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Conférence présentée le 4 juin 2015 dans le cadre du Symposium annuel de
la Société de philosophie du Québec
Sébastien Mussi (vice-président NAPAC)
Nous sommes invités aujourd’hui par la SPQ à échanger autour de la pratique de
l’enseignement collégial de la philosophie et à le faire dans l’ombre du rapport du
chantier sur l’offre de formation collégiale, dit «rapport Demers».
Cette invitation est l’occasion de s’approprier philosophiquement le rapport Demers et
d’investir (ainsi) philosophiquement notre pratique de l’enseignement de la philosophie
– philosophiquement, c’est-à-dire d’abord non pas d’un point de vue justifié par
l’économie et valorisé par la pédagogie par compétences et par son langage et ses
normes. Une telle appropriation implique notamment, puisque notre pratique se
déroule au sein d’une institution spécifique, le cégep, de penser cette institution et
notre rapport à elle et pas seulement sa forme abstraite «le cégep» : que devient le
cégep et qu’y devenons-nous, dans le contexte actuel? Il s’agit de s’interroger sur le
sens de l’institution, y compris dans les changements de structures et leurs impacts.
Une telle réflexion doit mener à une résistance en réponse à ceux qui, actuellement,
veulent «assouplir» ou «ouvrir», comme ils disent, la FGO dans les cégeps et à ceux qui
seraient tentés au nom d’un certain pragmatisme de négocier d’emblée des compromis,
espérant sans doute sauver «la philosophie», croyant aussi qu’en conservant le sigle
PHI-340 intact, on conserve quelque chose de la philosophie comme pratique concrète.
Ultimement, il faut amener ces gens-là à répondre, eux, de leurs actes sur notre propre
terrain.
Deux mots à propos de notre pratique tout d’abord : car en effet, lorsque la philosophie
et la FGO sont remises en question par le CSE ou le rapport Demers, ce n’est jamais à
partir de ce qui se fait en classe, mais toujours à partir d’une idée très abstraite de ce
que serait la philosophie, à partir aussi des fantasmes quant à ce que devrait être son
rôle.
Quelle est donc cette pratique ? Nous témoignons tous ici de sa variété; il me semble
cependant qu’on peut en dire ceci :
1- Elle passe par une parole, c’est-à-dire par un exercice concret de la pensée, qui
donc se situe dans un lieu spécifique et qui s’adresse à des gens, généralement
à des adolescents de 17-18 ans (j’en parlerai peu ici, mais il s’agit du point de
fuite de ce texte) ;
2- Cette pratique vise une transmission, c’est-à-dire, d’une manière très variée, à
montrer et à tenter de (faire) comprendre d’où nous sommes, comment nous
sommes devenus ce que nous sommes devenus – car en effet, nous ne ne
sommes pas issus d’une génération spontanée;
3- Cette pratique est ancrée dans un présent qui nous travaille et qu’en retour, en
tentant de le (faire) comprendre, nous travaillons en retour;
1
4- Pour toutes ces raisons, cette pratique a une portée critique, ne serait-ce qu’en
offrant aux étudiants un regard sur quelque chose d’autre que l’actuel où on
voudrait les confiner et les enfermer.
Réfléchir philosophiquement à notre pratique, cela veut dire qu’il faut réfléchir au
présent où nous sommes, lieu et époque, structure, système et institution, en tenant
compte que ce présent a une genèse.
S’approprier ainsi un document comme le rapport Demers :
En faire un objet de la philosophie comme interrogation sur notre présent.
Ne pas l’aborder comme une norme toute puissante ou un présent intégral et
irrévocable qui viendraient déterminer notre pratique et que nous finirions alors par
introjecter.
QUESTIONNER LE PRÉSENT ?
On pourrait penser que cet ancrage dans le présent rejoint bien les critiques faites
notamment dans le rapport Demers quant à notre obsolescence : la philosophie se doit
d’être actuelle. Il faut l’adapter et en adapter l’enseignement à un monde en perpétuel
changement – mais comment s’adapter à ce qui change constamment ?
Pourtant rien n’est plus éloigné de cette obsession de l’actualité que de réfléchir au
présent tel que je l’ai suggéré.
Foucault, dans deux textes programmatiques, intitulés Qu’est-ce que les lumières ? ,
définit la modernité comme une attitude, soit :
Un mode de relation à l’égard de l’actualité, un choix volontaire qui est fait par certains,
une manière de penser et de sentir, une manière d’agir et de se conduire qui, tout à la
fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. (p.6)
Cette attitude n’est pas l’acceptation ou l’adaptation à l’actuel tel qu’il est décrété par
les instances décisionnelles. Liant à Kant le texte de Baudelaire Le peintre de la vie
moderne, Foucault continue :
…être moderne, ce n’est pas reconnaître et accepter le mouvement perpétuel; c’est au
contraire prendre une certaine attitude à l’égard de ce mouvement ; et cette attitude
volontaire, difficile, consiste à saisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de
l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui. (p.6)
Foucault encore, définit l’attitude du philosophe moderne comme celui qui répond à
ses questions :
Quelle est mon actualité ? Quel est le sens de cette actualité ? Et qu’est-ce que je fais
lorsque je parle de cette actualité ?
En ce qui nous concerne aujourd’hui donc, à propos de notre pratique : il s’agit de se
situer à l’égard d’un événement actuel – le rapport Demers en tant qu’il aura, si ses
propositions sont appliquées comme cela semble devoir être le cas, des conséquences
2
sur le sens de notre pratique puisqu’il vise à changer l’institution où nous enseignons,
non pas en voulant la supprimer (2004), mais en modifiant sa structure et sa finalité.
La question n’est donc pas de savoir comment s’adapter au rapport Demers. Ce n’est
pas non plus, dans un premier temps, de savoir ce que ce rapport va changer pour
nous. Car alors nous le considérerions d’emblée comme une fatalité.
Il faut commencer par en saisir le sens pour notre présent, en tant que nous y
appartenons et que nous y exerçons – c’est le sens de notre pratique – une parole dont
la fonction est précisément cette interrogation sur le sens de notre présent et de l’à
venir dans lequel nous voudrions exister.
Je crois que dans tout cela se trouve une manière de nous approprier le rapport
Demers comme objet qui nous incite non pas à nous justifier (une fois de plus!), ni
même, comme le voudraient certains, à « rediscuter nos argumentations », mais à
penser. Penser, c’est-à-dire non pas justement suivre le mouvement et s’y adapter,
mais tenter d’en comprendre le sens.
Si l’on croit à la puissance du langage, du récit, du discours, du logos sous toutes ses
formes – et comment n’y croirions-nous pas, nous philosophes? – alors ce moment
d’appropriation, qui vise aussi à nous réapproprier le langage de notre métier, est un
moment essentiel de ce que nous avons à faire ensemble, à tous les niveaux
d’enseignement, à titre aussi d’associations aux buts, aux objectifs et aux
représentativités parfois fort différents, ensemble enfin à titre de professeurs de
philosophie.
LE RAPPORT DEMERS : ESSAI D’APPROPRIATION
Le réseau collégial québécois doit évoluer pour s’adapter aux changements survenus
dans les dernières décennies… cette évolution de la formation collégiale ne peut se
réaliser sans tenir compte de la FG. D130
Le CSE plaide en faveur d’un assouplissement de la structure de la FG … moins de
contraintes administratives… adaptation des contenus en fonction des choix de
l’étudiant, de son secteur de formation, voire de son programme d’études, etc. D131
Nous souscrivons aux propositions pour doter la FG de réelles capacités évolutives… et
favoriser une redéfinition locale de la FG. D131
Le Conseil n’entérine pas la perpétuation de l’organisation actuelle de la FG… comment
réussir à faire évoluer la FG là où les autres propositions ont échoué? L’importance
d’introduire des changements dans la FG pose actuellement problème. L23
Le Conseil réaffirme l’importance de doter [la FG] de capacités évolutives réelles. L24
Certains devis – plus particulièrement de français… et de philosophie – pourraient être
révisés pour éliminer quelques contraintes à la diversification de l’offre de cours. L26
Le Conseil croit qu’une révision locale de la FG, différenciée selon les établissements et
mise en œuvre en fonction de leur propre rythme, constitue une voie d’évolution à
envisager. L27
3
Les établissements pourraient établir un « programme de FG » … l’offre de cours …
pourrait être modulée dans les établissements pour tenir compte de leur taille et des
contraintes associées, à la gestion des groupes, des horaires et du personnel. L27
Une définition locale de la FG … permettrait son évolution à long terme. L27
Pour le Conseil, faire évoluer la FG est aussi audacieux que nécessaire. S’y refuser
témoignerait d’une impossibilité structurelle à aborder le changement, à l’antithèse
même des idéaux qui ont donné naissance aux collèges. L30
Du rapport Demers et de l’avis Lessard d’où sont tirées les citations précédentes, il
ressort deux points majeurs, qui doivent servir à s’en saisir et à en comprendre le
sens. Il s’agit de l’adhésion sans discussion au mouvement et à la vitesse et de la
négation de la profondeur du présent.
1) ADHESION AU MOUVEMENT ET A LA VITESSE: on reproche, on vient de la voir, à
la philosophie d’être obsolète, dépassée, d’être incapable de suivre le monde (déterminé
d’un point de vue strictement économique du reste) en perpétuel changement.
Loin de nier le mouvement ou de chercher à l’immobiliser, Foucault, en effet, en fait
une composante essentielle de notre présent (la modernité, c’est le fugitif, le
transitoire, le contingent…); en même temps, Foucault n’accepte pas ce mouvement
incessant tel quel, comme un destin, qui nous déterminerait sans reste et auquel il
faudrait à toute force s’adapter; il s’agirait pour lui de comprendre comment cette
accélération, cette vitesse, en est ainsi venue à être considérée comme la détermination
destinale de notre époque, y compris dans ses impacts, ses incarnations dans les
formes institutionnelles de nos sociétés et, en ce qui nous concerne, dans le système
scolaire.
Une telle adhésion explique le rythme effréné des réformes du système scolaire,
provoquant périodiquement des crises, des chocs plus ou moins intenses, présentant à
chaque fois le changement comme une solution nécessaire, bienvenue même – et sans
égard à leur succès plus ou moins convainquant (Étude ERES Larose-Duchesne sur le
RP)
La restructuration permanente du système scolaire est immanente à son fonctionnement
même, montre Gilles Gagné (Main basse sur l’éducation, p. 22)
Qu’est-ce que cela signifie qu’un document comme le rapport Demers fasse ainsi du
mouvement et de la vitesse le déterminant de ce que doit devenir le cégep?
Le reproche que l’on nous fait d’être un frein à la diplômation indique que tenter de
saisir le sens de ce qui change sans cesse n’a plus de place dans les cours au cégep.
Bien loin d’être moderne cette exigence de s’adapter sans cesse au mouvement
incessant semble bien relever d’une attitude que l’on peut qualifier d’antimoderne.
Ce que l’on demande à la philosophie, si l’on se fie aux propos rapportés en novembre
dernier par l’exécutif du CEEP, c’est qu’elle s’adapte à une clientèle, la « différenciation
de l’enseignement de la philosophie, et cela sur tous les plans (G. Leroux, p. 331).
4
Comment concrètement, se fera cette « différenciation », cette adaptation, sinon par un
alignement sur les programmes, selon les critères fixés par les profils de sortie qui
déterminent nos étudiants en clientèle et les catégorisent en fonction des besoins d’un
marché sans cesse en mouvement et de plus en plus violent (concurrentiel)?
La volonté actuelle du ministre Blais de « ne pas former de chômeurs » (propos tenus
par son attachée politique Caroline Trottier lors de notre rencontre mi-mai) est certes
louable.
On peut toutefois poser alors une question toute bête : le maintien de la philosophie
comme discipline commune et obligatoire, en quoi favoriserait-il la formation de
chômeurs? Il y a ici un préjugé si tenace que même ceux qui se déclarent en faveur de
la philosophie collégiale et qui s’en proclament les défenseurs semblent le reprendre tel
quel, sans discussion…
Il s’agit plutôt, en fonction d’objectifs repensés, d’enrichir l’offre en la modulant, de créer
des partenariats, de donner à la philosophie son plein potentiel d’interpellation des
disciplines présentes dans les programmes. Il s’agit de sortir de cette forteresse où nous
sommes liés et de nous ouvrir à la demande de philosophie qui s’exprime partout, dit
Georges Leroux par exemple dans un ouvrage qui vient de paraître… (329, mais aussi
346)
Dans ce discours convenu autour de notre soi-disant obsolescence et de notre
prétendu enfermement, de notre manque d’adaptabilité alléguée, de notre rigidité
supposée, se manifeste l’idéologie de notre époque et se manifeste aussi sa forme de
pouvoir (Virilio parle de la dromocratie, de dromos, la course), qui s’exerce sur notre
société, via la mise au pas de son principal lieu de reproduction, l’école.
Ce qui est visé, outre cette mise au pas administrative de la philosophie, qui pourra
enfin être intégrée aux programmes, c’est le gommage du sens du mouvement :
en premier lieu son sens « politique », soit comme sens de l’exercice du pouvoir;
en second lieu son sens « ontologique » si l’on veut, comme possibilité même de le
nommer et de le comprendre comme déterminant de notre époque, et donc, de pouvoir
dire si cela est en effet désirable, si cette vitesse ne nous emmène pas aveuglément
dans un mur ou un abîme; aussi de pouvoir mettre en évidence ce mouvement comme
ayant une histoire qui concerne tout le monde et qui l’a rendu possible;
en troisième lieu son sens « éthique » comme ce qui pose les limites concrètes de notre
agir (les manifestations de 2012, comme prises de la rue, comme ce qui a limité le
mouvement – des personnes et des véhicules – en sont l’expression concrète. Les
règlement adoptés à cette occasion par la ville de Montréal, qui exige notamment que
soit connu le trajet de la manifestation, manière de contrôlé cet autre mouvement,
celui de la foule, montre que le mouvement et la vitesse sont un enjeu majeur de notre
époque, comme l’avait compris Paul Virilio).
Bref, le mouvement (le changement si vous voulez), c’est juste, c’est vrai, c’est bien et
donc il faut s’y adapter. Tout ce qui y fait obstacle est considéré comme injuste, d’où le
recours à l’argument du choix de l’étudiant dans les divers rapports et avis
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relativement à la FG; considéré comme faux, soit déphasé, déconnecté d’avec la réalité;
considéré comme mauvais, c’est-à-dire rigide, fermé, réactionnaire.
Le terme maître qui montre la justesse de cette analyse, c’est celui d’adaptation : la
FGO doit être adaptée et adaptable au marché (les compétences en offre la possibilité à
la fois pédagogique et administrative de cette synchronisation), l’école aussi, et
rebelote, la philo itou (via les programmes, où, dit-on, elle aurait à relever le
merveilleux défi de prouver sa capacité à produire de l’universel…).
Or, affirmer que cette adaptation est la visée principale de l’éducation, c'est en même
temps désigner une limite à l’agir dans et de la société (le marché), limite qui n’est pas
sans paradoxe (mais on a déjà compris que la liberté de mouvement n’est pas pour
tout le monde, par exemple dans le franchissement des limites que sont les frontières).
Éduquer pour pousser à l’adaptation donc, plutôt que pour préparer à l’action; c’est-àdire au choix. (Voir Zygmunt Bauman, La modernité et l’holocauste, « La rationalité et la
honte »)
Apprendre à s’adapter plutôt que comprendre pour changer ou préserver les choses de
ce monde… voilà qui est plutôt inquiétant.
2) Le second point que je souhaite mettre ici en évidence est celui du PRESENT et de
sa PROFONDEUR (géologique).
En effet, dans le reproche que l’on nous adresse continuellement de ne pas être
actuels, ce en quoi consiste cet « actuel », ce présent, semble aller de soi. Il n’est en
tout cas jamais défini, il doit donc être évident… n’est-ce pas?
Cette question de la compréhension du présent est essentielle dans ce qui se joue
actuellement, puisque c’est à partir de là que sont prises les décisions qui vont nous
affecter dès la rentrée 2016 possiblement.
Foucault, via les textes de Kant et de Baudelaire dont la lecture lui permet de cerner
un ethos philosophique de la modernité, montre que la compréhension du présent est
la tâche même du philosophe : quelle est mon actualité? Quel est son sens? Quel y est
mon rôle? Vaste programme, qui du reste pourrait bien concerner tout citoyen ayant le
désir de comprendre son époque : pour Kant, les Lumières ne concernent pas les seuls
savants, mais chacun en tant que savant (Gelehrte, où l’on retrouve le verbe qui
signifie… enseigner). Vaste programme, mais que Paul Inchauspé n’hésite pas à
convoquer (plutôt qu’Aristote), et qui implique une prise en compte radicale des
contextes à partir desquels se pose cette série de questions. Celui qui définit le présent
est d’une part, en tant qu’il est dans ce présent, affecté par lui (relire Descartes du
point de vue de ses « archaïsmes », par exemple sa critique du mouvement du cœur de
Harvey…); et d’autre part, il modifie le présent, son discours y faisant irruption comme
une (possible) nouveauté.
Avant donc d’accepter des compromis qui vont modifier ce que l’on attend de nous
comme philosophes et comme professeurs de philosophie (avant donc que de nous
déterminer un « nouveau devoir pour la philosophie »!), il faudrait nous questionner
sur notre appartenance, à nous, en tant que philosophes, à une société que l’on
détermine par ailleurs comme mouvement en accélération constante.
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Nous avons à problématiser ce présent tel qu’on vise à nous l’imposer et à l’imposer
aux étudiants. Jusqu’à quel point alors ce que l’on veut de nous est-il compatible avec
une telle appartenance à ce présent? Je parlais tout à l’heure de mise au pas : derrière
les mutations des formes institutionnelles se profile ici la suppression pure et simple
d’une philosophie moderne, c’est-à-dire comme celle qui questionne les limites
nécessaire de notre agir (Foucault) et dont la fonction même consiste à (tenter de)
comprendre le présent, y compris dans sa provenance.
Le présent est mouvement, évidemment. Il est conçu ainsi depuis que Baudelaire l’a
nommé « modernité » (Baudrillard). Mais par définition, ce qui change passe d’un état à
un autre (de manière discontinue ou continue). Mieux encore : le présent constitue le
passé et se constitue comme présent sur cette assignation même d’un passé : il en
provient, et chaque passé était le présent de ceux qui y vivaient.
En rendre compte, de ce présent, ne peut se limiter à l’exigence d’actualité et
d’adaptation, ne peut se contenter non plus de la désignation factuelle de ce que serait
le présent. Considérer alors le passé n’a rien de passéiste ni de conservateur, bien au
contraire : c’est bien là la première exigence de la modernité, la condition même à toute
critique possible et de toute mémoire collective.
Gommer cette profondeur – ou la subsumer à d’autres exigences, économiques par
exemple – c’est refuser à nos étudiants la possibilité même de savoir ce qu’ils sont,
eux, ici et maintenant, savoir ce que nous, qui serons un jour leur passé, avons fait
d’eux. C’est aussi ce qui permet de les réduire à une simple fonction de ce présent.
C’est enfin, en tant que société, et nous en tant qu’enseignants, esquiver nos
responsabilités à leur égard, refuser de répondre de ce que nous avons fait du monde
dans lequel nous entendons les faire vivre.
Le rapport Demers, en refusant une prise en compte sérieuse (c’est-à-dire dépassant
les vœux pieux quant à l’importance de la transmission d’une fond culturel commun)
du présent comme un présent géologiquement et généalogiquement constitué, n’est
alors rien de plus qu’un instrument au service de cette idéologie du mouvement et de
la vitesse, et même sans doute son expression la plus redoutable, puisqu’elle vise à
l’inscrire dans les rouages mêmes de ce qui exerce la fonction de transmission au sein
de la société.
En termes plus philosophiques, le rapport Demers est l’expression aboutie de l’antimodernité, au nom de la supposée efficacité économique… qui reste encore à
démontrer du reste.
DEFENDRE LA PHILOSOPHIE?
Tout cela pour nous mener où? Le danger qui menace actuellement l’enseignement
collégial de la philosophie n’est pas le même qu’en 2004, où il était question,
publiquement, de sa suppression en tant que composante d’une FGO elle-même placée
sur la sellette, même s’il y a bien dans tout cela une assez grande continuité de 1993 à
aujourd’hui.
La menace des Humanities, brandie par le représentant du ministère auprès du CEEP,
M. Raymond Boulanger, ne saurait être prise trop au sérieux eu égard aux efforts et
aux financements qu’il faudrait déployer pour son exécution (mais le contexte peut
7
changer). Ce qui est visé ici est plus insidieux, tant dans l’objectif que dans la
manière : la transformation du rôle de la philosophie et de la FGO et, comme la FGO
constitue le socle (géologique) des cégeps, la transformation des cégeps eux-mêmes.
Ce qui menace aujourd’hui est donc à la fois moins évident et plus grave : moins
évident parce qu’on ne touche apparemment pas à l’institution, tout se déroulant via
des processus administratifs internes. Plus grave car ce qui change ici, c’est le sens
même de l’institution, qui avait comme but de favoriser la mobilité sociale et qui
maintenant vise l’intégration au marché; c’est aussi alors le sens de la philosophie que
l’on va y enseigner, dans cette institution, qui va changer.
Ajoutons à tout cela un élément dont on parle à mon sens trop peu : nos devis
ministériels sont désormais énoncés en termes de compétences; c’est-à-dire qu’au final,
les disciplines, les champs de la connaissance, ne sont plus que des éléments très
secondaires au regard de la constitution des programmes et que ces disciplines ont à
faire la preuve, périodiquement (demandez à vos collègues de sociologie ou de
psychologie…) qu’elles sont à même de permettre l’acquisition des compétences
souhaitées et fixées par les profils de sortie, qui proviennent largement d’un marché en
constante mouvement…
La réécriture de nos devis en compétences nous confronte à l’utilisation d’un langage
et d’un découpage conceptuel de nos pratiques qui ne se préoccupe nullement des
spécificités de ce que nous faisons – l’interrogation sur le sens de notre présent, par
exemple.
Prôner le « décloisonnement » - comme si d’emblée nous étions fermés et enfermés –,
c’est bien joli. Mais ce beau langage, qui abuse des termes de choix, de liberté
(académique entre autres), d’ouverture, qui font miroiter un nouveau devoir
philosophique, dissimule mal la réalité concrète où nous oeuvrons et où nous aurons à
négocier les conditions de notre existence :
1) nous n’avons pas le pouvoir interprétatif, dans cette histoire, nous ne sommes en
réalité même pas inviter à parler. On nous fera faire comme toujours la job
d’exécuteurs. C’est une de nos tâches, qui je le souhaite commence aujourd’hui même,
que de reprendre un peu de ce pouvoir interprétatif;
2) nous sommes dans des institutions dont les structures sont contraignantes et dont
les exigences changent et se durcissent : c’est avec les programmes et les directions
des collèges qui doivent générer ce que l’on nomme des marges de manœuvre que nous
allons avoir à faire.
La défense de notre discipline, jusqu’en 2004-5 y compris, se basait essentiellement
sur trois points : rationalité, esprit critique, citoyenneté. Si la philosophie est
considérée comme un tout, et non comme un patchwork de compétences, il est assez
incontestable qu’elle soit, de par son caractère synthétisant et de par sa longue
histoire, la mieux placée pour réaliser l’initiation d’adolescents à ces éléments. Mais le
découpage par compétences change la donne, et c’est à partir de là qu’aujourd’hui nos
directions des études s’adressent à nous.
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C’est pour cela je crois qu’une défense et, mieux, une explication de la philosophie et
de sa place dans l’enseignement collégial doit commencer par se faire en-deçà de ces
devis, en-deçà d’une défense corporatiste de notre métier.
J’ai donné aujourd’hui quelques éléments qui, me semble-t-il, permettent, autour de la
notion de modernité (qu’il reste à investir plus localement, à partir du rapport Parent
notamment) plus que celle, peut-être un peu floue, d’humanisme, d’articuler une telle
réflexion.
Je termine.
Ce qui se joue dans tout cela, ce n’est pas notre disparition, que nous ne craignons
pas, contrairement à ce qu’affirment certains. Nous attribuer une telle peur permet de
minimiser nos autres craintes, véritables celles-ci, et de jouer de la nanane du
compromis. Nous continuerons à exister, bien entendu.
Mais comment?
Ce qui doit être mis en question, c’est ni plus ni moins que la forme de nos vies, en
tant que professeurs de philosophie et qu’éducateur de cette jeunesse dont nos enfants
font ou feront partie, dans le Québec du début du XXIème siècle, au sein d’une
institution unique et dont les intentions étaient belles – la synthèse entre le savoir-faire
technique et l’humanisme –, et que l’on est en train de transformer en usine à produire
du salarié, pendant que la société devient un gigantesque camp de travail sans
frontière et sans sortie, sans poésie ni enracinement…
Ce à partir de quoi il faut nous battre, c’est notre condition d’humanité afin que, pour
la suite du monde, soit préservé quelque chose comme une éducation à l’humanité.
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