des chaumières sans électricité, artisanat et coutumes locales et ancestrales côtoient petites industries, propriétés agricoles, commerces à la mode
(dépôt des grandes marques), bourgeoisie naissante et florissante.
Terreau et terrain de prédilection pour le sociologue Edgar Morin qui part
avec quelques collaborateurs observer et étudier la petite commune en gestation16. Convaincu de la relativité des méthodes et de l’insuffisance d’une
seule approche, Morin va adopter une approche multidimensionnelle (« observation phénoménale » faisant la navette entre idées générales et réalités
singulières, entretiens-interviews, « meeting-bars », situations-tests comme
la projection du film L’Équipée sauvage à des adolescents, participation à
la vie de groupes : comités des jeunes, associations professionnelles, politiques, confessionnelles et autres).
Derrière les résistances et les difficultés du petit village face aux changements occasionnés par son passage à la modernité (heurts, conflits, retours
en arrière et reflux d’anciens archaïsmes), Morin va déceler les symptômes
et la montée épidermique d’une cause beaucoup plus profonde, d’une crise
véritable, crise de civilisation dont Plozevet, par son isolement relatif et ses
puissants archaïsmes, devient le miroir grossissant, précieux témoin de la
métamorphose et des transformations de l’Esprit du temps17.
Mais c’est surtout avec Mai 68 (Mai 68 : la brèche, 1968) et La Rumeur
d’Orléans (1969) que Morin pourra mettre à l’épreuve sa nouvelle approche de la sociologie et des méthodes en sociologie. À une époque où le
structuralisme règne encore en maître dans les sciences sociales, privilégiant les formes invariantes, les structures permanentes, Morin va tenter
��.
Enquête commandée à Georges Friedmann par la Commission Sciences Humaines de
la D.G.R.S.T. (Délégation générale à la recherche scientifique et technique) sur les effets (méfaits)
de l’industrialisation dans certaines campagnes de France où la « ruralité » était forte.
��.
« [...] Ce qui nous a fasciné à P., c’est que l’excentricité et la singularité même de sa
situation renvoyaient à des problèmes centraux et généraux dans la mesure où cette excentricité et
cette singularité accentuent, voire exaspèrent les problèmes de la transformation d’une France
rurale et provinciale. Excentricité et singularité donnent à la mutation un caractère de crise qui
permet d’approfondir les problèmes de fond posés par le changement, c’est-à-dire la modernité.
P. n’est pas un cas moyen, mais un cas extrême. Peut-être plus révélateur qu’un cas moyen, non
malgré sa singularité, mais à cause de cette singularité. Ceci aussi bien pour la question agraire
que pour la question scolaire, et plus largement la question de civilisation » (dans Sociologie,
1994, p. 254).
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d’élaborer une « sociologie clinique » à partir des phénomènes de crise,­
« situations extrêmes, paroxystiques et “pathologiques”, qui jouent un rôle
révélateur18 ».
L’approche nouvelle, multidimensionnelle, qui brise les cadres de la pensée
disciplinaire pour se hisser au niveau du phénomène, est à juste titre appelée « phénoménologique » : « Une sociologie qui se veut attentive et contemporaine de l’événement, de la crise, doit d’abord être phénoménologique.
Ce terme ici n’est pas un rappel hégélien ou husserlien, mais renvoie : a) au
phénomène conçu comme donné relativement isolable, non à partir d’une
discipline, mais à partir d’une émergence empirique, comme par exemple et
par excellence un événement ou une série d’événements en chaîne ; b) au
logos, c’est-à-dire à la théorie conçue, elle aussi, au-delà du carcan disciplinaire19. »
L’événement est un « concentré explosif », vecteur et effecteur doublement
riche par son caractère éruptif et perturbateur. Nouveau il l’est, par son apparition soudaine et inattendue, mais l’événement est aussi un révélateur et
un déclencheur de réalités latentes et souterraines : « L’hypothèse que la
crise est un révélateur signifiant de réalités latentes et souterraines, invisibles en temps dit normal, est heuristique par rapport à l’hypothèse contraire
qui considérerait la crise comme épiphénoménale [...]20. »
La crise concentre et unit en elle trois aspects : l’événement singulier, le
refoulé primordial, l’archaïque. C’est le cas de Mai 68 avec comme nouveauté le mouvement révolutionnaire : l’archaïque, c’est le pouvoir répressif et réactionnaire de l’autorité qui provoqua la crise ; le refoulé primordial,
c’est la réalité souterraine (frustrations, mécontentements, insatisfactions) à
l’origine du mouvement révolutionnaire. La rumeur d’Orléans est bien
­aussi cette crise réveillant des réalités latentes (du refoulé) et ranimant des
archaïsmes profonds21. L’archaïque : la peur du juif (« le juif et l’argent »),
l’antisémitisme, la provincialité d’Orléans, proche de Paris, mais en même
temps éloignée de la grande ville, qui la confine à l’isolement, au vide et à
l’ennui ; le refoulé : les fantasmes de jeunes filles (jeunes adolescentes, d’où
la rumeur a incubé), les besoins d’évasion, de frisson et d’aventure (piqûres
et bonbons hypnotiques sont utilisés pour endormir les jeunes filles, puis on
��.
L’Esprit du temps, tome 2, Nécrose, 1975, p. 32. Repris de « Pour une sociologie de la
crise », Communications, 12, 1968.
��.
Ibid., p. 31-32.
��.
Ibid., p. 34.
��.
Rappelons l’essentiel : en 1969, en pleine campagne présidentielle, une rumeur secoue
la ville d’Orléans : dans des magasins d’habillement, des commerçants juifs droguent des jeunes
filles dans des salles d’essayage pour les kidnapper et ensuite les évacuer vers des lieux de prostitution exotiques !
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les envoie dans des lieux exotiques, tout un symbolisme sexuel), les propos
grivois des hommes d’âge mur (« il n’y a pas de fumée sans feu »), la crédulité devant la rumeur qui font apparaître un « nouveau moyen âge22 ».
Morin a essayé de théoriser la crise en tentant la sociologie de Mai 68 et en
mettant en question la sociologie dominante et le marxisme dogmatique
(« Pour une sociologie de la crise », 1968). Les mêmes idées seront reprises
dans deux articles majeurs qui témoignent de l’orientation nouvelle du­
« sociologue du présent » : « Le retour de l’événement » (1972) et « L’événement-sphinx » (1972). L’événement est le lieu de rencontre, le nœud de
communication de la diversité des approches. Il n’est pas isolable de tout un
ensemble de dimensions, et l’événement seul, en dehors du système (d’un
système), n’a aucune signification : « [...] Les systèmes les plus complexes
sont des structures d’accueil de plus en plus ouvertes à l’événement, et des
structures de plus en plus sensibles à l’événement. [...] L’évolution (physique, biologique, humaine) peut être considérée [...] comme le produit de la
dialectique entre systèmes et événements qui, à partir du moment où se
constituent les systèmes se nourrissant d’énergie (systèmes vivants), fait
apparaître les possibilités de régressions et celles de développements23. » Il
n’y a pas opposition entre « sociologie de l’événement » (ou « sociologie du
présent ») et « sociologie des structures », mais échange et interférence de
l’une à l’autre, de l’une sur l’autre, les deux enchevêtrées et porteuses à la
fois de virtualités complémentaires, concurrentes et antagonistes.
La « crisologie » permet à Morin de renouveler l’approche sociologique par
une approche multidimensionnelle (systémique) branchée sur le présent (la
crise, l’événement) en apportant de l’eau au moulin d’une sociologie exsangue qui sort de dix années d’impérialisme fonctionnaliste et structuraliste.
Elle réintroduit le facteur « temps » (la dimension historique et anthropologique) au sein de l’analyse sociologique qui travaille toujours sur des totalités complexes en devenir, totalités organiques et dynamiques combinant
le nouveau et l’ancien, l’événementiel et le structurel, synchronie et diachronie. Nouvelle façon de questionner l’Esprit du temps qui vient jeter les
��.
Convulsion, fantasme collectif, retour aux mythes et aux cavernes de l’homme ? Rumeur
semblable à une vingtaine d’autres : en dix ans une vingtaine de rumeurs anti-juives, à peu près
identiques, ont circulé en France. Dans la nouvelle Préface à l’édition de 1970, Morin dit : « [...] Le
cours futur de notre société nous dira si, dans toutes ces affaires, c’est le grouillement de fantasmes,
d’angoisses, de fascinations et de désirs incarnés dans le scénario de traite des Blanches qui est
­sociologiquement, historiquement et politiquement le plus important ou au contraire, le réveil de
l’antisémitisme. [...] La rumeur d’Orléans nous ramène à ces sous-sols de notre modernité.
L’incapacité de l’intelligentsia à saisir ces problèmes, l’aptitude à les refouler, font, elles aussi,
partie du “moyen âge moderne”. Il faudrait pourtant comprendre qu’une dépression cyclonale se
creuse sous ce qui semble le plus assuré de notre civilisation » (Préface, p. 9-10). Cf. la nouvelle
édition de La Rumeur d’Orléans, complétée et enrichie par La Rumeur d’Amiens, 1982.
��.
L’Esprit du temps, tome 2, Nécrose, 1975, p. 81.
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bases d’une nouvelle approche en sociologie, que le nouveau regard sociologique vient concrétiser et qui conduit Morin sur les pentes de la « nouvelle méthode » que bien des signes annoncent depuis longtemps.
Journal de Californie
En 1968, Morin se joint au « Groupe des Dix » formé par le docteur Jacques
Robin, où biologistes et cybernéticiens se rencontrent, échangent sur les
nouveaux progrès de la biologie et sur les ponts à établir entre la biologie et
la cybernétique. Morin apprend à se familiariser avec la pensée cyberné­
tique dont il découvre, pour la première fois, la merveilleuse fécondité. La
cybernétique fait appel aux mêmes principes d’organisation que la biologie,
en utilisant les notions d’information, de code, de message, de programme,
de communication, de répression, de contrôle. Il y a possibilité de faire
communiquer l’organisation cellulaire et la machine à partir de l’idée
­d’organisation et d’opérer un rapprochement entre l’organisme et des
­formes d’organisations métabiologiques (la machine, l’homme, la société).
Un an plus tard, Morin est invité par Jonas Salk au Salk Institute for Biologic Studies en Californie (« cette pépinière de Prix Nobel, tête chercheuse
de la biologie »), sous la recommandation de Jacques Monod et de John
Hunt. Une seule condition lui est imposée : apprendre. À La Jolla, Morin
redevient étudiant, il peut parfaire ses connaissances en biologie, il apprend
à connaître la théorie des systèmes, il lit Laborit, Watson (La Double
­Hélice), Lupasco, Bronowski, s’initie à la pensée de Gregory Bateson et à
la nouvelle problématique écologique. Il a l’occasion d’observer l’émergence de la contre-révolution culturelle à travers la culture hippie, entraîné
et devenant lui-même l’acteur de « l’esprit du temps » qu’il a si bien décrit
dans ses ouvrages de sociologie événementielle. De son séjour en Californie, il en tirera un journal, Journal de Californie (1970), qui témoigne des
moments de bonheur qu’il a connus là-bas, mais aussi de son expérience à
l’Institut et des lectures intensives qui lui ont permis de ramener au centre
de sa réflexion ses préoccupations biologiques : « Terminé le quatrième
tome des writings de J. Salk. Cette lecture m’a gorgé de vitamines. [...] Mes
notes s’accumulent, buissonnantes, avec un centre de gravité sur bio-­
sociologie. J’ai découvert enfin l’énorme lacune de mon anthropocosmo­
logie (Vif du sujet). Il me manquait le chaînon, que dis-je, la clé de voûte
biotique ! [...] Quel moment extraordinaire, décisif, pour moi. Me voici au
centre de gravité, au centre de mes gravitations intellectuelles24. »
��.
Journal de Californie, 1970, p. 218.
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Penser avec Edgar Morin
Morin a même la chance de lire en primeur le nouveau manuscrit de
Jacques Monod : Le Hasard et la nécessité. Il relit intégralement la leçon
inaugurale que Monod a donnée au collège de France peut discuter avec
Jonas Salk des nouveaux progrès de la biologie moléculaire. Pendant ces
mois en Californie, Morin revit ce qu’il a vécu quelques années auparavant
(la maladie en moins) : le plaisir de s’arrêter, d’arrêter le tourbillon, le temps
de discuter, de méditer, de réfléchir sur ce qui a toujours été pour lui
l’essentiel, l’homme, l’anthropologie, le lien bio-anthropologique que son
séjour de paix vient réanimer : « Ce matin en rédigeant la fin de mes notes
sur ­Monod, sentiment de béatitude. Je me sentais ramené au temps heureux
de la méditation, au bord de la Méditerranée, où déconnecté de tout, je laissais venir à moi ce qui m’importait vraiment. Ici, de par la grâce de John, de
Monod, de Salk, me voici à nouveau déconnecté, dans une oasis quasi méditerranéenne, amené à réfléchir sur ce qui m’intéresse le plus au monde, et
en même temps je suis sur les lieux où fermente ce qui m’importe le plus au
monde [...]. Ce bonheur me jaillit si soudainement, si violemment, qu’il est
rapidement suivi d’un malaise... Je me sens coupable d’être libre, de faire
ce qui m’intéresse, et que cela me soit cadeau. Je n’ai payé ce bonheur ni
par une maladie, ni par un sacrifice25... »
À travers la contre-révolution culturelle, le sociologue du présent voit la
rupture avec un modèle de civilisation (industrielle), il voit les germes
d’une néo-révolution (anti-bourgeoise, naturaliste, féministe et écologique),
mais il voit aussi les forces élohistiques à l’œuvre, les néo-archaïsmes et
néo-tribalismes, les nouvelles religiosités, la drug culture, la recherche
d’expériences paroxystiques qui font partie de la contre-révolution et qui la
gangrènent, la rendent possible tout en lui donnant son caractère énigmatique, fragile, infantile : « On cherche, plus encore que Dieu, la religion, ce
qui va lier les humains entre eux et avec le monde. Culte de quoi ? Love !
Love ! » « Ce que je comprends : l’expérience intérieure, la rupture avec le
monde plat et conventionnel, avec la médiocrité quotidienne, la recherche
au fond, du vrai moi et de la vraie vie. Ici, la drug culture fait partie comme
la zen-khrishna-approach, de la même grande vague messianique. C’est la
recherche effectivement de l’extase, du paradise now, par des moyens
chimiques. » « Ils arrivent au point de révolution. Ils comprennent que tous
les hommes sont semblables, qu’ils forment une humanité. Mais rien ne se
passe, la mutation n’a pas lieu26. »
« Nouvelle gnose », « crise juvénile et crise adolescente », « crise féminine »,
« crise écologique », Morin est cependant fasciné par cette Californie aux
��.
��.
Ibid., p. 58-59.
Ibid., p. 74, 89 et 94.
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Premier chapitre - Antes
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nombreux visages, « bouillon de culture », carrefour d’idées, laboratoire
d’expérimentations. De retour en France, il consacrera quelques articles27 à
ce qu’il a pu observer à vif en Amérique avec une attention toute particulière portée à l’éco-mouvement qu’il a vu enfler en Amérique : « Pour la
première fois, sur un problème autre que celui de la guerre du Vietnam, la
révolution culturelle a des chances de faire entendre un message dans toutes
les couches de l’opinion et d’agir en extension comme en profondeur. Avec
l’éco-mouvement, je dirais que la nouvelle gauche est entrée dans l’anthropolitique. [...] L’homme ne doit plus être le maître, souverain, possesseur de
la nature. C’est la nature qui doit faire sa révolution dans l’homme [...]28. »
Le sociologue du présent prend note de tout, prend des notes sur tout, expérimente, trouve le bonheur et retrouve la joie, depuis longtemps oubliée, de
se cultiver : « Là, en Californie, mon destin m’a été restitué. Là, en Californie, j’ai reconnu l’unité de ma recherche et j’ai été relancé vers ma quête
essentielle. [...] C’est en Californie qu’avait commencé et que s’achève une
saison étonnante de ma vie. En 1962, je fus frappé par le Mal, sur le Golden
Gate Bridge. J’ignorais alors que j’étais déjà sur le chemin de Larkspur. Et
c’est de Larkspur que je quitte, revisitée huit ans plus tard, l’Amérique. Je
retraverse à nouveau le pont sublime, au petit matin, dans le lever éclatant
du soleil29. »
Entre la méditation et son séjour (retour) en Californie, huit ans se sont
écoulés, huit années où Morin a été renvoyé à la sociologie, peut-être en se
redispersant, mais aussi en nouant les fils de sa réflexion. En 1962, il manquait à sa réflexion le maillon biologique, l’expérience (décisive) de Mai 68
et les apports nouveaux de la pensée systémique et cybernétique. Il lui manquait de reconnaître pleinement le problème écologique dont il a pu évaluer
l’ampleur grâce à son voyage en Californie. Son séjour (retour) en ­Amérique
a nourri et réveillé ses interrogations premières qui l’ont ramené sur la
­plaque tournante de sa vraie recherche. Son second départ de l’Amérique
est un re-départ. Cette fois-ci, ce sera le bon.
L’Unité de l’homme
De retour en France, au début de 1970, Morin découvre, grâce à Henri
­Atlan, les travaux de Von Neumann sur les automata auto-reproducteurs et
les idées de von Foerster sur l’importance du désordre (du « bruit ») dans les
��.
Voir L’Esprit du temps, tome 2, Nécrose, 1975, troisième partie, tous derniers
chapitres.
��.
Journal de Californie, p. 205, 206.
��.
Ibid., p. 264.
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Penser avec Edgar Morin
phénomènes organisés (von Foerster, 1960, 1962), ce qui l’amène progressivement au concept d’auto-organisation. Il découvre Serres, Prigogine et
Thom (Prigogine, 1947, 1968 ; Thom, 1972 ; Serres, 1968, 1972) et perçoit
la possibilité d’un rapprochement entre biologie, thermodynamique, logique (mathématique) et philosophie. Avec l’aide de John Hunt, Jacques
­Monod et François Jacob, Morin décide en 1972 de fonder le Centre international d’études bio-anthropologiques et d’anthropologie fondamentale
(CIEBAF). Ce centre, qui siège à l’abbaye de Royaumont, va devenir le
Centre Royaumont pour une science de l’homme (1972-1978). Avec la collaboration de Massimo Piatelli-Palmarini, biologiste de formation, Morin
organise des rencontres et différents colloques. En 1972, il réussit à réunir
différents chercheurs de renommée internationale qui, pendant plusieurs
jours (septembre 1972), discuteront et réfléchiront autour du thème choisi
par les organisateurs : « L’Unité de l’homme30 ». Tous là pour collaborer et
échanger autour d’un même thème, les discussions et les rencontres sont
fertiles et, malgré les barrières et les difficultés parfois à faire communiquer
des chercheurs travaillant sur des terrains et à des niveaux différents, les
invités et les participants réussissent à se hisser à un niveau résolument
transdisciplinaire. Pour une première tentative d’unification entre grandes
disciplines, tentative intégrative menée sur un terrain collectif, le colloque
fut un succès : « [...] À la lecture, refroidie, de ce foisonnement peu unitaire
consacré à l’unité, il nous est apparu que le caractère buissonnant de l’ensemble en faisait aussi la vitalité. Il nous est apparu que, bien que fragmentaire et dispersé, cet ensemble constituait, non certes une encyclopédie de
l’homme, mais dégageait une visée, un visage encyclopédisant. Il nous est
apparu surtout qu’il se dégageait, à travers les fenêtres qui s’ouvraient et les
serrures qui se déverrouillaient, un mouvement, ne serait-ce qu’inchoatif,
vers une vision intégrée des sciences de l’homme. Il nous est apparu enfin
que, bien que non totalisant, ce travail collectif posait fondamentalement
l’homme comme phénomène total31. »
Le Paradigme perdu est né de ce colloque. Il s’agissait d’abord d’une communication écrite pour le colloque, qui est vite devenue un embryon
de ­livre, que Morin décida de mener à terme avant d’entreprendre La
­Mé­thode.
��.
Les actes du colloque ont été publiés en 1974, L’Unité de l’homme, édition en trois
volumes : 1. Le primate et l’homme ; 2. Le cerveau humain ; 3. Pour une anthropologie fondamentale.
��.
L’Unité de l’homme, Introduction générale, 1978, p. 10-11.
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