Les parcours des savoirs en astronomie à travers leurs représentations visuelles Quels sont les enjeux des représentations visuelles produites par l’activité scientifique , leur diffusion et leur vulgarisation ? I. Comment la science fabrique-t-elle ses images ? Les outils de fabrication, l’activité scientifique, l’image comme support de recherche. II. - Comment ces images circulent-elles ? (diffusion et vulgarisation) Le travail du vulgarisateur, la diffusion des images par les communautés scientifiques, les formes de transmission des savoirs scientifiques. III. - Comment les images scientifiques constituent-elles des savoirs ? L’émetteur, les mécanismes de transmission, la manipulation des images iconographie : http://images-de-science.tumblr.com Camille Chatelaine Mémoire #6, semaine 5 ÉSAD Valence 2014 Environ 85 000 signes L’astronomie est la science d’observation des astres. Elle étudie ce qui compose notre galaxie et au-delà, afin de découvrir les origines et l’évolution de notre univers, en même temps de comprendre la place qu’y occupe l’être humain. Elle déploit des moyens techniques, financiers et intellectuels pour mener à bien ses travaux. Les images de notre cosmos circulent dans notre quotidien, parfois support de communication pour les institutions, quelquefois illustrations empruntes aux spéculations. Ce n’est pas un hasard si l’astronomie est une des rares sciences où l’amateur trouve une place dans des expériences d’observations. Sujet vaste, puisque vieux de 7000 ans, mon choix de porter mes recherches sur l’astronomie n’est pas indissociable de mon enthousiasme suscité par mon ingénuité et ma compréhension seulement partielle de cette science. Elle prête à rêver et à étendre notre sphère mentale dans la représentation du monde. Ces tensions entre poésie et science, spéculations et hypothèses scientifiques, contemplation et traitement de données nourrissent mes investigations. Sans antécédent dans le monde de la recherche scientifique, j’enquête ici sur les représentations visuelles de l’astronomie. D’abord dans leur fabrication, que j’envisage au sein de la communauté scientifique, puis dans ses circulations, jusqu’à ce qu’elles nous parviennent. Mon mémoire retrace ce fil de pensée, parfois naïf, souvent contestable, mais toujours dans le but de transmettre à un public non expert des savoirs parfois complexes avec le plaisir de la découverte. 2 3 LES PARCOURS DES SAVOIRS EN ASTRONOMIE À TRAVERS LEURS REPRÉSENTATIONS VISUELLES I. COMMENT LA SCIENCE FABRIQUE-T-ELLE SES IMAGES ? 1. Les enjeux des outils de captation —p. 6 2. Histoire de l’image de Planck —p. 8 3. L’imagerie de la Lune et des trous noirs a. Étude de fabrication d’images —p. 12 c. Chronologie d’une imagerie lunaire —p. 14 b. Entrevue avec Alain Riazuelo —p. 16 II. COMMENT LES IMAGES SCIENTIFIQUES CIRCULENT-ELLES ? 1. La vulgarisation scientifique —p. 28 2. Entrevue avec Sébastien Fontaine, médiateur scientifique —p. 32 3. Les revues scientifiques : support de transmission ? —p. 38 4. La galaxie d’Andromède : du cliché scientifique au fond d’écran —p. 42 III. COMMENT LES IMAGES SCIENTIFIQUES CONSTITUENT-ELLES DES SAVOIRS ? 1. La question de l’émetteur —p. 46 2. Intelligent design : une pseudo-science au service du prosélytisme —p. 50 3. Mars : étude d’une iconographie —p. 56 4. La séduction des images a. L’incertitude —p. 62 b. Entrevue avec Zolt G. Levay —p. 64 c. Le point de vue d’André Gunthert —p. 68 d. Pour finir —p. 70 Bibliographie —p. 72 I. Comment la science fabrique-t-elle ses images ? 1. Les enjeux des outils de captation L’astronomie est une science de l’observation. Elle étudie des objets distants, visibles ou invisibles depuis la Terre. Elle entretient des liens particuliers avec l’histoire des évolutions techniques des outils de captation, puisque ce sont eux qui vont lui permettre d’étendre ses recherches au delà des limites du visible. L’astronomie ne fut jamais une simple activité contemplative et sans application. Établir un calendrier, se repérer sur terre ou sur mer par exemple, nécessitait l’observation des astres. Les populations voyaient en ces objets célestes peuplant le cosmos l’incarnation d’entités supérieures, notamment la Lune, le Soleil et toutes les étoiles dont les mouvements étaient observables depuis la Terre. On leur prétaient une influence évidente sur les activités terrestres. C’est de cette façon qu’apparut l’astrologie pour étudier le mouvement des astres et prévoir les famines, les guerres, les inondations, etc. Ainsi se mélaient astronomie, astrologie et religion, observation et croyance. Avec des instruments réduits, tels que des dispositifs d’alignement et des mesures d’angles, les astronomes ont étudiés de façon précises l’alignement des planètes, leur situation et leurs mouvements dans l’espace avant le perfectionnement d’outils d’observation au XVIIe siècle. L’astronomie Babylonienne remonte au IIIe millénaire av. J.-C. Son apport dans le domaine de l’astronomie est considérable. On lui doit en particulier la constitution d’un calendrier lunaire et des observations très précises des constellations. Ces relevés joueront un rôle important dans l’Antiquité. La science de l’observation fait un saut décisif autour de l’année 1609 lorsque Galilée élabore sa lunette astronomique en s’inspirant des travaux de l’opticien hollandais Hans Lippershey1. Cette invention lui permettra de découvrir l’existence des taches solaires, la découverte des quatre satellites de Jupiter, les phases de Vénus et la présence de montagnes sur la Lune. Malgré la médiocre qualité de certaines de ses lunettes2, l’inven1 — Hans Lippershey est un opticien hollandais qui en 1608 mit au point une longue vue permettant de voir les objets éloignés. 2 — Certaines étaient pratiquement inutilisables dans le contexte de l’observation astronomique. Galilée reconnut en mars 1610 que sur plus de 60 lunettes qu’il avait construites, quelques-unes seulement étaient adéquates. De nombreux témoignages d’astronomes confirment la médiocrité des premiers instruments, notamment l’un de ses disciples Martin Horky dans une lettre à Kepler en 1610 où il fait état des observations à l’aide de la lunette. 6 tion de Galilée fut un tournant notable dans l’histoire de l’astronomie. Notamment parce qu’elle appartient au XVIIe siècle, qui fut à l’origine du mariage entre science et technique et qui donna lieu à la science que nous connaissons aujourd’hui. En effet, avant cela, la technique était considérée comme une activité méprisable, réservée aux esclaves et manouvriers. Galilée est l’un des premiers à s’intéresser à la technique et à l’appliquer aux théories scientifiques. D’autre part, la sophistication des instruments de captation évolue en même temps que la quête de l’observation de l’infiniment grand et de l’infiniment petit3. Les travaux des scientifiques autour des questions d’astronomie4 permettaient l’évolution technique des instruments d’observation, repoussant les limites de l’infiniment grand. À chaque événement astronomique rare, chaque pays déploient ses compétences techniques et intellectuelles pour prouver sa supériorité scientifique. Comme lors d’expositions universelles, les communautés scientifiques de chaque nation bénéficient du soutien financier de leur gouvernement pour la démonstration de leur suprématie5. Depuis les années 50, les centres de recherche en astronomie se dotent d’outils de captation de plus en plus complexes : la radiotélescopie qui s’est rapidement développée après la guerre, le télescope spatial, la spectroscopie, etc. Ces méthodes de fabrication d’images révèlent différentes informations qui deviennent des objets d’étude pour la communauté scientifique. Elles forment l’imagerie astronomique. 3 — Notons les travaux de Robert Hooke dans le domaine de l’observation du microscopique. Micrographia : or, Some physiological descriptions of minute bodies made by magnifying glasses, est le traité scientifique dans lequel il décrit ses observations réalisées au moyen de lentilles optiques. Il réalisa des gravures d’insectes d’une extrême précision. C’est lors de ses recherches sur l’infiniment petit que Hooke invente le terme de « cellule ». 4 — Prenons l’exemple de la création de l’analyse spectrale, en 1859 par R. W. Bunsen et G. R. Kirchnoff ainsi que l’nvention de la photographie ou les méthodes de photométrie qui ont joué un grand rôle dans l’astrophysique en sophistiquant les méthodes d’observation. 5 — Cette idée est évoquée dans l’article de Monique Sicard, Passage de Vénus, Études photographiques, mai 1998. 7 I. Comment la science fabrique-t-elle ses images ? 2. Histoire de l’image de Planck Image de l’Univers 380 000 ans après le Big Bang, prise parle satellite Planck le 21 mars 2013. Image de l’Univers 380 000 ans après le Big Bang, prise par le satellite COBE (Cosmic Background Explorer) en 1992. (Carte des fluctuations de température du fond diffus cosmologique, obtenue par l’instrument DMR après les deux premières années d’observation.) Image du rayonnement primordial de l’Univers prise par le satellite européen Planck en 2010. Image de l’Univers 380 000 ans après le Big Bang, prise par la sonde Wilkinson Microwave Anisotropy Probe en 2003. Carte de la sphère céleste montrant les fluctuations (ou anisotropie) du fond diffus cosmologique observées par le satellite WMAP Comparaison de la résolution des cartes du fond diffus cosmologique dressées à l’aide des instruments des satellites CMB, WMAP et Planck. 8 9 Le 23 octobre dernier a eu lieu la dernière communication avec le satellite Planck. Celui-ci est désormais « mort », contraint à la désorbitation. Il a délivré de nombreuses données cosmologiques qu’il restent à interpréter, et que nous livreront les scientifiques durant cette année 2014. Si le satellite Planck est devenu si populaire, c’est parce qu’il fut très médiatisé en 2013 lorsqu’il permit de délivrer l’image désormais célèbre de l’enfance de l’Univers, 380 000 ans après le Big Bang. Cet engouement médiatique avait à l’époque envahit nos journaux télévisés, la presse, les revues spécialisées, les magazines… L’image de l’Univers devenait fédératrice, car dépassait largement l’histoire de l’Humanité. Nous avions à faire à la visualisation du Monde bien avant la trace de la première étoile, de la première Galaxie, ou du premier caillou. Tout n’était que matière chaude de 3000°C faite de particules microscopiques, d’électrons et de protons qui formeront des millions d’années plus tard des atomes et des molécules. L’origine de l’Univers avait désormais une image, une représentation. Mais cette histoire commence bien plus tôt que l’année du lancement du satellite Planck en 2009, et concerne l’étude du fond diffus cosmologique, c’est-à-dire le rayonnement électromagnétique issu du Big Bang. Le fond diffus cosmologique serait issu d’une époque très chaude, puis dilué et refroidit par l’expansion de l’Univers. Dans son état primordial, la lumière ne pouvait pas s’y propager. Celle-ci voyageant à une vitesse infinie, si l’on étudie des rayonnements très lointains, alors on observe le passé, jusqu’au moment où l’Univers était opaque. On le nomme aussi rayonnement fossile. Il fait parti du scénario de la théorie du Big Bang qui a émergée dans les années 50. L’étude de l’Univers lorsqu’il était jeune permet à la communauté scientifique d’obtenir des informations sur sa formation et son contenu actuel. Plusieurs images du fond diffus cosmologique ont été produites et témoignent de l’époque et des outils avec lesquels elles ont été conçues. La première est issue du satellite COBE1 en 1992. Celui-ci lancé en 1989 avait pour mission de confirmer l’hypothèse que le fond diffus cosmologique avait été émis très tôt, c’est-à-dire constituer une preuve de la théorie du Big Bang. Le satellite embarquait avec lui trois instruments de mesure principaux : DMR pour détecter les différences de températures, FIRAS qui mesurait le spectre du fond diffus et DIRBE qui observait le ciel dans le domaine infrarouge. La seconde carte du rayonnement fossile fut dressée par le satellite Wilkinson Microwave Anisotropy Probe2. Sa mission était de reconstituer avec une plus grande justesse le contenu matériel de l’Univers à ses origines. Elle est 68 000 fois plus précise que celle obtenue par COBE. WMAP a également permis d’évaluer l’âge de l’Univers à 13,75 milliards d’années, et découvert que les premières étoiles sont apparues 400 millions d’années après le Big Bang. Puis est lancé par l’Agence saptiale européenne le satellite Planck3 en 2009, dont la mission est aussi de cartographier les variations de températures du fond diffus cosmologique, avec un niveau de détail 20 à 30 fois supérieur à la carte produite par WMAP. En juillet 2010, Planck envoie une première image intégrale du ciel, avec une vue inédite de la voie lactée. Elle est constituée de 35 millions de pixels. Enfin, en mars 2013, Planck nous livre la photographie de l’Univers, le plus jeune qu’il soit possible d’observer. Outre cette carte du fond diffus cosmologique, le satellite nous a livré d’autres informations, notamment une carte du fond diffus infrarouge qui permet de reconstituer la lumière émise par les poussières de toutes les galaxies, les caractéristiques de l’Univers primordial sont précisés et la platitude de celui-ci est confirmé. Reste d’autres informations à interprétrer par les scientifiques qui devraient pouvoir répondre à des questions telles que : quel sera le futur de l’Univers ? Sera-t-il en expansion indéfiniment ou finira-t-il par imploser ? Quels sont les formes de matières et d’énergies présentes dans celui-ci ? Ou encore quels mécanismes ont initiés la formation des galaxies ? Lorsque l’on observe les progrès scientifiques dans l’étude d’un domaine astrophysique tel que l’étude du fond diffus cosmologique, nous pouvons émettre l’hypothèse que l’image que nous détenons aujourd’hui peut être encore précisée grâce à l’évolution technique des outils de captation et d’observation. Peut-être est-il encore possible d’établir une nouvelle cartographie qui nous livrera d’autres informations sur l’histoire de l’Univers. En tout cas et pour l’instant, nos connaissances dépendent de l’activité scientifique et de ce que celle-ci nous fait parvenir, qui dépend elle-même de ses moyens techniques et de ses outils. 2 — Ou WMAP, lancé le 30 juin 2001 par la NASA. Sa mission s’est terminée en juillet 2010. 1 — Le satellite COBE, Cosmic Background Explorer, fut lancé en orbite à 900 km de la Terre le 18 novembre 1989 par l’organisation de la NASA. Sa mission a prit fin le 23 décembre 1993. 10 3 — Lancé le 14 mai 2009 par l’Agence Spatiale Européenne, sa mission s’est terminée le 14 août 2013. 11 I. Comment la science fabrique-t-elle ses images ? 3. L’imagerie de la Lune et des trous noirs a. Étude de fabrication d’images Tandis que la Lune est un objet visible de la Terre et qu’elle sucite l’intéret des astronomes depuis l’Antiquité, l’hypothèse des « trous noirs » est apparu à la fin du XVIIe siècle dans le cadre des recherches d’Isaac Newton sur la gravitation universelle. Ces objets ne sont qu’une spéculation scientifique. Leur existence n’a pas encore été prouvée, mais peu nombreux sont les scientifiques qui doutent des hypothèses avancées. Un trou noir résulte de la mort d’une étoile, de son effondrement gravitationnel, c’est-à-dire sa contraction sous l’effet de sa propre attraction. Par définition ces objets ne renvoient aucune lumière, n’émettent aucun rayonnement. Il est est donc difficile d’en envisager les contours et d’imaginer un cliché puisqu’ils n’émettent aucune information, pas même sur leur propre existence. Leurs champs gravitationnels est si intense qu’ils empêchent toute matière ou rayonnement de s’en échapper, emportant a priori tout son environnement proche. Et pourtant, d’après Alain Riazuelo1, en combinant les informations transmises par tous les radiotélescopes de la Terre, les chercheurs en astronomie pourront nous présenter prochainement le cliché d’un trou noir ! Pour le moment, l’iconographie de ces objets n’est que le fruit de calculs scientifiques. La science a besoin de matérialiser les objets célestes afin d’en faire des objets d’étude. Et pour cela, elle utilise l’ordinateur, capable de calculer chaque point d’une image. L’astrophysicien Jean-Alain Marck2 a entrepris en 1990 de simuler un voyage au cœur d’un trou noir. « [Les images] sont créées à partir d’informations mathématiques qu’on injecte, en retour on y voit des informations cachées. On peut faire de la modélisation et confronter cela aux observations. »3 Mais si l’on effectue une simple recherche sur l’imagerie du trou noir, on se perd facilement dans sa multitude. Le trou noir a nourri des récits de science-fiction, et se pare de plusieurs formes, de plusieurs couleurs. Si l’on isole les images produites par des scientifiques et dont la simulation repose sur des équations de la théorie de la relativité générale, là aussi, les caractéristiques qui définissent les images diffèrent. Le même objet astronomique est reproduit de façon mathématique, mais nous observons que sa réalisation dépend du chercheur, de l’outil et de l’époque dans laquelle elle est conçue. Les images portent-elles donc en elles les théories défendues par le scientifique qui les fabriquent ? Nous pourrions comparer l’histoire de l’iconographie des trous noirs avec celle de la Lune. Celle-ci a évidemment une histoire bien plus ancienne, puisqu’elle naît des observations oculaires des êtres humains. Elle a attisé leur curiosité depuis qu’ils peuplent la Terre. Elle a nourri mythes et légendes et fait toujours l’objet de nombreuses spéculations. Elle est l’astre le plus proche de la Terre et exerce une influence gravitationnelle sur notre planète. Ce qui fait d’elle un objet d’étude extra-terrestre formidable. C’est le contre-exemple parfait des trous noirs, sujets de toutes les spéculations, jamais photographiés. Nous pourrions donc retracer deux méthodes de fabrication d’image tout a fait différentes. L’une naît d’une simple observation depuis la Terre, et il a fallut attendre le XXe siècle et la théorie de la relativité générale combinés à la technologie d’imagerie par simulation 3D des ordinateurs pour celle des trous noirs. 1 — Alain Riazuelo est chargé de recherche CNRS à l’Institut d’astrophysique de Paris. 2 — Jean-Alain Marck était astrophysicien et chercheur à l’Observatoire de Meudon. 3 — Jean-Alain Marck, Vol au dessus d’un trou noir, Science Actualités, 1997. 12 13 I. Comment la science fabrique-t-elle ses images ? 3. L’imagerie de la Lune et des trous noirs b. Chronologie d’une imagerie lunaire Intéressons nous à l’imagerie de la Lune. Son histoire est riche et aussi ancienne que celle de l’humanité, puisque notre satellite est un objet céleste très présent dans notre paysage nocturne. Visible depuis la Terre, sa représentation s’est perfectionnée au fil des siècles, car son histoire est intimement liée à celle de l’évolution des techniques d’observation. Les observateurs se sont succédés derrière les télescopes, précisant à chaque sophistication de ces lentilles l’étude sélénographique. « Les objets d’études des astronomes sont inaténiables, intouchables, et cet éloignement même va être source d’interrogations, sur le rapport entre l’image et son objet, et sur l’image elle-même. »1 Monique Sicard questionne ici la distance qui s’instaure entre l’objet et son image. Son élaboration dépendant de l’auteur et des outils qu’il emploit, ce qui laisse une part d’interprétation forte, tant que le médium est le crayon ou la gravure. L’observateur n’a que ses yeux pour retranscrire ce qu’il voit, que ses mains et sa capacité d’analyse pour traduire des informations. Avant la première moitié du XIXe siècle, l’enjeu de l’observation de la Lune se situe dans sa cartographie. Les cartes et ses auteurs se succèdent2, sa définition reste à l’état de gravure. Puis en 1826, Nièpce tente de mettre au point un procédé qui lui permettra de se passer du lithograveur et du dessinateur (à l’époque, la lithogravure venait d’être mise au point en Allemagne). Son but était de reproduire une image grâce à la lumière en se passant de l’intervention de l’homme. Il recherchait à produire rapidement une image qui n’a besoin de personne mise à part de la nature. Il recherchait comment fabriquer une image « objective ». Lorsqu’il met au point son invention, Nièpce hésite quant au nom qu’il souhaite lui donner. Il a notamment l’idée de la nommer «phusalétotype» qui signifie « écriture de la vérité de la nature ». Cette intention renvoit bien aux enjeux de cette nouvelle façon de produire des images : elle est la « vérité » et constitue la mémoire d’un objet. À l’époque et dès sa conception, la pratique de la photographie souhaite s’affranchir de l’homme, ce qui bouleversa son rapport au monde. Lorsque Lœwy et Puiseux3 réalisent différents clichés de la Lune, toujours en prenant soin d’être dans les mêmes conditions, celles-ci révèlent différentes informations. Ils s’interrogent alors sur la vérité photographique. Alors qu’on avait prêté aux images produites par l’appareil photographique le bénéfice d’appartenir à la nature, l’intervention humaine est remise en cause. Décider du temps de pose, choisir le moment, la lumière, donne lieu à des photographies différentes, et inclut donc des éléments subjectifs dans la réalisation d’une photographie. Il n’est plus question d’objectivité. L’histoire de la pratique photographique pourrait presque se lire à travers l’imagerie de la Lune. Mais aussi et plus récemment, celle des nouvelles technologies comme la radiotélescopie, ou le télescope sattelite. Chaque outil propose une nouvelle définition de l’objet céleste observé. Ces images témoignent d’une époque, d’une technique, d’un point de vue : « Les images retiennent, multiplient, distribuent et finalement façonnent l’objet. »1 Quelle est l’histoire de l’imagerie Lunaire ? Pourrions nous la retracer ? Serait-elle révélatrice de l’histoire de l’évolution des techniques et des enjeux de la recherche scientifique ? De gauche à droite et de haut en bas : dessin d’observation à la lunette de Galilée, sélénographie de Hevelius, la première cartographie lunaire de Claude Mellan, une photographie de Lœwy et Puiseux. 1 — Monique Sicard, Les images et le devisement du monde, la science aux origines de la vidéosphère, conférence, CNRS, 2004. 2 — Notamment avec Galilée en 1609, Claude Mellan en 1636, ou encore Johannes Hevelius en 1647 pour ne citer qu’eux. 14 3 — Maurice Lœwy et Pierre Puiseux étaient des astronomes français de la fin du XIXe siècle. Ils ont publié un atlas photographique de la Lune avec 6 000 photographies. 15 I. Comment la science fabrique-t-elle ses images ? 3. L’imagerie de la Lune et des trous noirs c. Entretien avec Alain Riazuelo 3 — C. C. : Les trous noirs sont des objets célestes dont l’existence n’a pas encore été scientifiquement prouvée, même si la communauté scientifique ne réfute pas leur présence. « Le désir d’image est vif : la science dont l’activité principale pourrait bien être de porter au visible les invisibles, et qui s’identifie avec ces visibilités, ne pouvait rester trop longtemps sans images de ces objets décrit par les équations de la relativité générale. »1-2 En astronomie, il est d’usage d’observer des objets avant d’en comprendre leur nature. Mais cette fois, les chercheurs ont théorisé les trous noirs dont la nature n’est toujours pas vérifiée. Vous avez porté au visible ces objets invisibles de par leur définition (ils ne renvoient aucune lumière, n’émettent aucun rayonnement), et les non-preuves de leur existence. Comment produit-on l’image d’un objet qu’on ne voit pas, et dont on n’est pas certain de l’existence ? A. R. : La chose pourrait être dite d’à peu près n’importe quelle particule élémentaire. Personne n’a jamais « vu » un électron, par exemple. Dans ce genre de cliché3 ce que vous voyez n’est pas un électron (et un antiélectron), mais la trace que ceux-ci ont laissé dans un détecteur par leur interaction avec les composants du détecteur. C’est par l’intermédiaire des propriétés connues de ces particules que l’on déduit que l’on a bien affaire à elles. Dans le cas des trous noirs, c’est la même chose : on détermine la présence d’un trou noir par l’influence gravitationnelle qu’il a sur son environnement et qui, elle, est rendue visible par une signature électromagnétique (par exemple, on voit une étoile tourner autour d’un compagnon invisible). En un sens, c’est une preuve « à la Sherlock Holmes », au sens où le trou noir est le seule explication non impossible (quoique déroutante de prime abord) à tel ou tel phénomène, mais s’en passer reviendrait à changer les lois de la physique d’une façon telle qu’on 1 —Monique Sicard, La Fabrique du regard, Éditions Odile Jacob, 1998 2 — Note d’Alain Riazuelo : « Ce que vous citez sur le statut épistémologique des trous noirs est assez daté. Jusque vers le milieu des années 1990, on parlait effectivement de « candidats trous noirs » pour certains objets astrophysiques, mais désormais le doute n’a plus vraiment de raison d’être et l’existence de ces objets est avérée tout autant que celle des autres objets astrophysiques. Une analogie triviale : il est à peu près impossible de photographier une planète extrasolaire car elle est (presque) toujours noyée dans la lumière de son étoile hôte. Pour autant, on détecte des centaines et des centaines de tels objets avec certitude. 16 engendrerait alors d’autres objets encore plus déroutants que les trous noirs. Pour ce qui est des trous noirs, ce que l’on peut toujours montrer même s’ils n’émettent pas de lumière, c’est l’objet se découpant telle une « ombre chinoise » sur un fond lumineux (en l’occurrence un champ d’étoiles). Évidemment, n’importe quel objet sombre laisserait une trace sombre dans une telle situation, mais les trous noirs déviant la lumière d’une façon qui leur est spécifique, et ayant une forme qui ne dépend que de quelques paramètres, ils ne peuvent pas avoir n’importe quel aspect. C’est cela que les gens montrent, et c’est comme ça que de notre vivant nous aurons droit aux premiers clichés de trous noirs. C. C. : Vous avez annoncé dans l’émission de La tête au carré du 25 septembre 2012 qu’en combinant les signaux reçus par plusieurs radiotélescopes éloignés de la plus grande distance possible on devrait être en mesure de voir la première image directe d’un trou noir. Cela signifie que cette image ne serait pas issue de calculs, mais ne serait pas non plus une photographie, puisqu’elle résulterait d’une juxtaposition de données d’outils d’observation, est-ce juste ? Si oui, quel serait le statut de cette image ? 17 5 — A. R. : Techniquement, c’est une image interférométrique. Si vous avez des connaissances en mathématiques, je résumerais en disant que ce que l’on obtient par cette technique, ce sont des pixels non pas de l’image elle-même, mais de sa transformée de Fourier4. Quand vous essayez de fabriquer l’image vraie à partir des données, vous ne disposez pas de toute l’information nécessaire pour le faire, ce qui se traduit par le fait que votre image reconstituée est bruitée, à l’instar d’un fichier jpeg trop compressé (et ce pour les mêmes raisons, d’ailleurs : un fichier jpeg compressé est un fichier dont on ne stocke que l’information la plus importante pour décrire l’image en sélectionnant les parties intéressantes dans sa transformée de Fourier. Compresser trop l’image revient à amputer sa description d’une quantité d’information de plus en plus importante et dont l’absence devient de plus en plus visible au final). On obtient avec cette technique des informations sur l’objet (on arrive à peu près à extraire le plus important, à savoir son diamètre apparent et par suite une bonne estimation de sa masse si on connaît sa distance), mais sans avoir recours à de l’imagerie directe stricto sensu. J’ajoute que de nombreux diamètres stellaires sont mesurés de cette façon, sans pour autant qu’il existe beaucoup de « vraies » images astronomiques montrant le diamètre apparent d’une étoile autre que le Soleil (une rare exception est ce cliché de l’étoile Bételgeuse5 qui est l’étoile qui vue de la Terre possède le plus gros diamètre apparent après le Soleil). D’une manière générale je pense qu’il ne vous sera pas inutile de rappeler dans votre travail que contrairement à l’idée que s’en fait le grand public, l’imagerie directe n’est pas la plus grande source d’information en astronomie (c’est la spectroscopie6). Donc utiliser la lumière pour obtenir de l’information sur un objet (par exemple sa vitesse radiale) sans pour autant se baser sur l’image pure est parfaitement commun chez nous et aucunement spécifique aux trous noirs. 6 — C. C. : Si l’on effectue une simple recherche sur l’imagerie du trou noir, on se perd facilement dans sa multitude. Le trou noir a nourri des récits de science-fiction, et se pare de plusieurs formes, de plusieurs 4 — Dans la nature, lorsque l’on étudie l’évolution en fonction du temps d’un phénomène, il a des variations d’intensité. Et quand ce phénomène est un peu périodique, il se reproduit régulièrement, en un seul motif ou plus. Appliquer à ce signal une transformée de Fourier permet de voir à quelle fréquence les motifs se répètent. Il peut donc y avoir un motif principal, à une fréquence donnée et d’autres plus faibles mais à d’autres fréquences de part et d’autre du pic principal. 6 — La spectroscopie est l’étude du spectre d’un phénomène physique, (fréquence, longueur d’onde, ou toute autre grandeur se ramenant à une énergie). 18 19 couleurs. Si l’on isole les images produites par des scientifiques et dont la simulation repose sur des équations de la théorie de la relativité générale, là aussi, les caractéristiques qui définissent les images diffèrent. En s’intéressant uniquement aux images produites par l’activité scientifique française par les chercheurs Jean-Pierre Luminet7 et Jean-Alain Marck8, nous observons que les images diffèrent dans leur réalisation, dans les choix de colorimétrie et dans leurs formes. Le processus de fabrication, issu de calculs, suppose-t-il un apport subjectif de la part de celui qui fabrique l’image ? A. R. : Il y a de ça, mais aussi il y a la quantité de phénomènes implémentés. Les images de MM. Marck et Luminet montrent un trou noir entouré d’un disque de matière qu’il est lentement en train d’engloutir. Je considère pour ma part un trou noir isolé, sans son disque de matière (ce qui en un sens est plus réaliste car une sonde spatiale serait immédiatement vaporisée par le rayonnement d’un tel disque !). Dans son image, M. Luminet, considère un fond uniformément sombre, et c’est le seul disque de matière qui montre la silhouette du trou noir. M. Marck, lui, a rajouté une image de fond en sus du disque, tout comme moi. Par contre, il a moins bien géré la simulation du fond, car il a considéré que les étoiles étaient des « tâches » d’un diamètre angulaire non nul « peintes » sur cette image de fond, ce qui fait que quand cette image de fond est distordue, les tâches de chaque étoile sont susceptibles de ne plus être rondes, mais allongées, ce qui n’est pas réaliste. Pour ma part, je traîte ce problème de façon exacte, et calcule la position et l’intensité que doivent avoir chaque étoile (et même chaque image de chaque étoile, puisqu’on les voit souvent en double). Une fois ceci fait, et comme un écran d’ordinateur ne permet pas de représenter un objet ponctuel d’intensité lumineuse arbitraire, je fais le choix artistique de représenter l’étoile comme une tâche dont la taille permet de rendre compte de la vraie luminosité de l’étoile. En espérant ne pas paraître trop pompeux, disons que j’atteins un degré de réalisme qui me font rencontrer des limites non pas au niveau de la simulation numérique elle-même, mais au niveau du rendu de l’écran. Dans ce contexte, j’ai essayé de reproduire le rendu obtenu par Alain Riazuelo, image simulée d’un trou noir stellaire situé à quelques dizaines de kilomètres d’un observateur, 2006. Jean-Alain Marck, Trous noirs (Les), extrait d’une vidéo, 1993. 7 — Jean-Pierre Luminet est directeur de recherches au CNRS, astrophysicien à l’observatoire de Paris-Meudon et réputé mondialement pour ses travaux sur la cosmologie et la gravitation relativiste. Ses résultats scientifiques les plus importants concernent les trous noirs. 8 — Jean-Alain Marck (1955-2000) était astrophysicien et chercheur à l’observatoir de Meudon. 20 Jean-Pierre Luminet, Les Trous Noirs, Le Seuil / Points Sciences, Paris, 1992. 21 certains astrophotographes qui sont confrontés au même problème que moi (une étoile 1000 fois plus brillante qu’une autre est toujours aussi ponctuelle et leur rapport de lumonisité est irreprésentable si on les met sur un seul pixel), et qui utilisent un léger filtre diffuseur devant leur objectif pour « étaler » (je ne connais pas le terme technique) une source ponctuelle mais brillante. Ce cliché du célèbre astrophotographe (et artiste) Akira Fujii9 illustre ce que je vous dis. Concernant les disques de matière tels que représentés par MM. Marck et Luminet, là encore, un choix technique (plus qu’artistique je pense) est réalisé. Un tel disque, très chaud (plusieurs millions de degrés) serait tellement lumineux qu’il rendrait impossible de voir les étoiles de l’image de fond en comparaison. (À la louche, la brillance de surface d’un objet chaud est proportionnelle à sa température. Représenter une étoile de 10000 degrés et un disque de 10 millions de degrés introduit donc un facteur 1000 en brillance de surface, sachant en plus que la taille angulaire de l’étoile est quasi nulle et celle du disque est macroscopique.) D’autre part, un tel disque émet largement plus dans les rayons X qu’en lumière visible, ce qui rend le choix de se baser sur la lumière visible seule discutable. Enfin, des différences de températures au sein de ce disque se traduisent par une différence d’intensité, mais pas une différence de couleur. Il est donc difficile de savoir quelle est l’information la plus pertinente à représenter ici. Montrer l’aspect du disque en optique le rendrait d’un blanc bleuté de couleur (mais pas d’intensité) uniforme, alors que montrer son intensité bolométrique (intégrée sur tout le spectre électromagnétique) et coder celle-ci en couleurs arbitraires donne des informations plus visuellement exploitables (c’est ce qu’a fait M. Marck ; une partie de ceci est expliqué dans l’article scientifique10 de M. Marck, mais je doute que cela soit lisible par vous !). Ceci étant, j’insiste qu’il est rarissime qu’une image astronomique ne soit pas le produit d’une série de manipulations, que ce soit pour coder en couleur des radiations invisibles par l’œil, ou changer l’échelle de couleur (linéaire vs logarithmique, par exemple) pour sélectionner certains éléments, que ce soit pour des raisons scientifiques… ou esthétiques. Une des plus célébres images de Hubble, les fameux « Piliers de la Création »11 est très jolie, mais surtout parce qu’elle est issue d’une combinaison de trois clichés pris à trois 9 — 9 — Akira Fujii est un astrophotographe et astronome. Il est diplômé de la Tama Art University, à Tokyo au Japon. 10 — http://arxiv.org/abs/gr-qc/9505010 22 23 longueurs d’ondes bien spécifiques, l’aspect final étant loin de ce que l’on obtient en optique (rougeâtre, proche de ceci12). 11 — C. C. : Si l’on s’intéresse maintenant aux images produites et diffusées par la Nasa sur les trous noirs, les formes varient plus encore, et semblent se doter de formes et de couleurs encore plus spectaculaires, avec un lien évident à la science-fiction. Où se trouve la vérité scientifique ? Se trouve-t-elle aujourd’hui dans les calculs ? A. R. : À ma connaissance, ces images, fussent-elles estampillées « NASA » ne sont rien d’autre que des vues d’artistes, et à ce titre n’ont pas de prétention scientifique. On pourrait même dire sans ironie, que si on ne peut pas reprocher aux artistes embauchés par la NASA de n’avoir aucune connaissance sur les trous noirs, il reste curieux que personne parmi les scientifiques en contact avec la NASA n’ait pris la peine de mettre lesdits artistes en contact avec des scientifiques spécialistes du sujet ! Même sans entrer dans les détails, des incohérences sont évidentes dans l’image de 1979. De mémoire, le trou noir du film de Disney fait dans les 1500 masses solaires, donc une dizaine de milliers de kilomètres. Le vaisseau fait, lui, quelques centaines de mètres (de mémoire, sa taille est donnée dans le film, il est quand même assez gros). On voit bien que cela ne colle pas. Ce qui est intéressant au sujet de ce film, c’est qu’en 1979, on ne savait pas que les trous noirs supermassifs existaient. Un trou noir de 1500 masses solaires représentait donc un objet d’une masse considérable pour sa catégorie, ce qui était fait à dessein. Aujourd’hui, on sait qu’il existe des trous noirs de plusieurs milliards de masses solaires, preuve que le récit de science-fiction, qu’on le veuille ou non, est toujours affecté par le savoir du moment. Les deux autres représentations, effectivement connues, que vous m’envoyez souffrent également de quantités de défauts (à tout hasard, le disque n’a pas la bonne couleur, cf. plus haut), que je peux vous détailler au besoin. J’aurais tendance à vous dire que sauf à imaginer que les lois de la gravitation dans des régimes aussi extrêmes que l’environnement immédiat d’un trou noir diffèrent des lois de la relativité générale, la vérité 12 — 11 — Les « Piliers de la création » se rapportent à une image célèbre de colonnes de poussières interstellaires prise le 2 avril 1995 par le télescope spatial Hubble. La structure est située dans la nébuleuse de l’Aigle, au cœur de l’amas ouvert M16. La photographie a été classée comme l’une des dix meilleures photographies de Hubble par Space.com. Les auteurs de la photo sont Jeff Hester et Paul Scowen de l’Université de l’Arizona. Elle a été composée à partir de 32 images différentes prises par 4 caméras du télescope. 24 25 est dans les calculs. Pour tester concrètement ceci, il faudrait sonder le régime des champs gravitationnels les plus extrêmes, ce qu’en pratique on peut espérer faire un jour en détectant des ondes gravitationnelles, c’est-à-dire un signal non électromagnétique, avec des détecteurs comme LIGO13 et VIRGO14 qui ne fourniront donc pas d’images. A.Hobart, Black hole, Nasa, 2011. Dana Berry, Black hole, Nasa, 2010. 13 — LIGO est un projet d’interféromètre américain destiné à détecter des ondes gravitationnelles : http://www.ligo.caltech.edu/ 14 — VIRGO est un interféromètre franco-italien destiné à vérifier l’existence des ondes gravitationnelles : http://www.ego-gw.it/virgodescription/francese/pag_2.html Nelson Gary, Le Trou noir, film, 1979. 26 27 II. Comment les images scientifiques circulent-elles ? 1. La vulgarisation scientifique Il me semble important d’étudier le terme « vulgarisation » pour définir le processus de transmission qui nous intéresse. Vulgariser provient du latin vulgaris et signifie répandre en mettant à la portée du grand public. Il possède aussi un sens péjoratif, qui est de rendre ou faire paraître vulgaire. Vulgaire qui peut signifier banal, courant, ordinaire mais aussi commun, bas ou grossier. Alors je m’interroge sur ce mot qui désigne l’acte de transmission mais qui conserve selon moi une notion dépréciative. Est ce qu’il nous indique que le contenu que l’on donne à voir au public passe par un filtre qui le vide d’un peu de sa vérité ? « Nommer les objets, c’est les classer »1. La première activité de la science est de définir, nommer, ordonner et classer les éléments du monde. Le langage est primordial, puisque c’est lui qui va servir à désigner les choses. Seulement, le langage scientifique n’est pas une langue populaire, et appartient à une communauté d’experts. Le concept de vulgarisation comble une carence linguistique entre l’activité scientifique et les citoyens. Transmettre des savoirs qui circulent dans une sphère d’initiés nécessite une traduction par un vulgarisateur qui détient les codes linguistiques des savants et doué d’un sens pragmatique. L’essence des savoirs n’est pas modifiée, mais son langage est simplifié, et les formes qu’il adopte doivent être assimilables par un lectorat identifié. « C’est une traduction monolingue du type du passage du texte spécialisé au texte vulgarisé, pour autant que ces deux textes puissent comporter la même information, un message identique. »1 Le vulgarisateur doit s’approprier des données, les reformuler, les contextualiser, les manipuler pour en révéler leur substance et ainsi proposer une nouvelle lecture. C’est un travail difficile de transposition. Et souvent lors de l’histoire des popularisations des savoirs (qu’ils soient scientifiques ou pas), on observe la formation de groupes réfractaires clamer avec véhémence que la démocratisation des savoirs est dangereux pour la société2. La vulgarisation scientifique n’a pas échappé a cette accusation. D’après Baudouin Jurdant3, cette transmission est à sens unique : verticale, puisque du scientifique au « profane ». Aussi, ces transmissions de savoirs seraient t-elles le résultat d’une demande du public. La population porterait en elle des questions auxquelles la vulgarisation apporterait des réponses consensuelles, à l’aide d’un savoir scientifique façonné, trié. « Le public a le droit de savoir, dit-on, il a droit de regard sur la vérité, ou du moins sur une part de celle-ci car on veut craindre les effets qu’un dévoilement total ne manquerait pas d’avoir. »4 Donc pour Baudoin Jurdant, l’acte de vulgarisation n’est autre qu’un « spectacle, une monstration simple de ce qui fut dé-montré, un défilé carnavalesque de concepts »4 qui répond à l’attente du public, en se parant de repères littéraires et en offrant « sans douleur » un savoir pré-fabriqué. C’est déjà ce qu’affirmait Ernest Renan lorsqu’il déclarait au XIXe « La science populaire m’est profondément antipathique, […] car pour rendre intelligible au vulgaire les hautes théories, on est obligé de les dépouiller de leur forme véritable.»5 Et pourtant, on ne saurait faire la liste des bénéfices qu’apporte une vulgarisation bien fondée6. « Je n’ai point d’expressions qui répondent à ma surprise et à ma reconnaissance quand je considère la prodigieuse multitude des poissons destinés à la nourriture des hommes. Une seule femelle de hareng dépose au moins dix mille œufs près de nos côtes. Et nous n’élèverions pas nos cœurs vers l’Être bienfaisant qui, par une 2 – Je pense notamment à l’avènement du livre de poche et aux philosophes ou écrivains qui manifestaient leur mécontentemment quant à la démocratisation d’œuvres littéraires. Une vidéo datant de 1964 publiée un jour sur INA.fr (aujourd’hui, elle n’apparaît plus que dans la boutique à cette adresse: http://boutique.ina.fr/notice/voir/id_notice/I13043985) où Jean-Pierre Enard (1943-1987), écrivain français, critique violemment le livre de poche : « Ça fait lire un tas de gens qui n’avaient pas besoin de lire, finalement. […] Avant ils lisaient Nous deux ou La Vie en fleurs, et d’un seul coup ils se sont retrouvés avec Sartre dans les mains, ce qui leur a donné une espèce de prétention intellectuelle qu’ils n’avaient pas. C’est-à-dire qu’avant, les gens étaient humbles devant la littérature, alors que maintenant, ils se permettent de la prendre de haut. Les gens ont acquis le droit de mépris maintenant. » 3 – Baudouin Jurdant, né en 1942, est spécialiste des questions de vulgarisation scientifique, professeur en Sciences de l’information et de la communication, à l’université Paris Diderot. Il est Docteur de 3e cycle en psychologie. 4 – Jurdant Baudouin, Vulgarisation scientifique et idéologie, Communications, n°14, pp. 150-161, 1969. 5 – Ernest Renan, L’Avenir de la science, Calmann Lévy p. 411, 1848. 1 – Loffler-Laurian Anne-Marie, Vulgarisation scientifique : formulation, reformulation, traduction, Langue française, N°64, pp. 109-125, 1984. 28 6 — J’entend par là les actes de vulgarisation qui n’ont d’autres objectifs que de servir la science et sa transmission. Nous verrons au chapitre III. 2. que la mécanique peut être dangereuse. 29 direction pleine de sagesse, fait tomber ces poissons dans les filets de nos pêcheurs ?»7 Ici Louis Cousin-Despréaux vante la toute puissance de Dieu en démontrant la complexité de la nature à son auditoire. Puis à partir de 1850, le processus de vulgarisation devenait essentiel pour justifier les travaux scientifiques auprès de la population. La vulgarisation supposait aussi un devoir de partage : faire circuler les savoirs, c’était donner une chance à la population de leur trouver une utilité dans la vie quotidienne, et donc d’améliorer la société. À la fin du XIXe siècle, Radau8 théorise ce point de vue : «Les livres de science populaire font comprendre au public que la science ne consiste pas seulement en expériences de démonstrations, en nomenclatures, en formules et théorèmes. Ils montrent que savoir est pouvoir, qu’à chaque pas, pour ainsi dire, se présente l’occasion d’appliquer utilement et au profit de notre bien-être une vérité quelconque depuis longtemps acquise par la science.»9 La seule notion de vulgarisation scientifique est un objet d’étude riche et nous pourrions en parler aisément sur plusieurs centaine de pages s’en s’essoufler. Le format de mon mémoire et ma question principale ne me permettent pas de nous y attacher plus longuement, mais il m’a semblé nécessaire d’en tracer les contours pour définir le contexte de diffusion dont je compte parler dans la suite de ce mémoire. Pour clore ce chapitre, je rejoindrais les propos de Jean-Louis de Lanessan10 : « […] vous n’aurez pas de peine à répondre à cette ridicule question qui me fut un jour posée […] : « À quoi sert la science ? » Vous lui direz que, sans parler des progrès industriels dus à ses patientes recherches, elle a le suprême avantage de façonner les yeux à bien voir et l’esprit à raisonner juste. »11 7 — Louis Cousin-Despréaux, Leçons de la nature présentées à l’esprit et au cœur destinées aux amis de la religion, La librairie d’éducation de Périsse Frères, p. 150, 1753. 8 – Rodolphe Radau (1835-1911) était un astronome et géodésien français d’origine allemande. 9 – Rodolphe Radau, La Revue des Deux Mondes, Tome 72, p. 1005, 1867. 10 – Jean-Louis de Lanessan (1843-1919) était un naturaliste, médecin et homme politique français. 11– Jean-Louis de Lanessan, préface de Les étapes de la science d’Emile Gautier, Lecène Oudin, 1892. 30 31 II. Comment les images scientifiques circulent-elles ? 2. Entrevue avec Sébastien Fontaine, médiateur scientifique Sébastien Fontaine est médiateur scientifique au Palais de la découverte à Paris. Il dirige le département astronomie-astrophysique. S. F. : Voici, avec beaucoup de retard, mes réponses (ou pistes de réponses) concernant tes questions qui mériteraient qu’on les traite sur plusieurs pages… Les réponses que je propose sont loin d’être exhaustives et surtout elles sont l’écho de mes activités quotidiennes, au Palais notamment. C. C. : « La science populaire est profondément antipathique, car pour rendre intelligible au vulgaire les hautes théories, on est obligé de les dépouiller de leur forme véritable »1 Si vulgariser provient du latin vulgaris, qui signifie rendre vulgaire, cet acte de transmission ne possède t-il pas intrinsèquement une notion dépréciative ? Comment le vulgarisateur se ré-approprie le discours scientifique sans le dénaturer de sa substance complexe, occultant le travail de recherche scientifique ? S. F. : A priori OUI, « vulgariser » dénature de fait le propos, le sens voire l’impact d’une théorie (ou même une simple notion) scientifique. L’objectif du médiateur est donc de rendre compte des choses scientifiques en les éloignant le moins possible de leur présentation originelle. En restant le plus fidèle au chercheur qui aura travaillé une théorie. La vulgarisation ne prendra pas la même forme selon le public visé (un journaliste généraliste, un étudiant de classe préparatoire, un enseignant de primaire, un public familial fréquentant un musée scientifique le dimanche…) et le mode de transmission/médiation choisi. En effet, le travail de diffusion (ainsi que le degré de précision scientifique) sera très différent selon que le médiateur prépare une conférence publique, un article de presse ou encyclopédique, une émission de radio, une exposition temporaire (parfois itinérante) ou une exposition permanente (style Palais de la découverte), etc. En revanche, jamais le médiateur ne doit « occulter le travail de recherche scientifique » ! C. C. : : « La rénovation de l’astronomie servirait peu au progrès général de l’humanité si ces connaissances restaient enfermées dans le cercle restreint des astronomes de profession. Il faut prendre le flambeau à la main, accroître son éclat, le porter sur les places publiques, dans les rues populeuses, jusque dans les carrefours. »2 Êtes-vous un vulgarisateur ? S. F. : OUI ! Je suis un vulgarisateur et Flammarion est un de mes maîtres ! (Et tu n’imagines même pas ce qu’il pouvait faire, en plus de l’astronomie, dans le jardin de son Observatoire de Juvisy…). De nos jours, et selon moi, un vulgarisateur est un relai entre le chercheur et le public. Mais attention, il faut toujours avoir en tête cette question que je te pose à mon tour : quelle est la légitimité du médiateur à exposer des notions scientifiques (souvent complexes) sans être lui-même scientifique (au sens chercheur du terme) ? Pourtant, on ne demande pas à un prof de lycée qui enseigne la physique d’être lui-même un physicien ? Est-ce différent pour un médiateur ? NON bien entendu. Du moins dans les faits. Car, toujours selon ma vision « Palais » des choses (mais pas seulement car j’ai travaillé dans de nombreux musées scientifiques et autres centres de diffusion des sciences), un médiateur scientifique DOIT avoir au moins un pied dans la recherche et le reste du corps dans la médiation/vulgarisation. Avoir un pied dans la recherche ne signifie pas pour autant être un chercheur à temps partiel. Même si certains membres de mon équipe partagent leur temps entre l’Observatoire de Paris et le Planétarium. Moi par exemple, je pars régulièrement à l’Observatoire du Pic du midi suivre les activités de recherches des astronomes. Je participe aussi à leurs recherches en pratiquant les Observations astronomiques pour eux. Avantages pour moi : je me forme à leur contact et je participe à ces missions du CNRS (je deviens donc un « chercheur à temps partiel »). Pour eux : en m’expliquant leurs recherches (et en m’y confrontant personnellement), ils savent (du moins le pensent-ils…) que leurs propos seront bien retranscrit lors de mes activités de médiations. C. C. : « [ La science ] a le suprême avantage de façonner les yeux à bien voir et l’esprit à raisonner juste. »3 Quels sont les outils, les vecteurs de transmission des savoirs scientifiques et ses systèmes de monstration en 2013 ? 1 – Ernest Renan, L’Avenir de la science, GF-Flammarion Paris : Garnier-Flammarion, 1848, édition 1995. 3 – Jean-Louis de Lanessan, Préfaces d’Émile Gautier, Les Étapes de la science, Lecène, Oudin, 1892. 2 – Camille Flammarion, Uranie, Marpon & Flammarion, 1889. 4 – Si Michel Foucault, L’archéologie du savoir, 1969 32 33 S. F. : Je pense avoir plus ou moins répondu à cette question plus haut et plus bas. 5 — C. C. : : « Un savoir, c’est (aussi) l’espace dans lequel le sujet peut prendre position pour parler des objets auxquels il a affaire dans son discours »4. Quels sont d’après vous les enjeux de la vulgarisation/médiation scientifique auprès d’un public d’amateur ? S. F. : Par « public amateur » je comprends « public volontaire et déjà curieux, voire connaisseur d’un peu de sciences ». Outre renseigner le public, le but de la médiation est de provoquer et d’attiser la curiosité des gens ! De nos jours, à l’heure du web et du tout connecté, les gens veulent tout, tout de suite ! C’est pareil dans ma discipline. Les gens veulent zapper du trou noir à la biologie moléculaire en 2 secondes. Une partie de notre public sont de vrais zappeurs. Ils posent une question, se foutent plus ou moins de la réponse pour, au plus vite (et peut être aussi pour amortir leur entrée au Palais) en poser une seconde. Dans cette catégorie de personnes on trouve aussi ceux qui viennent chercher notre approbation quant à des théories (parfois les leurs) farfelues. Un des enjeux de la vulgarisation est donc de partager, faire aimer une discipline. L’astronomie est la science qui compte le plus d’amateur au monde ! En France, on compte environ 3 millions de personnes qui chaque année « consomment » de l’astronomie ! Lecture, séance de planétarium, conférence, observation publique, etc., sont autant d’exemples qui montrent la motivation du public et le business qu’il génère. La vulgarisation est aussi un instrument de communication pour, par exemple, les labos et les observatoires. Un moyen pour l’État d’expliquer à quoi servent une partie des impôts des contribuables. Voici d’ailleurs une des questions que l’on me pose le plus : « À quoi ça sert ? » d’observer les étoiles, d’envoyer des sondes sur Mars, etc. Le médiateur doit alors éduquer un public souvent limite agressif ! C. C. : J’ai trouvé cette image5 sur le site du planétarium de Vaux-enVelin. Elle illustre une « séance d’astronomie » sur les climats extrêmes du système solaire. L’astronomie est par définition la science de l’observation des étoiles. Nous ne pouvons donc jouir de ces objets inatteignables qu’à travers leurs images. Lorsque nous les observons, nous ne pouvons que faire confiance aux scientifiques qui nous les restituent. La distance qu’il y a ainsi entre l’image et son objet ne laisse t-elle pas la place à un 34 processus de séduction dans son traitement ? Est ce que l’image « vulgarisée » subit une manipulation particulière pour faciliter la transmission d’un savoir ? S. F. : Pour info, cette image est très mal choisie pour la thématique (mais c’est très personnel). Souvent, une image que l’on obtient par la photographie est fidèle à la réalité. Par contre, l’interprétation qu’en fait le scientifique peut susciter le débat. Dans le cas des images traitant du ciel profond (nébuleuse par exemple), elles sont souvent le résultat d’additions de plusieurs vues où des codes couleurs seront choisis (plus ou moins arbitrairement) par les scientifiques eux-mêmes pour mettre en évidence certains éléments (compositions chimiques, températures, longueur d’onde dans laquelle l’image est prise…). Là, les images produites reflètent une réalité que l’œil humain ne peut pas voir. Ces images sont effectivement des manipulations pas toujours expliquées au public. Il est donc vrai de dire que vulgariser c’est mentir ! Que ce soit par omission ou non. C’est tout le piège. J’utilise parfois de grands raccourcis dans mes propos ! Mais tout le discours ne peut tenir en une image (ni encore moins un logo). Même si en médiation scientifique comme partout ailleurs, une image choc vaut bien une heure de conférence ! Mais gare à ne pas tomber dans la SF ! Depuis plusieurs semaines on me parle beaucoup du film 35 Gravity6. Beaucoup de gens voient ce film comme un docu-fiction ! Pas du tout : c’est de la Science-Fiction. J’aime la SF, je la respecte surtout quand elle se base sur des faits scientifiques. Mais il ne faut pas confondre la réalité et le fantasme. C. C. : « Le design graphique est l’un des outils dont les sociétés occidentales se dotent, dès la fin du XIXe siècle pour traiter, visuellement, les informations, les savoirs et les fictions : il est l’un des instruments de l’organisation des conditions du lisible et du visible, des flux des êtres, des biens matériels et immatériels »7. D’après vous, les lieux de vulgarisation scientifique ont-ils intérêt à travailler avec des designers graphiques ? Quelle place pourraient-ils prendre au sein par exemple, de votre département Astronomie au Palais de la découverte ? S. F. : Il est évident que les designers graphiques ont leur place dans des établissements comme celui que je représente aujourd’hui. Mais pas seulement dans les services muséologiques où les gens ne sont pas formés aux sciences qu’ils prétendent présenter ! C’est un travail d’équipe qui doit se faire avec les scientifiques ou/les médiateurs scientifiques. Pour le bien du public et de la Science dont je suis un des porte-parole. 6 – Gravity est un thriller dont l’intrigue se passe dans l’espace. Des scientifiques en mission se retrouvent hors de leur navette spatiale et tentent de regagner la Terre. Sorti en 2013, il a été réalisé par Alfonso Cuarón. 7 – Annick Lantenois, Le vertige du funambule, B42, 2010. 36 37 II. Comment les images scientifiques circulent-elles ? 3. Les revues scientifiques : support de transmission ? Les revues scientifiques sont depuis le XIXe siècle des supports privilégiés de transmission de savoirs. Bien que soumises à un équilibre financier fragile, de nombreuses revues ont vu le jour à cette époque, supportées par des spécialistes dans divers domaines. Leur public est souvent large, parfois indéterminable, souvent identifiable dans le titre du magazine : Le petit inventeur (1923-1929), La science pour rien (1881), Le Vulgarisateur (1882), Le Vulgarisateur et Messager de l’hygiène (1890-1922 avant de devenir Vie et Santé), etc. Les revues s’adressent à la population et adaptent les savoirs à des situations quotidiennes appliquées. Camille Flammarion a par exemple contribué à de nombreux articles dans diverses revues : La Revue Scientifique (1863-1970), La Nature (1873 avant d’être absorbée par La Recherche en 1972), La science illutrée (1887-1905) et a même fondé L’astronomie (1887), toujours disponible en kiosque. À l’époque, les moyens d’illustrations sont restreints, et les images sont souvent produites par des artistes scientifiques. Mais cela n’affecte en rien les qualités éditoriales des revues, témoins d’un siècle avide de savoirs. Sont publiés les découvertes scientifiques et médicales, les comptes rendus des travaux des institutions comme l’Académie des sciences, les grandes réalisations telles que les progrès de l’aéronautique ou encore la radioactivité. Graphiquement qualitatives, les revues du XIXe ont eu un impact considérable dans la transmission des savoirs scientifiques de l’époque. Aujourd’hui, les revues scientifiques évoluent dans un contexte économique difficile. La presse papier se porte mal, et internet semble être une porte ouverte sur toutes les connaissances du monde. Comme au XIXe siècle, les revues spécialisées invitent des chercheurs scientifiques à produire des articles afin d’exposer l’état des connaissances actuelles dans divers domaines, de commenter l’actualité, ou d’expliquer des phénomènes complexes. Ces scientifiques sont souvent des figures de la vulgarisation, ce qui ne dénote pas avec la tradition du XIXe. Dans le numéro de janvier 2014 de Sciences et Avenir1 par exemple, c’est Hubert Reeves qui fait la couverture. Il commente la sortie du système solaire de Voyager 1. 1 – Sciences et Avenir est un magazine mensuel français de vulgarisation scientifique, créé en mar 1947. C’est l’une des revues de vulgarisation scientifique les plus vendues, son lectorat étant essentiellement masculins. 38 39 Les revues scientifiques adoptent un style austère. Le texte et l’image coexistent de façon équivalente. Mais la sophistication de la mise en page et des illustrations ont disparues. Les schémas sont didactiques mais sans grande qualité graphique, les vues d’artistes sont usées à outrance et l’impression des photographies scientifiques est médiocre. Pourtant le contenu est issu d’un comité d’experts, et la revue remplit ses objectifs de transmission. Elle associe des savoirs complexes et des enquêtes de fond à des articles plus triviaux sur l’application de la science au quotidien. Mais leur mise en œuvre semble nécessiter une totale refonte des choix graphiques, non seulement pour aider ces revues populaires à trouver un nouveau lectorat, peut-être plus jeune et plus au fait d’une culture numérique, mais aussi pour mettre en valeur la recherche et communiquer sur les activités de la communauté scientifique. + SCANS MAGAZINE 40 41 II. Comment les images scientifiques circulent-elles ? 4. La galaxie d’Andromède : du cliché scientifique au fond d’écran La galaxie d’Andromède est la plus proche de la Voie Lactée, la plus grande des environs terrestres. Elle contient plus de mille milliards d’étoiles et mesurerait 140 000 années-lumière de diamètre. Elle s’approcherait de notre galaxie à une vitesse de 17 km/s, pour l’atteindre dans quelques 4 milliards d’années où elles entreraient en collision… La galaxie d’Andromède est visible à l’œil nu depuis la Terre, sous un ciel nocturne et dans des conditions d’observation idéales. L’astronome persan Abd-al-Rahman Al Soufi la décrivait en 964 comme « un petit nuage ». Isaac Roberts est le premier à la photographier en 1887. À cette époque, sa nature galactique n’est pas encore reconnue. Elle est la Grande Nébuleuse d’Andromède. Une fois la première image de l’objet astronomique réalisée, la galaxie est figée dans un format. Celui-ci cristallise la distance entre l’individu terrestre et sa position dans l’espace se réduit. L’objet inatteignable n’est plus inaccessible, il est considérablement réduit dans ses dimensions, tient dans un cadre et peut être exposé au public. Fabriquer des images d’objets galactiques est nécessaire à l’astronomie. C’est une science de l’observation. Mais elle observe un monde distancié, qui dépasse l’échelle humaine et n’entre pas dans un laboratoire. La seule façon de réduire le poids d’une étoile, d’un trou noir ou d’une galaxie serait donc d’en produire des images. Celle-ci deviennent des objets de recherches, des outils de compréhension, des indices sur les mutations de l’espace. Au fil du temps et des évolutions technologiques, les processus de fabrication d’images se complexifient. Les télescopes se dotent de particularités : l’ultraviolet pour Galex1, l’infrarouge pour Wise2, une colorimétrie plus orangée lors de l’utilisation du télescope d’Herschel3… En effet, leurs missions se précisent, et un seul objet galactique permet l’étude de plusieurs missions4. On étudie la Galaxie d’Andromède 1 — Galex est un petit observatoire astronomique spatial destiné à l’observation de galaxies dans l’ultraviolet. Lancé en avril 2003, sa mission s’est achevée le 28 juin 2013. 2 – Wise est un télescope spatial américain qui doit observer l’ensemble du ciel dans l’infrarouge. Il a été mis en orbite le 14 décembre 2009. 3 – Herschel est un télescope spatial infrarouge dont l’objectif scientifique était de réaliser des observations astronomiques dans les domaines de l’infrarouge. Il fut opérationnel de 2009 à 2013. 4 – Par exemple, le télescope Galex étudie l’origine et la formation des étoiles, et Wise le système solaire et la Voie Lactée. 42 sous tous les aspects. Elle nous apparaît avec une colorimétrie différente, l’intensité de ses étoiles est relative à l’appareil utilisé, la définition de ses contours diffère selon les clichés. Sa vérité scientifique nous échappe, noyée dans les multiples représentations. Lorsque l’image se détache du parcours de la recherche scientifique, son rôle change. Elle n’est plus un objet d’étude, mais devient « imageobjet »5. Elle est le témoin auprès du public du travail des scientifiques, et légitime la recherche. « L’image-objet » devient l’icône de l’objet céleste. Ce partage vertical — d’une communauté de savants au public — peut donner lieu à la rêverie, si l’on accepte que le lecteur est animé par la curiosité et un tant soit peu sensible à la beauté de l’espace. Parfois, et dans l’étude de l’imagerie de la galaxie d’Andromède, une entreprise s’en empare. Ici, Apple a fabriqué à partir de « l’image-objet » un fond d’écran informatique. Après avoir acheté les droits auprès des détenteurs de l’image, la Nasa, Apple s’approprie les contours après quelques retouches Photoshop, et standardise les écrans d’accueil des Mac OS X Lion. Le consommateur associera cette image à l’entreprise. La jumelle de notre galaxie tient désormais dans nos ordinateurs et devient par défaut l’allégorie de la technologie et suscite l’émerveillement. En utilisant des images de l’espace produites par des déploiements technologiques, matériels et humains considérables, Apple s’empare des notions qui entourent la représentation d’Andromède : le voyage, le rêve, le paroxysme technique, et asseoit son statut de leader sur le marché des produits électroniques. Le tout tient dans un Mac. Retraçons le parcours de cette image : Première étape : la galaxie d’Andromède est photographiée avec un télescope spatial dans le cadre d’un programme de recherche scientifique. Étape deux : le cliché est disponible sur la banque d’image de la Nasa, qui utilise des images produites pour/par la communauté scientifique pour diffuser partiellement l’objet de ses recherches. Étape trois : l’entreprise américaine achète les droits de cette image dont le statut change, et devient populaire, consensuelle, et universelle. Enfin l’image de la galaxie d’Andromède, objet céleste intouchable contenant plus de mille milliards d’étoiles, devient simple fond d’écran, balayant sa nature galactique, son nom, et sa position dans le cosmos. Elle est relayée au statut de décoration d’ordinateur, et devient l’estampille d’une marque. 5 – J’entend par ce mot valise la réduction d’échelle de l’objet céleste qui permet à l’homme de s’en saisir. 43 Représentations de la galaxie d’Andromède Fond d’écran Apple, Mac OS X Lion. Vue par le télescope Herschel. Vue dans l’ultraviolet par le télescope spatial GALEX. Vue dans l’infrarouge par le télescope WISE. Vue d’amateur, Adam Evans, utilisant un télescope Takahashi FSQ 85-EDX. Isaac Roberts, première photographie de la galaxie d’Andromède, 1887. 44 45 III. Comment les images scientifiques constituent-elles des savoirs ? 1. La question de l’émetteur Quels savoirs détiennent les images scientifiques ? Nous pourrions baliser nos pistes de recherches en identifiant rapidement différents acteurs de transmission de savoirs. Je pense en premier lieu à toutes les plateformes sur lesquelles je me rend pour constituer l’ensemble de mes sources : le site internet de la NASA1, celui du CNRS2, les musées tels que la Cité des Sciences3 ou encore le Palais de la Découverte4, et l’activité de certaines associations telles que La main à la pâte5 ou Les petits débrouillards6. La diffusion des institutions scientifiques sur internet : la Nasa et le CNRS. Ces choix d’études se justifient par l’importance de ces deux organismes de recherche scientifique, leur place au rang mondial sur leur visibilité sur le web, et leur situation géographique — l’un pour sa notoriété et son implication dans la conquête spatiale, l’autre surtout parce qu’il est français. Chacun des deux sites internet possèdent une navigation par l’image. Le CNRS, propose une « photothèque » où les particuliers peuvent créer un compte pour accéder à cette banque. La NASA possède sur sa page d’accueil une section « image of the day ». Celles-ci sont l’illustration de l’actualité de la NASA : des nouvelles des astronautes en gravitation, l’activité des satellites, leurs clichés, l’annonce de nouvelles expéditions… 1 — La NASA est l’agence gouvernementale qui a en charge la majeure partie du programme spatial civil des États-Unis. La recherche aéronautique relève également de son domaine. Son site internet : http://www.nasa.gov/ 2 — Le CNRS est le plus grand organisme public français de recherche scientifique. Son site internet : http://www.cnrs.fr/ 3 — La cité des sciences et de l’industrie est un établissement spécialisé dans la diffusion de la culture scientifique et technique, dans le XIXe arrondissement de Paris. 4 — Le Palais de la découverte est un musée et centre culturel scientifique parisien situé dans le VIIIe arrondissement de Paris. 5 — La main à la pâte est une fondation de coopération scientifique fondée par l’Académie des sciences, l’École normale supérieure (Paris) et l’École normale supérieure de Lyon. Elle vise à développer un enseignement des sciences fondé sur l’investigation à l’école primaire et au collège. 6 — Les petits débrouillards est un mouvement regroupant de nombreuses structures, la plupart du temps associatives, dont le but commun est de faire partager la curiosité scientifique au plus grand nombre. 46 Elles informent rapidement sur l’activité de l’organisme (prises de vue d’objets célestes, photographies abstraites de la Terre, décollage de fusée…). Mais elles appartiennent toutes à un environnement, un contexte qui leur attribut une légitimité. Si la NASA diffuse de cette sorte des images sélectionnées, c’est dans un premier temps pour informer un public curieux sur son activité, mais surtout pour justifier leur travaux. Le CNRS tout comme la NASA sont des centres de recherches, là où la science est exercée et mise à profit. Il est donc nécessaire de communiquer au public l’activité des scientifiques sans entrer dans la difficulté de la recherche. Les images semblent alors le meilleur moyen d’en donner une appréhension partielle. Les centres culturels scientifiques : l’expérience sensible. Contrairement à la NASA ou au CNRS, les musées ne sont pas des lieux de recherche. Ils sont conçus pour qu’un public y transite, celui-là même qui s’y est déplacé dans le but de se divertir, d’apprendre de nouvelles choses, d’y emmener ses enfants. Dans le cas du Palais de la découverte ou de la Cité des Sciences, qui sont spécialisés dans la diffusion de la culture scientifique, c’est l’expérience sensible qui est mise au premier plan. En effet, leur public principal semblant être les enfants, les deux établissements misent sur des dispositifs qui sollicitent une prise en main, des tentatives et un peu de pratique. Ceux-ci aboutissent en théorie à une compréhension physique d’un objet ou d’un concept mathématique. Le corps devient instrument d’appréhension, il est soumis à des expériences invitant à la réflexion. Le Palais de la découverte possède aussi la particularité de proposer au public des exposés autour d’un thème précis, menés par des scientifiques : « Expériences spectaculaires à l’appui, il expose, démontre et répond aux questions. » Ici, tous les vulgarisateurs sont des scientifiques. Les savoirs sont transmis par ces médiateurs dans le cadre d’une démonstration, ou d’objets à expérimenter, conçus pour effectuer indéfiniment un même mouvement, clé de la compréhension du concept qu’il représente. Les associations : la culture scientifique en action. L’association La main à la pâte est une fondation dont la mission est de contribuer à l’amélioration de l’enseignement des sciences à l’école primaire et au collège. Elle produit et diffuse des ressources pédagogiques en ligne, contribue au développement professionnel des professeurs, 47 associe les scientifiques au développement de l’enseignement des sciences et souhaite favoriser ainsi l’égalité des chances. C’est une démarche pédagogique qui s’invite jusque dans les écoles, favorisant la stimulation des esprits scientifiques des écoliers, leur compréhension du monde et leurs capacités d’expression. Investir les lieux d’éducation témoigne des enjeux de l’enseignement des sciences. Si celle-ci trouve une place dès le début du cursus scolaire des enfants, alors ceux-ci développeront des méthodologies efficaces qui s’étendront à bien d’autres domaines. Prenons l’exemple de l’institutrice Mireille Hartmann qui a expérimenté pendant une vingtaine d’années des ateliers autour de l’astronomie. Dans son livre7, elle donne tous les outils qui lui ont permit de mettre en place des exercices et d’éprouver la curiosité de ses élèves. Grâce au soutien de La main à la pâte, l’édition témoigne de ces expériences, photographies et dessins à l’appui, et devient un vecteur de transmission pour tous les pédagogues qui se l’approprieraient. Ces trois exemples nous permettent de baliser rapidement des formes de vulgarisation. Il en existe évidemment d’autres, la liste n’étant pas exhaustive. Mais celle-ci permet déjà de s’interroger sur la question de l’émetteur. La transmission des savoirs passent par des acteurs qui déploient des outils pour un certain public. Le résultat dépendra ainsi de l’émetteur, du support et du contexte. Ainsi, la transmission peut-être partielle ou de l’ordre de l’expérience, selon qu’elle vise à diffuser ou à éduquer. Nous relevons que la diffusion des savoirs dépend souvent d’une mise en œuvre des émetteurs et qu’il s’agit aujourd’hui de considérer l’importance de l’enseignement et de la diffusion des sciences. Si dans les images se trouvent des informations, encore faut-il que son lecteur soit muni des clés nécessaires à sa compréhension. 7 — Mireille Hartmann, L’astronomie est un jeu d’enfant, Éditions le Pommier, 2003. 48 49 III. Comment les images scientifiques constituent-elles des savoirs ? 2. Intelligent design : une pseudo-science au service du prosélytisme Le créationnisme est un mouvement apparu à la fin du XIXe dans le sud des États-Unis, en réaction aux théorie de Darwin après la publication L’origine des espèces en 1859. Aujourd’hui en France, 55% des sondés affirment adhérer à la théorie de l’évolution, 9% à celle des créationnistes, et 36% ont un avis partagé1. Comment autant de personnes peuvent-elles douter des arguments avancés par les scientifiques et de leurs recherches menées depuis 150 ans ? Par quels moyens les partisans néo-créationnistes parviennent-ils à convaincre une large population ? « Par décision de la Cour Suprême, il a été jugé que seules les théories scientifiques devaient être enseignées dans les établissements publics et que le créationnisme, étant une religion, ne pouvait figurer au programme scolaire. Le premier amendement de la Constitution américaine stipule en effet qu’aucune loi ne peut promouvoir une religion. Les créationnistes, voyant qu’ils ne pourraient plus avancer dans cette direction, ont changé de cap.»2 Le créationnisme réfute la théorie sur l’évolution des espèces, et avance que l’Homme est une programmation de Dieu. C’est ce dernier terme qui inscrit inévitablement les créationnistes dans un contexte religieux, qui permettra à la justice d’évincer le mouvement des lieux d’enseignements. Seulement, depuis la fin du XXe siècle est apparu une nouvelle croyance, utilisant les mêmes arguments, mais qui s’affranchit de l’étiquette religieuse puisqu’elle bannit le terme de Dieu pour celui d’Intelligent Design (le dessein intelligent selon la traduction française). Cette nouvelle théorie se pare alors d’un nouveau langage pour éviter toute assimilation à une religion, et convaincre plus largement un nouveau public. On ne parlera plus de Dieu, mais d’un créateur intelligent, d’une entité supérieure. Pourtant, elle naît d’une croyance, au même titre que le créationnisme, et sert la même idéologie. Ce nouveau courant est le néo-créationnisme. Le danger est qu’il utilise plus largement les mécanismes scientifiques pour tenter d’appuyer leur doctrine, mettant en lumière un problème de société : l’inculture scientifique des populations. L’émission de La tête au carré diffusée l’an dernier sur France Inter y consacre un reportage3. Une journaliste enquête dans une école évan1 — Sondage issu de l’institut français IPSOS pour l’agence de presse Reuters21 sur la position de la population de 24 pays sur le créationnisme et l’évolutionnisme, 2011. 2 — Dossier d’actualité de l’INRP, Le dessein intelligent ou néo-créationnisme, Bibliothèque des Sciences et de l’Industrie/CSI. Paris, 2008. 50 géliste située à Strasbourg. Elle y interroge un professeur de l’établissement : « La science, l’évolution, sont des croyances parce que ce que l’on constate effectivement que l’on découvre des fossiles. Mais il y a toujours un arrière-plan d’interprétation. Si vous allez aux États-Unis, parce que cela se fait plus là-bas que chez nous, et bien vous verrez des scientifiques qui ont une autre interprétation de tous les faits scientifiques. Des fossiles, de l’adaptation… Et tout est basé sur une croyance, autant la création que l’évolution. » La question de l’interprétation est problématique. Cette théorie se baserait donc sur les mêmes découvertes scientifiques, et l’interprétation seule des faits seraient remise en question par les néo-créationnistes. Ils produisent des vidéos de vulgarisation pseudo-scientifiques, en s’appuyant sur des données issues de calculs mathématiques, mais justifient toujours leur complexité en invoquant un créateur intelligent. Ainsi, sur le site de Harun Yahya4, on trouve une série de documentaires en images de synthèse, avec des thématiques telles que l’astronomie, la biologie, l’histoire, ou les sciences naturelles. Ce sont des courts métrages, identiques à ceux que l’on trouve sur Arte, par exemple. Mais les créationnistes démontent le mécanisme de la science et ses images, et profitent d’une carence culturelle ou de la naïveté de leur public pour donner une légitimité à leur discour. Ces documentaires deviennent donc dangereux, car en apparence, ils s’appuient sur des donnnées scientifiques, et tentent de démontrer que la science est la preuve de la théorie de la création. Leur attirail de « démonstrations » visuelles rendent leur mouvement pernicieux, puisqu’il induit en erreur un public démuni de culture scientifique qui accorde facilement du crédit à ces images qui construisent leur légitimité sur leur caractère spectaculaire : « La structure du soleil n’est pas une structure aléatoire et sans objectif »5. Ces images extraites d’une vidéo sur le site d’Harun Yahya dévoilent les rouage du procédé : une production animée qui rappelle largement les documentaires scientifiques, une iconographie soignée en image de synthèse, des chiffres qui proviennent d’une source scientifique, et des questions qui servent le prosélytisme7. L’auteur de la vidéo mêle des savoirs admis avec des questions métaphysiques sur l’origine de la vie. Il utilise les mécanismes de la science pour justifier une démonstration, qui en réalité n’en est pas une, 3 — Émission du 30 mars 2012 : http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=320397 4 — Adnan Oktar, pseudonyme Harun Yahya, est une des figures centrales du créationnisme en Turquie. Il est considéré comme le défenseur majeur du créationnisme dans le monde musulman. 5 — Extrait de la vidéo Une étoile source de vie : le soleil, sur le site officiel http://harunyahya.fr 51 mais laquelle prétend à être légitime. Dans son ouvrage L’Atlas de la création8, Harun Yahya semble retracer les connaissances en histoire naturelle. Si l’on regarde de plus près, certaines images et données sont truquées, et servent l’idéologie créationniste de l’auteur. 5 — 9 — 10 — Cette image9 issue de L’Atlas de la création prouve la manipulation des données et des images. Au fossile de chauve-souris à été ajouté des ailes pour signifier plus clairement au lecteur sa nature et ainsi être comparé plus facilement aux chauve-souris que l’on peut observer. La manipulation n’est pas réussie, car on observe clairement que le fossile possède désormais huit pattes. Ici10 la photo du fossile original, sans retouche. 7 — Pourquoi une certaine quantité d’énergie atteint la Terre, cette même quantité essentielle au développement des êtres humains qui n’est pas excessive, car cela provoquerait la mort de toute vie sur la planète, ni en déficience, ce qui ne permettrait pas aux êtres vivants de se développer. Cette question sous-entend que la créaton de notre univers et de tout ce qui est nécessaire à sa prolifération provient d’une entité supérieure qui a pensé les mécanismes de la vie. Les néo-créationnistes nient tout développement de la vie et de la nature sans l’intervention d’un être intelligent. 8 — Yahya Harun, L’atlas de la création, Global Publishing, 2006. 52 53 Cet exemple trivial met en exergue le danger de ce genre de publication. Ici la falsification apparaît évidente. Parfois il est presque impossible sans culture scientifique de remettre en question les données et images de l’atlas. Dans ce nouvel exemple11 issu du même atlas, rien ne me semble réfutable, même si dotée d’un jugement critique et méfiante quant aux sources des informations, je relève la légende comme suspecte. Le fait de comparer un fossile à une espèce animale actuelle sert l’auteur à convaincre son lecteur qu’il n’y a aucune différence entre les deux ossatures, séparées pourtant d’une quarantaine de millions d’années. Ainsi tente-t-il de prouver que ces espèces n’ont subit aucune évolution, et remet ainsi en cause la théorie darwinienne. Pourtant, avec un œil expert et une culture scientifique plus exercée que la mienne, il est aisé de démontrer cette imposture. En effet, la photographie de ladite araignée crabe est en fait une araignée de mer qui n’est pas un arachnide mais un crustacé. Ce n’est donc pas une araignée qui ressemble à un crabe, mais bien un crabe qui ressemble à une araignée. De plus, on ne recense pas deux milles espèces différentes d’araignées, mais plutôt quarante milles. Ce chapitre me permet d’interroger le pouvoir de ces mécanismes, car parfois, sous couvert d’être pseudo-scientifique, certaines théories se fraient un chemin parmi les populations peu éduquées aux sciences, mettant en danger le bon fonctionnement de notre société. Lorsque les acteurs de ces idéologies emploient les mécanismes de démonstrations, les populations sont sujettes à réévaluer l’importance accordée à l’autorité scientifique. Je pense par exemple au débat lancé par les climatosceptiques autour de l’origine du réchauffement climatique. Dans l’article de Bruno Latour Que la bataille se livre au moins à armes égales9, l’auteur insiste sur le fait que le débat n’est pas équitable entre les climatosceptiques et les scientifiques, et sur l’importance de doter les populations d’un droit de regard : « Encore faut-il que le public ait les moyens de visualiser ces disputes enfin déployées en entier, sans les cadrer aussitôt, à la façon du tribunal ou des plateaux télé, en « pour » et « contre » par une fausse égalité qui n’enregistre pas les immenses différences d’équipement, de connaissance et de pouvoir. » De plus, Latour évoque la brèche dans laquelle se sont engouffrés les dissidents : le doute scientifique. Si la science se doit de ne jamais se contenter d’un consensus et de toujours épuiser ses hypothèses, les climatosceptiques quant à eux, profitent de ce 11 — « Les araignées, dont ce spécimen ressemble à un crabe, comptent environ 2 000 espèces différentes. L’araignée-crabe dans cet ambre, agée de 45 millions d’années, est identique aux araignées-crabe contemporaines. » doute pour déconstruire le processus d’acquisition des connaissances. Le danger du débat, que celui-ci soit à propos du climat ou de l’origine de l’Univers, réside dans la négation d’une réalité établie par les sciences. Cette lutte de pouvoir, qui dissimule souvent des intérêts économiques, ne pourra prendre fin que lorsque le public aura acquis un bagage culturel et scientifique qui lui permettra d’identifer les désinformateurs. 9 — Bruno Latour, Que la bataille se livre au moins à armes égales, Postface à Edwin Zaccai, François Gemenne et Jean-Michel Decroly Controverses Climatiques, Sciences et Politiques, Paris, Presses de Sciences Po., 2011. 54 55 III. Comment les images scientifiques constituent-elles des savoirs ? 3. Mars : étude d’une iconographie Notre système solaire compte huit planètes. Dès lors que les conditions d’observation le permettent, cinq d’entres elles sont observables depuis la Terre à l’œil nu : Vénus, Jupiter, Saturne, Mercure et Mars. Cette dernière est la quatrième du système solaire, par ordre de distance croissante en partant du Soleil. Elle est moitié moins grande que la Terre, et est une planète tellurique1. L’histoire de son observation remonte à l’Antiquité. Ce sont les Égyptiens et les Babyloniens qui la repère : l’astre est le plus rouge de tout le ciel. Avant De revolutionibus orbium coelestium2 de Nicolas Copernic en 1543, elle était considérée comme tournant autour de la Terre, comme toutes les autres planètes. Comme pour la Lune, les astronomes dessinent des cartes de Mars avant l’invention de la photographie. Sa première représentation3 date de 1636, par l’italien Francesco Fontana4 alors qu’il perfectionne lui même sa lunette astronomique. En 1659, Christiaan Huygens5 réalise des esquisses6 de la planète. Sur chacun apparaît une tâche qui se déplace. Ses recherches lui permettront de déterminer la période de rotation de Mars : 24 heures, ainsi que son diamètre égal à 60% de celui de la Terre. En 1683, il remarque une tache blanche au pôle sud. Il pense alors qu’il peut s’agir de glace. Un siècle plus tard ses hypothèses sont confirmées par William Herschel7 qui conçoit un télescope plus performant et plus précis qui lui permettra d’observer la formation des calottes polaires selon les variations saisonnières. Au début du XIXe siècle, les astronomes allemands Wilhem Beer et Johann Heinrich von Mädler font apparaître dans leurs dessins8 de nouveaux détails telles que des étendues jaunes et rougâtres identifiées comme des continents, des taches sombres bleues ou vertes assimilées à des océans. 3 — Ce dessin réalisé en 1636 par Francesco Fontana est la première représentation de Mars par un astronome usant d’un télescope. Willy Ley (19061969) commenta « Malheureusement, le télescope de Fontana devait être un instrument très pauvre, les caractéristiques de Mars qui apparaissent dans son dessin — le cerle sombre et le point central noir qu’il appellait «une pilule très noire » — sont certainement originaires de son propre télescope. » Wernher von Braun and Willy Ley, The Exploration of Mars, Viking Press, 1956. 6 — Premier dessins de par Christiaan Huyghen, datant du 28 novembre 1659, qui montrent une surface caractérisée qu’il observe depuis son télescope. Le dessin central indique la région polaire de Mars. Camille Flammarion, La planète Mars et ses conditions d’habitabilité, Ulan Press, 2012. 8 — Dessins de Mars par Beer et Mädler, illustrations extraites de Sur les autres mondes, Larousse, 1937 de Lucien Rudaux. 1 — Du latin tellus qui signifie la terre, le sol. Une planète telluriqueest composée de roches et de métaux, en opposition aux planètes gazeuses qui sont au nombre de quatre dans notre système solaire. 2 — Des révolutions des sphères célestes en français, est un ouvrage imprimé pour la première fois en 1543 de l’œuvre de l’astronome Nicolas Copernic, qui défent l’héliocentrisme qui est une version alternative de l’Univers, jusqu’ici considéré comme géocentrisme. 4 — Francesco Fontana était un astronome italien du XVIIe siècle. 5 — Christiaan Huygens était un mathématicien, astronome et physicien néerlandais du XVIIe siècle. 7 — William Herschel était un compositeur et astronome germano-britannique du XVIIIe siècle. Son fils John Herschel suivra ses traces et identifiera des taches sur Mars qu’il assimilera à des mers. 56 57 Illustrations extraites de l’œuvre de Lucien Rudaux, Sur les autres mondes, Larousse. b. a. c. d. Les continents seraients de plus parcourus par des traînées qui pourraient être des fleuves. Ainsi débute l’histoire des représentations de Mars. Suite aux observations des astronomes au fil des siècles et du perfectionnement de leurs outils, maintes hypothèses se sont succédées donnant lieu à des spéculations sur la vie qu’elle pourrait abriter8. La clé de l’énigme semblait résider dans la découverte d’eau sur la planète. Aussi avant 1839, date de l’invention de la photographie, les scientifiques ont pu faire état de leurs recherches au travers de dessins et de cartes. Celles-ci, considérées comme des représentations de Mars, se sont succédées devenant tour à tour l’image patente de la planète. En 1937, dans son livre Sur les autres mondes, Lucien Rudaux compare plusieurs illustrations de Mars du siècle précédent au sien. Ainsi il donne au lecteur la possibilité de mesurer l’acquisition des connaissances sur une période de soixante dix ans. Une fois de plus, près de soixante dix ans plus tard, le même procédé révèle l’ascension fulgurante des moyens techniques de la science. « Comparaison entre la carte générale de Mars, établie par Proctor en 1867 (en haut), et une carte résumant l’ensemble des observations modernes. Cette comparaison fait ressortir les progrès accomplis dans la connaissance des aspects de la surface de cette planète. » e. f. g. a. « Aspects de Mars dessinés par Cassini, en 1666. » b. « Mappemonde de Mars par Proctor, 1867. » c. « Mappemonde de Mars par Schiaparelli, d’après les observations effectuées de 1877 à 1888. » d. « Trois dessins de Mars par Schröter (1798 et 1800). » e. « Aspect géométrique du réseau des canaux de Mars, d’après les observations de Lowell. » f. « La surface de Mars en partie encombrée de nuages ; d’après un dessin pris par Boeddiker (20 décembre 1881). » g. « Points brillants, en saillie sur le terminateur de la phase, dus à des masses nuageuses élevées ; d’après un dessin de Keeler (6 juillet 1890). » 8 — Dans La planète Mars et ses conditions d’habitabilité, publié chez Paris Gauthier-Villars en 1892, Camille Flammarion dresse un portrait de la possible population martienne. D’après lui et sous caution d’une argumentation fondée sur des découvertes scientifiques : « Si donc, nous supposions aux hommes de Mars, une force musculaire égale à la nôtre, et un poids réduit proportionnellement à l’intensité de la pesanteur, nous en conclurions qu’il leur serait aussi facile de voler qu’à nous de marcher, et qu’ils peuvent se soutenir dans les airs à l’aide d’une construction anatomique peu différente de celle des grands voiliers de notre atmosphère. » 58 59 Dans l’ouvrage Mars : une exploration photographique9, l’éditeur Xavier Barral propose un livre de photographies réalisées par HiRISE10. Les images dévoilent une géologie martienne, jusqu’ici inconnue du grand public. Elles permettent aux lecteurs d’explorer la surface de Mars, composées d’une multitudes de paysages sculptés par le vent. Au-delà d’une découverte formelle et sensible, les images nous renseignent sur des conditions géologiques et météorologiques, sur une étendue presque tangible par sa proximité, et augmente notre représentation mentale de la planète rouge. Elles nous informe sur notre voisine. Les images produitent par l’activité scientifique témoigent de l’état des connaissances actuelles et des moyens dont elle dispose pour les fabriquer. Elles constituent des informations immédiates car visuelles, mais aussi sur les enjeux et les motivations de la science. Dans soixante dix ans elles formeront la mémoire des savoirs dont disposait la communauté scientifique, révélant des informations sur les moyens techniques, financiers et intellectuels de notre société. Viking Orbiters, Le grand canyon de Mars, NASA, 1970. 9 — 9 — Alfred McEwen, Francis Rocard, Nicolas Mangold, Mars : une exploration photographique, Xavier Barral, 2013. 10 — High Resolution Imaging Science Experiment (HiRISE) est une caméra appartenant à la sonde spatiale Mars Reconnaissance Orbiter, lancée en orbite autour de Mars en 2005. Son pouvoir de captation est égal à 25 cm par pixel, et a capté jusqu’ici 10% de la planète rouge. C’est le plus haut degrès de technicité atteint depuis le début de l’exploration de l’espace. Ici un site en français de HiRISE avec les images originales diffusées par la NASA, c’est-à-dire en couleurs : https://hirise.lpl.arizona.edu/fr/ 60 61 III. Comment les images scientifiques constituent-elles des savoirs ? 4. La séduction des images a. L’incertitude La rédaction de ce mémoire m’a permit d’approfondir mes recherches sur le processus de fabrication des images au sein de la communauté scientifique. J’avais avant une position d’ingénue et une méconnaissance profonde de leurs activités. Bien que mes recherches lors de la préparation de mon DNAT m’ont fait prendre conscience de la difficulté de la transmission des savoirs, cette fois et à la suite de mon travail d’enquête et au fil de mes recontres et de mes lectures, je réalise la difficulté d’un tel objet d’étude sans expérience scientifique. Il me semble nécessaire d’assumer cependant ma position d’ignorant, car elle motive mes interrogations et mes intuitions. Cependant, j’envisage certains points rédigés au début de ma rédaction différemment, mais accepte cette trame comme le témoin d’un fil de pensée. Ainsi, il m’ai apparut nécessaire dès l’étape embryonnaire de mon travail d’envisager une partie longtemps laissée à l’abandon dans mon processus d’écriture : la séduction des images. Sans savoir véritablement de quoi il allait en retourner, j’espérai que mes recherches me permettraient de formuler un point qui m’apparut immédiat. Hélas je constate toujours la difficulté de la question qui laisse beaucoup de place à notre subjectivité et est presque impossible à mesurer. Est-ce qu’il y a un rapport de séduction entre une image et son lecteur ? Celui-ci peut-il être délibéré et injecté par son auteur ? Ou bien est-ce mon sujet d’étude, l’astronomie qui porte déjà en elle tous les ingrédients de la rêverie ? Y a-t-il une vérité scientifique dans les images du cosmos qui peuplent nos écrans, nos revues et nos médias ? Est-ce que séduire c’est tromper ? J’ai donc contacté Zolt G. Levay, un astronome américain qui travaille au sein du Space Telescope Science Institute1 pour lui poser mes questions. Puis quelques jours plus tard, nous avons reçu la visite d’André Gunthert2, dans le cadre d’un séminaire, où j’ai eu l’occasion de l’interroger sur ces mêmes problématiques. 1 — L’Institut de science du télescope spatial en français, est un organisme fondé par la NASA pour gérer la recherche avec le télescope spatial Hubble. 2 — André Gunthert dirige le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine (Lhivic), première équipe de recherche française consacrée au champ des visual studies. Il a fondé en 1996 la première revue scientifique francophone dédiée à l’histoire de la photographie, Études photographiques. 62 63 III. Comment les images scientifiques constituent-elles des savoirs ? 4. La séduction des images b. Entrevue avec Zolt G. Levay 1 — Camille Chatelaine : Comment fabrique-t-on une image astronomique destinée à la diffusion dans la presse et pour le grand public? Zolt G. Levay : Les images d’astronomie sont fabriquées à partir de données utilisées par les scientifiques. Chaque strates de couleurs reposent sur une séparation de la lumière et fabrique une image à partir de cette séparation des différentes longueurs d’ondes. Un appareil photo ordinaire réalise cette opération automatiquement, mais Hubble produit uniquement des images qui les séparent. Les astronomes analysent ces données. Nous pouvons aller un peu plus loin et reconstruire une vue des objets célestes colorisée à partir d’images distinctes prises à travers des filtres de différentes couleurs. Voici un graphique qui montre cela 1. Il y a de nombreuses étapes avant et après, mais c’est l’idée de base. Nous utilisons des logiciels spécialisés pour travailler avec les données qui nous arrivent d’Hubble. Mais ensuite nous produisons des images colorées et pour cela nous utilisons les mêmes logiciels et techniques utilisés par n’importe quel photographe qui travaille avec des images. C. C. : Pourquoi les images d’astronomie sont-elles si séduisantes ? Z. G. L. : L’astronomie est une science attractive pour de nombreuses personnes, surtout parce que je pense que nous pouvons tous comprendre le ciel en quelque sorte, ou simplement regarder la Lune et les étoiles la nuit, ou bien l’étudier plus profondément. Et beaucoup de ces images sont intrinsèquement belles pour les mêmes raisons que n’importe quelle œuvre d’art est séduisante, ou que nous pouvons réagir face à un beau paysage : une combinaison de formes, des couleurs, des tons, des textures, une compositions, etc. Je pense qu’une part de séduction se joue lorsque des images représentent des choses réelles, même si elles semblent abstraites. Peut-être que nous ne pouvons pas reconnaître des montagnes, des rivières, des arbres, etc. comme nous le pouvons dans la plupart des photographies. Cependant, presque tout le monde est conscient que ces images sont de réelles photographies d’endroits prises dans le ciel nocturne (bien que cela nécessite de puissants télescopes), et pour cette 64 65 raison elles deviennent représentatives, elles ont du sens au-delà des formes abstraites. Plus vous en savez sur le sujet, sur ce que les images représentent, mieux vous pourrez les apprécier. grammes de « science citoyenne » qui permettent à quiconque de contribuer à la science. Par exemple, un projet vient de commencer pour déterminer l’âge des amas d’étoile dans une galaxie spirale : Star Date : M832. La couleur aide a distinguer les étoiles de différents âges. Mais même si la plupart des images ne sont pas utilisées, elles contiennent une grande quantité d’informations. Les étoiles de différentes températures brillent dans différentes couleurs. Par exemple, les étoiles les plus chaudes sont bleues et les plus froides sont rouges. De plus, les étoiles bleues sont souvent plus jeunes, donc nous pouvons nous faire une idée d’où les nouvelles étoiles se forment dans la galaxie. Nous savons qu’il y a de grands nuages de poussières entre les gaz incandescents, également associées aux endroits où de nouvelles étoiles peuvent se former. Un exemple particulièrement étonnant que nous pouvons observer est l’effet de la gravité sur la lumière a de très grandes échelles dans l’univers, connu sous le nom de lentilles gravitationnelles. Dans les images d’amas de galaxies, nous observons des arcs de formes irrégulières et des lignes qui ne ressemblent à aucune autre. Ce sont des images de galaxies déformées dont la lumière a été pliée par la masse de l’amas. En plus d’être une curiosité, l’effet est clairement mis en évidence par la masse de l’amas de galaxie, même si celle-ci n’est pas associée aux galaxies visibles3. C. C. : D’après vous, est-t-il nécessaire de produire des images séduisantes pour toucher un public large et communiquer sur les activités de la communauté scientifique ? Z. G. L. : Nous pensons que les images peuvent réellement aider le public à comprendre les découvertes scientifiques. Heureusement, Hubble produit de nombreuses images, mais cela demande beaucoup de travail de transformer les données en images intéressantes à regarder. Nous avons la chance que beaucoup de personnes trouvent les images d’Hubble intéressantes et belles. Nous essayons de les rendre aussi belles que possible. Si les images ne sont pas séduisantes ou difficiles à comprendre, le public ne prendra pas le temps de les apprécier ou de les comprendre mieux. Pourquoi ne pas faire d’images séduisantes ? N’importe quel photographe sérieux voudra seulement montrer ses meilleurs photographies, et dépenser son temps à les rendre aussi attractives que possible. N’importe quelle photographie est généralement améliorée en ajustant ses couleurs, ses contrastes, etc. C. C. : Vous êtes astronome en plus d’être professionnel des images d’astronomie. Quels agents de connaissance les images que vous fabriquez portent-elles sachant qu’elles sont dénaturées de leurs informations véritables ? Où se trouve la vérité scientifique dans les images de vulgarisation ? Z. G. L. : Je pense que beaucoup de personnes sont naturellement attirées par l’astronomie. Presque toutes ont déjà eu une expérience avec le ciel le jour, mais aussi la nuit (peut-être moins aujourd’hui à cause de la pollution dans les grandes villes). En général, les images nous montrent à quoi ressemble l’univers, et nous donne une idée de son échelle, de la variété des objets célestes et les inimaginables énergies ou processus qui le peuplent. De plus, ses images sont souvent très belles, même si celui qui les regarde ne connaît pas ce qu’il voit. En fait, les images en couleur sont utilisées pour des fins scientifiques qui ne nécessitent pas de mesure numérique. Il existe même des pro- 66 3 — 2 — Le site internet du project Star Date : M83 : http://hubblesite.org/newscenter/archive/ releases/2014/04/image/a/ 67 III. Comment les images scientifiques constituent-elles des savoirs ? 4. La séduction des images c. Le point de vue d’André Gunthert Retranscription de l’intervention d’André Gunthert dans le cadre du séminaire organisé le 27 janvier 2014 à l’ÉSAD Valence. […] La vulgarisation n’est pas un mensonge. C’est une traduction adaptée. On adapte une connaissance scientifique qui va être simplifiée. […] Il y a différents types d’énonciations et différents publics. […] Il n’y a pas la vérité d’un coté, et le mensonge de l’autre. Il y a une série de formes. La vulgarisation est une partie importante de notre travail et cela fait partie de notre responsabilité de transmettre des savoirs à un public sans pour autant trahir ses intérêts, ses curiosités et ses trouvailles. […] Il existe une vision d’une science idéalisée basées sur de grandes figures, et c’est une histoire que nous pourrions défaire et qui est tout aussi fausse que celle que Michelet nous conte de Jeanne D’Arc. C’est un récit fantasmagorique. L’histoire d’Einstein est aussi une fantasmagorie. […] Finalement, c’est plutôt une question d’éthique, il n’y a pas une seule rigueur scientifique. Ce n’est pas parce que les scientifiques ont une étiquette institutionnelles qu’ils font tous bien leur travail. […] La difficulté de votre question réside dans l’état de la connaissance scientifique. L’erreur est au centre de la pratique scientifique. Pendant un siècle nous avons cru à l’éther. Il n’y avait pas la théorie de la relativité. Pour calculer la vitesse de la lumière avant Einstien il y avait l’éther. La même chose peut arriver demain à la matière noire, a toutes ces choses noires, qui sont en fait notre degrés d’incertitude. L’image est un volet de la représentation et de la diffusion de la science et d’après moi il n’y a pas de contradictions entre la séduction et la vérité ou la recherche de la vérité. […] La question de la séduction dévie de celle de la légitimité de l’usage de l’image dans les sciences. Celle-ci est tout à fait intéressante et recevable. L’image est utilisée dans les sciences comme elle l’est partout ailleurs pour l’ensemble de ses fonctionnalités, aussi bien authentique, objective et séductrice. L’image sait faire tout cela. Elle va être utilisée comme ailleurs pour toutes ses potentialités. Un deuxième élément de réponse pourrait être que la science est plus complexe qu’on ne le croit et que 68 ce n’est pas en contradiction avec son exercice. Parce qu’elle doit savoir séduire pour beaucoup de raisons pratiques et qui ont leur fondement, y compris dans la perpétuation de l’exercice scientifique lui-même. Je vous rappelle qu’aujourd’hui il y a des incertitudes qui pèsent dans la poursuite des institutions de recherches. Certaines disciplines et laboratoires sont en danger pour des raisons budgétaires. S’ils disparaissent, nous allons perdre des pans entiers de notre savoir. Ce sont des enjeux très lourds. Il faut entendre ce que dit Bruno Latour qui explique que la science est une activité sociale comme les autres, qu’elle doit aussi se défendre, qu’elle a des concurrents et que tout n’est pas gagné. […] L’astronomie est une science qui a réussi a conserver une aura, une empreinte dans l’univers savant avec des budgets et des investissements considérables. Bruno Latour nous indique que l’astronomie a réussi a se maintenir probablement par son rapport au grand public et a sa capacité a l’émerveiller par ses histoires et ses images. Une force et une présence scientifique qui est dûe à sa vulgarisation. J’aimerai que toutes les sciences se comportent de la même façon. C’est très bien que le grand public consomment de la vulgarisation, c’est comme ça que l’on forme les scientifiques de demain. 69 III. Comment les images scientifiques constituent-elles des savoirs ? 4. La séduction des images d. Pour finir Les images véhiculées par l’activité scientifique sur ses travaux de recherches ne peuvent être délivrées sans un travail de vulgarisation. Si les enjeux du XIXe siècle se sont déplacés, ils n’en restent pas moins de l’ordre de la transmission et d’un travail de diffusion de la recherche. Nous avons vu que d’après les scientifiques, l’astronomie se doit de communiquer sur ses activités afin d’en légitimer ses moyens et d’acquérir de nouveaux soutiens financiers. Mais aussi pour partager au plus grand nombre un certain plaisir de la découverte et de ce que celle-ci engendre comme problématiques. Au délà des questions métaphysiques sur notre condition dans l’univers, l’astronomie possède le pouvoir de produire de nombreuses images qui nous captivent autant qu’elles nous dépassent. Les enjeux de la transmission des savoirs résident peut-être dans leurs mises en œuvre, respectant une réalité financière des institutions de recherches mais où l’on considère un possible positionnement critique du spectateur, tout en laissant à la rêverie la place qu’elle requiert. 70 71 Bibliographie I. Comment la science fabrique-t-elle ses images ? 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Livres Daston Lorraine, Galison Peter, Objectivté, Les Presses du réel, 2012. De Lalande Joseph Jérôme, Astronomie des Dames, 1785. Raichvarg Daniel, Jacques Jean, Savants et Ignorants : une histoire de la vulgarisation des sciences, Seuil, 2003. Articles Monnier-Raball Jacques, À images scientifiques nouvelles réalités, Typ, N° 1, Printemps 2004 : Une et mille vies, C&F Editions, 2004. Darius Jon, Images scientifiques. Perceptions et leurres, Images and understanding, H. Barlow, C. Blackemore, M. WestonSmiths éd., Cambridge University Press, 1990. Schlüpmann Klaus, Que disent les images de vulgarisation, 72 et que ne disent-elles pas ?, Revue européenne des sciences sociales, Tome XXXV, Librairie Droz, 1997. Jurdant Baudouin, Vulgarisation scientifique et idéologie, 1969. Cressan Alain, Le récit comme élucidation, L’ expérience du récit, École Supérieure d’Art de Bretagne Brest-Lorient-Quimper-Rennes, site de Lorient, 2012. 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