Conférence présentée le 4 juin 2015 dans le cadre du Symposium annuel de la Société de philosophie du Québec Sébastien Mussi (vice-président NAPAC) Nous sommes invités aujourd’hui par la SPQ à échanger autour de la pratique de l’enseignement collégial de la philosophie et à le faire dans l’ombre du rapport du chantier sur l’offre de formation collégiale, dit «rapport Demers». Cette invitation est l’occasion de s’approprier philosophiquement le rapport Demers et d’investir (ainsi) philosophiquement notre pratique de l’enseignement de la philosophie – philosophiquement, c’est-à-dire d’abord non pas d’un point de vue justifié par l’économie et valorisé par la pédagogie par compétences et par son langage et ses normes. Une telle appropriation implique notamment, puisque notre pratique se déroule au sein d’une institution spécifique, le cégep, de penser cette institution et notre rapport à elle et pas seulement sa forme abstraite «le cégep» : que devient le cégep et qu’y devenons-nous, dans le contexte actuel? Il s’agit de s’interroger sur le sens de l’institution, y compris dans les changements de structures et leurs impacts. Une telle réflexion doit mener à une résistance en réponse à ceux qui, actuellement, veulent «assouplir» ou «ouvrir», comme ils disent, la FGO dans les cégeps et à ceux qui seraient tentés au nom d’un certain pragmatisme de négocier d’emblée des compromis, espérant sans doute sauver «la philosophie», croyant aussi qu’en conservant le sigle PHI-340 intact, on conserve quelque chose de la philosophie comme pratique concrète. Ultimement, il faut amener ces gens-là à répondre, eux, de leurs actes sur notre propre terrain. Deux mots à propos de notre pratique tout d’abord : car en effet, lorsque la philosophie et la FGO sont remises en question par le CSE ou le rapport Demers, ce n’est jamais à partir de ce qui se fait en classe, mais toujours à partir d’une idée très abstraite de ce que serait la philosophie, à partir aussi des fantasmes quant à ce que devrait être son rôle. Quelle est donc cette pratique ? Nous témoignons tous ici de sa variété; il me semble cependant qu’on peut en dire ceci : 1- Elle passe par une parole, c’est-à-dire par un exercice concret de la pensée, qui donc se situe dans un lieu spécifique et qui s’adresse à des gens, généralement à des adolescents de 17-18 ans (j’en parlerai peu ici, mais il s’agit du point de fuite de ce texte) ; 2- Cette pratique vise une transmission, c’est-à-dire, d’une manière très variée, à montrer et à tenter de (faire) comprendre d’où nous sommes, comment nous sommes devenus ce que nous sommes devenus – car en effet, nous ne ne sommes pas issus d’une génération spontanée; 3- Cette pratique est ancrée dans un présent qui nous travaille et qu’en retour, en tentant de le (faire) comprendre, nous travaillons en retour; 1 4- Pour toutes ces raisons, cette pratique a une portée critique, ne serait-ce qu’en offrant aux étudiants un regard sur quelque chose d’autre que l’actuel où on voudrait les confiner et les enfermer. Réfléchir philosophiquement à notre pratique, cela veut dire qu’il faut réfléchir au présent où nous sommes, lieu et époque, structure, système et institution, en tenant compte que ce présent a une genèse. S’approprier ainsi un document comme le rapport Demers : En faire un objet de la philosophie comme interrogation sur notre présent. Ne pas l’aborder comme une norme toute puissante ou un présent intégral et irrévocable qui viendraient déterminer notre pratique et que nous finirions alors par introjecter. QUESTIONNER LE PRÉSENT ? On pourrait penser que cet ancrage dans le présent rejoint bien les critiques faites notamment dans le rapport Demers quant à notre obsolescence : la philosophie se doit d’être actuelle. Il faut l’adapter et en adapter l’enseignement à un monde en perpétuel changement – mais comment s’adapter à ce qui change constamment ? Pourtant rien n’est plus éloigné de cette obsession de l’actualité que de réfléchir au présent tel que je l’ai suggéré. Foucault, dans deux textes programmatiques, intitulés Qu’est-ce que les lumières ? , définit la modernité comme une attitude, soit : Un mode de relation à l’égard de l’actualité, un choix volontaire qui est fait par certains, une manière de penser et de sentir, une manière d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. (p.6) Cette attitude n’est pas l’acceptation ou l’adaptation à l’actuel tel qu’il est décrété par les instances décisionnelles. Liant à Kant le texte de Baudelaire Le peintre de la vie moderne, Foucault continue : …être moderne, ce n’est pas reconnaître et accepter le mouvement perpétuel; c’est au contraire prendre une certaine attitude à l’égard de ce mouvement ; et cette attitude volontaire, difficile, consiste à saisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui. (p.6) Foucault encore, définit l’attitude du philosophe moderne comme celui qui répond à ses questions : Quelle est mon actualité ? Quel est le sens de cette actualité ? Et qu’est-ce que je fais lorsque je parle de cette actualité ? En ce qui nous concerne aujourd’hui donc, à propos de notre pratique : il s’agit de se situer à l’égard d’un événement actuel – le rapport Demers en tant qu’il aura, si ses propositions sont appliquées comme cela semble devoir être le cas, des conséquences 2 sur le sens de notre pratique puisqu’il vise à changer l’institution où nous enseignons, non pas en voulant la supprimer (2004), mais en modifiant sa structure et sa finalité. La question n’est donc pas de savoir comment s’adapter au rapport Demers. Ce n’est pas non plus, dans un premier temps, de savoir ce que ce rapport va changer pour nous. Car alors nous le considérerions d’emblée comme une fatalité. Il faut commencer par en saisir le sens pour notre présent, en tant que nous y appartenons et que nous y exerçons – c’est le sens de notre pratique – une parole dont la fonction est précisément cette interrogation sur le sens de notre présent et de l’à venir dans lequel nous voudrions exister. Je crois que dans tout cela se trouve une manière de nous approprier le rapport Demers comme objet qui nous incite non pas à nous justifier (une fois de plus!), ni même, comme le voudraient certains, à « rediscuter nos argumentations », mais à penser. Penser, c’est-à-dire non pas justement suivre le mouvement et s’y adapter, mais tenter d’en comprendre le sens. Si l’on croit à la puissance du langage, du récit, du discours, du logos sous toutes ses formes – et comment n’y croirions-nous pas, nous philosophes? – alors ce moment d’appropriation, qui vise aussi à nous réapproprier le langage de notre métier, est un moment essentiel de ce que nous avons à faire ensemble, à tous les niveaux d’enseignement, à titre aussi d’associations aux buts, aux objectifs et aux représentativités parfois fort différents, ensemble enfin à titre de professeurs de philosophie. LE RAPPORT DEMERS : ESSAI D’APPROPRIATION Le réseau collégial québécois doit évoluer pour s’adapter aux changements survenus dans les dernières décennies… cette évolution de la formation collégiale ne peut se réaliser sans tenir compte de la FG. D130 Le CSE plaide en faveur d’un assouplissement de la structure de la FG … moins de contraintes administratives… adaptation des contenus en fonction des choix de l’étudiant, de son secteur de formation, voire de son programme d’études, etc. D131 Nous souscrivons aux propositions pour doter la FG de réelles capacités évolutives… et favoriser une redéfinition locale de la FG. D131 Le Conseil n’entérine pas la perpétuation de l’organisation actuelle de la FG… comment réussir à faire évoluer la FG là où les autres propositions ont échoué? L’importance d’introduire des changements dans la FG pose actuellement problème. L23 Le Conseil réaffirme l’importance de doter [la FG] de capacités évolutives réelles. L24 Certains devis – plus particulièrement de français… et de philosophie – pourraient être révisés pour éliminer quelques contraintes à la diversification de l’offre de cours. L26 Le Conseil croit qu’une révision locale de la FG, différenciée selon les établissements et mise en œuvre en fonction de leur propre rythme, constitue une voie d’évolution à envisager. L27 3 Les établissements pourraient établir un « programme de FG » … l’offre de cours … pourrait être modulée dans les établissements pour tenir compte de leur taille et des contraintes associées, à la gestion des groupes, des horaires et du personnel. L27 Une définition locale de la FG … permettrait son évolution à long terme. L27 Pour le Conseil, faire évoluer la FG est aussi audacieux que nécessaire. S’y refuser témoignerait d’une impossibilité structurelle à aborder le changement, à l’antithèse même des idéaux qui ont donné naissance aux collèges. L30 Du rapport Demers et de l’avis Lessard d’où sont tirées les citations précédentes, il ressort deux points majeurs, qui doivent servir à s’en saisir et à en comprendre le sens. Il s’agit de l’adhésion sans discussion au mouvement et à la vitesse et de la négation de la profondeur du présent. 1) ADHESION AU MOUVEMENT ET A LA VITESSE: on reproche, on vient de la voir, à la philosophie d’être obsolète, dépassée, d’être incapable de suivre le monde (déterminé d’un point de vue strictement économique du reste) en perpétuel changement. Loin de nier le mouvement ou de chercher à l’immobiliser, Foucault, en effet, en fait une composante essentielle de notre présent (la modernité, c’est le fugitif, le transitoire, le contingent…); en même temps, Foucault n’accepte pas ce mouvement incessant tel quel, comme un destin, qui nous déterminerait sans reste et auquel il faudrait à toute force s’adapter; il s’agirait pour lui de comprendre comment cette accélération, cette vitesse, en est ainsi venue à être considérée comme la détermination destinale de notre époque, y compris dans ses impacts, ses incarnations dans les formes institutionnelles de nos sociétés et, en ce qui nous concerne, dans le système scolaire. Une telle adhésion explique le rythme effréné des réformes du système scolaire, provoquant périodiquement des crises, des chocs plus ou moins intenses, présentant à chaque fois le changement comme une solution nécessaire, bienvenue même – et sans égard à leur succès plus ou moins convainquant (Étude ERES Larose-Duchesne sur le RP) La restructuration permanente du système scolaire est immanente à son fonctionnement même, montre Gilles Gagné (Main basse sur l’éducation, p. 22) Qu’est-ce que cela signifie qu’un document comme le rapport Demers fasse ainsi du mouvement et de la vitesse le déterminant de ce que doit devenir le cégep? Le reproche que l’on nous fait d’être un frein à la diplômation indique que tenter de saisir le sens de ce qui change sans cesse n’a plus de place dans les cours au cégep. Bien loin d’être moderne cette exigence de s’adapter sans cesse au mouvement incessant semble bien relever d’une attitude que l’on peut qualifier d’antimoderne. Ce que l’on demande à la philosophie, si l’on se fie aux propos rapportés en novembre dernier par l’exécutif du CEEP, c’est qu’elle s’adapte à une clientèle, la « différenciation de l’enseignement de la philosophie, et cela sur tous les plans (G. Leroux, p. 331). 4 Comment concrètement, se fera cette « différenciation », cette adaptation, sinon par un alignement sur les programmes, selon les critères fixés par les profils de sortie qui déterminent nos étudiants en clientèle et les catégorisent en fonction des besoins d’un marché sans cesse en mouvement et de plus en plus violent (concurrentiel)? La volonté actuelle du ministre Blais de « ne pas former de chômeurs » (propos tenus par son attachée politique Caroline Trottier lors de notre rencontre mi-mai) est certes louable. On peut toutefois poser alors une question toute bête : le maintien de la philosophie comme discipline commune et obligatoire, en quoi favoriserait-il la formation de chômeurs? Il y a ici un préjugé si tenace que même ceux qui se déclarent en faveur de la philosophie collégiale et qui s’en proclament les défenseurs semblent le reprendre tel quel, sans discussion… Il s’agit plutôt, en fonction d’objectifs repensés, d’enrichir l’offre en la modulant, de créer des partenariats, de donner à la philosophie son plein potentiel d’interpellation des disciplines présentes dans les programmes. Il s’agit de sortir de cette forteresse où nous sommes liés et de nous ouvrir à la demande de philosophie qui s’exprime partout, dit Georges Leroux par exemple dans un ouvrage qui vient de paraître… (329, mais aussi 346) Dans ce discours convenu autour de notre soi-disant obsolescence et de notre prétendu enfermement, de notre manque d’adaptabilité alléguée, de notre rigidité supposée, se manifeste l’idéologie de notre époque et se manifeste aussi sa forme de pouvoir (Virilio parle de la dromocratie, de dromos, la course), qui s’exerce sur notre société, via la mise au pas de son principal lieu de reproduction, l’école. Ce qui est visé, outre cette mise au pas administrative de la philosophie, qui pourra enfin être intégrée aux programmes, c’est le gommage du sens du mouvement : en premier lieu son sens « politique », soit comme sens de l’exercice du pouvoir; en second lieu son sens « ontologique » si l’on veut, comme possibilité même de le nommer et de le comprendre comme déterminant de notre époque, et donc, de pouvoir dire si cela est en effet désirable, si cette vitesse ne nous emmène pas aveuglément dans un mur ou un abîme; aussi de pouvoir mettre en évidence ce mouvement comme ayant une histoire qui concerne tout le monde et qui l’a rendu possible; en troisième lieu son sens « éthique » comme ce qui pose les limites concrètes de notre agir (les manifestations de 2012, comme prises de la rue, comme ce qui a limité le mouvement – des personnes et des véhicules – en sont l’expression concrète. Les règlement adoptés à cette occasion par la ville de Montréal, qui exige notamment que soit connu le trajet de la manifestation, manière de contrôlé cet autre mouvement, celui de la foule, montre que le mouvement et la vitesse sont un enjeu majeur de notre époque, comme l’avait compris Paul Virilio). Bref, le mouvement (le changement si vous voulez), c’est juste, c’est vrai, c’est bien et donc il faut s’y adapter. Tout ce qui y fait obstacle est considéré comme injuste, d’où le recours à l’argument du choix de l’étudiant dans les divers rapports et avis 5 relativement à la FG; considéré comme faux, soit déphasé, déconnecté d’avec la réalité; considéré comme mauvais, c’est-à-dire rigide, fermé, réactionnaire. Le terme maître qui montre la justesse de cette analyse, c’est celui d’adaptation : la FGO doit être adaptée et adaptable au marché (les compétences en offre la possibilité à la fois pédagogique et administrative de cette synchronisation), l’école aussi, et rebelote, la philo itou (via les programmes, où, dit-on, elle aurait à relever le merveilleux défi de prouver sa capacité à produire de l’universel…). Or, affirmer que cette adaptation est la visée principale de l’éducation, c'est en même temps désigner une limite à l’agir dans et de la société (le marché), limite qui n’est pas sans paradoxe (mais on a déjà compris que la liberté de mouvement n’est pas pour tout le monde, par exemple dans le franchissement des limites que sont les frontières). Éduquer pour pousser à l’adaptation donc, plutôt que pour préparer à l’action; c’est-àdire au choix. (Voir Zygmunt Bauman, La modernité et l’holocauste, « La rationalité et la honte ») Apprendre à s’adapter plutôt que comprendre pour changer ou préserver les choses de ce monde… voilà qui est plutôt inquiétant. 2) Le second point que je souhaite mettre ici en évidence est celui du PRESENT et de sa PROFONDEUR (géologique). En effet, dans le reproche que l’on nous adresse continuellement de ne pas être actuels, ce en quoi consiste cet « actuel », ce présent, semble aller de soi. Il n’est en tout cas jamais défini, il doit donc être évident… n’est-ce pas? Cette question de la compréhension du présent est essentielle dans ce qui se joue actuellement, puisque c’est à partir de là que sont prises les décisions qui vont nous affecter dès la rentrée 2016 possiblement. Foucault, via les textes de Kant et de Baudelaire dont la lecture lui permet de cerner un ethos philosophique de la modernité, montre que la compréhension du présent est la tâche même du philosophe : quelle est mon actualité? Quel est son sens? Quel y est mon rôle? Vaste programme, qui du reste pourrait bien concerner tout citoyen ayant le désir de comprendre son époque : pour Kant, les Lumières ne concernent pas les seuls savants, mais chacun en tant que savant (Gelehrte, où l’on retrouve le verbe qui signifie… enseigner). Vaste programme, mais que Paul Inchauspé n’hésite pas à convoquer (plutôt qu’Aristote), et qui implique une prise en compte radicale des contextes à partir desquels se pose cette série de questions. Celui qui définit le présent est d’une part, en tant qu’il est dans ce présent, affecté par lui (relire Descartes du point de vue de ses « archaïsmes », par exemple sa critique du mouvement du cœur de Harvey…); et d’autre part, il modifie le présent, son discours y faisant irruption comme une (possible) nouveauté. Avant donc d’accepter des compromis qui vont modifier ce que l’on attend de nous comme philosophes et comme professeurs de philosophie (avant donc que de nous déterminer un « nouveau devoir pour la philosophie »!), il faudrait nous questionner sur notre appartenance, à nous, en tant que philosophes, à une société que l’on détermine par ailleurs comme mouvement en accélération constante. 6 Nous avons à problématiser ce présent tel qu’on vise à nous l’imposer et à l’imposer aux étudiants. Jusqu’à quel point alors ce que l’on veut de nous est-il compatible avec une telle appartenance à ce présent? Je parlais tout à l’heure de mise au pas : derrière les mutations des formes institutionnelles se profile ici la suppression pure et simple d’une philosophie moderne, c’est-à-dire comme celle qui questionne les limites nécessaire de notre agir (Foucault) et dont la fonction même consiste à (tenter de) comprendre le présent, y compris dans sa provenance. Le présent est mouvement, évidemment. Il est conçu ainsi depuis que Baudelaire l’a nommé « modernité » (Baudrillard). Mais par définition, ce qui change passe d’un état à un autre (de manière discontinue ou continue). Mieux encore : le présent constitue le passé et se constitue comme présent sur cette assignation même d’un passé : il en provient, et chaque passé était le présent de ceux qui y vivaient. En rendre compte, de ce présent, ne peut se limiter à l’exigence d’actualité et d’adaptation, ne peut se contenter non plus de la désignation factuelle de ce que serait le présent. Considérer alors le passé n’a rien de passéiste ni de conservateur, bien au contraire : c’est bien là la première exigence de la modernité, la condition même à toute critique possible et de toute mémoire collective. Gommer cette profondeur – ou la subsumer à d’autres exigences, économiques par exemple – c’est refuser à nos étudiants la possibilité même de savoir ce qu’ils sont, eux, ici et maintenant, savoir ce que nous, qui serons un jour leur passé, avons fait d’eux. C’est aussi ce qui permet de les réduire à une simple fonction de ce présent. C’est enfin, en tant que société, et nous en tant qu’enseignants, esquiver nos responsabilités à leur égard, refuser de répondre de ce que nous avons fait du monde dans lequel nous entendons les faire vivre. Le rapport Demers, en refusant une prise en compte sérieuse (c’est-à-dire dépassant les vœux pieux quant à l’importance de la transmission d’une fond culturel commun) du présent comme un présent géologiquement et généalogiquement constitué, n’est alors rien de plus qu’un instrument au service de cette idéologie du mouvement et de la vitesse, et même sans doute son expression la plus redoutable, puisqu’elle vise à l’inscrire dans les rouages mêmes de ce qui exerce la fonction de transmission au sein de la société. En termes plus philosophiques, le rapport Demers est l’expression aboutie de l’antimodernité, au nom de la supposée efficacité économique… qui reste encore à démontrer du reste. DEFENDRE LA PHILOSOPHIE? Tout cela pour nous mener où? Le danger qui menace actuellement l’enseignement collégial de la philosophie n’est pas le même qu’en 2004, où il était question, publiquement, de sa suppression en tant que composante d’une FGO elle-même placée sur la sellette, même s’il y a bien dans tout cela une assez grande continuité de 1993 à aujourd’hui. La menace des Humanities, brandie par le représentant du ministère auprès du CEEP, M. Raymond Boulanger, ne saurait être prise trop au sérieux eu égard aux efforts et aux financements qu’il faudrait déployer pour son exécution (mais le contexte peut 7 changer). Ce qui est visé ici est plus insidieux, tant dans l’objectif que dans la manière : la transformation du rôle de la philosophie et de la FGO et, comme la FGO constitue le socle (géologique) des cégeps, la transformation des cégeps eux-mêmes. Ce qui menace aujourd’hui est donc à la fois moins évident et plus grave : moins évident parce qu’on ne touche apparemment pas à l’institution, tout se déroulant via des processus administratifs internes. Plus grave car ce qui change ici, c’est le sens même de l’institution, qui avait comme but de favoriser la mobilité sociale et qui maintenant vise l’intégration au marché; c’est aussi alors le sens de la philosophie que l’on va y enseigner, dans cette institution, qui va changer. Ajoutons à tout cela un élément dont on parle à mon sens trop peu : nos devis ministériels sont désormais énoncés en termes de compétences; c’est-à-dire qu’au final, les disciplines, les champs de la connaissance, ne sont plus que des éléments très secondaires au regard de la constitution des programmes et que ces disciplines ont à faire la preuve, périodiquement (demandez à vos collègues de sociologie ou de psychologie…) qu’elles sont à même de permettre l’acquisition des compétences souhaitées et fixées par les profils de sortie, qui proviennent largement d’un marché en constante mouvement… La réécriture de nos devis en compétences nous confronte à l’utilisation d’un langage et d’un découpage conceptuel de nos pratiques qui ne se préoccupe nullement des spécificités de ce que nous faisons – l’interrogation sur le sens de notre présent, par exemple. Prôner le « décloisonnement » - comme si d’emblée nous étions fermés et enfermés –, c’est bien joli. Mais ce beau langage, qui abuse des termes de choix, de liberté (académique entre autres), d’ouverture, qui font miroiter un nouveau devoir philosophique, dissimule mal la réalité concrète où nous oeuvrons et où nous aurons à négocier les conditions de notre existence : 1) nous n’avons pas le pouvoir interprétatif, dans cette histoire, nous ne sommes en réalité même pas inviter à parler. On nous fera faire comme toujours la job d’exécuteurs. C’est une de nos tâches, qui je le souhaite commence aujourd’hui même, que de reprendre un peu de ce pouvoir interprétatif; 2) nous sommes dans des institutions dont les structures sont contraignantes et dont les exigences changent et se durcissent : c’est avec les programmes et les directions des collèges qui doivent générer ce que l’on nomme des marges de manœuvre que nous allons avoir à faire. La défense de notre discipline, jusqu’en 2004-5 y compris, se basait essentiellement sur trois points : rationalité, esprit critique, citoyenneté. Si la philosophie est considérée comme un tout, et non comme un patchwork de compétences, il est assez incontestable qu’elle soit, de par son caractère synthétisant et de par sa longue histoire, la mieux placée pour réaliser l’initiation d’adolescents à ces éléments. Mais le découpage par compétences change la donne, et c’est à partir de là qu’aujourd’hui nos directions des études s’adressent à nous. 8 C’est pour cela je crois qu’une défense et, mieux, une explication de la philosophie et de sa place dans l’enseignement collégial doit commencer par se faire en-deçà de ces devis, en-deçà d’une défense corporatiste de notre métier. J’ai donné aujourd’hui quelques éléments qui, me semble-t-il, permettent, autour de la notion de modernité (qu’il reste à investir plus localement, à partir du rapport Parent notamment) plus que celle, peut-être un peu floue, d’humanisme, d’articuler une telle réflexion. Je termine. Ce qui se joue dans tout cela, ce n’est pas notre disparition, que nous ne craignons pas, contrairement à ce qu’affirment certains. Nous attribuer une telle peur permet de minimiser nos autres craintes, véritables celles-ci, et de jouer de la nanane du compromis. Nous continuerons à exister, bien entendu. Mais comment? Ce qui doit être mis en question, c’est ni plus ni moins que la forme de nos vies, en tant que professeurs de philosophie et qu’éducateur de cette jeunesse dont nos enfants font ou feront partie, dans le Québec du début du XXIème siècle, au sein d’une institution unique et dont les intentions étaient belles – la synthèse entre le savoir-faire technique et l’humanisme –, et que l’on est en train de transformer en usine à produire du salarié, pendant que la société devient un gigantesque camp de travail sans frontière et sans sortie, sans poésie ni enracinement… Ce à partir de quoi il faut nous battre, c’est notre condition d’humanité afin que, pour la suite du monde, soit préservé quelque chose comme une éducation à l’humanité. 9