L`ophtalmologie de guerre

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Éditorial
L’ophtalmologie de guerre
C. Dot (médecin en chef, professeur agrégé du Val-de-Grâce, HIA Desgenettes, Lyon)
L
e Service de santé des
armées (SSA) a récemment
fêté son tricentenaire. C’est
le 17 janvier 1708 que Louis XIV
fonde le corps des officiers
de santé pour uniformiser
l’organisation hospitalière
militaire, qui vise alors à prendre
en charge la santé des militaires.
Depuis le XVIIIe siècle, le format
du SSA a régulièrement évolué,
et compte à ce jour 9 hôpitaux
d’instruction des armées (HIA)
et plus de 1 800 médecins.
Le Val-de-Grâce, le plus connu de nos
hôpitaux, a été édifié après la Révolution sur le site religieux de la chapelle du Val-de-Grâce à Paris, chapelle
érigée selon le vœu d’Anne d’­Autriche
d’élever un “temple magnifique” si
Dieu lui donnait un fils, le futur roi
Louis XIV. Les autres hôpitaux militaires portent les noms d’­i llustres
anciens : ceux de chirurgiens, s’étant
distingués sur les champs de bataille
pendant la Révolution, sous l’Empire et
le second Empire, tels que P.F. Percy
(Clamart), L.J. Bégin (Saint-Mandé),
ou encore L. Legouest (Metz) ; ceux
de médecins militaires illustres pour
leurs travaux : R.N. Desgenettes (Lyon)
pour le développement de l’épidémiologie, L. Laveran (Marseille) pour
la découverte de l’hémato­z oaire du
paludisme (prix Nobel de médecine
de 1907) ou encore R. Piqué (Bordeaux) pour le développement de
l’aviation sanitaire. Tandis que l’hôpital
militaire de Brest porte le nom d’un
maréchal de France, Clermont-Tonnerre, et que l’hôpital de Toulon (dont
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le nouveau bâtiment a été inauguré
en 2007) conserve son nom depuis
1910 : Sainte-Anne.
Notre première mission est le soutien
médico-chirurgical des forces militaires françaises, tant sur le territoire
national que lors d’opérations extérieures, tout en offrant l’accès aux
soins dans nos hôpitaux à l’ensemble
des assurés sociaux. Si, dans nos services hospitaliers, notre activité quotidienne est proche de celle de tout
ophtalmologiste hospitalier, au sens
d’une activité médico-chirurgicale
que vous connaissez, notre projection
récente sur les théâtres opérationnels
nous amène à prendre en charge au
plus près du terrain les blessés oculaires de guerre. C’est en ce sens que
le Pr Gilles Chaine me fait l’honneur de
me confier cet ­éditorial.
Quelles sont les particularités de
l’ophtalmologie de guerre ? Bien que
l’œil représente seulement 0,27 %
de la surface corporelle, son atteinte
constitue plus de 15 % de l’ensemble
des blessures dans les conflits les
plus récents. Proportion en augmentation constante depuis le début du
siècle, puisqu’elle passe de 2 % de
blessés oculaires durant les première
et seconde guerres mondiales à 13 %
durant la guerre du Golfe et à plus de
18 % lors du conflit actuel en Afghanistan.
Ces chiffres expliquent la présence permanente actuelle de l’un d’entre nous,
en rotation, en opérations extérieures,
notamment à Kaboul.
Éditorial
Sur le plan épidémiologique, les
agents lésionnels ont évolué avec
l’histoire et la technologie. Nous
sommes passés d’armes dites
conventionnelles (durant les deux
guerres mondiales), représentées
par les balles de fusil pour plus de
60 %, à des projectiles caractérisant
les combats modernes dits “asymétriques”, où l’ennemi n’est plus
clairement identifié – ce que nous
connaissons en Afghanistan.
Les plaies oculaires, particulièrement fréquentes, représentent 40
à 65 % de la traumatologie oculaire
lors des derniers conflits en Irak
et en Afghanistan (figure 1), tandis
que les traumatismes à globe fermé
(blast) associés à des corps étrangers superficiels comptent pour plus
de 30 %.
Figure 1. Double plaie, sclérale et cornéenne
avec CEIO.
Figure 2. Engin explosif terroriste déposé à
l’intérieur d’un pneu en bord de route.
Figure 3. Polycriblage orbitaire bilatéral secondaire à une explosion de verrière d’un cockpit
de mirage 2000.
Figure 4. TDM du patient de la figure 3 montrant la présence de corps étrangers superficiels
multiples avec un CEIO gauche de segment antérieur.
Les mécanismes explosifs sont les
plus fréquents (50 à 80 % des plaies) :
engins explosifs improvisés laissés
sur le côté de la route (figure 2) ,
“suicide bomber” (terroristes kamikazes), projectiles à fragmentation,
opérations de déminage particulièrement dangereuses, ou explosions
de grenades (volontaires ou accidentelles). Ces engins créent des
projectiles de petite taille, souvent
inférieure à 5 mm, causant des polycriblages de la face avec des corps
étrangers intraoculaires (CEIO)
souvent multiples (figures 3 et 4).
En contexte de guerre, il existe également des atteintes non liées aux
combats, notamment des accidents
de la voie publique lors des déplacements des troupes, voire de rares cas
d’automutilation.
La nature des CEIO varie, avec une
augmentation des corps étrangers
non magnétiques, issus d’engins non
repérables par nos troupes lors de
leurs déplacements, avec notamment
des corps étrangers en plastique, en
verre, en plomb… Un scanner orbitaire doit donc être réalisé systématiquement, lors de mécanismes
lésionnels à risque, ce que permet
la présence d’une unité modulaire
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au cours de la procédure chirurgicale sous anesthésie générale parfois
longue et à plusieurs équipes.
L’atteinte oculaire est bilatérale dans
un tiers des cas.
L’atteinte oculaire peut être associée
à un contexte NRBC (nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique)
où prédominent actuellement les brûlures.
Figure 5. CEIO de segment postérieur secondaire à explosion de grenade (accident de
dégoupillage).
Figure 6. Balisage irien (flèche) avec plaie
cornéenne coaptée signant la présence d’un
CEIO postérieur de petite taille.
(shelter) de radiologie équipée d’une
tomodensitométrie dans les hôpitaux
de campagne actuels.
réalisées sur l’axe de pénétration du
corps étranger (par exemple, une
plaie irienne punctiforme doit faire
rechercher un orifice d’­entrée parfois
méconnu car spontanément coapté et
un CEIO postérieur (figure 6).
À cela, il convient d’ajouter un
facteur de gravité supplémentaire :
la projection associée d’éléments
telluriques et végétaux, lors d’explo­
sions, augmentant le risque infectieux d’endo­p htalmie de manière
significative.
Sur le plan clinique, nous sommes
confrontés à de fréquents CEIO multiples. L’effet de souffle (ou blast) en
est l’explication, projetant des corps
étrangers souvent acérés (figure 5)
avec une haute énergie cinétique
doublée d’une énergie rotatoire, qui
expliquent la profondeur de pénétration intraoculaire et la multiplicité des
corps étrangers caractéristiques des
plaies oculaires de guerre.
Cependant, les tableaux cliniques
sont parfois trompeurs ; c’est pourquoi on insiste dans notre enseignement militaire sur la recherche des
“signes de balisage”, c’est-à-dire la
recherche des lésions intraoculaires
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Rappelons que la prise en charge
de ces blessés oculaires de guerre
est à l’origine d’une technique courante : la pose d’implants intraoculaires, grâce à l’ingéniosité de Sir
Rydley qui, en 1949, a remarqué la
très bonne tolérance des CEIO en
plexiglas à la suite des explosions de
verrière chez les pilotes de la Royal
Air Force.
Enfin, dans un contexte de guerre, si
la prise en charge des traumatismes
oculaires n’a pas de particularité du
point de vue technique, elle a toutefois certaines spécificités.
L’atteinte oculaire est rarement isolée
(polytraumatisé), ce qui impose la
priorisation du degré d’urgence des
différentes lésions (triage) par le
médecin anesthésiste de l’hôpital. Cet
ordre de priorité est alors respecté
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La prise en charge initiale est réalisée dans les hôpitaux de campagne (intégrés à l’OTAN depuis peu
en Afghanistan), équipés d’un bloc
ophtalmo­logique. Les blessés sont
ensuite évacués par voie aérienne,
dès que leur état général le permet,
vers les hôpitaux militaires de métropole (l’HIA de Percy puis l’HIA de rattachement le plus proche du domicile
du blessé) pour la suite de la prise en
charge du traitement.
L’indemnisation des séquelles dépend
de l’administration des anciens combattants et des victimes de guerre,
un statut particulier (article L. 115)
assurant les soins gratuits de ces
blessés de guerre dans les hôpitaux
militaires.
Ainsi, la traumatologie de guerre crée
des atteintes lésionnelles complexes
s’affranchissant de la segmentation
antérieure/postérieure de l’œil, et à
fort potentiel infectieux. Cela soustend une formation initiale polyvalente pour les ophtalmologistes
militaires, que nous devons maintenir dans notre activité quotidienne
en temps de paix, même si chacun
d’entre nous a une thématique de
prédilection en ophtalmologie.
II
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