Un commerce épicé Jacques-Marie Vaslin, Le Monde, 14.04.04 (Le

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Un commerce épicé
Jacques-Marie Vaslin, Le Monde, 14.04.04 (Le Monde économie, rubrique
"Histoire de l’économie")
Délocalisation en Asie, fusion, actionnaires choyés aux dépens des salariés,
exploitation de la main-d’oeuvre, tels sont les griefs que l’on peut porter à
l’encontre de cette multinationale... A ceci près que la multinationale en question, la VOC - sigle de Verenigde Oostindische Compagnie (Compagnie des
Indes orientales, en néerlandais) - opérait... il y a quatre siècles.
Deux ans après avoir bouté les Espagnols hors de leur pays, les Néerlandais
forment en 1590 un nouvel Etat : les Provinces-Unies (partie septentrionale des
Pays-Bas actuels). Alors que l’Europe s’englue dans l’absolutisme et les guerres
interminables, le pays choisit la voie de la République. Amsterdam ne tarde
pas à attirer de nombreux commerçants anversois persécutés par les Espagnols.
Ils apportent avec eux capitaux et savoir-faire. Amsterdam devient alors un
terreau particulièrement favorable à l’innovation financière et managériale.
L’engouement des riches européens pour tout ce qui venait d’Orient, comme
les épices, la soie ou le café, permettait aux Portugais, qui possédaient un
monopole de fait, de réaliser de formidables bénéfices au XVIe siècle. Entre
l’Asie et l’Europe, le prix des épices est souvent multiplié par trois, voire plus.
Mais la suprématie portugaise sur les mers va bientôt être laminée par des concurrents nettement mieux organisés. Une fois libérés de la tutelle espagnole,
les navigateurs hollandais tentent à leur tour l’aventure sur les mers du globe.
Quelques navires passés par le cap de Bonne-Espérance parviennent à revenir
les cales pleines des précieuses épices ; la route est tracée. Les bénéfices sont
tels que les vocations ne tardent pas à naître dans tout le pays.
Mais partir en Asie nécessite une logistique et des capitaux sans commune
mesure avec ce que l’on avait coutume d’utiliser. Le risque est aussi omniprésent,
environ un bateau sur cinq ne revient pas au port. Si l’on ajoute à cela un voyage
qui prend au mieux deux ans, on comprendra que ce type d’entreprise requiert
une nouvelle forme d’organisation. Il faut trouver un moyen de répartir les
risques et de bénéficier d’économies d’échelle. C’est alors que les Hollandais
ont la judicieuse idée de fusionner une partie des flottes du pays pour créer la
Compagnie des Indes orientales, la VOC. L’organisation de l’entreprise marque
certainement le début de l’aventure capitaliste.
Pour financer ce projet gigantesque, on décide d’émettre des actions correspondant à une part de la propriété de l’entreprise. Plus de 1000 personnes
souscrivent au capital de la VOC lors de sa constitution, en 1602 (Amsterdam compte alors 50 000 âmes). Ces actions peuvent être revendues - c’est la
naissance de la Bourse ; elles donnent droit à un dividende, mais pas au vote.
L’entreprise se dote en même temps d’une organisation tout à fait moderne
pour l’époque. La société est gérée par un directoire de 17 personnes choisies
parmi les actionnaires répartis dans les six provinces : les Heeren XVII. Mais,
l’éloignement aidant, le directoire n’hésite pas à déléguer une partie de son pouvoir aux différents comptoirs dispersés en Asie. A charge pour eux de rentabiliser
leur affaire.
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Les Heeren XVII prendront toutes les décisions stratégiques, à savoir les
investissements à réaliser, leur mode de financement, le nombre de bateaux qui
sortiront des ports, les ventes qui seront réalisées dès leur retour ainsi que la
répartition des bénéfices. L’entreprise sait d’ailleurs se montrer particulièrement généreuse envers ses actionnaires. Les spécialistes en histoire économique
s’accordent à évaluer le rendement de l’action à 16,5 % en moyenne, alors que
le taux d’intérêt oscille entre 5 % et 8 %. Les Hollandais sont d’ailleurs incités
à emprunter pour acheter des titres, ce qui favorise amplement la spéculation
autour de l’action. La compagnie verse ses dividendes tantôt en or, tantôt en
nature : les actionnaires reviennent alors chez eux avec un ou plusieurs sacs
d’épices !
La VOC dominera le commerce et le transport maritime pendant près de
deux siècles. Plus de cent navires arborent son pavillon. Elle emploie directement 4 500 personnes en Asie dès 1625. Ce nombre quadruplera en soixantequinze ans. Elle possède une trentaine de comptoirs à l’étranger avec Batavia,
l’actuelle Djakarta, véritable tête de pont en Asie. Grâce à cette proximité, les
commerçants ont une connaissance parfaite des marchés asiatiques. La compagnie a réussi à tisser un réseau commercial extrêmement performant.
La soie est achetée en Chine contre de l’argent puis revendue au Japon
contre du cuivre, qui est à son tour échangé dans l’Inde actuelle contre du
textile, finalement vendu contre les épices produites sur l’archipel indonésien,
comme des clous de girofle ou des noix de muscade. De là, les bateaux partent
pour l’Europe en faisant une première escale sur l’île de Ceylan (l’actuel Sri
Lanka), où la cannelle est embarquée. La VOC est étonnamment moderne,
chaque voyage étant source de profits.
Les Hollandais ne furent pas pour autant des enfants de choeur. Les intérêts
de la firme étaient défendus armes au poing. C’est ainsi que sur l’île de Bandas,
en Indonésie, on n’a pas hésité à massacrer tous les habitants sous prétexte
qu’ils se livraient à la contrebande, écornant ainsi le monopole de la VOC. On
ne badine pas avec les profits d’une multinationale...
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