LA MÉMOIRE HUMAINE

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LA MÉMOIRE HUMAINE
cg L'Harmattan, 2000
ISBN: 2-7384-9810-8
Serge NICOLAS
LA MÉMOIRE HUMAINE
Une perspective fonctionnaliste
L'Harmattan
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Collection Psycho-Logiques
dirigée par Philippe Brenot et Alain Brun
Sans exclusives ni frontières, les logiques président au fonctionnement
psychique comme à la vie relationnelle. Toutes les pratiques, toutes les
écoles ont leur place dans Psycho-Logiques.
Dernières parutions
Nathalie FRAISE, L'anorexie mentale et le jeûne mystique du Moyen
Age. Faim, foi et pouvoir, 2000.
Jean BOUISSON et Jean-Claude REINHARDT, Seuils, parcours,
vieillissements.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
En 1926, Watson écrivait "Dans l'opinion populaire, la mémoire
est un processus psychologique des plus inaccessible, un des secrets les
mieux étroitement gardés de la nature. C'est une faculté cachée de
l'esprit". En se plaçant du point de vue historique, on s'aperçoit que
l'intérêt pour les phénomènes de mémoire a connu de très sensibles
fluctuations même s'ils ont intéressé les philosophes depuis la plus haute
antiquité (cf. Simondon, 1982 ; Vemant, 1959 ; Young, 1961). Les
causes, fort étroitement intriquées, sont tout à la fois pragmatiques (la
place de la mémoire dans la vie sociale et intellectuelle), idéologiques (le
problème des théories en vogue à une époque donnée) et scientifiques (les
méthodes
d'investigation).
C'est certainement
l'avènement
du
cognitivisme en psychologie à partir des années 1960 qui a placé ce
concept au centre de toutes les préoccupations. De très nombreux
ouvrages (essentiellement anglo-américains) et plusieurs revues de
psychologie l'ont choisi pour thème principal (ex. "Memory" fondée en
1993 ; "Memory & Cognition" fondée en 1973 ; "Journal of Verbal
Learning and Verbal Behavior" fondé en 1962 avant de s'appeler en 1985
"Journal of Memory & Language"). La mémoire jouit en effet depuis
quelques années d'une attention toute particulière de la part des
psychologues qui en étudient la structure et le fonctionnement. Mais le
développement des recherches expérimentales dans ce domaine a montré
que l'utilisation souvent restreinte de ce terme (dans son sens de souvenir
conscient) n'était en fait que le reflet de la difficulté à en donner la
définition.
Il est aujourd'hui nécessaire de faire la distinction entre la
mémoire en elle-même et ses formes d'actualisation. En effet, si l'on
considère que la mémoire n'est pas réductible au souvenir alors il devient
indispensable d'étendre l'acception courante du mot qui la limite le plus
souvent à son expression consciente. Donner une définition précise de la
mémoire est aujourd'hui un pré requis indispensable si l'on veut
progresser dans l'analyse psychologique de ce concept. L'utilité d'une
telle définition sera ici montrée à travers l'analyse de divers actes de
mémoire que l'on considère actuellement avec attention dans le domaine
de la psychologie expérimentale de laboratoire.
LE CONCEPT DE MÉMOIRE:
UN PROBLÈME DE DÉFINITION
La mémoire humaine est un objet d'étude déjà très ancien (cf.
Simondon, 1982 ; Yates, 1966/1975). Si on consulte les ouvrages
historiques sur ce concept (Herrmann et Chaffin, 1988 ; Young, 1961), on
s'aperçoit très rapidement que la mémoire est un sujet qui a attiré un
nombre impressionnant de penseurs et de chercheurs depuis l'Antiquité.
L'attrait pour l'étude de cette notion n'est pas surprenant dans la
mesure où la mémoire joue manifestement un grand rôle dans notre vie
psychique. Selon Jean Piaget (Piaget & Inhelder, 1968, p. 476), "tout
participe de la mémoire (..) en dehors de laquelle il ne saurait y avoir ni
compréhension du présent ni même invention". L'homme peut-il se passer
de mémoire? Evidemment non, puisqu'elle est sans nul doute la plus
vitale de nos facultés, et on peut dire qu'elle constitue véritablement la clé
de voûte de l'édifice intellectuel. Nombreux sont les chercheurs et les
penseurs qui ont souligné sa prééminence en affirmant qu'elle est
nécessaire à toutes les opérations de l'esprit à savoir qu'elle en fournit la
matière (langage, raisonnement, jugement,
imagination, rêves,
compréhension, invention, etc.) et constitue en cela l'instrument essentiel
de notre adaptation (Janet, 1928 ; Piéron, 1910 ; Ribot, 1881). C'est
volontairement que je fais ici l'apologie de la mémoire en soulignant en
quelques phrases son rôle essentiel dans le fonctionnement psychique. En
effet, la position "mnémocentriste" qui est adoptée ici, et qui est
malheureusement rarement mentionnée dans la littérature, donne à la
mémoire un rôle central dans la cognition et le comportement en général.
Il fut un temps, de l'Antiquité au haut moyen-âge, où la mémoire était une
fonction psychique adulée (cf. Simondon, 1982 ; Yates, 1966), surtout
dans ses aspects de mnémotechnie, avant que l'on ne réserve à d'autres
notions la faveur des analyses et des réflexions théoriques. Si la fin du
XIXe siècle fut une période où se sont développés les premiers travaux
expérimentaux sur ce sujet après les recherches magistrales d'Ebbinghaus
(1885), l'arrivée du béhaviorisme en psychologie a freiné les
investigations dans ce domaine même si la mémoire a été étudiée à
travers les activités de conditionnement et d'apprentissage. Comme les
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psychologues de cette époque n'ont vu la mémoire que comme le produit
d'un apprentissage, ils ont mis en place des méthodes d'investigation
standardisées qui "collaient" au plus près au schéma S-R (ex. méthode
des paires associées). La psychologie néo-associationniste écarta ainsi
pendant près de quarante ans ce concept parce qu'il avait été
antérieurement associé aux études introspectives. Malgré les nombreux
travaux aujourd'hui oubliés de l'école gestaltiste allemande des années
1930 sur le thème de la mémoire, il fallut attendre l'arrivée du
cognitivisme en psychologie à la fin des années 1950 pour que les
recherches se développent réellement sur ce thème. L'évolution des
travaux dans ce domaine bénéficia, d'une part, de l'affaiblissement
théorique et paradigmatique du béhaviorisme et, d'autre part, du
développement de ce qui est convenu aujourd'hui d'appeler les sciences
de la cognition. Diverses branches d'activité, avec en particulier la
psychologie, la linguistique et l'informatique ont commencé à s'interroger
sur la nature et l'organisation de la mémoire afin de résoudre les
difficultés auxquelles chacune d'entre-elles étaient confrontées. D'après
Baddeley (1990/1993), l'analyse cognitive de la mémoire a réellement
commencé avec l'étude de la mémoire à court terme (mémoire
transitoire). Presque à la même période se sont développés des travaux
sur les processus d'organisation et la représentation des connaissances en
mémoire à long terme (mémoire permanente). La richesse des résultats
obtenus (pour une revue: Nicolas, 1999b) favorisa l'émergence aux
alentours des années 1970 de divers modèles et conceptions théoriques de
la mémoire (cf. Waugh & Norman, 1965 ; Atkinson & Shiffrin, 1968 ;
Collins & Quillian, 1969 ; Craik & Lockhart, 1972 ; Tulving, 1972 ;
Baddeley & Hitch, 1974 ; Tulving & Thompson, 1973 ; Collins & Loftus,
1975) qui devraient bientôt être disponibles en version française (Nicolas
& Mouchon, 2000). Depuis une dizaine d'années deux faits marquants
sont apparus dans ce domaine: le premier concerne la multiplication des
mémoires hypothétiques et le second les hypothèses concernant la
manière de concevoir le fonctionnement de la mémoire. Ce sont ces
problèmes découlant de questions d'ordre structural et fonctionnel qui
conduisent aujourd'hui à nous interroger sur la définition à attacher au
concept de mémoire. Que désigne-t-on exactement par le terme mémoire
dans les études psychologiques et philosophiques?
7
Si l'étude de la mémoire constitue, selon l'avis de nombreux
psychologues éminents, l'un des problèmes les plus fondamentaux et les
plus captivants de la psychologie, rien n'est malheureusement plus
compliqué à expliquer que cette notion. Le terme "mémoire" est l'un de
ceux que l'extension démesurée du champ sémantique propose à tous les
malentendus. Consultez plusieurs dictionnaires généraux, philosophiques
ou psychologiques et comparez les définitions qui y sont données: les
significations les plus variées lui sont attachées. Prenons comme
exemple, dans son édition réactualisée, le fameux" Vocabulaire
Technique et Critique de la Philosophie" d'André Lalande (1992) et
voyons les définitions qui sont rattachées au terme mémoire. On trouve
sous la rubrique trois types de définition. La première (A) considère la
mémoire comme une fonction psychique consistant dans la reproduction
d'un état de conscience passé avec ce caractère qu'il est reconnu pour tel
par le sujet. La seconde définition (B) considère la mémoire, par
généralisation, comme toute conservation du passé d'un être vivant. La
troisième définition (C) assimile la mémoire au souvenir. Si on consulte
d'autres dictionnaires dans le domaine psychologique, comme le récent
"Grand Dictionnaire de la Psychologie" (Bloch et al., 1991), on peut
trouver des définitions plus opérationnelles (D), adoptant à outrance la
métaphore informatique, et qui ont en commun le fait que la mémoire est
assimilée à un système de traitement de l'information, comprenant des
opérations d'encodage, de stockage et de récupération. L'encodage est le
processus par lequel l'information d'entrée est enregistrée, perçue et
transformée en un format approprié pour la représentation en mémoire.
Les mécanismes de consolidation s'occupent de la conservation en
mémoire permanente des représentations ou des traces encodées. Enfin, le
processus de récupération est l'opération de réactualisation des
connaissances mnésiques.
Toutes ces définitions diffèrent les unes des autres en soulignant
tel ou tel aspect important attaché à cette notion. Certaines adoptent une
perspective dynamique (A et D) contrairement à d'autres (B). Certaines
assimilent la mémoire au souvenir conscient (A et C), alors que d'autres
n'y font pas référence (B et D). Les philosophes ont depuis longtemps
reconnu les différences qui séparent la conservation des impressions et
les opérations d'évocation consciente. Pour bien en montrer l'importance,
8
quelques-uns d'entre eux, notamment William Hamilton, Charlton
Bastian, etc., ont proposé de réserver le nom de "mémoire" à la propriété
qu'ont les éléments nerveux de conserver, en dehors de l'intervention de
la conscience, les impressions, et d'appeler "récollection" la propriété par
laquelle le "retentum" est extrait du cerveau et se présente à la conscience
(cf. Pitres, 1898). La diversité des acceptions, qui n'est pas très
souhaitable pour de nombreuses raisons à la fois pragmatiques,
théoriques et scientifiques, me contraint à proposer une définition de la
mémoire qui soit fédérative. Il semble nécessaire de prendre une
définition large de ce concept si l'on veut progresser dans son explication
psychologique. En ce sens, la définition (B) évoquée plus haut paraît
parfaitement appropriée ici dans la mesure où la notion de conservation
du passé est plus ou moins explicitement attachée à chaque acception. Ce
type de définition a par exemple été adopté par Piaget (1970) qui
proposait d'appeler "mémoire" la conservation de tout ce qui a été acquis
durant l'existence personnelle, c'est-à-dire l'histoire des expériences
personnelles telles qu'elles sont inscrites dans le cerveau. Cette définition
de la mémoire, qui est une définition de la mémoire-état, s'oppose à une
définition plus restrictive qui assimile la mémoire au souvenir. Elle a
aussi l'avantage de souligner la distinction que l'on peut faire entre le
produit au sens strict (mémoire-état) et les processus ou opérations de la
mémoire (mémoire-action) même si, comme on le verra tout au long de
ce travail, il est difficile de définir la mémoire dans son ensemble en
séparant le produit des processus.
Si on accepte l'idée que la mémoire-état est le produit des
acquisitions, ceci nous permet en effet d'en dégager sa caractéristique
principale que l'on ne retrouve que chez les êtres vivants et qui est son
pouvoir d'actualisation. Actuellement, la manière la plus simple et la plus
fructueuse pour appréhender la mémoire-état consiste à l'étudier à travers
le répertoire comportemental des individus, c'est-à-dire à travers les
processus d'actualisation.
La distinction entre "mémoire" et
"actualisation" est en fait attestée depuis fort longtemps dans de
nombreux écrits. Déjà Aristote, dans un petit ouvrage intitulé "De la
Mémoire et de la Réminiscence", considérait soit la mémoire en
puissance soit la mémoire en actes, en établissant une distinction entre la
survivance (mémoire) et la reviviscence (réminiscence) de nos
9
connaissances. De même Platon, dans le Philèbe, paraît vouloir distinguer
entre la conservation latente des états premiers, qui sont ainsi
sauvegardés, et leur actualisation. Ceci est à mettre en rapport avec le
texte du Théétète (163d-164b) et de la distinction qui y est faîte entre un
"avoir virtuel" et un "avoir actuel", entre le fait de posséder une chose et
celui de l'utiliser effectivement (195d-196b, d sq. et surtout 198d-199b).
Même si nous n'en avons pas conscience, cette distinction est
fondamentale car elle permet, me semble-t-il, de mieux cerner la façon
d'aborder l'étude de ce concept. La reviviscence mnésique peut ainsi être
considérée comme la "fenêtre" ou "l'étroit guichet" à partir duquel la
structure et le fonctionnement psychologiques de notre mémoire peuvent
être étudiés. En effet, la mémoire doit nécessairement être distinguée de
l'acte de mémoire qui n'est qu'un indicateur attestant que le comportement
actuel d'un individu s'ordonne en fonction d'une expérience
antérieurement vécue. Ces actes de mémoire peuvent être conscients,
comme dans les phénomènes de souvenir, ou inconscients, lorsque les
sujets n'ont pas conscience ou pris conscience que leur comportement est
lié à une expérience à laquelle ils ont plus ou moins récemment été
confrontés. La mémoire peut ainsi s'actualiser dans le comportement de
deux manières fort différentes: soit directement, explicitement et donc
consciemment dans les actes de souvenir, soit indirectement,
implicitement voire inconsciemment (Nicolas, 1994b) au cours de
différentes activités à caractère moteur, perceptif, cognitif ou affectif.
L~CTUALISATIONCONSCIENTE
DU SOUVENIR EXPLICITE
DE LA MÉMOIRE:
LE CAS
Au point précédent, nous venons de voir que la mémoire ne peut
en aucun cas être réduite au souvenir conscient, puisqu'elle intervient
implicitement dans nombre de nos comportements, sans que parfois nous
en ayons conscience. Qu'est-ce qui distingue le souvenir des autres actes
de mémoire, qu'est-ce qui en fait sa spécificité? Même s'il n'est pas facile
de dégager la spécificité de ce phénomène, il semble que l'on entende
communément par souvenir la connaissance du passé, non pas du passé
en général, mais de notre passé individuel. Cette connaissance possède
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elle-même un caractère historique pour nous puisqu'elle est considérée
comme un événement de notre vie et qu'elle est reconnue consciemment
comme tel, tout en étant authentifiable. Le souvenir suppose par
conséquent au moins deux éléments: d'une part, l'évocation de notre
mémoire individuelle et, d'autre part, la reconnaissance consciente des
états mentaux ainsi évoqués.
Se souvenir, c'est donc tout d'abord évoquer le passé, le faire
revivre, en un mot le reproduire. Le souvenir est un état de conscience
présent se rapportant au passé. Cette dimension temporelle est d'autant
plus importante que le passé doit être attribué au moi du sujet; c'est-àdire rattaché à la personnalité. Selon un élève de Théodule Ribot,
Ludovic Dugas (1907, p. 375), "supprimons le caractère personnel du
souvenir, le lien qui le rattache au moi individuel, il est anéanti par là
même: ce n'est donc pas sa persistance, son aptitude à renaître, c'est sa
subjectivité, sa relation à la personnalité qui le constitue ce qu'il est, qui
fait le fond de sa nature". En effet, tout souvenir est un fragment de vie
personnelle qui a un caractère d'intimité puisqu'il est relatif au "je". Pour
Maine de Biran, "on ne se souvient que de soi-même" ; l'expression est
juste si elle veut dire, et nous le croyons, que le souvenir implique la
notion du moi, le jugement de personnalité. Il y a souvenir là où l'esprit a
gardé la trace de ses acquisitions personnelles. Le souvenir, selon
Delacroix (1937), est la reproduction d'un état de conscience passé avec
cependant ce caractère qu'il est reconnu pour tel par le sujet. En effet,
l'acte concret par lequel nous ressaisissons le passé dans le présent est la
reconnaissance (Bergson, 1896/1985).
Ce n'est bien sûr pas seulement à la qualité d'être conservées et
rappelées, mais à celles d'être reconnues par l'esprit comme ses
acquisitions individuelles et propres que les connaissances doivent le titre
de souvenir (Dugas, 1904). Descartes et Spinoza soulignaient qu'il n'y a
point de souvenir véritable et complet sans reconnaissance. Il faut donc
que les connaissances portent aussi la date ou au moins la marque de leur
origine afin d'être reconnues. Pour Dugas (1907, p. 372), "le souvenir au
sens strict est donc une connaissance dont on peut établir l'authenticité,
produire le certificat d'origine, dont on ait gardé la fiche signalétique, le
numéro d'ordre, la date d'entrée dans la conscience". Nous avons le
pouvoir, non seulement de retenir mais de retrouver des connaissances
Il
acquises, non pas à l'occasion et par hasard mais à propos, quand HIe faut
et aussi souvent qu'HIe faut. Ce pouvoir c'est la remémoration qui permet
la réactualisation de la mémoire sous sa forme dynamique de souvenance,
c'est-à-dire la faculté de retrouver nos idées perdues, de ranimer nos
sensations évanouies et de passer de l'oubli au souvenir. La
reconnaissance est bien un élément essentiel, une condition première
indispensable au souvenir et non pas "un élément surajouté", une
circonstance accidentelle. Le souvenir, en tant que contenu de
conscience, est en effet accompagné d'un état de conscience qui n'est pas
seulement reproduit mais reconnu. Ainsi, pour Armand Cuvillier (1954,
p. 177) : "le souvenir est le produit de tout un ensemble de fonctions
parmi lesquelles la reconnaissance, l'attribution au passé est essentielle".
Il n'y a pas de souvenir en dehors de cette expérience intime, de ce
sentiment de déjà vu. Nous nous souvenons non pas quand nous
recouvrons des traces mais quand notre activité mentale présente
maintient une inférence à propos du passé.
Comme Georges Gusdorf (1951, p. 430) l'a souligné, "il existe
pour authentifier le souvenir toute une gamme de degrés de la
reconnaissance, depuis la certitude pleine et entière du temps retrouvé
jusqu'à l'oubli complet, l'inconscience du passé, qui frappe de déchéance
les souvenirs devenus tout àfait inactuels". Mais ce coefficient personnel
de validité apporte toujours au souvenir une authentification dernière sans
laquelle il ne saurait être considéré comme valable. La qualité de
souvenir est donc attachée à un jugement de la part du sujet. Piaget (1970,
p. 175) dit que le souvenir "comporte toujours l'intervention d'un
jugement, mais de type spécial parce que concernant le passé: la
récognition, par exemple, consiste à décider entre deux possibilités de
'déjà vu' (ou entendu, etc.) ou de non-encore-perçu (etc.). La
reconstruction et l'évocation soulèvent également les questions de vérité
et de fausseté sur ce qui s'est passé antérieurement. Bref, le souvenir est
un cas particulier de connaissance, qui est la connaissance du passé, et
comme telle rentre dans l'ensemble des mécanismes cognitifs
interdépendants que l'on peut qualifier globalement d'intelligence".
Puisque l'acte de souvenance implique la mise en œuvre d'un jugement, H
appartient nettement à la sphère intellectuelle. Le souvenir devient dès
lors une aptitude à attribuer à notre passé individuel nos états mentaux.
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Cette aptitude peut d'ailleurs, selon les circonstances, ne pas se mettre en
œuvre ou être perdue comme dans la réminiscence et le plagiat
inconscient.
L'ACTUALISATION INCONSCIENTE
DE LA MÉMOIRE IMPLICITE
DE LA MÉMOIRE:
LE CAS
Si l'étude descriptive du souvenir conscient a été réalisée par de
très nombreux philosophes (cf. Dugas, 1917 ; Bridoux, 1953) ce n'est pas
le cas des phénomènes implicites de mémoire sur lesquels je vais
m'attarder un instant avant d'en analyser les relations avec les actes
explicites de mémoire.
Les phénomènes implicites de mémoire ont été rapportés par
quelques philosophes, psychologues, psychiatres et neurologues depuis le
XVIIe siècle (Schacter, 1987). Même s'ils ont décrit et discuté de
situations au cours desquelles la mémoire d'expériences antérieures s'est
exprimée en l'absence de souvenir conscient, ces observations étaient
cependant le plus souvent de nature anecdotique et dénuées de
fondements théoriques. Pourtant, de tels exemples dans le domaine des
comportements perceptivo-moteurs, cognitifs et affectifs permettent de
montrer avec clarté la spécificité de ce type de mémoire. Ribot (1881) a
rapporté de nombreux exemples attestant du rôle de la mémoire dans les
conduites perceptivo-motrices. Afin d'élargir ce répertoire, je vais essayer
de montrer comment la mémoire intervient dans une activité comme la
dactylographie. Ma dextérité dans ce domaine n'est pas exceptionnelle,
loin s'en faut, même si elle s'est très sensiblement améliorée depuis une
dizaine d'années, époque à laquelle j'ai décidé de me servir d'un
ordinateur avec traitement de texte. Cette amélioration n'est absolument
pas due à ma connaissance consciente de la localisation des lettres
individuelles sur le clavier, puisque je suis encore tout à fait incapable de
me souvenir de celles-ci Ge n'ai d'ailleurs jamais cherché à le faire). A
quoi attribuer le développement de cette aptitude? En partie, je pense, à
une mémoire motrice des mots souvent réécrits mais aussi à une mémoire
de type perceptif qui m'aide à localiser plus rapidement les lettres sur les
touches du clavier.
13
Dans le domaine des activités cognitives les exemples que l'on
peut prendre dans la vie quotidienne abondent. Dans le cas du langage, il
n'est pas rare de constater que dans une conversation il arrive que l'on
reprenne sans trop sans rendre compte des mots, des expressions voire
des idées de notre interlocuteur. De même, lorsqu'on rédige un article, les
idées qui y sont développées, sont fortement conditionnées par les
lectures que l'on a faites sur le sujet en question. Dans ce dernier
exemple, si certaines de ces influences peuvent être spécifiées, d'autres
échappent le plus souvent à la conscience. Nous entrons là dans le cadre
des phénomènes cryptomnésiques, de réminiscence et de plagiat
inconscient. Déjà Platon, dans son Phèdre (235d), faisait allusion à ces
phénomènes lorsqu'il fait dire à Socrate qu'il utilise dans ses
raisonnements les arguments d'autres personnes, sans même s'en
apercevoir puisqu'il les prend pour siens. Des observations semblables
ont été rapportées, entre autres, par Descartes, Leibniz et Bergson. Ribot
(1881) cite le cas d'un poète (Wycherley) qui arrivé au terme de la
dégénérescence sénile reproduisait, sans bien s'en rendre compte, des
hémistiches d'autres auteurs lus la veille. Le célèbre psychanalyste Carl
Gustav Jung (1902) découvrit, par exemple, que tout un passage du
Zarathoustra de Nietzsche provenait d'un article publié par un autre
auteur. Or, il s'est avéré que Nietzsche, dans sa jeunesse, avait lu cette
publication: ce plagiat était très probablement inconscient. Depuis lors,
bien d'autres exemples de pseudo-plagiat ont été décrits: certains auteurs
semblent même y être particulièrement enclins! De fait, la cryptomnésie
semble être un processus si fréquent que l'on a pu y voir la principale
source de création littéraire. Si la mémoire intervient inconsciemment
dans le cours des idées, elle peut aussi intervenir à d'autres niveaux,
comme dans l'écriture. Il arrive en effet parfois que l'on hésite entre deux
versions orthographiques d'un même mot. La technique que l'on utilise
souvent est d'écrire ces deux versions sur un morceau de papier afin de
retenir, sur des bases uniquement perceptives, celle qui nous paraît la
mieux convenir. Ce choix, le plus souvent correct, est en fait dépendant
de la mémoire orthographique que nous avons de ce mot.
Dans le domaine des conduites affectives, de nombreux
exemples existent. Ainsi Freud et Breuer, Janet et bien d'autres (Freud &
Breuer, 1895/1985 ; Janet, 1928 ; Ellenberger, 1970/1974) ont décrit des
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patients présentant des troubles sélectifs de mémoire chez lesquels le
comportement affectif dépendait d'événements ou de causes
inconscientes. Ces perturbations mnésiques, parfois sévères, peuvent
survenir à la suite d'un grave traumatisme émotionnel ou d'une maladie
psychologique. La perturbation des capacités de souvenir provoquée par
un événement instigateur indiquent que le dysfonctionnement mnésique
chez ces patients est sélectif dans le sens où des événements passés sont
en partie ou totalement "oubliés" par les sujets alors qu'ils s'expriment
dans leur comportement, même s'il n'en ont pas conscience. Dans les
premiers écrits psychanalytiques de Freud, cette importance accordée au
problème de la mémoire se manifeste avec une égale insistance sur le
plan théorique et sur le plan clinique. Qu'il s'agisse du fonctionnement de
l'appareil psychique ou qu'il s'agisse de la névrose, du rêve, des actes
manqués, partout et constamment nous y sommes ramenés. On peut dire
que la découverte psychanalytique se présente au départ comme la
révélation de l'existence d'une mémoire enfouie dont les contenus ignorés
sont cependant agissants, et responsables de troubles jusqu'alors
inexpliqués. L'inconscient semblerait n'être fait que de souvenirs qu'il
s'agit pour le thérapeute de ramener à la conscience par certaines
méthodes, essentiellement l'hypnose, l'analyse des rêves et les
associations libres. Dans son ouvrage "Etudes sur l'hystérie" (1895)
publié en collaboration avec Joseph Breuer, il souligne le rôle de
l'événement traumatisant intervenu dans le passé de ses malades, ayant
éveillé un affect si pénible que l'événement lui-même était oublié. En fait,
la trace mémorielle de la représentation traumatique persiste ineffacée. Il
montra que les désirs et les expériences vécues mais inconscientes
peuvent influer sur la conduite de ses patientes sans qu'elles ne s'en
rendent compte. Selon Freud, les causes traumatiques, si elles deviennent
conscientes, sont rejetées par le moi; c'est-à-dire qu'elles sont refoulées
dans l'inconscient. Si Freud a rendu compte de cette dissociation de la
pensée par un phénomène qui attire l'attention sur les processus
dynamiques dont le rôle est de défendre le moi contre le conflit, pour son
contemporain Pierre Janet l'individu est plutôt une victime passive de son
hérédité et des accidents traumatisants ou stressants. Ainsi, l'amnésie
hystérique a pu être considérée comme le reflet de la faiblesse des
défenses du moi plutôt que sa force comme Freud l'avait proposé. La
15
conception théorique de Pierre Janet s'est exprimée très tôt avec l'étude
du cas de Mme D. qui présentait une amnésie profonde et chez laquelle il
avait relevé un certain nombre de petits faits en contradiction avec l'oubli
complet. Au début de l'amnésie, au réveil de l'attaque, elle n'avait aucun
souvenir de l'homme qui l'avait effrayée en lui annonçant la fausse
nouvelle de la mort de son mari, et cependant il remarqua qu'elle
frissonnait de terreur toutes les fois qu'elle passait devant la porte par
laquelle cet individu était entré. C'est l'observation de Mme D. qui a
apporté à Janet les premières données concernant l'existence d'un
inconscient psychologique agissant sur le comportement actuel des sujets.
Pour lui, dans le cas spécifique de l'amnésie hystérique, les souvenirs de
l'événement traumatique ou traumatisant sont déconnectés du moi et sont
donc perdus par la conscience. C'est l'affaiblissement de la puissance de
synthèse psychique qui crée cet état de désagrégation de l'esprit.
Cependant, en dehors de la perception personnelle, peut s'échapper un
nombre plus ou moins considérable de phénomènes psychologiques. En
effet, les souvenirs de ces événements (ou d'autres qui lui sont associés),
maintenant dissociés et donc indisponibles pour un rappel conscient,
peuvent s'exprimer dans le comportement de l'individu sans que celui-ci
ne puisse les rattacher à sa vie personnelle. Janet fut le premier à
introduire en 1889 le terme subconscient pour se référer à un niveau de
fonctionnement cognitif non conscient (il introduisit ce terme afin de se
démarquer de la philosophie romantique qui avait employé le terme
inconscient). De nombreux autres exemples issus de la pathologie et de la
psychanalyse pourraient être cités, mais il en est d'autres issus de la
psychologie normale. On peut se demander par exemple quelles sont les
raisons qui nous poussent à avoir une attirance pour certaines personnes
de sexe opposé mais pas pour d'autres qui présentent pourtant des
caractéristiques proches. Si ces raisons, j'en conviens, sont multiples et
fort difficiles à analyser, je suis convaincu du rôle implicite de notre
mémoire dans cette opération. Descartes en 1647 avait réussi à analyser
sur lui-même le "faible" qu'il avait pour les femmes atteintes de
strabisme. Il rapporta ce transfert sentimental à un amour d'enfance pour
une fille qu'il avait aimée jadis et qui présentait ce défaut.
On pourrait décrire bien d'autres situations mais celles
présentées suffisent, je pense, à montrer l'influence d'événements plus ou
16
moins récents (et donc de notre mémoire) sur nos comportements dans
différentes sphères de l'activité psychique humaine. Si certains peuvent
émettre des réserves sur les exemples que je viens de présenter, nous
avons aujourd'hui de nombreuses preuves expérimentales issues des
domaines psychologique et neuropsychologique attestant du rôle effectif
de la mémoire qui s'exerce de manière implicite voire inconsciente dans
le comportement. Nous entrons ici dans un domaine de recherche en
psychologie expérimentale d'une grande actualité depuis plus d'une
quinzaine d'années: celui de la mémoire implicite et de la mémoire
explicite (pour des ouvrages en français à ce sujet: Danion et al., 1993 ;
Nicolas, 1992a ; Nicolas & Perruchet, 1998). Selon Graf et Schacter
(1985) qui ont popularisé ces termes, on parle de mémoire explicite
lorsqu'on mesure le souvenir conscient des gens et de mémoire implicite
lorsqu'on ne mesure pas le souvenir conscient mais que l'on apprécie
simplement les conséquences ultérieures d'un événement antérieurement
vécu sur le comportement actuel d'un individu.
DES QUESTIONS THÉORIQUES SUR LA MÉMOIRE:
STRUCTURE ET FONCTIONNEMENT
ENTRE
La multiplication des indicateurs de la mémoire a conduit à un
classement accepté par la plupart des chercheurs actuels qui distinguent à
la suite de Graf et Schacter (1985) les tests de mémoire explicite des tests
de mémoire implicite (pour un historique de ces concepts: cf. Nicolas,
1992a, 1993a, 1994b). D'après Schacter, Bowers et Booker (1989), on
peut parler de tâche de mémoire explicite lorsque les consignes lors du
test induisent des stratégies conscientes de recherche de l'événement; on
parle de tâche de mémoire implicite lorsque les consignes lors de la
récupération du matériel cible n'induisent pas un tel type de stratégie. Si
les tests de mémoire explicite regroupent les mesures classiques que sont
le rappel et la reconnaissance, les tests de mémoire implicite peuvent
inclure un grand nombre d'épreuves. En effet, tester indirectement les
contenus mnésiques suppose, par exemple, de mesurer la performance
des sujets dans diverses tâches à caractère perceptif, lexical ou conceptuel
(Richardson-Klavehn & Bjork, 1988). Une des tâches de mémoire
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implicite les plus connues et les plus anciennes utilisées dans les
recherches sur la mémoire est certainement celle de complètement de
trigrammes (Graf, Mandler & Haden, 1982 ; Graf, Squire & Mandler,
1984 ; Graf & Mandler, 1984 ; Warrington & Weiskrantz, 1970). Lors du
test de complètement de trigrammes on présente aux sujets trois lettres
(par exemple: cra), la tâche étant de produire le premier mot qui vient à
l'esprit commençant par ce radical. Lorsque les items cibles ont été
étudiés lors d'une phase précédente (ex. cravate), on constate
généralement qu'ils ont plus de chance d'être générés ultérieurement
(biais de réponse) à cette épreuve de complètement alors que d'autres
solutions sont possibles (dans notre exemple: crabe, cratère, crapaud...).
Il s'avère que l'on retrouve cet effet facilitateur (biais, rapidité ou
précision de la réponse selon les cas) lorsqu'on utilise de nombreuses
autres épreuves de mémoire implicite de nature lexicale (complètement
de mots fragmentés, décision lexicale), perceptive (identification
perceptive, clarification perceptive) et conceptuelle (association
catégorielle, association libre) (Nicolas, 1993a ; Roediger & McDermott,
1993 ; Richardson-Klavehn & Bjork, 1988 ; Schacter, 1987). Cet effet est
souvent désigné sous le nom d'effet d'amorçage direct (Segal et Cofer,
1960), il est la conséquence du traitement préalable du matériel qui
facilite ou biaise (Ratcliff & McKoon, 1996) son accès ultérieur.
Je me suis attaché dans cette introduction à montrer la nécessité
de distinguer la mémoire de ses manifestations. En ce sens, j'ai appelé
mémoire-état le produit conservé par le sujet au niveau neuronal de ses
propres expériences. Séparer la mémoire de ses manifestations (mémoireaction), m'a permis de distinguer deux grandes classes de faits mnésiques
que j'ai qualifiés d'implicites ou d'explicites selon leur nature. Cette
distinction, déjà adoptée il y a plus d'un siècle par d'autres chercheurs
mais en des termes différents permet de mettre en avant l'existence des
phénomènes de mémoire implicite qui ont été particulièrement ignorés
dans la littérature philosophique et psychologique jusqu'à ces dernières
années (cf. Schacter, 1987). La question que les chercheurs se posent
aujourd'hui est celle de savoir si la mémoire implicite et la mémoire
explicite ne sont pas deux types de mémoire différents. Existe-t-il une ou
plusieurs formes de mémoire? Le débat reste toujours ouvert. Le
problème de l'unicité ou de la multiplicité des mémoires est devenu ces
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dernières années une question du plus haut intérêt en psychologie. Deux
grandes conceptions théoriques s'affrontent actuellement: les théories
structurales ou multi-systèmes et les théories fonctionnelles ou unisystème. La controverse qui s'est aujourd'hui instaurée entre ces deux
ensembles de théories place la conscience comme un concept central
puisqu'il est généralement admis que la conscience est indispensable aux
actes de mémoire explicite contrairement aux actes de mémoire implicite.
Je défendrai dans ce livre une conception de la mémoire qui met l'accent
sur l'importance des types de traitement appliqués au matériel d'étude et
de test. C'est cette conception fonctionnaliste qui a guidé ma réflexion et
mes travaux sur la mémoire jusqu'à aujourd'hui.
Comme nous le verrons, mes intérêts et mes méthodes d'étude de
la mémoire se situent résolument dans la tradition française de la
psychologie positive inspirée de l'école idéologique de Cabanis. Cette
tradition trouve véritablement son origine et ses premiers développements
significatifs dans deux ouvrages de 1870 dont les préfaces feront figure
de manifestes pour une nouvelle psychologie, De l'Intelligence, de Taine,
et La Psychologie Anglaise Contemporaine, de Ribot. Ces deux
philosophes de formation ont voulu, dès cette époque, que la psychologie
devienne une science de faits et s'éloigne des spéculations métaphysiques
des études introspectives. Pour ces deux penseurs, l'étude du
fonctionnement psychologique passe par l'étude des phénomènes
anormaux (ou hors-normes). Chez Taine, ce qui est instructif c'est
l'exceptionnel que l'on voit surgir chez les experts, les artistes, les fous,
les somnambules et les rêveurs. Il écrit ainsi en 1878, dans la seconde
préface à "De l'Intelligence", "tout état singulier de l'intelligence doit être
le sujet d'une monographie ,. car il faut voir l'horloge dérangée pour
distinguer les contrepoids et les rouages que nous ne remarquons pas
dans l'horloge qui va bien" (p. 17). En revanche pour Ribot, ce n'est pas
tant l'exceptionnel que la maladie qui est instructif. On sait que Ribot se
distingue de Taine par la référence évolutionniste qui est centrale dans
toute son œuvre. Il reprend au philosophe Herbert Spencer et au
neurologue anglais John H. Jackson la thèse selon laquelle l'évolution
dans son ensemble consiste dans le passage continu de l'homogène à
l'hétérogène, du simple au complexe, de l'élémentaire au composé, par
diversification croissante. Ainsi, la maladie, en tant qu'elle affecte d'abord
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les fonctions supérieures, découvre les phénomènes psychologiques plus
rudimentaires, plus automatiques, desquels émergent, au cours de
l'évolution de l'espèce aussi bien que du développement individuel, les
phénomènes les plus complexes.
Dans un premier temps, je serai amené à débuter ce livre par
quelques jalons historiques concernant les méthodes d'étude de la
mémoire au point de vue comportemental. Le fait d'envisager la mémoire
au point de vue historique nous fournira des informations intéressantes
sur la manière d'aborder l'étude de ce concept. L'objectif central de ce
chapitre sera de montrer que si l'intégration des approches expérimentale,
pathologique et différentielle aurait pu se réaliser dès la fin du siècle
dernier, il a fallu attendre ces dernières années pour que ce vœu se réalise
pleinement. Nous verrons, de plus, que de nouvelles méthodes sont
aujourd'hui disponibles. Ce premier chapitre constitue une synthèse de
mes travaux déjà publiés sous forme d'articles dans le domaine de
l'histoire de la psychologie de la mémoire. Dans un second temps
j'aborderai l'étude de la mémoire dans ses manifestations anormales,
adoptant ainsi la démarche pathologique déjà employée par Théodule
Ribot (1881). L'étude de la mémoire dans ses manifestations extrêmes
nous fournira des informations intéressantes sur sa structure. L'objectif
central de ce chapitre sera d'aborder le problème encore controversé de
l'existence de divers types de mémoire en analysant les faits qui
conduisent aujourd'hui à nous interroger sur la question de l'unicité ou de
la multiplicité des mémoires. Ce second chapitre constitue une extension
des réflexions, déjà engagées depuis une dizaine d'années, dans le champ
de la pathologie de la mémoire. Dans un troisième temps, je présenterai
l'approche fonctionnaliste de la mémoire qui dérive des travaux entrepris
dans le domaine de l'étude expérimentale des sujets "sains". L'étude
expérimentale de la mémoire me fournira l'occasion de montrer la
diversité des travaux dans ce domaine. L'objectif central de ce chapitre
sera de présenter la fécondité de l'approche fonctionnaliste issue en
particulier des travaux de Paul Kolers et de Henry Roediger. C'est dans ce
dernier chapitre que je présenterai de nombreuses recherches
expérimentales, souvent déjà publiées dans des revues scientifiques,
issues de mes réflexions théoriques sur la mémoire humaine.
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