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Thesis
Naissance de l'idolâtrie: judaïsme et image dans la littérature antique
BARBU, Daniel
Abstract
Cette thèse porte sur la notion d'idolâtrie comme concept opératoire dans l'histoire des
discours sur la religion et l'histoire de la comparaison entre religions, en particulier dans
l'Antiquité. Par idolâtrie, l'auteur n’entends pas un terme descriptif, à même de définir un
phénomène religieux, ou une religion quelconque, mais une catégorie de la dénonciation, un
instrument polémique employé pour qualifier comme fausse la religion de l’autre, voire pour
lui refuser la qualité même de religion. Afin de saisir l’importance d’un mot comme celui
d’idolâtrie, il convient d’en retracer la généalogie, d’en déterminer les différents usages dans
l’histoire des discours sur la religion, de questionner à la fois, le mot, la chose, et l’idée. Et
surtout, de déterminer les enjeux dont un tel concept semble porteur. A partir de la notion
d’idolâtrie, ce sont en effet des questions liées à l’identité, au rapport à l’autre, à la
construction d’une norme, que cette thèse aborde.
Reference
BARBU, Daniel. Naissance de l'idolâtrie: judaïsme et image dans la littérature antique.
Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2012, no. L. 757
URN : urn:nbn:ch:unige-233374
DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:23337
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23337
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Daniel Barbu
Naissance de l’idolâtrie
JUDAÏSME ET IMAGE DANS LA LITTÉRATURE ANTIQUE
Thèse préparée sous la direction du professeur Philippe Borgeaud (Unité d’histoire des
religions antiques), en vue de l’obtention du titre de Docteur ès lettres de l’Université de
Genève.
Président du jury de thèse : prof. Antoine Cavigneaux (Université de Genève).
Genève, 2012
Image : Adoration du veau d’or sous la forme du taureau Apis, collaborateur de Filippino
Lippi, Londres, National Gallery, vers 1500, huile sur bois, 78,1 x 137,8 cm, inv. NG4905.
Daniel Barbu
Naissance de l’idolâtrie
JUDAÏSME ET IMAGE DANS LA LITTÉRATURE ANTIQUE
Thèse préparée sous la direction du professeur Philippe Borgeaud (Unité d’histoire des
religions antiques), en vue de l’obtention du titre de Docteur ès lettres de l’Université de
Genève.
Président du jury de thèse : prof. Antoine Cavigneaux (Université de Genève).
Genève, 2012
À mes parents
En mémoire de leurs parents
‫זכרונם לברכה‬
Herbert G. Berler Barbu (1915-1986)
Minna Berler Barbu, geboren Haber (1915-2007)
Benno Nachbar (1914-1970)
Luise Nachbar, geboren Schoenfeld (1916-2002)
Et leurs parents avant eux
Où il est question d’un peuple de philosophes guidé hors d’Égypte par un prêtre
d’Héliopolis pour vénérer, dans la lointaine Judée, un dieu invisible, de héros
sacrilèges qui pillent autels et temples pour rétablir leurs droits sur la patrie de
leurs ancêtres, de théologiens improbables qui mesurent la distance qui sépare
l’homme de Dieu et de l’animal, de ces frontières instables et mouvantes qui nous
séparent les uns des autres, de l’égarement des hommes éblouis par le monde et de
la danse sinistre d’un taureau d’or élevé dans les airs par des magiciens égyptiens
et des Juifs incrédules.
Table des matières
Remerciements ........................................................................................................................... 8
Introduction .............................................................................................................................. 11
Des origines de l’idolâtrie à l’histoire des religions ............................................................. 12
La révolution sociologique ................................................................................................... 16
Construire l’« autre »............................................................................................................ 21
Parcours ................................................................................................................................ 25
Chapitre 1 : Le mythe de l’aniconisme .................................................................................... 28
Tâtonnements ....................................................................................................................... 31
Avant l’image ....................................................................................................................... 42
La religion de Moïse ............................................................................................................ 47
Variations sur le vide............................................................................................................ 62
Chapitre 2 : Les Juifs iconoclastes ........................................................................................... 74
L’expulsion des Impurs ........................................................................................................ 78
Un peuple sacrilège .............................................................................................................. 86
Conquêtes de Canaan ........................................................................................................... 95
Idéologie et historiographie ................................................................................................ 101
Chapitre 3 : La religion de l’« autre » .................................................................................... 124
Le rire de Daniel ................................................................................................................. 132
Artapan, Moïse, et les Égyptiens ........................................................................................ 146
Aristée le touriste................................................................................................................ 159
Philon et le taureau égyptien .............................................................................................. 171
Chapitre 4 : Tu ne te feras pas d’idole ................................................................................... 187
Christianisme et avodah zarah ........................................................................................... 198
Dieux étranges et étrangers ................................................................................................ 207
Idolâtrie : le mot, la chose .................................................................................................. 219
Des eidôla aux idoles ......................................................................................................... 225
L’invention de l’image ....................................................................................................... 239
Anges, démons et idolâtrie ................................................................................................. 246
Abraham et les idoles ......................................................................................................... 261
Épilogue. Variations sur le veau d’or et ses anamorphoses ................................................... 272
Apis, ou le veau d’or .......................................................................................................... 277
La vénération du taureau Apis............................................................................................ 281
Apis et Sarapis .................................................................................................................... 285
Apis le magicien ................................................................................................................. 289
L’animation du veau d’or ................................................................................................... 294
Joseph id est Sarapis ........................................................................................................... 296
D’un taureau à l’autre ......................................................................................................... 301
Bibliographie .......................................................................................................................... 304
Remerciements
...la nature semblait avoir sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent
passagères ; et les livres les immortalisent. Un sot devrait être content d'avoir ennuyé tous ceux
qui ont vécu avec lui : il veut encore tourmenter les races futures ; il veut que sa sottise
triomphe de l'oubli, dont il aurait pu jouir comme du tombeau ; il veut que la postérité soit
informée qu'il a vécu, et qu'elle sache à jamais qu'il a été un sot.
Montesquieu
Mes remerciements vont en premier lieu à Philippe Borgeaud. Je ne sais comment exprimer
l’immense dette qui me lie à celui qui est pour moi un Maître autant qu’un ami et un guide.
« Le juste est le fondement du monde » (Pr. X,25). Je n’ai aucun doute que Philippe est de
ceux-là.
Ma gratitude va également à Albert de Pury, qui m’a appris à lire les textes et à les
éclairer à la lumière de nos propres questionnements. Je remercie tous mes collègues,
l’extraordinaire équipe réunie au sein de l’Unité d’histoire des religions de l’Université de
Genève, pour leur aide précieuse en toutes circonstances, et leur amitié : Delphine Eggel
Panissod, Doralice Fabiano, Mélanie Lozat, Philippe Matthey, Anne-Caroline Rendu Loisel,
Aurore Schwab. Nicolas Meylan, Micromégas débarqué parmi nous, a eu la gentillesse de lire
l’ensemble de ces pages, dans le désordre, et souvent de me dire ce que j’avais écrit sans
l’avoir compris. Youri Volokhine, qui a contribué à faire de moi un historien des religions, a
suivi cette recherche depuis ses débuts. Il aura été un partenaire de discussion aussi stimulant
que redoutable, c’est-à-dire exigeant. Avec Alain Monnier, trop tôt parti, ils m’ont appris à
voir la vie comme le gigantesque laboratoire de l’anthropologue.
Je dois beaucoup au professeur Thomas Römer, dont une conférence donnée à Genève
lors de ma première année d’études a sans doute déterminé le cours de celles qui ont suivi.
8
Sous sa direction, dans le cadre du Collège des humanités né de la collaboration de l’EPFL et
des Universités de Genève et de Lausanne, j’ai eu la chance de collaborer avec Francesca
Prescendi Morresi et Dominique Jaillard. Leurs conseils avisés ont certainement nourri ma
démarche. Du côté de Lausanne s’est également noué un dialogue important avec Sabrina
Inowlocki Meister, dont certains éléments ont peut-être trouvé leur place ici.
C’est lors d’un premier séjour à Jérusalem, durant l’été 2006, que j’ai eu le privilège
de rencontrer Guy Stroumsa, qui aura été depuis un interlocuteur constant et d’un immense
enrichissement intellectuel. Je le remercie pour son accueil amical et chaleureux. C’est grâce à
lui que j’ai pu partir une année entière à l’Université hébraïque, un séjour capital dans mon
parcours. À Jérusalem, j’ai eu l’occasion de suivre les enseignements des professeurs Maren
Niehoff, Daniel Schwartz et surtout Michael Stone, qui se sont tous montrés disponibles et
encourageants, mais aussi de bénéficier de nombreuses discussions aussi riches que denses
avec Katell Berthelot, Gideon Bohak et Étienne Nodet. C’est à Jérusalem aussi, que j’ai croisé
la route du professeur John Gager, dont la passion pour la recherche et la curiosité insatiable
ont considérablement élargi la perspective de cette thèse. Mais je dois beaucoup, aussi, aux
amitiés fécondes nées de ce détour. Je remercie Philippa Townsend, Sergey Minov, Angela
Guidi, Eduard Iricinschi. Par leur ouverture d’esprit et leur érudition, ils m’ont donné plus
qu’aucun cours ne pouvait le faire.
Sans l’appui du fonds Boninchi, de la Fondation Schmidheiny et de la Société
Académique de Genève, ce séjour n’aurait pas été possible. En ce sens, je remercie également
la Maison de l’histoire de l’Université de Genève, et le projet FNRS Sinergia La Fabrique des
savoirs, dirigé par Michel Porret, de m’avoir donné un toit à mon retour.
Ma gratitude va également à Fritz Graf et Sarah Isles Johnston, qui m’ont
chaleureusement accueilli à la Ohio State University de Columbus, et m’ont permis de me
replonger dans ma thèse dans des conditions idéales. J’exprime également ma profonde
9
reconnaissance envers tous ceux qui, comme eux, ont suivi cette recherche de près ou de loin
et se sont intéressés à mes travaux, notamment Clifford Ando, Christophe Batsch, Nicole
Belayche, Corinne Bonnet, Jan Bremmer, Claire Clivaz, Geoffrey Hermann, Anne-Françoise
Jaccottet, Bruce Lincoln, Carolina Lopez Ruiz, Jean-Daniel Macchi, Francesco Massa,
Maurice Olender, Francis Schmidt, Daniel Stoekl Ben Ezra, Christoph Uehlinger, Jed Wyrick
et bien d’autres.
Jean-Claude Buffle a eu la gentillesse de lire et commenter mon projet de thèse initial.
Alexandra Lukinovich a été une complice et une alliée fidèle. Justine Isserles, Aline
Schlaepfer, Marion Vuagnoux-Uhlig, m’ont apporté leur aide en plusieurs occasions, lorsque
je m’aventurais un peu naïvement en terra incognita. Alessandra Di Lullo a relu et corrigé un
premier manuscrit avec une minutie admirable. Je les remercie tous. Je n’oublie pas mes amis,
toujours présents lorsque j’avais besoin d’eux : Isabelle, Didier, Benjamin, Pauline,
Alexandre, Nicolas, Matthieu, Julide & Patrick ; mais aussi Marie-Hélène et ma famille, en
Israël, en Suisse et aux États-Unis ; mon frère, Roy, né avec un cœur assez grand pour nous
deux.
Et bien sûr mes parents, qui m’ont toujours accordé leur soutien inébranlable et surpris
par leur infaillible confiance en ma réussite : ils ont su pardonner ma sottise. Je leur dédie
cette thèse ; à eux, mais aussi à leurs propres parents qui l’avaient sans doute inspirée.
Ufuk a été à mes côtés tout au long de ce parcours. Elle m’a soutenu dans mes
moments de joie comme dans mes moments de doute et d’incertitude. S’il y a dans ces pages
une étincelle de vie, je la lui dois ; merci.
10
Introduction
Cette étude ne porte pas sur l’attitude du judaïsme à l’égard des images 1, mais sur les
différentes formes de discours qu’a pu produire la relation du judaïsme aux images de culte
dans la littérature antique. Il s’agira donc d’observer l’émergence d’un certain type de
discours appelé à jouir d’une postérité remarquable dans l’histoire des religions. Dans cette
perspective, l’image qui nous intéresse est moins une réalité sensible, quelle qu’en soit la
forme, qu’une catégorie herméneutique ; le lieu d’une réflexion qui établit, ou interroge, les
critères de la norme en matière religieuse, tout en délimitant les contours de ce qui échappe à
cette norme, de ce qui est différent, ou simplement autre. C’est en se révélant à partir de la
question des images, que l’altérité de l’« autre », précisément, devient « idolâtrie ».
L’altérité n’est pas une évidence : chaque culture doit énoncer les critères de sa
distinction, élaborer les discours qui lui permettent de mettre l’« autre » à l’écart et de s’ériger
Il y a sur ce sujet de nombreuses et excellentes études, par exemple J. Gutman, « The “Second Comandement”
and the Image in Judaism », in J. Gutman (éd.), No Graven Images. Studies in Art and The Hebrew Bible, New
York, Ktav Publishing House, 1971, pp. 3-16 ; P. Prigent, L’Image dans le judaïsme, Tübingen, Mohr, 1990. Sur
l’invention (moderne) de la « question de l’image » dans le judaïsme, cf. K. P. Bland, The Artless Jew. Medieval
and Modern Affirmations and Denials of the Visual, Princeton – Oxford, Princeton University Press, 2001. Sur
l’émergence d’un discours « iconophobe » dans le contexte de l’ancien Israël, on renverra notamment aux études
réunies dans K. van der Toorn (éd.), The Image and the Book. Iconic Cults, Aniconism, and the Rise of Book
Religion in Israel and the Ancient Near East, Leuven, Peeters, 1997. Cf. également B. B. Schmidt, « The Aniconic
Tradition. On Viewing Images and Reading Texts », in D. V. Edelman (éd.), The Triumph of Elohim : From
Yahwisms to Judaisms, Den Haad, Pharos, 1995, pp. 75-105 ; T. Mettinger, No Graven Image ? Israelite Aniconism
in Its Ancient Near Eastern Context, Stockholm, Almqvist & Wiksell International, 1995 et les remarques de C.
Uehlinger, « Israelite Aniconism in Context », Biblica 77.4 (1996), pp. 540-549 ; Id., « Bilderverbot », in H. D.
Betz et al. (éds.), Religion in Geschichte und Gegenwart : Handwörterbuch für Theologie und
Religionswissenschaft, 9 vols., Tübingen, Mohr, 1998-2007 (4e éd.), vol. 1, cols. 1574-1575 ; Id., « Exodus,
Stierbild und biblisches Kultbildverbot Religionsgeschichtliche Voraussetzungen eines biblisch-theologischen
Spezifikums », in C. Hardmeier, R. Kessler, A. Ruwe (éds.), Freiheit und Recht. Festschrift für Frank Crüsemann
zum 65. Geburtstag, Gütersloh, C. Kaiser, 2003, pp. 42-77 ; C. Frevel, « Du sollst dir kein Bildnis machen ! ‒ Und
wenn doch ? Überlegungen zur Kultbildlosigkeit der Religion Israels », in B. Janowski, N. Zchomelidse (éds.), Die
Sichtbarkeit des Unsichtbaren. Zur Korrelation von Text und Bild im Wirkungskreis der Bibel, Stuttgart, Deutsche
Bibelgesellschaft, 2003, pp. 23-48 ; T. Römer, « Y avait-il une statue de Yhwh dans le premier temple de Jérusalem
? Enquêtes littéraires à travers la Bible hébraïque », Asidwal 2 (2007), pp. 41-59. Pour une histoire de la religion de
l’ancien Israël à partir des sources iconographiques, cf. O. Keel, C. Uehlinger, Dieux, déesses et figures divines,
Paris, Cerf, 20014. Dans le contexte hellénistique et romain, cf. dernièrement S. Fine, Art and Judaism in the GrecoRoman World. Toward a New Jewish Archaeology, Cambridge, Cambridge University Press, 2005 ; J. von
Ehrenkrook, Sculpting Idolatry in Flavian Rome. (An)Iconic Rhetoric in the Writings of Flavius Josephus, Atlanta,
Society of Biblical Literature, 2011, en particulier chap. 2.
1
11
au centre, d’établir des hiérarchies, de fractionner l’humanité en autant de familles, de
groupes, de réalités rivales. La notion d’idolâtrie est un outil de ce processus.
À travers la question de l’image nous chercherons donc à appréhender certains modes
de perception de l’« autre ». Nous serons amenés à envisager plusieurs formes de discours sur
l’« autre », sur sa nature et sa religion. Nous examinerons les Juifs à travers le regard des
Grecs (ou, en partie, des Romains), qui les oppose aux Égyptiens dont ils seraient issus, ou les
rapprochent au contraire des Perses et des Indiens. À l’inverse, nous verrons comment
certains auteurs du judaïsme hellénistique ont pu chercher, de leur côté, à décrire les Juifs
comme les vrais représentants d’un idéal grec, en insistant précisément sur la distance qui les
sépare de l’Égypte.
Avec l’émergence de la catégorie d’« idolâtrie », c’est une caractérisation englobante
de l’altérité qui paraît s’imposer. À l’aide du concept d’eidôlolatreia ou de son corollaire
hébreu avodah zarah, les communautés appelées à se constituer en groupes distincts, juifs et
chrétiens, ont cherché à conférer à leurs différences vis-à-vis de l’« autre » un caractère
fondamental. L’« idolâtrie » ne connaît pas de tiers exclus ; elle implique un fossé, une
distance radicale. Ne restent plus sur scène que deux acteurs qui s’opposent.
DES ORIGINES DE L’IDOLÂTRIE À L’HISTOIRE DES RELIGIONS
Accepter que l’« autre » ait une religion dépend évidemment de ce qu’on entend par là2. Dans
sa Crónica del Perú (1553), le conquistador Pedro Cieza de León note que les habitants des
2
Cf. J. Z. Smith, Relating Religion. Essays in the Study of Religion, Chicago, The University of Chicago Press,
2004, pp. 179-196 (= Id., « Religion, Religions, Religious », in M. C. Taylor (éd.), Critical Terms for Religious
Studies, Chicago, University of Chicago Press, 1998, pp. 269-284).
12
Andes « no guardan religión alguna, a lo que entendemos »3. Pour Colomb, tout juste
débarqué à Haïti, les indigènes qu’il découvre sont tout bonnement dénués de religion. Ils
n’en deviendront, pensait-il, que plus facilement chrétiens : « … y creo que ligeramente se
harían cristianos ; que me pareció que ninguna secta tenían. »4 Lors de son second voyage,
l’Amiral confiera néanmoins au frère Ramon Pané la tâche de consigner les « vieilles
coutumes » des Indiens, ce qu’il a pu apprendre « de la croyance et idolâtrie (de ceux-ci), et
de leur manière de voir les dieux. »5 Comme le suggèrent Carmen Bernand et Serge Gruzinski
dans un livre consacré aux grilles de lectures élaborées entre les XVIe et XVIIIe siècles en vue
de comprendre, de classer, de déchiffrer, bref de rendre familiers ces radicalement autres que
les Européens découvraient avec le Nouveau monde, la notion d’idolâtrie est une catégorie
fondamentale du regard religieux6. Elle participe d’une dichotomie, forgée dès les Pères de
l’Église et distinguant la vraie de la fausse religion7. En se distançant des religions
environnantes, celles de la Grèce et de Rome, de la diversité des polythéismes du bassin
méditerranéen antique, le christianisme devait refuser à ces derniers leur qualité même de
« religion »8. « Idolâtrie » a d’abord été un mot pour dire la religion, la fausse religion, celle
des « autres ». Cette dichotomie a déterminé l’histoire du regard porté par le christianisme sur
« Ils n’observent aucune religion, du moins telle que nous l’entendons ». Je cite à partir de Pedro Cieza de
León, Crónica del Perù. El señorio de los Incas, Caracas, Ayacucho, 2005, p. 83.
4
« … et je crois qu’aisément ils se feront chrétiens, car il m’a paru qu’ils n’étaient d’aucune secte » ; cf. C.
Colomb, La Découverte de l’Amérique. I. Journal de bord. 1492-1493, traduit par S. Estorach, M. Lequenne,
Paris, La Découverte, 1993, à la date du 11 octobre 1492. Sur cette observation de Colomb, cf. Smith, Relating
Religion, p. 194, n. 1.
5
Cf. R. Pané, Relation de l’histoire ancienne des Indiens, traduit de l’italien, présenté et annoté par A. Ughetto,
Paris, La Différence, 1992.
6
C. Bernand, S. Gruzinski, De l’idolâtrie. Une archéologie des sciences religieuses, Paris, Seuil, 1988
(l’expression apparaît notamment en 4e de couverture).
7
Qu’il suffise ici d’évoquer les mots par lesquels Augustin ouvre son De vera religione, rédigé en 391 : cum
omnis vitae bonae ac beatae via in vera religione sit constituta, qua unus deus colitur, et purgatissima pietate
cognoscitur principium naturarum omnium, a quo universitas et inchoatur et perficitur et continetur. Sur la
réinterprétation chrétienne de la notion de religio, cf. P. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris,
Seuil, 2004, pp. 203-206.
8
Cf. J.-C. Schmitt, « Les idoles chrétiennes », in Rencontres de l’École du Louvre. L’idolâtrie, Paris, La
Documentation française, 1990, pp. 107-118, ici p. 107. Sur l’émergence de ce discours, voir G. G.
Stroumsa, « Tertullian on idolatry and the limits of tolerance », in G. N. Stanton, G. G. Stroumsa (éds.),
Tolerance and Intolerance in Early Judaism and Christianity, Cambridge ‒ New York, Cambridge University
Press, 1998, pp. 173-184 ; Id., Barbarian Philosophy, The Religious Revolution of Early Christianity, Tübingen,
Mohr Siebeck, 1999, pp. 100-110.
3
13
toutes les formes d’altérité religieuse qu’il a été appelé à rencontrer. Dans l’Occident
médiéval, c’est l’Islam qui figure le modèle actualisé de l’idolâtrie antique9. Avec la Réforme,
ce seront les Catholiques10. Dans le même temps, l’Amérique va désormais fournir un
nouveau terrain d’investigation, où les modèles apologétiques élaborés par les Pères pourront
être remis au goût du jour11. Dans l’équation qui émerge entre idolâtries antiques et modernes,
se dessinent les prémisses d’une véritable histoire comparée des religions12.
Avec les Lumières, la notion d’idolâtrie a lentement sombré dans la désuétude13. On
doit notamment à Voltaire un article important sur les notions d’idole et d’idolâtrie, publié
dans le Dictionnaire philosophique et dans l’Encyclopédie14. Voltaire pose d’emblée qu’il
n’est d’idolâtrie que dans le regard sur l’« autre ». Le mot idolâtre, écrit-il, est une « injure, un
terme outrageant, tel que celui de gavaches que les Espagnols donnaient autrefois aux
Français, et celui de marranes que les Français donnaient aux Espagnols. » Les Grecs, les
Romains, n’étaient pas idolâtres, ils étaient polythéistes15. Et Voltaire ajoute : « Si on avait
demandé au sénat de Rome, à l’aréopage d’Athènes, à la cour des rois de Perse : “Êtes-vous
idolâtres ?” ils auraient à peine entendu cette question. Nul n’aurait répondu : “nous adorons
Cf. J. V. Tolan, Les Sarrasins. L’islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2003,
pp. 158-192.
10
Cf. C. M. N. Eire, War Against the Idols. The Reformation of Worship from Erasmus to Calvin, Cambridge ‒
New York, Cambridge University Press, 1986, pp. 5-7.
11
Cf. Bernand, Gruzinski, De l’idolâtrie, pp. 41-74.
12
Cf. P. Borgeaud, « Le problème du comparatisme en histoire des religions », Revue européenne des sciences
sociales XXIV. 72 (1986), pp. 59-75 ; Id., Aux origines, pp. 188-213. Désormais, cf. également G. G. Stroumsa,
A New Science. The Discovery of Religion in the Age of Reason, Cambridge MA ‒ London, 2010, Harvard
University Press, pp. 14-38.
13
Cf. Bernand, Gruzinski, De l’idolâtrie, pp. 195-232 ; J.-P. Rubiés, « Theology, Ethnography, and the
Historicization of Idolatry », Journal of the History of Ideas 67.4 (2006), pp. 571-596.
14
Sur le Dictionnaire, publié clandestinement pour la première fois à Genève, en juillet 1764, et brûlé dans la
même ville le 24 septembre, cf. C. Mervaud, Le Dictionnaire philosophique de Voltaire, Oxford – Paris, Voltaire
Foundation – Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008. Je cite ici à partir de Voltaire, Dictionnaire
philosophique, C. Mervaud (éd.), 2 vols., Oxford, Voltaire Foundation, 1994, vol. 1, pp. 205-228 (« Idole,
idolâtre, idolâtrie »). Le même article (à peu de choses près) est également publié dans l’Encyclopédie, vol. 8
(1765), pp. 500-504.
15
Le mot est dans l’air du temps, cf. F. Schmidt, « Naissance des polythéismes (1624-1757) », Archives des
sciences sociales des religions 59.1 (1985), pp. 77-90 ; Id., « Les polythéismes : dégénérescence ou progrès ? »,
in F. Schmidt (éd.), L’impensable polythéisme. Études d’historiographie religieuse, Paris, Éditions des Archives
contemporaines, 1988, pp. 13-91.
9
14
des images, des idoles”. On ne trouve ce mot idolâtre, idolâtrie, ni dans Homère, ni dans
Hésiode, ni dans Hérodote, ni dans aucun auteur de la religion des Gentils ».
La déconstruction de la catégorie d’idolâtrie passe, chez Voltaire, par une réification
radicale. En l’occurrence par l’étymologie : « Idole, du grec eidos, figure ; eidolos [sic],
représentation d’une figure ; latreuein, servir, révérer, adorer ». L’étymologie est une forme
d’ekphrasis linguistique ; elle décrit la matière avec laquelle le mot est construit. Mais entre
son sens brut et l’emploi qu’on en fait pour parler des Anciens, des Indiens ou des Turcs, il y
a toute la distance qu’induit la subjectivité du regard. Il faut rappeler le sens premier du mot
pour en chasser l’équivoque. L’idolâtrie, c’est le fait d’adorer une image, une idole. Or, écrit
Voltaire, « les Grecs et les Romains se mettaient à genoux devant des statues, leur donnaient
des couronnes, de l’encens, des fleurs, les promenaient en triomphe dans les places
publiques ». Mais les Catholiques, qui ont sanctifié ces coutumes, ne se disent point idolâtres.
Démystifiée, ramenée à son sens propre, la notion d’idolâtrie est désormais ouverte à la
comparaison. C’est-à-dire à cette forme de comparaison qui vise à relativiser nos propres
coutumes. Le palladium d’Athéna était-il si différent de la sainte ampoule ? La différence
n’est pas que les Anciens avaient des images et que les Catholiques n’en ont pas, mais bien
« que leurs images figuraient des êtres fantastiques dans une religion fausse, et que les images
chrétiennes figurent des êtres réels dans une religion véritable ». Personne n’est dupe de
l’ironie. Traduite en nos termes, la catégorie d’idolâtrie finit par se dissoudre et révéler ce
qu’elle est, un gros mot, une injure, sans valeur objective. Rien ne peut mieux mettre la chose
en lumière que de donner la parole à l’autre :
Les musulmans qui remplissent la Grèce, l’Asie-mineure, la Syrie, la Perse, l’Inde
et l’Afrique, appellent les chrétiens idolâtres, giaours, parce qu’ils croient que les
chrétiens rendent un culte aux images. Ils brisèrent plusieurs statues qu’ils
trouvèrent à Constantinople, dans Sainte-Sophie et dans l’église des Saints15
Apôtres et dans d’autres, qu’ils convertirent en mosquée. L’apparence les trompa
comme elle trompe toujours les hommes, et leur fit croire que des temples dédiés
à des saints qui avaient été hommes autrefois, des images de ces saints révérées à
genoux, des miracles opérés dans ces temples, étaient des preuves invincibles de
l’idolâtrie la plus complète.
À bien réfléchir, les Turcs, qui appellent les Chrétiens idolâtres sont plus excusables que nous
qui, il y a peu de siècles encore, appelions les pays musulmans la Paganie « et traitions
d’idolâtres, d’adorateurs d’images, un peuple qui a les images en horreur ». On n’est jamais
que l’idolâtre de l’autre, en somme. Comme l’écrit encore Voltaire dans l’Essai sur les
mœurs : « Les nations idolâtres sont donc comme les sorciers : on en parle, mais il n’y en eut
jamais » ; et on ferait mieux de « ne point parler au hasard »16. La vraie question, pour
Voltaire, est évidemment celle de la tolérance. La tolérance inclusive des anciens
polythéistes, dont les prêtres ne songeaient qu’à multiplier les offrandes et les sacrifices,
s’oppose à l’intransigeance de ceux qui les qualifient d’idolâtres17. En arrachant les notions
d’idole et d’idolâtrie à leurs fausses acceptions, Voltaire rend aux Anciens ce dont la
polémique chrétienne les avait dépourvus : une religion.
LA RÉVOLUTION SOCIOLOGIQUE
Carlo Ginzburg a souligné l’importance, chez Voltaire, de ce procédé littéraire que le critique
russe Victor Chkolvski appelait estrangement (ostrananie)18. L’estrangement, rappelle
Voltaire, Essai sur les mœurs, dans l’édition Garnier, Paris, 1883, Tome 11, p. 86.
C’est là un paradigme qu’a construit le XVIIIe siècle.
18
C. Ginzburg, Le fil et les traces. Vrai faux fictifs, Paris, Verdier, 2010, pp. 175-181 ; également Id., À distance.
Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001, chap. 1 (« L’estrangement. Préhistoire d’un
procédé littéraire »). Cf. notamment V. Chklovski, « L’art comme procédé », in T. Todorov (éd.), Théorie de la
littérature. Textes des Formalistes russes, Paris, Seuil, 20012, pp. 75-97.
16
17
16
Ginzburg, « transforme quelque chose de familier ‒ un objet, un comportement, une
institution ‒ en quelque chose d’étrange, d’insensé, de ridicule »19. On pensera notamment à
cette innoncente remarque, formulée par l’un des épistoliers inventés par Montesquieu : « Le
pape est le chef des chrétiens. C’est une vieille idole qu’on encense par habitude » (Lettre
XXIX). Les Lettres persanes fonctionnent elles aussi sur une forme d’estrangement, sur le
principe d’un détour, d’une mise à distance qui permet de refouler au dehors la responsabilité
des propos irrévérencieux. Comme l’écrit Jean Starobinski : « L’excuse cousue de fil blanc,
qui met au compte de la surprise persane les traits les plus mordants, libère un franc-parler
que rien n’arrête. L’insolence bénéficie de l’immunité que l’on accorde à quiconque vient du
dehors, libre de tout lien et de toute obligation. »20 Le voyageur persan est au bénéfice de son
œil ingénu. Tout peut être pour lui sujet d’étonnement et d’admiration.
On se souvient que Montaigne déjà, dans son essai sur les Cannibales, avait attribué à
trois Brésiliens débarqués à Rouen, une critique sévère des inégalités de la société
européenne. Après avoir rencontré le roi et sa cour, on leur demanda ce qui, de tout ce qu’ils
avaient vu, leur paraissait le plus admirable. Leur réponse est bien connue :
Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange, que tant de grands hommes
portant barbe, forts et bien armés, qui étaient autour du Roi (…) se soumissent à
obéir à un enfant, et qu’on ne choisissait plutôt quelqu’un d’entre eux pour
commander : Secondement (ils ont une façon de leur langage telle qu’ils nomment
les hommes, moitié les uns des autres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi
nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leur
moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et
trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une
19
Ginzburg, Le fil et les traces, pp. 175-176.
J. Starobinski, Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris,
Gallimard, 1989, chap. III (« Exil, Satire, Tyrannie : Les Lettres persanes »), ici p. 94.
20
17
telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs
maisons.21
Chez Voltaire, le Brésil se déplace vers les rives du Mississipi, et les trois cannibales
brésiliens deviendront quatre sauvages rencontrés à Fontainebleau22. Mais le principe
demeure. Par la parole de l’autre, l’on peut dénoncer le vrai scandale cannibale, l’absurdité
des inégalités sociales, de la guerre, du « monde comme il va ».
Le décentrement fait tomber masques et faux-semblants. La fausse naïveté qui confine à
la caricature jette soudain une froide lumière sur les choses. Les mots, eux aussi, sont soumis
au détour. Les Persans de Montesquieu, écrit Starobinski, semblent victimes d’aphasie. Les
mots leur manquent pour décrire ce monde qu’ils découvrent et les objets qu’il contient. Il
faut traduire, ou redéfinir par une longue périphrase, l’objet que le lecteur, non sans sourire, a
depuis longtemps reconnu. Une bulle papale devient ainsi un « grand écrit », et le pape luimême n’est plus qu’une antique idole. Le détour démystifie, il « désacralise les objets jusquelà sacrés, en les ressaisissant dans la langue profane »23.
L’estrangement, chez Voltaire, passe par Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de
Gulliver24. Dans les poches du géant, les habitants de Lilliput découvrent un objet
merveilleux, rattaché au veston par une grosse chaîne d’argent :
Nous avons appliqué cette machine à nos oreilles ; elle faisait un bruit continuel, à
peu près comme celui d’un moulin à eau, et nous avons conjecturé que c’est ou
quelque animal inconnu, ou la divinité qu’il adore ; mais nous penchons plutôt du
côté de la dernière opinion, parce qu’il nous a assuré (si nous l’avons bien
21
Montaigne, « Des Cannibales » (Essais I,31). Je cite à partir de F. Lestringant, Le Brésil de Montaigne. Le
Nouveau Monde des « Essais » (1580-1592), Paris, Chandeigne, 2005, p. 129.
22
Voltaire, Dictionnaire philosophique, s.v. « anthropophages », dans l’édition Mervaud, p. 346.
23
Starobinski, Le Remède dans le mal, pp. 99-100.
24
Cf. Ginzburg, Le fil et les traces, pp. 179-180.
18
entendu, car il s’exprimait fort imparfaitement) qu’il faisait rarement aucune
chose sans l’avoir consultée.25
Le temps lui aussi est devenu une idole. Mais au-delà du procédé littéraire, la question de
l’estrangement, ou de la défamiliarisation, est au cœur du récit de Gulliver. Au retour de son
dernier voyage, celui-ci ne peut plus voir le monde des hommes autrement que comme le
règne de bêtes sauvages et répugnantes. Le détour l’a définitivement rendu étranger aux
siens ; il a inversé son ordre des valeurs. Après avoir connu parmi les chevaux (les
Houyhnhnms) la civilisation véritable, Gulliver ne peut jeter sur ses congénères qu’un regard
plein de dégoût.
Dans le roman voltairien, le regard éloigné peut être celui d’un Huron ingénu, ou d’un
autre géant venu, lui, de l’étoile Sirius. Pour Micromégas, la Méditerranée n’est qu’une mare,
et l’Océan, un petit étang. Les hommes, eux, ne sont que des atomes, des insectes invisibles
doués de la parole. Le visiteur de l’espace découvre que ces animaux microscopiques se
rassemblent par milliers, couverts de chapeaux, pour en tuer des milliers d’autres, couverts de
turbans. Ils s’égorgent mutuellement, pour un minuscule tas de boue que se disputent deux
d’entre eux que les autres n’ont jamais vus : un dénommé César et un dénommé Sultan. La
perspective infiniment lointaine de Micromégas ne peut que rendre ridicule et absurde les
combats perpétuels que se livrent les hommes. Ici aussi le détour rend étrange ce qui était
familier. Le décentrement du regard permet de relativiser.
Dans ses Gifford Lectures, Werner Jaeger a montré comment émerge, au sein du
monde grec archaïque et jusque chez les Sophistes, cette prise de distance qui permettra
d’interroger la religion elle-même, comme une institution humaine26. On pensera notamment,
à propos des images, à cette phrase de Xénophane, que cite Clément d’Alexandrie : « Si les
25
J. Swift, Voyages de Gulliver, Paris, Firmin Didot, 1828, Tome 1er, p. 71.
Cf. W. Jaeger, The Theology of the Early Greek Philosophers. The Gifford Lectures 1936, Oxford, Clarendon
Press, 1947.
26
19
bœufs, et les lions avaient aussi des mains, et si avec ces mains ils savaient dessiner, et
savaient modeler les œuvres d’art que les hommes façonnent, les chevaux forgeraient des
dieux chevalins, et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine. »27
Carlo Ginzburg nous rappelle que l’estrangement, au-delà du procédé littéraire, est
précisément un outil de déligitimation : la déconstruction, à travers une réification aussi
radicale qu’absurde, de nos institutions et de nos évidences28. Pour bien voir, il faut savoir se
faire persan. C’est ce retournement du regard que Roger Caillois a appelé, dans sa préface aux
Œuvres complètes de Montesquieu, la « révolution sociologique », c’est-à-dire cette
« démarche de l’esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regarder
du dehors et comme si on la voyait pour la première fois. L’examinant alors comme on ferait
d’une société d’Indiens ou de Papous, il faut se retenir sans cesse d’en trouver naturels les
usages et les lois. Il s’agit d’oser considérer comme extraordinaires et difficiles à entendre ces
institutions, ces habitudes, ces mœurs, auxquelles on est si bien accoutumé dès sa naissance et
qu’on respecte si fort et si spontanément qu’on n’imagine pas la plupart du temps qu’elles
pourraient être autrement »29.
Cette révolution du regard suppose une forme de schizophrénie, ou de dédoublement.
La possibilité de poser un regard du dehors sur sa société, un regard à partir duquel celle-ci
pourra être envisagée autre qu’elle est, telle qu’elle a peut-être été, ou telle qu’elle peut
parfois encore être ailleurs. Cette révolution marque une rupture, ou une désolidarisation à
l’égard de sa propre société, tout en instaurant un nouveau régime d’appréhension à travers
lequel toute réalité, toute institution, coutume ou norme, ne pourra plus apparaître que sous un
jour étrange.
Xénophane, fr. 15 (Clem. Alex. Strom. V,109,3 ; trad. Dumont). Sur la critique de l’anthropomorphisme chez
les Presocratiques, cf. C. Clerc, Les théories relatives au culte des images chez les auteurs grecs du IIe siècle
après J.-C., Paris, Fontemoing & Cie., 1915, pp. 89-123 ; Borgeaud, Aux origines, pp. 25-41.
28
C. Ginzburg, À distance, p. 29.
29
R. Caillois dans Montesquieu, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1949, Tome 1, p. v.
27
20
CONSTRUIRE L’« AUTRE »
Dans l’Apothéose du Capitaine Cook, l’anthropologue d’origine sri-lankaise Gananath
Obeyesekere déconstruit le mythe colonial, selon lequel les indigènes prenaient les
explorateurs blancs pour des dieux30. La tradition aussi bien européenne qu’hawaïenne veut
en effet que le Capitaine Cook, débarqué sur l’île d’Hawaii le 17 janvier 1779, ait été
interprété par les Hawaïens comme une manifestation du dieu Lono. Dans un article célèbre,
Marshall Sahlins proposait de rendre compte de la mort brutale de Cook, quelques semaines
après son arrivée, à la lumière de cette interprétation31. Lono (Cook), en effet, est un dieu qui
meurt. Pour Sahlins, la mort du Capitaine Cook révélait une convergence absolument
exceptionnelle entre structure (mythe) et histoire. L’arrivée de Cook (l’évènement) pouvait
être traduite par les indigènes comme le retour de Lono, qui accompagne chaque année les
pluies hivernales (le mythe). Pour que les hommes puissent s’approprier les pouvoirs de
fécondité du dieu, celui-ci devra être sacrifié. La mort du dieu ouvre le Nouvel an. Dans la
première partie du XIXe siècle, les témoignages se succèdent, laissant entendre que les os du
Capitaine Cook étaient encore portés en procession, chaque année, lors des cérémonies en
l’honneur de Lono (le festival du Makahiki).
Pour Obeyesekere, il est toutefois exclu que les Hawaïens aient pu confondre Lono
avec un capitaine de vaisseau anglais et son équipage à moitié mort de faim. C’est là une
insulte au bon sens des Hawaïens. Sahlins ne fait que perpétuer un mythe européen,
impérialiste et ethnocentrique, qui fait violence aux « rationalités indigènes ». Ce mythe,
30
G. Obeyesekere, The Apotheosis of Captain Cook : European Mythmaking in the Pacific, Princeton NJ,
Princeton University Press, 1992.
31
M. Sahlins, « The apotheosis of Captain Cook », Kroeber Anthropological Society Papers 53/54 (1978), pp. 131 = « L’apothéose du Capitaine Cook », in M. Izard, P. Smith (éds.), La fonction symbolique. Essais
d’anthropologie, Paris, Gallimard, 1979, pp. 307-339. Le texte est repris dans M. Sahlins, Des îles dans
l’histoire, Paris, Gallimard – Seuil, 1989 (Islands of History, Chicago, The University of Chicago Press, 1987),
chap. 4. Cf. également Id., Historical Metaphors and Mythical Realities. Structure in the Early History of the
Sandwich Islands Kingdom, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1981.
21
enraciné dans l’imaginaire européen de la Découverte, infantilise les indigènes, incapables
d’interpréter autrement qu’en des termes surnaturels la supériorité culturelle de leurs
conquérants. Colomb et Cortèz étaient des dieux, venus d’au-delà des mers. C’est là un mythe
que les indigènes n’ont pas créé, postule Obeyesekere, mais que les Européens ont créé pour
eux. Invoquant l’expérience de sa propre indigénéité, Obeyesekere affirme l’universalité,
biologiquement fondée, du pragmatisme rationnel. La mort du Capitaine Cook ne résulte pas
d’une naïve confusion entre mythe et réalité. Elle trouve son sens dans les circonstances et les
conflits politiques qui entourent l’arrivée de Cook dans l’archipel hawaïen.
Sahlins, dont on ne saurait réduire l’analyse à une simple répétition de la mentalité
prélogique du premier Lévy-Bruhl32, avait en vérité déjà répondu à un tel argument, et montré
que l’interprétation de Cook en Lono répondait en fait à des impératifs pragmatiques : dans un
jeu de conflits structurels qui opposaient, à Hawaii, les chefs aux prêtres, ces derniers avaient
délibérément chercher à faire coïncider, en la personne de Cook, mythe et réalité. Pour
Sahlins, l’interprétation de Cook en Lono est intentionnellement développée et promue par les
prêtres du dieu. En favorisant l’interprétation de Cook en Lono, les prêtres pouvaient
objectifier de manière inédite l’antagonisme cosmogonique opposant ‒ durant le Makahiki ‒
la puissance fécondante du dieu Lono à la puissance guerrière du dieu Ku (incarnée par le
roi).
Face à l’attaque de son homologue de Princeton, l’anthropologue chicagoen a consacré
un livre à la réfutation de ses thèses33. Sahlins relève point par point les erreurs
d’interprétation qui entachent l’analyse d’Obeyesekere, avant d’en saper les fondements
32
Cf. J. Wirth, « La fin des mentalités. Conférence prononcée le 19 mai 1988 au Palais Universitaire de
Strasbourg », Les Dossiers du Grihl (en ligne, mis à jour le 24 mai 2007). Consulté le 24 janvier 2012 :
[http://dossiersgrihl.revues.org/284], § 4-5 et n. 3.
33
M. Sahlins, How « Natives » Think : About Captain Cook, for Example, Chicago, The University of Chicago
Press, 1995. On trouvera une excellente discussion sur cet important débat chez F. Zimmermann, « Sahlins,
Obeyesekere et la mort du capitaine Cook », L’Homme 146 (Avril-Juin 1998), pp. 191-205. Cf. aussi A.
Hannoum, « L’interprétation anthropologique de l’histoire. La mort du capitaine Cook (suite) », L’Homme 148
(1998), pp. 225-229.
22
épistémologiques, qu’il considère comme le produit d’une philosophie sensualiste
occidentale : « Obeyesekere’s “practical rationality” is a common or garden variety of the
classic Western sensory epistemology : the mind as mirror of nature » (on pensera à
Rousseau, notamment). En attribuant aux Hawaïens du XVIIIe siècle une rationalité
bourgeoise et universelle, Obeyesekere leur refuse tout particularisme culturel. Ce faisant il
étouffe, pour Sahlins, la voix des indigènes (alors même qu’il prétend la leur rendre). Les
données hawaïennes allant dans le sens d’une interprétation de Cook en Lono sont rejetées,
parce qu’à priori contaminées par le mythe occidental de l’homme blanc divinisé. Mais
comment, répond Sahlins, ces mêmes Hawaïens dont le bon sens interdisait de voir le
Capitaine Cook comme une incarnation de leur dieu, pourront-ils bientôt faire leur, le mythe ‒
européen, cette fois ‒ d’un dieu fait homme en la personne de Jésus-Christ ? Pour Sahlins,
Obesekere substitue à la culture hawaïenne traditionnelle un pragmatisme universel, tout en
faisant d’eux les dupes d’une idéologie européenne.
Comme le relevait Clifford Geertz, les visions des deux anthropologues sont
irréconciliables34. Le débat qui les oppose porte moins, en effet, sur les circonstances
historiques de la mort du Capitaine Cook que sur la question, autrement plus fondamentale, de
la manière dont on donne sens à l’autre, et à sa différence. Ou, autrement dit, sur comment
l’on rapporte l’« autre » à soi. L’« autre » est-il d’abord un autre comme nous ‒ mais
qu’emprisonnés dans nos cadres conceptuels nous n’arrivons pas à voir comme tel ? Ou
l’« autre » doit-il être accepté comme « autre », avec sa raison propre ? Le débat entre
Marshall Sahlins et Gananath Obeyesekere révèle la fracture entre la reconnaissance du
relativisme culturel d’une part, et le postulat d’une capacité de jugement, empirique et
universelle, de l’autre.
34
C. Geertz, « Culture War », The New York Review of Books (nov. 1995). Consulté le 24 janvier 2012 :
[http://www.nybooks.com/articles/archives/1995/nov/30/culture-war/?pagination=false].
23
C’est un lieu commun de l’anthropologie que d’affirmer que chaque société établit une
dichotomie fondamentale entre « nous » et les « autres ». Comme l’a rappelé Claude LéviStrauss, dans un texte bien connu : « L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe
linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites
primitives se désignent d’un nom qui signifie les “hommes” (ou parfois – dirons-nous avec
plus de discrétion – les “bons”, les “excellents”, les “complets”), impliquant ainsi que les
autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature –
humaines, mais sont tous composés de “mauvais”, de “méchants”, de “singes de terre” ou
d’“œufs de poux”. »35 L’anthropologue américain Robert Redfield proposait une vision un
peu plus nuancée de cette nécessaire distinction, par laquelle chaque société constitue son
identité propre : « (…) It is probably safe to say that among the groupings of people in every
society are always some that distinguish people who are my people, or are more my people,
from people who are not so much my people. The We-They difference, in some form, arranges
the human elements on the universal stage. »36
L’altérité peut, dans cette perspective, se décliner en une infinité de possibles,
l’identité d’une société se concevant à travers autant d’équations différentielles. Car il
convient de rappeler que le problème de l’altérité, et donc de l’identité qu’elle dessine en
creux, ne se pose que rarement face à une altérité réelle, une altérité de nature ‒ l’homme face
à l’animal, notamment ‒ mais d’abord et précisément lorsqu’il y a toutes les apparences d’une
identité, au sens, cette fois, de ce qui est même, identique. Des hommes face à d’autres
hommes, qui doivent énoncer les critères qui les différencient les uns des autres, voire définir
ontologiquement pourquoi l’autre est « autre » et nous sommes « nous ». La relation à
l’« autre » n’est jamais essentielle, mais toujours construite, relative. Comme l’écrit Jonathan
35
C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gallimard, 1987 (1952), p. 21. Cf. néanmoins Id., La pensée sauvage,
Paris, Plon, 1962, p. 220. On pourra lire à ce sujet J.-M. Benoist « Facettes de l’identité », in C. Lévi-Strauss
(éd.), L’identité, Paris, PUF, 2000 (1977), pp. 13-23.
36
R. Redfield, The Primitive World and its Transformations, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1965, p. 92.
24
Z. Smith, en partant de ce même texte de Robert Redfield que nous avons cité : « …while
difference or otherness may be perceived as being either like-us or not like-us, it becomes
most problematic when it is too-much-like-us or when it claims to be us. It is here that the
real urgency of theories of the other emerges, called forth not so much by a requirement to
place difference, but rather by an effort to situate ourselves. This, then, is not a matter of the
far but preeminently of the near. The deepest intellectual issues are not based upon
perceptions of alterity, but, rather, of similarity, at times, even, of identity. »37 Plus qu’une
réalité, la différence donne sens, elle est, comme le dirait encore Lévi-Strauss,
bonne à
penser ».
PARCOURS
Dès le premier regard que les Grecs ont porté sur le judaïsme, les Juifs apparaissent comme
un peuple de philosophes dédiés à un culte cosmique, dépourvu de représentations de la
divinité. Dans le premier chapitre nous montrerons comment cette image participe en vérité
d’un imaginaire grec (puis romain), celui d’un âge qui précède la religion instituée, un âge
primitif dont les coutumes des peuples barbares peuvent être envisagées comme autant de
vestiges. Le « mythe de l’aniconisme » ‒ selon la formule de l’historien de l’art David
Freedberg ‒ fournit le cadre conceptuel dans lequel les Juifs seront situés dès la fin du IV e
siècle avant notre ère, comme modèle alternatif d’archaïsme barbare en contraste radical avec
la coutume grecque. L’« aniconisme » des Juifs marque la distance qui les sépare du nomos
grec. Dans le même temps, il invite les Grecs à une réflexion critique, et essentiellement
37
Smith, Relating Religion, p. 245.
25
philosophique, sur leurs propres nomoi, voire sur la distance qui les sépare eux-mêmes d’une
religion kata ten physin.
Comme nous le verrons, l’absence d’image dans le temple de Jérusalem a également
pu produire d’autres formes de discours, de variations sur le vide, des discours parfois plus
hostiles et dans lesquels le dieu des Juifs prend éventuellement la forme d’un âne, animal
typhonien, bruyant, chaotique, ennemi de l’ordre établi. Un discours qui rencontre notamment
un écho particulier dans la Rome des Flaviens.
Le second chapitre de la présente étude propose une investigation du côté de la
violence à l’égard des images en tant que marqueurs de l’altérité religieuse. Du côté grec, en
prolongement d’une certaine pensée égyptienne qui développe la problématique de l’impureté
rituelle de l’envahisseur asiatique, se construit une représentation qui fait des Juifs également
un peuple athée, voire iconoclaste. Les Juifs, à l’inverse, voient le roi séleucide Antiochos
Épiphane, ou l’empereur romain Caligula, comme les représentants d’un pouvoir qui veut les
déposséder de leur identité en cherchant à leur imposer l’image. Les structures qui soustendent ces représentations nous entraînent en direction du traumatisme de l’invasion perse
chez les Grecs, et de toutes les invasions orientales, chez les Égyptiens et, du côté juif, en
direction du mythe biblique de la conquête de Canaan, et de ses possibles résonnances dans le
contexte hellénistique.
Les guerres hasmonéennes représentent un point culminant, au IIe siècle avant notre
ère, dans lequel se croisent ces perceptions, antagonisme entre deux regards sur l’attitude des
Juifs face aux images, aux temples et aux dieux, et nous amènent à interroger les liens entre
violence, guerre et religion.
Dans le troisième chapitre, nous aurons l’occasion d’évoquer quelques manières
judéo-hellénistiques de penser l’identité des Juifs et du judaïsme en relation notamment aux
Grecs et aux Égyptiens. À partir de l’image d’un « triangle théologique » dont les angles
26
seraient constitués de la norme respective des Grecs, des Égyptiens et des Juifs, nous
interrogerons les transformations de cette identité, la construction de typologies à même de
classer l’« autre » et sa religion, et la manière dont la thématique de l’image en est venue à
marquer une frontière nette entre « religion » et « idolâtrie ».
C’est dans le dernier chapitre que nous interrogerons précisément la notion d’idolâtrie,
non pas (répétons-le) en tant que « phénomère religieux », mais au titre de discours, de
concept opératoire visant à classer tel ou tel phénomène comme relevant du vrai ou du faux,
de distinguer la religion de son contraire, d’établir une hiérarchie entre « nous » et les
« autres ». Dans ce parcours, nous aborderons les mythologies de l’image dans le monde
antique et leur réception, autour de la question des origines de l’idolâtrie, au sein du judaïsme
et du christianisme. Nous serons également intéressés à questionner la notion d’« idole », de
laquelle dérive le concept d’« idolâtrie » et l’ambiguïté de ce terme qui, dans sa
réappropriation par les traducteurs de la Bible en grec, en viendra à désigner les images des
dieux. Nous aurons aussi l’occasion d’évoquer les multiples visages que peut prendre l’idole
et, partant, l’idolâtrie, dans une histoire où se précisent les destins respectifs du judaïsme et du
christianisme.
Dans un épilogue sur le motif du veau d’or, c’est un vaste réseau diachronique de
transformation des savoirs religieux antiques que nous nous proposerons d’investiguer. À
travers ce motif sans doute emblématique, se laisse aussi découvrir quelque chose du destin de
la catégorie « idolâtrie ».
27
Chapitre 1 : Le mythe de l’aniconisme
Je le supposerai conforme de tous temps, comme je le vois aujourd’hui, marchant à deux pieds,
se servant de ses mains comme nous faisons des nôtres, portant ses regards sur toute la nature,
et mesurant des yeux la vaste étendue du ciel.
Jean-Jacques Rousseau
Dans Le pouvoir des images, David Freedberg consacre un chapitre au mythe de
l’aniconisme. Le mythe selon lequel : « Certaines cultures, généralement monothéistes ou
restées primitives, n’auraient aucune représentation, ni sculptures figuratives, ni effigies de la
divinité »1. La notion (étique, et moderne) d’aniconisme est extrêmement floue, voire
ambiguë. Le terme apparaît au XIXe siècle, sous la plume de l’historien de l’art classique
Johannes Overbeck2. Overbeck emploie le terme en vue de décrire un stade primitif de l’art et
de la religion grecs : un âge pré-iconique, antérieur au développement de la figuration
réaliste3. Les Grecs auraient d’abord vénéré les dieux sans images, ou par le biais d’arbres ou
de pierres laissés à l’état naturel. La notion d’aniconisme recouvre d’emblée deux choses
1
D. Freedberg, The Power of Images. Studies in the History and Theory of response, Chicago, University of
Chicago Press, 1991. Cité ici à partir de la traduction française : Le pouvoir des images, Paris, Gérard Monfort,
1996, p. 69.
2
Cf. M. Gaifman, « The Aniconic Image of the Roman Near East », in T. Kaizer (éd.), The Variety of Local
Religious Life in the Near East, Leiden – Boston, Brill, 2008, pp. 37-72, pp. 41-42 et Id., « Aniconism and the
Notion of the “Primitive” in Greek Antiquity », in J. Mylonopoulos (éd.), Divine Images and Human
Imaginations in Ancient Greece and Rome, Leiden – Boston, Brill, 2010, pp. 63-86, p. 65, qui renvoie à : J. A.
Overbeck, « Über das Cultusobjekt bei den Griechen in seinen ältesten Gestaltungen », Berichte über die
Verhandlungen der königlich sächsichen Akademie der Wissenschaften zu Leipzig, philologisch-historische
Klasse 16 (1864), pp.121-172 ; Id., « Über die Bedeutung des griechischen Götterbildes und die aus derselben
fliessenden kunstgeschichtlichen Consequenzen », Berichte über die Verhandlungen der königlich sächsichen
Akademie der Wissenschaften zu Leipzig, philologisch-historische Klasse 16 (1864), pp. 239-264. Ces deux
articles précèdent K. Sittl, Archäologie der Kunst. Nebst einem Anhang über die antike Numismatik, München,
Beck, 1895, auquel renvoie K. H. Bernhardt, Gott und Bild. Ein Beitrag zur Begründung und Deutung des
Bilderverbotes im Alten Testament, Berlin, Evangelische Verlagsanstalt, 1956, p. 59, suivi par T. Mettinger, No
Graven Image ? Israelite Aniconism in Its Ancient Near Eastern Context, Stockholm, Almqvist & Wiksell
International, 1995, p. 16.
3
Pour une critique de cette vision évolutive de l’art grec (que l’on rencontre déjà chez J. J. Winckelmann), cf. A.
A. Donohue, Xoana and the origins of Greek sculpture, Atlanta, Ga, Scholars Press, 1988 ; M Gaifman,
Aniconism in Greek Antiquity (à paraître chez Oxford University Press).
28
différentes : l’absence de toute image ou représentation ; la « présentification » à l’aide d’un
certain type d’objets, pas, ou peu, manufacturés, échappant à la représentation figurée4.
Dans l’Antiquité déjà, l’idée d’une évolution des formes de représentation était
énoncée notamment par Pausanias : « Dans les temps les plus anciens, partout en Grèce, des
pierres brutes, et non des statues, recevaient les marques d’honneur dues aux dieux »5. Varron
suggérait quant à lui que les premiers Romains adoraient les dieux sans images, ajoutant que
4
Selon B. Gladigow, « Anikonische Kulte », in H. Cancik, B. Gladigow, M. Laubscher (éds.), Handbuch
religionswissenschaftlicher Grundbegriffe, 5 vols., 1988-2001, vol. 1, pp. 472-473, ici p. 472 : « Mit der
Bezeichnung anikonische Kulte wird eine Gruppe von Kulten zusammengefaßt, die keine Bilder als Kultobjekte,
insbesondre in Form von anthropomorphen Bildern kennen oder zulassen. » Cette définition entretient la
possibilité d’envisager un « culte aniconique » de deux manières : 1) l’absence totale d’images de culte ; 2)
l’absence d’un certain type de représentations, i.e. des images à caractère anthropomorphe. Pierres plus ou moins
taillées, stèles, piliers, relèvent d’un mode de représentation « aniconique », au même titre que la nonreprésentation, l’absence de tout objet, le vide. Tryggve Mettinger, No Graven Image ?, p. 19, développe la
définition de Gladigow dans le sens suivant : « (Aniconism) relates to cults where, for instance, more or less
unworked stones [sic], pillars, or poles are the central cultic symbols and objects of worship ». Il propose à cet
égard de parler de « aniconic symbol », catégorie dans laquelle il place les pierre dressées et autres bétyles du
Proche-Orient ancien. Pour préciser ce qu’il entend par « symbole aniconique », Mettinger renvoie à la
sémiotique peircienne : un signe iconique implique une ressemblance entre signe et signifié ; un signe
indexologique implique une association inductive. Le « symbole aniconique » relèverait de cette seconde
catégorie. On notera que cette approche impose aux réalités antiques une distinction entre différentes formes de
présentification du divin selon des catégories modernes. Selon N. Goodman, Languages of Art. An Apporach to
a Theory of Symbols, Indianapolis – New York – Kansas City, The Bobbs-Merrill Company, Inc., 1968, p. 13
(cité par Freedberg, Pouvoir des images, pp. 71-72) : « Realistic representation, in brief, depends not upon
imitation or illusion or information but upon inculcation. Almost any picture may represent almost anything;
that is, given picture and object there is usually a system of representation, a plan of correlation, under which
the picture represents the object. How correct the picture is under that system depends upon how accurate is the
information about the object that is obtained by reading the picture according to that system. But how literal or
realistic the picture is depends upon how standard the system is. If representation is a matter of choice and
correctness a matter of information, realism is a matter of habit. » Une observation à mon sens transposable
dans le contexte des manières antiques de donner corps aux dieux. La perspective de Mettinger pose un certain
nombre de problèmes à l’historien des religons du Proche-Orient et de la Méditerranée antique, confronté à
différentes manières (selon les contextes culturels, historiques et sociaux) d’envisager la relation du signe au
signifié, ou de l’image au dieu (voire au prototype). Sans doute cette perspective permet-elle de distinguer,
même inconsciemment, « idole » et « icône », voire la Madone de marbre d’une église catholique et l’austère
croix de bois qui orne le mur d’un temple protestant. De l’aveu même de Mettinger : « our knowledge of the
theology of images in the ancient Near East is still very incomplete » (p. 22). Pour un survol, cf. S. Isles Johnston
(éd.), Religions of the Ancient World. A guide, Cambridge MA, Belknap Press of Harvard University Press,
2004, pp. 598-621. Ainsi C. Uehlinger, « Israelite Aniconism in Context », Biblica 77.4 (1996), pp. 540-549, sp.
543 : « Läßt sich zwischen Kultstatue und Massebe wirklich eine klare Grenze ziehen ? ». Pour une critique de
l’idée (héritée à la fois du corpus biblique et de la théorie platonicienne des images) qu’une représentation
« iconique » de la divinité doive impliquer la confusion du signe et du signifié, cf. C. Ando, « Signs, Idols, and
the Incarnation in Augustinian Metaphysics », Representations 73.1 (2001), pp. 24-53 ; Id., The Matter of the
Gods. Religion and the Roman Empire, chap. 2 (« Idols and their Critics »). Sur la question du lien entre image
et prototype, cf. en dernier lieu P. Borgeaud, « Dolls, idols, and other cult images », (à paraître), qui relève que,
dans le contexte polythéiste, le rapport entre l’image d’un dieu et son corps pose évidemment problème. La
question se pose également dans le contexte du judaïsme rabbinique ; cf. J. Costa, « Le corps de Dieu dans le
judaïsme rabbinique ancien. Problèmes d’interprétation », Revue de l’histoire des religions 227.3 (2010), pp.
283-316.
5
Paus. VII,22,4 : τὰ δὲ ἔτι παλαιότερα καὶ τοῖς πᾶσιν Ἕλλησι τιμὰς θεῶν ἀντὶ ἀγαλμάτων εἶχον ἀργοὶ λίθοι.
29
si cet usage avait perduré « on rendrait aux dieux un culte plus pur »6. Selon Saint Augustin,
Varron invoquait à cet égard l’exemple des Juifs7. « L’idée d’une culture sans images, écrit
Freedberg, va à l’encontre de l’expérience comme de l’histoire »8. Il n’y a pas de cultures sans
images ; il n’est que des formes différentes de cultures visuelles. Le mythe de l’aniconisme
s’inscrit dans une représentation des origines, dans l’imaginaire d’un temps qui précède
l’institution de la religion. Il participe d’un discours sur l’histoire culturelle de l’humanité, sur
les étapes d’une évolution de la nature vers la culture9. Comme le montraient déjà Arthur
Lovejoy et George Boas, ce passage du primitif au civilisé peut être interprété comme un
progrès, ou à l’inverse comme une dégénérescence (une chute) ‒ selon le degré d’idéalisation
que l’on projette sur cet âge d’or, antérieur à la société présente10.
Un motif récurrent, dans les variations antiques sur l’histoire culturelle de l’humanité,
veut que l’homme primitif ait d’abord vénéré les astres, ou les corps célestes, avant que ne
fussent inventées les images (Juifs et Chrétiens reprendront ce motif, non pas pour décrire les
origines de la religion mais, au contraire, de l’idolâtrie). Ce discours sur les origines de la
civilisation veut aussi que certaines cultures actuelles puissent être envisagées comme les
témoins de cette humanité primitive, qui précède l’invention des images. Selon Socrate, dans
le Cratyle, « les premiers habitants de la Grèce croyaient seulement aux dieux qui sont
aujourd’hui ceux de beaucoup de barbares : le soleil, la lune, la terre, les astres et le ciel »11.
6
Varron fr. 18 Cardauns (Aug. C.D. IV,31) : Dicit [Varro] etiam antiquos Romanos plus annos centum et
septuaginta deos sine simulacro coluisse. Quod si adhuc, inquit, mansisset, castius dii observarentur.
7
Varron fr. 18 Cardauns : …Cui sententiae suae testem adhibet inter cetera etiam gentem Idaeam.
8
Freedberg, Power of Images, p. 71.
9
Donohue, Xoana, pp. 206-231, a montré combien ce discours antique sous-tendait encore le discours moderne,
en particulier sur l’histoire de l’art.
10
Cf. A. O. Lovejoy, G. Boas, Primitivism and related ideas in Antiquity, New York, Octagon Books Inc., 1965
(1935). Sur le sujet des théories antiques relatives aux origines de la culture, cf. aussi T. Cole, Democritus and
the Sources of Greek Anthropology, Cleveland, Western Reserve University, 1967 ; S. Blundell, The Origins of
Civilization in Greek & Roman Thought, London – Sydney, Croom Helm, 1986. Sur les débuts d’une réflexion
grecque sur l’origine de culture et la religion, cf. W. Jaeger, The Theology of the Early Greek Philosophers. The
Gifford Lectures 1936, Oxford, Clarendon Press, 1947, chap. 10.
11
Pl. Crat. 397d (trad. Dalimier) : …οἱ πρῶτοι τῶν ἀνθρώπων τῶν περὶ τὴν Ἑλλάδα τούτους μόνους [τοὺς
θεοὺς] ἡγεῖσθαι οὕσπερ νῦν πολλοὶ τῶν βαρβάρων, ἥλιον καὶ σελήνην καὶ γῆν καὶ ἄστρα καὶ οὐρανόν. Cf. aussi
Th. I,6,6 : πολλὰ δ' ἂν καὶ ἄλλα τις ἀποδείξειε τὸ παλαιὸν Ἑλληνικὸν ὁμοιότροπα τῷ νῦν βαρβαρικῷ
30
Le mythe de l’aniconisme postule cette équation entre origines et barbarie, entre les primitifs
qui nous ont précédés et les primitifs qui nous entourent, nations encore proches selon les
mots de Montaigne ‒ de la naïveté originelle. À la fin du XIXe siècle, le comte Goblet
d’Alviella peut encore écrire dans la toute jeune Revue de l’histoire des religions :
« L’idolâtrie n’est point un culte primitif. Elle fait défaut chez les peuples placés au dernier
rang de l’échelle humaine : Boschmans [sic], Hottentots, Fuégiens, Patagons, Veddahs,
Esquimaux. »12 L’absence d’images caractérise l’enfance de l’humanité, une enfance qui se
prolonge chez les sauvages de l’ancien comme du nouveau monde.
Le mythe de l’aniconisme informe les cadres conceptuels à partir desquels va se
développer, à partir de la fin du IVe siècle avant notre ère, une pensée grecque du judaïsme.
TÂTONNEMENTS
Théophraste d’Érèse, disciple et successeur d’Aristote à la tête du Lycée, est le premier auteur
grec dont une description des Juifs nous soit parvenue13. Hérodote ne mentionnait pas les Juifs
parmi les peuples de l’écoumène dont les premiers livres de ses Histoires proposaient
διαιτώμενον (« …bien d’autres traits montreraient que le monde grec ancien vivait de manière analogue au
monde barbare actuel »).
12
Goblet d’Alviella (conte), « Des origines de l’idolâtrie », Revue de l’histoire des religions 12 (1885), pp. 1-25, ici p. 2.
13
Contre l’opinion W. Jaeger, « Greeks and Jews : The First Greek Records of Jewish Religion and
Civilization », Journal of Religion 18 (1938), pp. 127-143, qui faisait à cet égard dépendre Théophraste
d’Hécatée d’Abdère, cf. O. Murray, M. Stern, « Hecateus of Abdera and Theophrastus on Jews and Egyptians »,
Journal of Egyptian Archaeology 59 (1973), pp. 159-168 ; M. Stern, Greek and Latin Authors on Jews and
Judaism, 3 vols., Jerusalem, The Israel Academy of Sciences and Humanities, 1976-1984, vol. 1, pp. 8-9. J.
Bernays, Theophrastos’ Schrift über Frömmigkeit. Ein Beitrag zur Religionsgeschichte, Berlin, Wilhelm Hertz,
1866, p. 109, considérait déjà Théophraste comme le plus ancien témoignage sur les Juifs dans la littérature
grecque. Jaeger est néanmoins suivi par J. G. Gager, Moses in Greco-Roman Paganism, Nashville – New York,
Abingdon Press, 1972, p. 26, n. 4 ; A. Momigliano, Alien Wisdom. The Limits of Hellenization, Cambridge –
New York, Cambridge University Press, 1971, pp. 83-84 ; J.-D. Kaestli, « Moïse et les institutions juives chez
Hécatée d’Abdère », in T. Römer (éd.), La construction de la figure de Moïse/The Construction of the Figure of
Moses, Paris, Gabalda, 2007, pp. 131-143. Sur Hécatée d’Abdère, cf. infra. Sur Théophraste et les Juifs, cf.
récemment M. L. Satlow, « Theophrastus’s Jewish Philosophers », JJS 49.1 (2008), pp. 1-20, et B. Bar-Kochva,
The Image of the Jews in Greek Literature. The Hellenistic Period, Berkeley – Los Angeles – London, The
University of California Press, 2010, pp. 15-39.
31
l’inventaire. Tout juste signalait-il que les Phéniciens et les Syriens de Palestine devaient aux
Égyptiens la pratique de la circoncision14. Cette allusion intervient à titre d’exemple : il s’agit
de montrer que les Colques, installés aux frontières de la Thrace, sont vraisemblablement
d’origine égyptienne ; voire qu’ils descendent de colons égyptiens implantés là par le
légendaire pharaon Sésostris. La pratique de la circoncision qu’ils n’ont pu emprunter à aucun
voisin, prouve cette parenté. Car seuls les Égyptiens, et à la rigueur les Éthiopiens, ont de tout
temps pratiqué la circoncision. Les autres peuples qui partagent cet usage n’ont fait, nous dit
Hérodote, que l’emprunter à ceux-là. Dans cette ethnologie hérodotéenne qui érige le monde
en système15, les Juifs ‒ avant même d’être véritablement repérés et identifiés ‒ sont pour
ainsi dire déjà prédéterminés dans leur rapport au nomos égyptien.
L’Égypte est par excellence la terre des origines. Regarder vers l’Égypte, c’est en
quelque sorte, pour un Grec, remonter dans le temps ‒ selon l’expression de François
Hartog16. C’est en Égypte que s’est conservée la mémoire d’une Athènes que les Athéniens
eux-mêmes ont depuis longtemps oubliés ; cette Athènes qui, il y a plus de neuf mille ans, osa
défier les Atlantes17. L’Égypte est une terre immuable, où rien ne change, et n’a jamais
changé18. À ce titre, le voyage d’Égypte relève d’une forme d’« archéologie », qui permet au
Grec de découvrir les vestiges de son propre passé. En Égypte, Hérodote remonte plus
précisément aux sources de la religion grecque (ce qui, comme le relève Hartog, ne confère
Hdt. II,104 : Φοίνικες δὲ καὶ Σύριοι οἱ ἐν τῇ Παλαιστίνῃ καὶ αὐτοὶ ὁμολογέουσι παρ' Αἰγυπτίων μεμαθηκέναι.
Pour Flavius Josèphe, il ne fera guère de doute que ces Syriens de Palestine mentionnés ici ne pouvaient qu’être
les Juifs ; cf. AJ VIII,262 ; CA I,168. Cette opinion est d’ailleurs aussi celle de Stern, Greek and Latin authors,
vol. 1, p. 3. L’expression Suroi oi en têi Palaistinêi apparaît également en Hdt. VII,89.
15
Cf. J. Redfield, « Herodotus the Tourist », Classical Philology 80.2 (1985), pp. 97-118, sp. 106 et, de manière
générale, F. Hartog, Le miroir d’Hérodote : essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980.
16
F. Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996, p. 55. Sur les
représentations grecques de l’Égypte, cf. C. Froidefond, Le mirage égyptien dans la littérature grecque
d’Homère à Aristote, Gap, Ophrys, 1971 ; F. Hartog, « Les Grecs égyptologues », Annales 41.5 (1986), pp. 953967 (repris et développé dans Hartog, Mémoire d’Ulysse, pp. 49-86).
17
Pl. Ti. 20e-25d.
18
Cf. Hdt. II,142.
14
32
toutefois aux Égyptiens aucune supériorité culturelle)19. Les noms des dieux, nous dit-il, sont
d’origine égyptienne20. Selon Isocrate, c’est d’Égypte que Pythagore aurait rapporté la
philosophie21. Idéalement située, baignée par les eaux fertiles du Nil qui rendent le sol
naturellement fécond, l’Égypte d’Isocrate apparaît comme la terre d’un âge d’or, où les
hommes peuvent sans contrainte jouir de leur bonheur (eudaimonia)22. Avant l’expérience de
Psammétique (qui fit élever des enfants à l’écart de tout contact humain pour voir quelle
langue ils parleraient spontanément), les Égyptiens se croyaient d’ailleurs, rapporte Hérodote,
le plus ancien peuple sur terre23.
Pour Aristote, les Égyptiens sont bien archaiotatoi, « les plus anciens »24. Et
Théophraste, son disciple, considère que c’est en Égypte, cette « terre sacrée » fondée par le
Nil, qu’en des temps immémoriaux les hommes offrirent pour la première fois aux dieux les
prémices de la terre25.
Le traité Sur la piété, rédigé par Théophraste dans le dernier quart du IVe siècle avant notre
ère, est essentiellement une critique de la religion traditionnelle. Une critique qui repose sur
une déconstruction historique du sacrifice grec26. Il s’agit de démontrer que le sacrifice
Cf. Hdt. II,50-51; 58; 82 ; 171. Hartog, Mémoire d’Ulysse, pp. 60-63.
Sur cette question, cf. P. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, Seuil, 2004, pp. 51-55, et les
références p. 228, n. 32. Désormais, cf. également C. Calame, « Hérodote, précurseur du comparatisme en
histoire des religions ? Retour sur la dénomination et l’identification des dieux en régime polythéiste », in F.
Prescendi, Y. Volokhine (éds.), Dans le laboratoire de l’historien des religions. Mélanges offerts à Philippe
Borgeaud, Genève, Labor et Fides, 2011, pp. 263-274.
21
Isoc. Bus. 22 ; 28.
22
Ibid., 12-14. Cf. Hes. Op. 116-119.
23
Cf. Hdt. II,2.
24
Arist. Mete. I,14,353.
25
Fr. 2 Pötscher (Porph. Abst. II,5,1).
26
À ce sujet, voir l’étude fondamentale de D. Obbink, « The Origin of Greek Sacrifice : Theophrastus on
Religion and Cultural History », in W. W. Fortenbaugh, R. W. Sharples (éds.), Theophrastean Studies on
Natural Science, Physics and Metaphysics, Ethics, Religion, and Rethoric, New Brunswick – Oxford,
Transaction Books, 1988, pp. 272-295. Sur le Peri eusebeias de Théophraste, dont les fragments sont cités chez
Porphyre, cf. Bernays, Theophrastos’ Schrift ; W. Pötscher, Theophrastos ΠΕΡΙ ΕΥΣΕΒΕΙΑΣ, Leiden, Brill,
1964 ; Porphyre, De l’abstinence. Tome II : Livres II et III, texte établi et traduit par J. Bouffartigue et M.
Patillon, Paris, Les Belles Lettres, 1979, pp. 17-29. Sur Théophraste, voir O. Regenbogen, « Theophrastos », RE
suppl. VII (1940), cols. 1354-1562. Sur l’attitude de Porphyre à l’égard des sacrifices sanglants (et son usage de
Théophraste), cf. P. L. Townsend, « Bonds of Flesh and Blood. Porphyry, Animal Sacrifice, and Empire », in J.
19
20
33
sanglant est une forme inappropriée de vénération, qui ne serait apparue qu’au terme d’une
longue évolution. Théophraste s’emploie donc à déterminer les étapes qui ont entraîné une
humanité d’abord végétarienne ‒ se nourrissant, comme le chantait Hésiode, de la récolte
généreuse qu’un sol fécond produisait de lui-même ‒ à l’anthropophagie puis enfin, au
sacrifice animal (d’abord sans partage ni consommation des viandes puis, selon le modèle
grec le plus courant, avec partage et consommation des viandes). Son contemporain,
Dicéarque, lui aussi élève d’Aristote, devait également ériger l’âge d’or hésiodique, l’âge de
Cronos, en un temps historique27. Les hommes menaient alors une vie de loisirs, exempte de
maux, ne connaissant ni les arts ni la guerre, et se nourrissant exclusivement des fruits de la
terre28. Puis apparut la vie pastorale et nomade, et avec elle la guerre et l’alimentation carnée.
Enfin les hommes arrivèrent au troisième stade de cette évolution, la vie agricole. Le propos
de Dicéarque, qui commente Hésiode, ne vise pas à faire le procès du sacrifice29. Il témoigne
néanmoins d’une même nostalgie à l’égard de ces temps primordiaux où la vie était simple et
frugale (ce que Boas et Lovejoy appelaient le primitivisme « soft »30).
Pour Théophraste qui fait, lui, l’apologie de ce végétarisme originel, l’aube de
l’humanité se caractérise par l’ignorance du sacrifice sanglant. Les habitants de la vallée du
Nil furent les premiers à consacrer des offrandes aux dieux : des herbes, des racines et autres
petits végétaux, qu’ils faisaient intégralement brûler31. Ces hommes ne connaissaient pas
encore la myrrhe, l’encens ou le safran, et ils se contentaient de sacrifier aux dieux célestes et
Wright Knust, Z. Várhélyi (éds.), Ancient Mediterranean Sacrifice, Oxford, Oxford University Press, 2011, pp.
214-234.
27
Cf. P. Vidal-Naquet, « Le mythe platonicien du Politique et les ambiguïtés de l’âge d’or et de l’histoire », in J.
Kristeva, J.-C. Milner, N. Ruweit (éds.), Langue, discours, société. Pour Émile Benveniste, Paris, Seuil, 1975,
pp. 374-390, ici pp. 376-378.
28
Fr. 49 Wehrli (Porph. Abst. IV,2). Dicéarque est cité par Rousseau (via Jérôme), dans la note 3 du Discours
sur l’origine de l’inégalité. Sur le végétarisme primitif de l’humanité, cf. Pl. Plt. 272a ; R. 372b-e ; Lg. 782c.
29
Pour une comparaison entre les deux auteurs, cf. L. Bruit Zaidman, Le commerce des dieux. Eusebeia, essai
sur la piété en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2001, pp. 195-200.
30
Cf. Lovejoy, Boas, Primitivism, pp. 9-11. Sur la nostalgie de l’âge de Cronos chez les philosophes du IVe
siècle, cf. Vidal-Naquet, « Le mythe platonicien du politique », pp. 378-380.
31
Fr. 2 Pötscher (Porph. Abst. II,5,1). Sur les dieux célestes, cf. infra.
34
visibles (oi phainomenoi ouranioi theoi) « le premier duvet de la nature féconde ». Ce premier
âge n’est cependant pas, comme le voulait Dicéarque, un âge d’abondance. L’homme primitif
est obligé d’errer en quête de subsistance. Ce n’est que dans un second stade (comme chez
Rousseau32), avec la découverte de l’agriculture, du grain, et bientôt de l’huile et du vin, qu’il
connaîtra une première forme de stabilité33. Aux herbes sont substitués des grains d’orge et
des fleurs. Puis ces offrandes sont complétées par des libations de miel, d’huile et de vin. Les
récoltes, toutefois, deviennent vite insuffisantes pour les nourrir tous, et les hommes sombrent
dans le cannibalisme. Dès lors ils offrirent aussi aux dieux des victimes prises parmi euxmêmes (sphôn autôn)34. Avant de sacrifier des animaux, les hommes ont donc sacrifié des
hommes. Les sacrifices humains qui se pratiquent encore ‒ en Arcadie, lors des Lykaia, et à
Carthage, en l’honneur de Cronos ‒ sont autant de persistances d’un âge d’or ambigu, où se
heurtent humanité et bestialité35. Tout comme est rémanence aussi, en somme, le sacrifice
animal. Pour Théophraste en effet, tout sacrifice sanglant dérive essentiellement de ces
premiers sacrifices humains. Le passage du sacrifice humain au sacrifice animal fonctionne
sur le modèle de la substitution : les hommes n’ont fait que remplacer leurs corps par ceux
d’autres êtres vivants36. Puis lorsqu’on goûta les chairs appétissantes des victimes, on ne put
bientôt plus se passer de manger de la viande. Le sacrifice grec comporte toujours une part de
Cf. A. O. Lovejoy, « The supposed primitivism of Rousseau’s Discourse on Inequality », Modern Philology
21 (1923), pp. 165-186 (réimprimé dans Essays in the History of Ideas, Baltimore, The John Hopkins Press,
1948, pp. 14-37).
33
Fr. 2 Pötscher (Porph. Abst. II,6,1-4).
34
Fr. 13 Pötscher (Porph. Abst. II,27,1-3). Sur les théories antiques relatives à l’anthropophagie, cf. désormais A.
A. Nagy, Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité, Turnhout,
Brepols, 2009.
35
Cf. Vidal-Naquet, « Le mythe platonicien du politique », en particulier pp. 372-373 ; aussi Id., « Valeurs
religieuses et mythiques de la terre et du sacrifice dans l’Odyssée », in M. I. Finley (éd.), Problèmes de la terre
en Grèce ancienne, Paris – La Haye, Mouton & Co., 1973, pp. 269-272, en particulier 278-280. Le couple
Carthage-Arcadie, qui figure deux images, l’une externe l’autre interne, de persistance de sacrifices humains
primitifs, apparaissait déjà chez Pl. Min. 315c. Sur l’Arcadie, cf. W. Burkert, Homo necans ; interpretationen
altgriechischer Opferriten und Mythen, Berlin – New York, De Gruyter, 1972, pp. 98-110 ; P. Borgeaud,
Recherches sur le dieu Pan, Genève, Institut Suisse de Rome, 1979, chap. 2. Sur Carthage, cf. S. Ribichini,
« Mythes et rites des Phéniciens et des Carthaginois », in G. Del Olmo Lete (éd.), Mythologie et religion des
Sémites occidentaux. Volume II : Emar, Ougarit, Israël, Phénicie, Aram, Arabie, Leuven – Paris – Dudley, MA,
Peeters, 2008, pp. 267-376, ici p. 341-353.
36
Fr. 13 Pötscher (Porph. Abst. II,27,3).
32
35
cette sauvagerie archaïque. Il est réminiscent de cet âge où les hommes commencèrent à
s’entre-dévorer.
Dans le schéma théophrastéen, les Juifs interviennent à titre d’exemple37. Ils illustrent
le moment du passage du sacrifice humain au sacrifice animal. Les Juifs sont témoins de cette
hésitation de l’humanité primordiale, entre piété et sauvagerie. C’est parce qu’ils sacrifient
depuis toujours (ex archês) selon un mode particulier qu’ils intéressent Théophraste.
L’holocauste, c’est-à-dire la combustion intégrale des victimes (sans partage ni consommation
des viandes), est emblématique d’une pratique sacrificielle qui précède l’institution de la
thusia grecque (avec partage et consommation des viandes)38. De manière générale, la
Fr. 13 Pötscher (Porph. Abst. II,26,1-5) : Καίτοι Σύρων μὲν Ἰουδαῖοι διὰ τὴν ἐξ ἀρχῆς θυσίαν ἔτι καὶ νῦν,
φησὶν ὁ Θεόφραστος, ζῳοθυτούντες, εἰ τὸν αὐτὸν ἡμᾶς τρόπον τις κελεύοι θύειν, ἀποσταίημεν ἂν τῆς πράξεως.
Οὐ γὰρ ἑστιώμενοι τῶν τυθέντων, ὁλοκαυτοῦντες δὲ ταῦτα νυκτὸς καὶ κατ´ αὐτῶν πολὺ μέλι καὶ οἶνον λείβοντες
ἀνήλισκον τὴν θυσίαν θᾶττον, ἵνα τοῦ δεινοῦ μηδ´ ὁ πανόπτης γένοιτο θεατής. Καὶ τοῦτο δρῶσιν νηστεύοντες
τὰς ἀνὰ μέσον τούτων ἡμέρας· κατὰ δὲ πάντα τοῦτον τὸν χρόνον, ἅτε φιλόσοφοι τὸ γένος ὄντες, περὶ τοῦ θείου
μὲν ἀλλήλοις λαλοῦσιν, τῆς δὲ νυκτὸς τῶν ἄστρων ποιοῦνται τὴν θεωρίαν, βλέποντες εἰς αὐτὰ καὶ διὰ τῶν
εὐχῶν θεοκλυτοῦντες. Κατήρξαντο γὰρ οὗτοι πρῶτοι τῶν τε λοιπῶν ζῴων καὶ σφῶν αὐτῶν, ἀνάγκῃ καὶ οὐκ
ἐπιθυμίᾳ τοῦτο πράξαντες. Μάθοι δ´ ἄν τις ἐπιβλέψας τοὺς λογιωτάτους πάντων Αἰγυπτίους, οἳ τοσοῦτον
ἀπεῖχον τοῦ φονεύειν τι τῶν λοιπῶν ζῴων ὥστε τὰς τούτων εἰκόνας μιμήματα τῶν θεῶν ἐποιοῦντο. Οὕτως
οἰκεῖα καὶ συγγενῆ ταῦτα τοῖς θεοῖς ἐνόμιζον εἶναι καὶ τοῖς ἀνθρώποις. Il est vrai, dit Théophraste, que parmi les
Syriens les Juifs sacrifient aujourd’hui encore des animaux, en vertu d’un mode de sacrifice qui remonte aux
origines ; mais si l’on nous ordonnait de sacrifier à leur manière, nous nous garderions bien de le faire. Car ils ne
se régalent pas de leurs victimes, mais ils les brûlent entièrement, de nuit, en y versant du miel et du vin en
quantité, et ils se hâtent d’en terminer avec le sacrifice afin que Celui qui voit tout ne soit pas témoin de cet acte
horrible. Ils jeûnent durant les jours d’intervalle entre les sacrifices, et pendant tout ce temps-là, comme il s’agit
d’une race de philosophes, ils s’entretiennent des choses divines et la nuit, ils se consacrent à la contemplation
des astres en les observant et en s’adressant à Dieu par leurs prières. Ils furent les premiers à immoler des
victimes prises parmi les autres animaux ou parmi eux-mêmes ; mais s’ils agissaient ainsi, c’était poussés par la
nécessité et non par leurs appétits. Riche en enseignement, à cet égard, serait l’observation du peuple le plus sage
du monde, celui des Égyptiens : ces derniers sont si loin de tuer un seul des animaux qu’ils font de leurs figures
les images des dieux, tant il est vrai qu’ils les considèrent comme appropriés et apparentés aux dieux et aux
hommes (trad. Bouffartigue, Patillon). Bouffartigue, Patillon, De l’abstinence, pp. 59-61, considèrent que le mot
Ioudaioi est peut-être une glose. Ils sont suivis par S. J. D. Cohen, The Beginnings of Jewishness : Boundaries,
Varieties, Uncertainties, Berkeley ‒ Los Angeles, University of California Press, 1999, p. 93, qui admet
néanmoins que, quand bien même les Juifs ne seraient pas mentionnés explicitement, c’est clairement d’eux qu’il
s’agit. Sur ce passage, voir désormais Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 15-39.
38
Sur la thusia grecque, cf. J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du
culte dans la Grèce classique. Étude préliminaire pour aider à la compréhension de la piété athénienne au IVème
siècle, Genève, Droz, 1958, pp. 257-272 ; J.-P. Vernant, « Théorie générale du sacrifice et mise à mort dans la
θυσία grecque », in J. Rudhardt, O. Reverdin (éds.), Le sacrifice dans l’antiquité. Entretien sur l’antiquité
classique XXVII, Genève, Fondation Hardt, 1981, pp. 1-21. W. Burkert, Griechische Religion der archaischen
und klassischen Epoche, Stuttgart, Kohlhammer, 20112 (1977), p. 93, n.1, propose une bibliographie mise à jour.
De manière générale, cf. aussi M. Detienne, J.-P. Vernant, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard
1979, dont les études réunies dans S. Georgoudi, R. Koch Piettre, F. Schmidt (éds.), La cuisine et l’autel : les
sacrifices en questions dans les sociétés de la méditerranée ancienne, Turnhout, Brepols, 2005, proposent un
prolongement comparatiste. Sur l’holocauste en Grèce, cf. Rudhardt, Notions fondamentales, pp. 236-238 et,
37
36
description de Théophraste souligne l’archaïsme des Juifs, ou plutôt leur primitivité. Les Juifs
sont les premiers (protoi) à avoir immolé des victimes « prises parmi les autres animaux ou
parmi eux-mêmes », poussés en cela par la nécessité. Ils sont encore proches de ce stade où
les hommes commencèrent à accompagner leurs offrandes de libations de vin et de miel.
Leurs sacrifices demeurent empreints d’un sentiment de transgression : c’est de nuit, et à la
hâte qu’ils immolent leurs victimes, afin que la divinité (le Soleil qui voit tout39) ne soit pas
témoin de leur acte. Surtout, à la manière de ces Égyptiens qui, les premiers, rendirent aux
corps célestes les honneurs dus aux dieux, les Juifs contemplent le ciel, tout en discutant de la
nature du divin (to theion). Sans doute est-ce à ce titre qu’ils sont, pour Théophraste, un
« peuple de philosophes » (ate philosophoi to genos)40. Théophraste n’affirme pas
explicitement que les Juifs pratiquent un culte « aniconique ». Il les oppose toutefois sur ce
point aux Égyptiens contemporains qui (pense Théophraste) ignorent encore le sacrifice
animal et sont, au contraire, si loin de tuer des animaux qu’ils font les dieux à leur image (tas
toutôn eikonas mimêmata tôn theôn epoiounto).
Théophraste n’a évidemment jamais été en Judée ‒ ni même, de manière générale, en
Orient ou en Égypte41. Et il est difficile de déterminer à partir de quelles sources il a élaboré
sa description des Juifs42. On y reconnaît un écho lointain du tamid, l’holocauste perpétuel
pratiqué au temple de Jérusalem43. Mais il ne faut pas voir en Théophraste un ethnographe
plus récemment, M. H. Jameson, D. R. Jordan, R. D. Kotansky, A ʽLex Sacraʼ from Selinous, Durham, Duke
University, 1993, pp. 18-20. Sur l’holocauste biblique, cf. A. Marx, Les systèmes sacrificiels de l’Ancien
Testament : formes et fonctions du culte sacrificiel à Yhwh, Leiden ‒ Boston, Brill, 2005, pp. 158-159.
39
Bernays, Theophrastos’ Schrift, p. 85 : mê <Hêlios> o panoptês genoito theatês. Cf. Stern, Greek and Latin
authors, vol. 1, p. 11.
40
Cf. Stern, Greek and Latin authors, vol. 1, p. 8 ; Satlow, « Theophrastus’s Jewish Philosophers », pp. 15-16.
41
Sur la vie de Théophraste, cf. Regenbogen, « Theophrastos », cols. 1355-1361.
42
Bernays, Theophrastos’ Schrift, p. 111, suggérait que c’était par le biais de vétérans des campagnes
d’Alexandre, ou encore par le biais de « touristes » ou de marins, que Théophraste aurait réuni ses informateurs.
Il est suivi par Bar-Kochva, Image of the Jews, p. 17. Contre cette idée, cf. Jaeger, « Greeks and Jews », p. 134,
qui fait dépendre Théophraste d’Hécatée d’Abdère (cf. supra, n. 13). Pour Bar-Kochva, Image of the Jews, pp.
30- 34, Théophraste dépendrait d’informateurs égyptiens hostiles aux Juifs ; une telle hypothèse ne semble pas
s’imposer.
43
Cf. Ex. XXIX,38-40 ; Lev. VI,2-6 ; Num. XXVIII,3-8. Cf. Bernays, Theophrastos’ Schrift, p. 113 ; Stern,
Greek and Latin authors, vol. 1, p. 11 ; Bouffartigue, Patillon, De l’abstinence, pp. 62-67. Comme l’ont relevé
37
scrupuleux. Sa description relève en premier lieu d’une certaine représentation de l’Orient et
de ses sages44, mais elle est aussi construite pour répondre aux exigences de son anthropologie
historique du sacrifice grec. Il s’agit (répétons-le) de produire l’exemple d’un modèle
sacrificiel alternatif, différent du sacrifice grec et dans le même temps précurseur.
L’image qu’il propose d’un groupe de philosophes, à la fois contemporains et
archaïques, qui rend encore un culte au soleil et aux éléments célestes, n’en est pas moins
remarquable. Cette image trouve un écho dans les allusions aux Juifs que l’on peut lire chez
deux auteurs qui suivent Théophraste d’une génération à peine : Mégasthène et Cléarque de
Soles.
Les conquêtes d’Alexandre le Grand ont sans nul doute rendu nécessaire un nouvel
« inventaire du monde »45. Les peuples mal connus de l’Orient barbare étaient désormais sous
domination grecque. C’est dans ce contexte que des intellectuels grecs, comme Théophraste,
ont « découvert » les Juifs46. Dans ce contexte, aussi, l’Égypte et ses prêtres immémoriaux
pouvaient désormais être confrontés à l’Orient et ses singuliers philosophes47.
de nombreux commentateurs, le Lévitique interdit explicitement l’usage de miel lors des sacrifices (Lev. II,11).
Certains auteurs ont suggéré de voir de voir derrière la description de Théophraste un souvenir déformé du récit
de la ligature d’Isaac ; cf. T. Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, Paris, Leroux,
1895 (réédition Paris, Les Belles Lettres, 2007), p. 7 ; Borgeaud, Aux origines, pp. 84-85.
44
Cf. Momigliano, Alien Wisdom, pp. 85-86 ; Borgeaud, Aux origines, pp. 86-87. Sur l’intérêt d’Aristote déjà,
pour les sagesses barbares (intérêt que de toute évidence, Théophraste prolonge), cf. W. Jaeger, Aristotle.
Fundamentals of the History of his Development, Oxford, Clarendon Press, 19482, pp. 128-136. Sur les
références aux peuples sages dans la littérature hellénistique, cf. M. Broze, A. Busine, S. Inowlocki, « Les
catalogues des peuples sages. Fonction et utilisation », Kernos 19 (2006), pp. 131-144.
45
Hartog, Mémoire d’Ulysse, pp. 112-115.
46
À ce sujet, cf. notamment Momigliano, Alien Wisdom, pp. 74-96 ; E. J. Bickerman, The Jews in the Greek
Age, Cambridge MA, Harvard University Press, 1988, pp. 13-19 ; J. Mélèze-Modrzejewski, « L’image du Juif
dans la pensée grecque vers 300 avant notre ère », in A. Kasher, U. Rappaport, G. Fuks (éds.), Greece and Rome
in Eretz Israel, Jérusalem, Yad Izhak Ben-Zvi Press ‒ The Israel Exploration Society, 1990, pp. 3-14 ; Borgeaud,
Aux origines, pp. 83-87. Il ne fait aucun doute que de nombreux contacts entre Grecs et Juifs ont dû précéder la
conquête de la Palestine par Alexandre le Grand, en 332 avant notre ère ; à ce sujet, cf. Momigliano, Alien
Wisdom, pp. 74-82.
47
Hartog, Mémoire d’Ulysse, pp. 76-77. Cf. Broze, Busine, Inowlocki, « Les catalogues des peuples sages ».
C’est dans ce contexte qu’Eudème de Rhodes écrivit une Histoire de la théologie, dans laquelle étaient
convoqués aussi bien les prêtres égyptiens, que les mages perses, les astronomes chaldéens, etc. (cf. Eudem. fr.
150 Wehrli).
38
Dans les premières années du IIIe siècle avant notre ère, Mégasthène fait le voyage des
Indes et se convainc que les opinions des Anciens (c’est-à-dire des Présocratiques) quant à la
nature (physis) se rencontrent également chez ceux qui philosophent en dehors de la Grèce48.
Ses Indika nous sont perdues, mais selon le témoignage de Clément d’Alexandrie, il
comparait à cet égard les ascétiques brahmanes du sous-continent « à ceux qu’en Syrie on
appelle les Juifs »49. Se référant vraisemblablement au même passage des Indika, Strabon ne
mentionne cependant pas les Juifs, se contentant d’affirmer que selon Mégasthène, les
brahmanes s’accordent avec les Grecs sur de nombreux points relatifs aux choses de la nature
(ta de peri phusin)50.
S’il est une source abondante sur le monde indien (et ce encore jusqu’au XVIIIe
siècle), Mégasthène n’en est pas moins « touriste » que ne l’était Hérodote51 : ce qui
l’intéresse, c’est le merveilleux, le différent, ce qui est propre à frapper l’imaginaire. L’Inde
regorge d’animaux extraordinaires ; et on y trouve ici et là dispersés les vestiges d’une
humanité tout autre, sauvage, incongrue : des hommes aux pieds inversés, privés de nez, ou de
bouche52. Baignée non par un seul, mais par une multitude de fleuves, et par une mousson
régulière, l’Inde n’a rien à envier à l’Égypte53. Sur cette terre fertile, où pousse spontanément
quantité de fruits, la famine est inconnue. L’Inde, qui n’avait jusqu’à Alexandre jamais connu
d’invasion étrangère (ni jamais envoyé de colonie nulle part), se suffit à elle-même, isolée du
48
Sur Mégasthène, cf. O. Stein, « Megasthenes », RE XV.1 (1931), cols. 230-326.
FGrH 715 F 3a (Clem. Al. Strom. I,15,72.5) : ἅπαντα μέντοι τὰ περὶ φύσεως εἰρημένα παρὰ τοῖς ἀρχαίοις
λέγεται καὶ παρὰ τοῖς ἔξω τῆς Ἑλλάδος φιλοσοφοῦσι, τὰ μὲν παρ’ Ἰνδοῖς ὑπὸ τῶν Βραχμάνων, τὰ δὲ ἐν τῇ Συρίᾳ
ὑπὸ τῶν καλουμένων Ἰουδαίων. Cf. Stern, Greek and Latin authors, vol. 1, pp. 45-46. Cette référence aux Juifs,
chez Mégasthène, est longuement commentée par Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 136-163.
50
FGrH 715 F 33 (Str. XV,1,58-60).
51
L’expression est de Redfield, « Herodotus the Tourist ».
52
Cf. FGrH 715 F 21 (Str. XV,1,37 ; Ael. NA XVII,39 ; XVI,41) ; F 22 (Ael. NA VIII,36) ; F 23 (Str. XV,1,44 ;
Arr. Ind. XV,4-7) ; F 27 (Str. II,1,9 ; XV,1,56-57) ; F 28 (Plin. HN VII,22) ; F 29 (Plin. HN VII,25 ; Plu. D. fac.
24).
53
Cf. FGrH 715 F 4 (DS II,35-42) ; F 8 (Str. XV,1,20).
49
39
monde54. S’ils ne mettent rien par écrit, les Indiens n’en vivent pas plus mal, jouissant de la
simplicité et de la sobriété de leurs mœurs55.
Ce que Mégasthène découvre dans ces nouveaux confins barbares, c’est encore une
trace des origines, d’un âge d’abondance. Aux prêtres égyptiens correspondent, en Inde, les
philosophes (philosophoi), ou les sages (sophistai) ‒ auxquels incombe tout ce qui a trait au
sacrifice56. Les brahmanes sont parmi ces sages les plus distingués. Jusqu’à l’âge de trentesept ans, où ils sont poussés à se marier, ils vivent à l’écart du monde, dans le dénuement
total, s’abstiennent de toute nourriture animale et passent leur temps à écouter des discours
graves57. C’est donc à cette caste, sacerdotale et philosophique, que Mégasthène comparait en
passant « ceux qu’en Syrie on appelle les Juifs ».
Que les Juifs sont en fait les descendants (apogonoi) de philosophes indiens est
l’opinion que Cléarque de Soles attribuait à Aristote. C’est ce que révèle un fragment du traité
Sur le sommeil, cité par Flavius Josèphe58. Cléarque y mettait en scène une rencontre entre
Aristote et un Juif au caractère à la fois « merveilleux » et « philosophique ». Cette rencontre
54
Cf. FGrH 715 F 4 ; F 11 (Str. XV,1,6-7 ; Arr. Ind. V,4-5) ; F 9 (Arr. Ind. IX,9-12).
Cf. FGrH 715 F 32 (Str. XV,1,53-55).
56
Cf. FGrH 715 F 4 ; F 19 (Arr. Ind. XI-XII ; Str. VI,1,39-41 ; 45-49) ; F 33.
57
Cf. FGrH 715 F 33.
58
Fr. 6 Wehrli (J. CA I,177 ; 179-181) : ἀλλὰ τὰ μὲν πολλὰ μακρὸν ἂν εἴη λέγειν, ὅσα δ' ἔχει τῶν ἐκείνου
θαυμασιότητά τινα καὶ φιλοσοφίαν ὁμοίως διελθεῖν οὐ χεῖρον. (…). Κἀκεῖνος τοίνυν τὸ μὲν γένος ἦν Ἰουδαῖος
ἐκ τῆς κοίλης Συρίας. Οὗτοι δέ εἰσιν ἀπόγονοι τῶν ἐν Ἰνδοῖς φιλοσόφων, καλοῦνται δέ, ὥς φασιν, οἱ φιλόσοφοι
παρὰ μὲν Ἰνδοῖς Καλανοί, παρὰ δὲ Σύροις Ἰουδαῖοι τοὔνομα λαβόντες ἀπὸ τοῦ τόπου· προσαγορεύεται γὰρ ὃν
κατοικοῦσι τόπον Ἰουδαία. Τὸ δὲ τῆς πόλεως αὐτῶν ὄνομα πάνυ σκολιόν ἐστιν· Ἱερουσαλήμην γὰρ αὐτὴν
καλοῦσιν. Οὗτος οὖν ὁ ἄνθρωπος ἐπιξενούμενός τε πολλοῖς κἀκ τῶν ἄνω τόπων εἰς τοὺς ἐπιθαλαττίους
ὑποκαταβαίνων Ἑλληνικὸς ἦν οὐ τῇ διαλέκτῳ μόνον, ἀλλὰ καὶ τῇ ψυχῇ. Καὶ τότε διατριβόντων ἡμῶν περὶ τὴν
Ἀσίαν παραβαλὼν εἰς τοὺς αὐτοὺς τόπους ἄνθρωπος ἐντυγχάνει ἡμῖν τε καί τισιν ἑτέροις τῶν σχολαστικῶν
πειρώμενος αὐτῶν τῆς σοφίας. Ὡς δὲ πολλοῖς τῶν ἐν παιδείᾳ συνῳκείωτο, παρεδίδου τι μᾶλλον ὧν εἶχεν. Il
serait trop long de tout dire, mais il sera bon d’exposer pourtant ce qui, chez cet homme, présentait quelque
caractère merveilleux et philosophique. (…). Cet homme donc était de race juive et originaire de Coélé-Syrie ;
cette race descend des philosophes indiens. On appelle, dit-on, les philosophes Calanoi dans l’Inde, et Juifs en
Syrie, du nom de leur résidence ; car le lieu qu’ils habitent se nomme la Judée. Le nom de leur ville est tout à fait
bizarre : ils l’appellent Jérusalémé. Cet homme donc, que beaucoup de gens recevaient comme leur hôte, et qui
descendait de l’intérieur vers la côte, était Grec, non seulement par la langue, mais aussi par l’âme. Pendant que
je [i.e. Aristote] séjournais en Asie, il aborda aux mêmes lieux, et se lia avec moi et quelques autres hommes
d’étude, pour éprouver notre science. Comme il avait eu commerce avec beaucoup d’esprits cultivés, il nous
livrait plutôt un peu de la sienne (trad. Blum). Sur ce passage, cf. H. Lewy, « Aristotle and the Jewish Sage
According to Clearchus of Soli », Harvard Theological Review 31.3 (1938), pp. 127-143 et, désormais, BarKochva, Image of the Jews, pp. 40-89. Cf. aussi Stern, Greek and Latin authors, vol. 1, pp. 47-52.
55
40
est évidemment un topos littéraire, au même titre que l’entrevue de Solon avec les prêtres
égyptiens, ou de Socrate avec un sage indien59. Aristote n’a sans doute jamais rencontré de
Juif. Mais le récit de cette rencontre permettait à Cléarque de placer dans la bouche du maître
ses propres opinions (d’ailleurs d’inspiration platonicienne) quant à la nature de l’âme60. Le
Juif est ici un interlocuteur fictif, le représentant d’un rameau détourné de la sagesse indienne.
Comme l’explique « Aristote » : « On appelle les philosophes Calanoi dans l’Inde, et Juifs en
Syrie, du nom de leur résidence ; car le lieu qu’ils habitent se nomme la Judée »61.
Cléarque propose, de fait, une généalogie des sagesses barbares62. Ailleurs, il fait en
effet descendre les philosophes indiens (les gymnosophistai, ou « sages nus ») des mages
perses63. C’est ainsi que, via l’Inde, les Juifs eux aussi sont apparentés aux mages. D’autres
auteurs, nous dit d’ailleurs Diogène Laërce, faisaient explicitement descendre les Juifs des
mages perses64 ‒ ces mages dont Aristote (le vrai) affirmait qu’ils étaient encore plus anciens
que les Égyptiens65.
De Théophraste à Cléarque, en passant par Mégasthène, se laisse donc deviner une première
représentation des Juifs, telle qu’elle se met en place au tout début de l’époque hellénistique.
59
Solon : Pl. Criti. 21e-22c ; Socrate : Aristox. fr. 53 Wehrli (Eus. PE XI,3,8). Cf. Lewy, « Aristotle and the
Jewish Sage », pp. 218-221. Relevons cependant qu’il n’est pas impossible que Cléarque se soit rendu en
Bactriane : une inscription d’Aï Khanoum mentionne un certain Cléarque, que Louis Robert proposait
d’identifier à Cléarque de Soles ; cf. L. Robert, « De Delphes à l’Oxus : Inscriptions grecques nouvelles de la
Bactriane », Comptes Rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 12.3 (1968), pp. 416-453.
60
Le contenu du dialogue entre Aristote et son interlocuteur n’a pas été préservé par Josèphe. Lewy, « Aristotle
and the Jewish Sage », proposait néanmoins de rapprocher le fragment cité par Josèphe d’un autre fragment du
De somno, cité chez Procl. In R. II,122,22 (fr. 7 Wehrli) et rapportant comment Aristote aurait (selon Cléarque)
rencontré un homme pouvant extraire l’âme du corps. Cf. la discussion chez Bar-Kochva, Image of the Jews, pp.
54-57.
61
Sur cette généralisation du nom propre Calanos à l’ensemble des philosophes indiens (à partir du nom de ce
sage indien qui se serait, selon la tradition, immolé par le feu devant Alexandre), cf. Bar-Kochva, Image of the
Jews, pp. 60-61. Sur Calanos, cf. W. Kroll, « Kalanos », RE X.2 (1919), cols. 1544-1545. À ce sujet, cf.
également les remarques de F. Schmidt, « Between Jews and Greeks : The Indian Model », in H. Goodman (éd.),
Between Jerusalem and Benares : Comparative Studies in Judaism and Hinduism, Albany, State University of
New York Press, 1994, pp. 41-53.
62
Momigliano, Alien Wisdom, p. 85.
63
Fr. 13 Wehrli (D.L. I,9) : Κλέαρχος δὲ ὁ Σολεὺς ἐν τῷ Περὶ παιδείας καὶ τοὺς γυμνοσοφιστὰς ἀπογόνους εἶναι
τῶν Μάγων φησίν.
64
D.L. I,9 : ἔνιοι δὲ καὶ τοὺς Ἰουδαίους ἐκ τούτων εἶναι. Cf. Stern, Greek and Latin authors, vol. 2, pp. 332-333.
65
Fr. 34 Rose (D.L. I,8).
41
Les Juifs sont une caste de prêtres-philosophes telle que l’Orient était censé en produire ‒
selon la formule d’Arnaldo Momigliano66. Philosophes, les Juifs le sont chez Théophraste
peut-être parce qu’ils vivent encore une forme d’âge d’or, un âge d’or ambivalent, qui précède
les institutions humaines telles que les connaissent les Grecs, mais où une relative abondance
liée à la pureté des origines n’est jamais éloignée de l’horreur cannibale et des tout premiers
sacrifices humains. Cet âge dans lequel les Juifs sont comme figés, est peut-être aussi celui
d’une religion encore dénuée d’images, où un culte en plein air et la contemplation des astres
se passe de temples et de statues divines. Du moins est-ce la direction où nous entraîne cette
supposée filiation perse.
AVANT L’IMAGE
Il y a un temps d’avant l’image, et donc d’avant la religion. C’est là un motif récurrent des
théories grecques (et romaines) relatives aux origines de l’homme et de la culture. Avant qu’il
n’ait donné forme aux hommes, rappelle le Prométhée de Lucien, « la terre était chose
sauvage et informe, toute couverte de forêts, vierges, bien entendu. Il n’y avait ni autels des
dieux, ni temples (et comment y en aurait-il eu ?), ni image ni statue, ni autre monument de ce
genre, comme on en voit beaucoup et partout aujourd’hui, honorés avec le plus grand soin »67.
Avant qu’il n’y ait des hommes, la fumée des sacrifices ne montait pas vers les dieux. Ces
êtres que Prométhée a façonnés à partir d’argile brute mêlée à de l’eau et auxquels il a donné
Momigliano, Alien Wisdom. Cf. également Bernays, Theophrastos’ Schrift, p. 11 ; Borgeaud, Aux origines, pp.
86-87 et, récemment, Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 34-36. Sur cette confusion entre ethnonyme et groupes
sacerdotaux dans la représentation grecque des peuples barbares, voir Broze, Busine, Inowlocki, « Les
catalogues des peuples sages », pp. 134-135.
67
Luc. Prom. 12 (trad. Bompaire) : ἡ γῆ δὲ ἄγριόν τι χρῆμα καὶ ἄμορφον, ὕλαις ἅπασα καὶ ταύταις ἀνημέροις
λάσιος, οὔτε δὲ βωμοὶ θεῶν ἢ νέως, – πόθεν γάρ; – ἢ ξόανα ἤ τι ἄλλο τοιοῦτον, οἷα πολλὰ νῦν ἁπανταχόθι
φαίνεται μετὰ πάσης ἐπιμελείας τιμώμενα. Cf. aussi Luc. Sacr. 10-11.
66
42
le feu, font désormais « brûler de l’encens et consumer les cuissots des victimes sur les
autels »68. Dans le mythe du Protagoras, le sophiste évoquait déjà ce temps où n’existaient que
les dieux. Puis furent créés les êtres mortels ; et les hommes, seuls parmi les animaux à
partager avec les dieux certaines affinités, reconnurent l’existence de ceux-ci, érigeant bientôt
en leur honneur des autels et des images69.
Dans le Cratyle, Socrate faisait dériver le mot theoi (« dieux ») de thein, « courir »,
parce qu’« apparemment, les premiers hommes de la Grèce reconnaissaient comme dieux
seulement ceux que reconnaissent aujourd’hui beaucoup de Barbares : le soleil, la lune, la
terre, les astres et le ciel. Parce qu’ils les voyaient toujours en course, c’est-à-dire courant
(theonta), ils les ont surnommés theoi (“coureurs”), d’après cette faculté naturelle qu’ils ont
de courir. Au fur et à mesure qu’ils reconnaissaient ensuite toutes les autres divinités, ils leurs
appliquaient cette appellation »70. Ce sont donc les corps célestes que les premiers Grecs ‒
inopinément rapprochés, on l’a déjà dit, des barbares d’aujourd’hui ‒ reconnurent d’abord
comme dieux.
Platon semble réagir ici à un passage célèbre des Histoires d’Hérodote relatif aux
Pélasges, dont la tradition fait précisément des Grecs d’avant la Grèce. Hérodote affirmait en
effet (en se fiant à ce que lui avait révélé l’oracle de Dodone) que les Pélasges avaient nommé
les dieux theoi en tant qu’ils avaient établi (thentes) l’ordre de l’univers (kosmoi … ta panta
prêgmata)71. Puis ils apprirent des Égyptiens les noms des dieux, dont l’oracle de Dodone
sanctionna l’usage. Ce n’est que bien des siècles plus tard que furent fixées, avec les poètes,
68
Ibid. 19.
Pl. Prt. 322a : πρῶτον μὲν διὰ τὴν τοῦ θεοῦ συγγένειαν ζῴων μόνον θεοὺς ἐνόμισεν, καὶ ἐπεχείρει βωμούς τε
ἱδρύεσθαι καὶ ἀγάλματα θεῶν.
70
Pl. Crat. 397d (trad. Dalimier) : φαίνονταί μοι οἱ πρῶτοι τῶν ἀνθρώπων τῶν περὶ τὴν Ἑλλάδα τούτους μόνους
[τοὺς θεοὺς] ἡγεῖσθαι οὕσπερ νῦν πολλοὶ τῶν βαρβάρων, ἥλιον καὶ σελήνην καὶ γῆν καὶ ἄστρα καὶ οὐρανόν· ἅτε
οὖν αὐτὰ ὁρῶντες πάντα ἀεὶ ἰόντα δρόμῳ καὶ θέοντα, ἀπὸ ταύτης τῆς φύσεως τῆς τοῦ <θεῖν> “θεοὺς” αὐτοὺς
ἐπονομάσαι· ὕστερον δὲ κατανοοῦντες τοὺς ἄλλους πάντας ἤδη τούτῳ τῷ ὀνόματι προσαγορεύειν.
71
Hdt. II,52 : Ἔθυον δὲ πάντα πρότερον οἱ Πελασγοὶ θεοῖσι ἐπευχόμενοι, ὡς ἐγὼ ἐν Δωδώνῃ οἶδα ἀκούσας,
ἐπωνυμίην δὲ οὐδ' οὔνομα ἐποιεῦντο οὐδενὶ αὐτῶν· οὐ γὰρ ἀκηκόεσάν κω. Θεοὺς δὲ προσωνόμασάν σφεας ἀπὸ
τοῦ τοιούτου ὅτι κόσμῳ θέντες τὰ πάντα πρήγματα καὶ πάσας νομὰς εἶχον.
69
43
Homère et Hésiode, les « formes » (eidea) des dieux72. Avant que les dieux n’aient
véritablement pris corps, et avant qu’ils n’aient été identifiés, définis, délimités par leurs
théonymes et par la tradition mythologique, leur existence même est une donnée, déductible
de l’ordre qui gouverne toute chose. Si Platon joue le jeu d’une contre-étymologie, il va aussi
plus loin qu’Hérodote dans le sens d’une preuve cosmologique de l’existence des dieux73.
Dans la cosmogonie platonicienne, les corps célestes sont autant de dieux visibles mis
en place par le Démiurge ; une idée qui devait largement influencer le développement d’une
nouvelle religion philosophique74. Les autres dieux, dont on raconte les générations
successives (les dieux des poètes et de la Cité), il est plus difficile, déclare prudemment
Platon, d’en connaître la nature et l’origine75. Dans l’Epinomis, Philippe d’Oponte va encore
plus loin, déclarant que les dieux visibles (les astres) sont en fait les premiers et les plus
importants, et que ce sont eux qu’il convient d’honorer par des fêtes et des sacrifices76. De
même pour Aristote, les corps célestes sont des dieux, reconnus déjà comme tels dans
l’antiquité la plus reculée, et le reste n’est que mythe77. Cette idée se retrouve au cœur du
système de Théophraste, pour lequel on s’en souvient, les premiers hommes avaient d’abord
vénéré les « dieux célestes visibles », et pour qui les Juifs pratiquent un culte philosophique,
adressé au dieu cosmique78.
Avant l’intervention des Juifs, toutefois, ce sont les Perses qui servent à cet égard
d’exemple barbare. C’est sans doute d’abord aux Perses que songe Platon, lorsqu’il affirme
72
Ibid., II,53. Cf. supra, n. 20.
Cf. Pl. Lg. 886a ; 966d-e, suivi par Arist. fr. 10-12 Rose (S.E. M. IX,20-23 ; 26-27 ; Cic. ND II,37,95-96 ; Ph.
Leg. Alleg. III,32,97-99).
74
Pl. Tim. 40d. Cf. aussi Pl. Lg. 821b-c ; 967a-c. Sur ce point, cf. Burkert, Griechische Religion, pp. 483-392.
Sur l’influence de la cosmogonie platonicienne sur la littérature juive d’époque hellénistique, et la littérature
chrétienne ancienne, cf. D. Runia, « Worshipping the Visible Gods. Conflict and Accomodation in Hellenic,
Hellenistic Judaism and Early Christianity », in A. Houtman, A. de Jong, M. Misset-van de Weg (éds.),
Empsychoi Logoi‒Religious Innovations in Antiquity. Studies in Honour of Pieter Willem van der Horst, Leiden
‒ Boston, Brill, 2008, pp. 47-61.
75
Une même ironie à l’égard des dieux olympiens peut se rencontrer également en Pl. Crat. 402b-403a.
76
Pl. Epin. 984d-985e.
77
Arist. Met. 1074b. Cf. aussi fr. 18 Rose (Ph. Aet. VI,28-VII,34). Sur la théologie cosmique du jeune Aristote,
cf. Jaeger, Aristotle, pp. 138-143.
78
Jaeger, « Greeks and Jews », p. 133 ; Mélèze-Modrzejewski, « L’image du Juif », pp. 107-108.
73
44
que certains barbares aujourd’hui (comme les Grecs d’autrefois) vénèrent encore et seulement
les corps célestes. Des Perses, Hérodote affirmait en effet qu’ils n’élèvent aux dieux ni
statues, ni temples, ni autels, et qu’ils traitent d’insensés ceux qui en élèvent. Les Perses,
écrivait-il, ne pensent pas, comme les Grecs, que les dieux ont une forme humaine. Ils
donnent ainsi le nom de Zeus à toute l’étendue du ciel, et « sacrifient au soleil, à la lune, à la
terre, au feu, à l’eau, aux vents. Ce sont là les seuls dieux à qui ils sacrifient de toute
antiquité… »79. Chez Hérodote, cette absence de temples, de statues et d’autels, vient d’abord
souligner l’altérité des Perses en regard de la norme grecque80. Les Scythes aussi se passent
de temples, de statues et d’autels81 ; tandis que leurs voisins en partie grecs ont, eux, des
statues, des autels et des temples « à la grecque » (hellenikos)82. Et à l’autre extrémité du
monde, les Égyptiens (qui sont, chez Hérodote, l’envers des Scythes) apparaissent comme
ceux qui, les premiers, ont attribué aux dieux ces trois mêmes éléments83. Leur rejet par les
Perses participe donc d’un système qui construit la différence, l’opposition, entre Grecs et
barbares.
Mais cette opposition s’accompagne dans le cas perse d’un énoncé théologique, dont
Hérodote est le médiateur : les dieux n’ont pas de forme humaine (ouk anthropomorpheuas).
C’est d’abord dans le ciel, et dans les éléments naturels, qu’ils sont « visibles ». Selon Walter
Burkert, les considérations d’Hérodote, qui par le biais des Perses interroge la norme grecque,
s’inscrivent peut-être dans le contexte qui voit émerger, du côté des philosophes, une première
Hdt. 1,131 : ἀγάλματα μὲν καὶ νηοὺς καὶ βωμοὺς οὐκ ἐν νόμῳ ποιευμένους ἱδρύεσθαι, ἀλλὰ καὶ τοῖσι ποιεῦσι
μωρίην ἐπιφέρουσι, ὡς μὲν ἐμοὶ δοκέειν, ὅτι οὐκ ἀνθρωποφυέας ἐνόμισαν τοὺς θεοὺς κατά περ οἱ Ἕλληνες
εἶναι· οἳ δὲ νομίζουσι Διὶ μὲν ἐπὶ τὰ ὑψηλότατα τῶν ὀρέων ἀναβαίνοντες θυσίας ἔρδειν, τὸν κύκλον πάντα τοῦ
οὐρανοῦ Δία καλέοντες· θύουσι δὲ ἡλίῳ τε καὶ σελήνῃ καὶ γῇ καὶ πυρὶ καὶ ὕδατι καὶ ἀνέμοισι. Τούτοισι μὲν δὴ
θύουσι μούνοισι ἀρχῆθεν (trad. Legrand). Pour un commentaire de ce passage en regard de la documentation
perse, cf. A. de Jong, Traditions of the Magi. Zoroastrianism in Greek & Latin Literature, Leiden – New York –
Köln, E. J. Brill, 1997, pp. 92-103.
80
Hartog, 1980, p. 189.
81
Cf. Hdt. IV,59.
82
Cf. Hdt. IV,108.
83
Hdt. II,4.
79
45
critique de l’anthropomorphisme84. Les Perses interviennent donc à titre d’exemple dans un
débat grec. Toujours est-il qu’aux yeux des Grecs, les Perses sont, avant les Juifs, les
pratiquants d’un culte cosmique, adressé à la voûte céleste, et dépourvu d’images 85.
Xénophon (qui s’est rendu en Perse) représente Cyrus s’adressant du sommet d’une montagne
à Jupiter et au Soleil86. Dans ses Persika, l’historien Dinon suggérera quant à lui que le nom
même de Zoroastre pourrait signifier « qui sacrifie aux astres »87.
Il n’est pas impossible en effet que ce soit à l’aune de leurs rapports respectifs à
l’image (ou supposés rapports) qu’ait pu s’établir ce rapprochement entre Juifs et mages
perses que nous avons rencontré88. Au IIe siècle de notre ère, le philosophe Celse pourra
encore écrire (se référant à Hérodote) que les Juifs n’ont fait qu’emprunter aux Perses leur
doctrine sur le Ciel89.
Dans ce contexte, Perses et Juifs remplissent une fonction analogue, intervenant dans
le cadre d’une réflexion grecque sur la norme religieuse : le sacrifice chez Théophraste,
l’anthropomorphisme chez Hérodote. Le détour chez eux permet ce pas de côté, cette
nécessaire défamiliarisation qu’implique un tel questionnement. Juifs et Perses, mages et
84
W. Burkert, « Herodot als Historiker fremder Religionen », in G. Nenci, O. Reverdin (éds.), Hérodote et les
peuples non grecs. Entretiens sur l’Antiquité classique XXXV, Genève – Vandœuvres, Fondation Hardt, 1990,
pp. 1-19, ici pp. 20-21. Cf. Xénophane, fr. 14 et 15 Diels-Kranz (chez Clem. Alex. Strom. V,109,2-3) ; Héraclite,
fr. 5 Diels-Kranz (Or. Cels. VII,62). À ce sujet, cf. C. Clerc, Les théories relatives au culte des images chez les
auteurs grecs du IIe siècle après J.-C., Paris, Fontemoing & Cie., 1915, pp. 89-123 ; Borgeaud, Aux origines, pp.
25-41.
85
Cf. X. Cyr. VIII,7,3 ; Cic. Rep. III,6 ; Leg. II,26 ; Str. XV,3,13 ; D.L. I,6-9 ; Clem. Alex. Protr. V,65,1. Bérose
(chez Clem. Alex. Protr. V,63,3) rapporte qu’Aratxerxès II fut le premier roi perse à ériger des images divines.
Selon Plin. HN XXXI,4,82-84, c’est en Perse que se trouvait la toute première statue en or massif jamais faite
(avant d’être enlevée par Marc-Antoine). Ces récits suggèrent que l’introduction des images serait, en Perse, une
donnée datable, et relativement récente (et donc que les Perses seraient plus longtemps demeurés fidèles à
l’aniconisme primitif que les Romains ou les Grecs). Sur la question des images divines en Perse, cf. M. Boyce,
« Iconoclasm among the Zoroastrians », in J. Neusner (éd.), Christianity, Judaism and other Greco-Roman cults.
Studies for Morton Smith at Sixty, 4 vols. Leiden, Brill, 1975, vol. 4, pp. 93-111 ; de Jong, Traditions of the
Magi, pp. 350-352.
86
X. Cyr. VIII,7,3.
87
FGrH 690 F 5 (D.L. I,8) : ὃς καὶ μεθερμηνευόμενόν φησι τὸν Ζωροάστρην ἀστροθύτην εἶναι.
88
Le chapitre suivant développe les aspects négatifs que ce rapprochement peut suggérer. Cf. Borgeaud, Aux
origines, pp. 65-66.
89
Chez Or. Cels. V,41 : οὐδὲ τὸ περὶ οὐρανοῦ δόγμα ἴδιον λέγουσιν ἀλλ' ἵνα πάντα ἐάσω, καὶ Πέρσαις, ὥς που
δηλοῖ καὶ Ἡρόδοτος, πάλαι δεδογμένον.
46
brahmanes, sont autant de paradigmes exotiques d’un bios philosophikos, situés dans un âge
d’or, paisible ou horrible, qui précède la religion instituée.
LA RELIGION DE MOÏSE
Deux auteurs ont tout particulièrement posé, dans l’Antiquité, la question du rapport des Juifs
aux images divines en des termes historiques, et réfléchi sur l’institution par Moïse d’une
religion dépourvue d’image : l’historien Hécatée d’Abdère et le géographe Strabon.
On doit à Hécatée d’Abdère, disciple du sceptique Pyrrhon d’Élis, une Histoire de
l’Égypte, vraisemblablement rédigée durant les premières années du règne de Ptolémée Ier, fils
de Lagos90. Ces Aegyptiaka incluaient un long excursus sur Moïse et les origines du peuple
juif91. Cet excursus nous est parvenu indirectement, par Diodore de Sicile, lui-même cité par
Sur Hécatée d’Abdère et les Aegyptiaka, cf. F. Jacoby, « Hekataios. 4) Hekataios aus Abdera », RE VII.2
(1912), cols. 2742-2769 ; O. Murray, « Hecataeus of Abdera and Pharaonic Kingship », JEA 56 (1970), pp. 141171. L’oeuvre est perdue, mais celle-ci aurait servi de source au livre I de la Bibliothèque historique de Diodore.
Cf. la référence à Hécatée chez DS I,46,8. À ce sujet, voir néanmoins la discussion chez F. Chamoux, P. Bertrac,
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, tome 1 : Introduction générale 1993, Paris, Les Belles Lettres, 1972,
pp. xxi-xxxii ; G. E. Sterling, Historiography and Self-definition : Josephos, Luke-Acts, and Apologetic
Historiography, Leiden, Brill, 1992, pp. 61-64 ; C. Zamagni, « La tradition sur Moïse d’Hécatée d’Abdère
d’après Diodore et Photius », in P. Borgeaud, T. Römer, Y. Volokhine (éds.), Interprétations de Moïse. Égypte,
Judée, Grèce et Rome, Leiden ‒ Boston, E. J. Brill, 2009, pp. 133-139.
91
FGrH 264 F 6 (DS XL,3 cité chez Phot. Bibl. cod. 244, 380a-b). Texte et commentaire chez Stern, Greek and
Latin Authors, vol. 1, pp. 20-44. Parmi de nombreuses publications, cf. Jaeger, « Greeks and Jews », pp. 136143 ; Gager, Moses, pp. 26-37 ; D. Mendels, « Hecataeus of Abdera and a Jewish ʽpatrios politeiaʼ of the Persian
Period (Diodorus Siculus XL, 3) », Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft 95.1 (1983), pp. 96-110 ; E.
Will, C. Orrieux, Ioudaïsmos-Hellenismos. Essai sur le judaïsme judéen à l’époque hellénistique, Nancy, Presses
Universitaires de Nancy, 1986, pp. 83-93 ; E. S. Gruen, Heritage and Hellenism. The Reinvention of Jewish
Tradition, Berkeley, University of California Press, 1998, pp. 49-55 ; R. S. Bloch, Antike Vorstellungen vom
Judentum. Der Judenexkurs des Tacitus im Rahmen der griechisch-römischen Ethnographie, Stuttgart, Franz
Steiner, 2002, pp. 29-41 ; K. Berthelot, Philantrôpia judaica. Le débat autour de la « misanthropie » des lois
juives dans l’Antiquité, Leiden, E. J. Brill, 2003, pp. 80-94 ; Borgeaud, Aux origines, pp. 91-96 ; Kaestli,
« Moïse et les institutions juives » ; Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 99-135. Contre l’attribution de cet
excursus à Hécatée d’Abdère, cf. récemment C. Zamagni, « La tradition sur Moïse ». La tradition manuscrite
renvoie en vérité à Hécatée de Milet. Une attribution à Hécatée de Milet, un auteur du VIe siècle avant notre ère,
est toutefois difficilement envisageable, et la plupart des commentateurs reconnaissent là une erreur et corrigent
la leçon manuscrite. Ael. NA XI,1 met explicitement ses lecteurs en garde contre une telle confusion. Discussion
chez Zamagni, « La tradition sur Moïse », pp. 149-158. Au vu du contenu de l’excursus, qui reflète nombre de
préoccupations philosophiques propres au IVe siècle avant notre ère, une attribution à Hécatée d’Abdère demeure
plus vraisemblable ; cf. Jaeger, « Greeks and Jews », pp. 140-143 ; Kaestli, « Moïse et les institutions juives »,
90
47
le patriarche byzantin Photius (IXe siècle). C’est au moment de rapporter la prise de Jérusalem
par Pompée, en 63 avant notre ère, que Diodore introduit le texte d’Hécatée sur les Juifs. Pour
le chrétien Photius, Diodore ne renvoie à Hécatée que pour se décharger des « mensonges »
qu’il écrit sur Moïse et l’Exode92. Mais n’en déplaise à Photius, le texte qu’il cite apparaît
bien comme la plus ancienne tradition grecque sur Moïse et la sortie d’Égypte qui nous soit
parvenue93. Hécatée est d’ailleurs le premier auteur grec chez lequel on rencontre un récit (par
la suite largement attesté) selon lequel les Juifs auraient en fait été chassés d’Égypte, avant
d’émigrer en Judée sous la conduite de Moïse94.
Chez Hécatée, l’expulsion des Juifs serait due à une soudaine épidémie, que les
Égyptiens auraient attribuée à la présence d’un trop grand nombre d’étrangers sur leur sol.
Avec la multiplication des pratiques étrangères en matière de religion, les coutumes
égyptiennes avaient été négligées, suscitant le courroux de la divinité. Pour se débarrasser du
mal, il fallait donc expulser les étrangers. Les plus éminents et actifs parmi ces expulsés
allèrent s’installer en Grèce, sous la conduite de Cadmos et Danaos. Les autres, écrit Hécatée,
furent chassés vers la Judée. Cette colonie, nous dit-il, « avait à sa tête celui qu’on appelle
pp. 138-141 ; Bar-Kochva, Image of th Jews, pp. 119-128. Sans doute le texte a-t-il néanmoins été retravaillé par
Diodore. D. R. Schwartz, « Diodoros Siculus 40.3 – Hecateus or Pseudo-Hecateus ? », in M. Mor, A.
Oppenheimer, J. Pastor, D. R. Schwartz (éds.), Jews and Gentiles in the Holy Land in the Days of the Second
Temple, the Mishna and the Talmud, Jerusalem, Yad Ben-Zvi Press, 2003, pp. 180-197, attribue quant à lui le
passage au pseudo-Hécatée d’Abdère (sur lequel infra). Contre cette proposition, voir les remarques de BarKochva, Image of the Jews, pp. 106-108.
92
Phot. Bibl. cod. 244, 380b : Οὕτω μὲν κἀνταῦθά φησι περὶ τῶν παρὰ Ἰουδαίοις ἐθῶν τε καὶ νομίμων, καὶ
αὐτῶν ἐκείνων τῆς ἐξ Αἰγύπτου ἀπαλλαγῆς, καὶ τοῦ θείου Μωϋσέως, ψευδολογῶν τὰ πλεῖστα, καὶ διερχόμενος
πρὸς τοὺς ἐλέγχους πάλιν ὧν κατεψεύσατο τῆς ἀληθείας, ἀναχώρησιν ἑαυτῷ μεθοδευσάμενος, εἰς ἕτερον καὶ
νῦν ἀναφέρει τῶν εἰρημένων τὴν παριστορίαν· ἐπάγει γάρ· Περὶ μὲν τῶν Ἰουδαίων Ἑκαταῖος ὁ Ἀβδηρίτης [mss.
Μιλήσιος] ταῦτα ἱστόρηκεν.
93
Qu’Hécatée d’Abdère ait effectivement parlé des Juifs est confirmé, d’une part, par l’estime en laquelle le tient
l’auteur de la Lettre d’Aristée (rédigée par un Juif d’Alexandrie au IIe siècle avant notre ère) et, d’autre part, par
le fait qu’un auteur anonyme contemporain de la Lettre ait même usurpé son nom pour rédiger son propre traité
sur les institutions juives. Sur la Lettre d’Aristée, cf. infra, chap. 3. Ici Ad Phil. 31 : διὰ τὸ ἁγνήν τινα καὶ σεμνὴν
εἶναι τὴν ἐν αὐτοῖς θεωρίαν, ὥς φησιν Ἑκαταῖος ὁ Ἀβδηρίτης. Sur le pseudo-Hécatée, cf. C. R. Holladay,
Fragments from Hellenistic-Jewish Authors, 4 vols., Chico, puis Atlanta, Scholars Press, 1983-1996, vol. 1
(Historians), pp. 277-335 ; B. Bar-Kochva, Pseudo-Hecataeus « On the Jews ». Legitimizing the Jewish
Diaspora, Berkeley, University of California Press, 1996.
94
À ce sujet, cf. infra.
48
Moïse, homme très remarquable par sa sagesse et son courage »95. À la différence, donc, des
variantes ultérieures de ce récit d’expulsion (sur certaines desquelles nous reviendrons),
Hécatée ne faisait pas des Juifs des Égyptiens d’origine, mais les considérait d’emblée
(conformément à la donnée juive, d’ailleurs) comme des étrangers établis en Égypte. Sans
doute son propos laisse-t-il déjà percer une perspective « égyptienne » quant à la sortie
d’Égypte96. Mais les Juifs sont, chez Hécatée, solidaires de ces pionniers grecs qui, sous la
conduite des héros Cadmos et Danaos, ont fondé Thèbes et Argos97. Et Moïse est lui aussi
dépeint sous les traits d’un fondateur de colonie « à la grecque » ‒ comme l’a écrit Philippe
Borgeaud98.
On trouve ailleurs chez Diodore de Sicile, un motif analogue, selon lequel les peuples
du pourtour méditerranéen descendent de colons égyptiens99. Selon Diodore, il s’agit d’un
logos égyptien : Bélos, le fondateur de Babylone, Danaos, le fondateur d’Argos, et Érechthée,
Chez Phot. Bibl. cod. 244, 380a 13-28 : Κατὰ τὴν Αἴγυπτον τὸ παλαιὸν λοιμικῆς περιστάσεως γενομένης,
ἀνέπεμπον οἱ πολλοὶ τὴν αἰτίαν τῶν κακῶν ἐπὶ τὸ δαιμόνιον· πολλῶν γὰρ καὶ παντοδαπῶν κατοικούντων ξένων,
καὶ διηλλαγμένοις ἔθεσι χρωμένων περὶ τὸ ἱερὸν καὶ τὰς θυσίας, καταλελύσθαι συνέβαινε παρ’ αὐτοῖς τὰς
πατρίους τῶν θεῶν τιμάς. Διόπερ οἱ τῆς χώρας ἐγγενεῖς ὑπέλαβον, ἐὰν μὴ τοὺς ἀλλοφύλους μεταστήσωνται,
λύσιν οὐκ ἔσεσθαι τῶν κακῶν. Εὐθὺς οὖν ξενηλατουμένων τῶν ἀλλοεθνῶν, οἱ μὲν ἐπιφανέστατοι καὶ
δραστικώτατοι συστραφέντες ἐξερρίφησαν (ὥς τινές φασιν) εἰς τὴν Ἑλλάδα καί τινας ἑτέρους τόπους, ἔχοντες
ἀξιολόγους ἡγεμόνας, ὧν ἡγοῦντο Δαναὸς καὶ Κάδμος τῶν ἄλλων ἐπιφανέστατοι· ὁ δὲ πολὺς λεὼς ἐξέπεσεν εἰς
τὴν νῦν καλουμένην Ἰουδαίαν, οὐ πόρρω μὲν κειμένην τῆς Αἰγύπτου, παντελῶς δὲ ἔρημον οὖσαν κατ’ ἐκείνους
τοὺς χρόνους. Ἡγεῖτο δὲ τῆς ἀποικίας ὁ προσαγορευόμενος Μωσῆς, φρονήσει τε καὶ ἀνδρείᾳ πολὺ
διαφέρων. En Égypte, il y a longtemps, à un moment où s’était déclarée une maladie pestilentielle, la plupart des
gens attribuaient la cause de leurs maux à la divinité ; en effet, la présence de nombreux étrangers de toute sorte
qui vivaient en Égypte et observaient des coutumes différentes dans leur culte et dans leurs sacrifices avait fait
que parfois, chez les Égyptiens, le culte ancestral rendu aux dieux s’était altéré. Aussi les gens du pays
pensaient-ils que, s’ils n’expulsaient pas les autres peuples, ils ne verraient pas la fin de leurs maux. Aussitôt
donc, les peuples étrangers furent chassés ; les plus distingués et les plus actifs s’unirent et furent rejetés, selon
certains historiens, en Hellade et dans d’autres pays ; ils avaient des chefs de valeur au premier rang desquels se
trouvaient Danaos et Cadmos, les plus célèbres de tous ; la masse échoua dans le pays qu’on appelle maintenant
la Judée, région peu éloignée de l’Égypte, mais complètement déserte en ce temps-là. Le guide de cet exode était
celui qu’on appelle Moïse, un homme remarquable par sa sagesse et son courage (trad. Henry).
96
Cf. Gager, Moses, p. 37 ; Stern, Greek and Latin Authors, p. 29. On peut penser qu’Hécatée, écrivant pour le
compte du nouveau pouvoir macédonien en Égypte, a pu avoir accès à des sources égyptiennes, voire consulté
des prêtres égyptiens. En ce sens Murray, « Hecataeus of Abdera and Pharaonic Kingship », p. 151. Cf. aussi S.
M. Burnstein, « Hecataeus of Abdera’s History of Egypt », in J. H. Johnson (éd.), Life in a Multi-Cultural
Society : Egypt from Cambyses to Constantine, Chicago, The University of Chicago Press, 1992, pp. 45-49.
97
On remarquera toutefois que, du point de vue d’Hécatée, le groupe guidé par Moïse est composé des polloi.
98
Borgeaud, Aux origines, p. 92 ; cf. aussi Gruen, Heritage and Hellenism, p. 52.
99
DS I,28-29. Jacoby inclut ce passage parmi les fragments d’Hécatée. Il est suivi par Murray, « Hecataeus of
Abdera and Pharaonic Kingship », pp. 145-146 ; Gager, Moses, pp. 28-29. Stern, Greek and Latin Authors, p.
169, préfère l’attribuer à Diodore, tout en indiquant que celui-ci dérive sans doute son propos d’Hécatée.
95
49
le fondateur d’Athènes, seraient tous trois partis d’Égypte, et ils n’auraient fait qu’instituer,
dans les divers lieux où ils s’établirent, des prêtres, des rites et des mystères à l’imitation de
ceux d’Égypte. De même les Colques et les Juifs descendent-ils de colons égyptiens, comme
le montre leur commun usage de la circoncision (on reconnaît là un écho du vieil Hérodote).
Mais ce schéma diffusionniste, qui fait de l’Égypte la matrice de la culture et de la civilisation
des peuples de la Méditerranée et du Proche-Orient, est explicitement rejeté par Diodore : les
Égyptiens ne fournissent à cet égard aucune preuve précise et ne s’appuient sur aucun
témoignage digne de foi.
Bezalel Bar-Kochva a récemment proposé d’attribuer ce passage de Diodore à Hécatée
d’Abdère, et de situer le contexte d’énonciation original de l’excursus sur Moïse et l’origine
des Juifs dans son prolongement100. L’excursus sur les Juifs semble en effet réfuter le logos
égyptien rapporté par Diodore, en ce qu’il présente les colons ayant essaimé à travers le
monde non pas comme des Égyptiens, mais bien, on l’a vu, comme des étrangers (xenoi),
précisément expulsés d’Égypte en cette qualité. À ce titre, les nomima des Juifs, en
particulier, sont d’ailleurs clairement distincts, chez Hécatée, du modèle égyptien.
C’est donc d’abord en Grec qu’Hécatée d’Abdère a pensé son récit sur les origines des
Juifs. On l’a dit, Moïse est envisagé comme un fondateur de colonie à la grecque, entraînant
les Juifs apatrides vers une terre encore vide et inhabitée. Là, il fonde plusieurs villes, dont la
plus célèbre, Jérusalem, où il fait bâtir un temple. Puis il établit pour les Juifs leurs
cérémonies religieuses propres et leur donne des lois et des institutions politiques101.
100
Cf. Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 109-115.
Chez Phot. Bibl. cod. 244, 380a 28-36 : Οὗτος δὲ καταλαβόμενος τὴν χώραν ἄλλας τε πόλεις ἔκτισε καὶ τὴν
νῦν οὖσαν ἐπιφανεστάτην, ὀνομαζομένην Ἱεροσόλυμα. Ἰδρύσατο δὲ καὶ τὸ μάλιστα παρ' αὐτοῖς τιμώμενον
ἱερόν, καὶ τὰς τιμὰς καὶ ἁγιστείας τοῦ θείου κατέδειξε, καὶ τὰ κατὰ τὴν πολιτείαν ἐνομοθέτησέ τε καὶ διέταξε.
Διεῖλε δὲ τὸ πλῆθος εἰς δώδεκα φυλάς, διὰ τὸ τὸν ἀριθμὸν τοῦτον τελειότατον νομίζεσθαι καὶ σύμφωνον εἶναι
τῷ πλήθει τῶν μηνῶν τῶν τὸν ἐνιαυτὸν συμπληρούντων. Ce Moïse occupa le pays et fonda, entre autres villes,
celle qui est aujourd’hui la plus célèbre et qu’on appelle Jérusalem. Il bâtit aussi le temple qui est chez les Juifs
l’objet d’une si grande vénération, il prescrivit les cérémonies du culte et les honneurs à rendre à la divinité ; il
fit des lois et prit des dispositions pour réglementer la vie publique. Il répartit la population en douze tribus parce
que ce nombre passait pour le nombre parfait et parce qu’il correspond à celui des mois qui font l’année.
101
50
L’excursus d’Hécatée répond aussi aux exigences du genre ethnographique grec : un récit sur
les origines, auquel succède une brève description géographique (en l’occurrence de la Judée),
un compte rendu des principales institutions religieuses et coutumes, et enfin un court résumé
des faits historiques subséquents102. Surtout, Hécatée traduit dans le vocabulaire de la
philosophie grecque les institutions, aussi bien politiques que religieuses, établies par
Moïse103. Werner Jaeger soulignait déjà combien la législation établie par le Moïse d’Hécatée
d’Abdère reflète les préoccupations des successeurs de Platon quant à l’état idéal104. La
société qu’établit Moïse relève d’une forme d’utopie politique, qui n’est pas sans évoquer la
Cité idéale esquissée dans la République105. Ainsi le pouvoir qu’il accorde aux prêtres, fait-il
par exemple écho à celui des « gardiens ». Ces prêtres, Moïse les a sélectionnés parmi « les
plus cultivés et les plus capables de diriger tout le peuple », pour s’occuper à la fois du culte
divin et des sacrifices, mais aussi comme juges, gardiens (précisément) des lois et des
coutumes. Les Juifs, pense Hécatée, n’ont d’ailleurs jamais eu de rois, et sont encore
aujourd’hui dirigés par un grand-prêtre, qui interprète pour eux les décrets du dieu106.
102
Cf. Sterling, Historiography, pp. 20-54, 55-102 ; Bar-Kochva, Pseudo-Hecataeus, pp. 10-13, 191-219.
Cf. Kaestli, « Moïse et les institutions juives » ; Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 117-119. Sans doute
Hécatée est-il mieux informé que les autres auteurs que nous avons jusqu’ici parcourus ; il n’est d’ailleurs pas
impossible qu’il ait pu s’entretenir avec des Juifs lors de son séjour en Égypte. En ce sens, cf. Jaeger, « Greeks
and Jews », pp. 139-140 ; Gager, Moses, p. 37 ; Will, Orrieux, Ioudaïsmos-Hellenismos, p. 91 ; Gruen, Heritage
and Hellenism, pp. 53-55. Selon T. Römer, « Les guerres de Moïse », in T. Römer (éd.), La construction de la
figure de Moïse/The Construction of the Figure of Moses, Paris, Gabalda, 2007, pp. 169-193, le récit hécatéen
d’une conquête de la Judée par Moïse reflète peut-être certaines traditions juives parabibliques connues par
ailleurs ; cf. Artapan, fr. 3 Holladay (Eus. PE IX,27,1-37, en particulier 7-10) ; J. AJ II,238-356. Moïse est
également décrit comme un chef de guerre chez Ph. Mos. I,220-333. Mendels, « Hecataeus of Abdera », relève
quant à lui certains parallèles entre la description des institutions juives chez Hécatée d’Abdère et l’idéologie des
milieux sacerdotaux judéens telle qu’exprimée dans les livres (à peu près contemporains) d’Esdras et de
Néhémie. Je préfère demeurer prudent quant à la possibilité d’envisager Hécatée comme un témoin fiable du
judaïsme de son temps. Son excursus demeure essentiellement un exercice de traduction culturelle, déterminé
par l’agenda spécifique de son auteur.
104
Jaeger, « Greeks and Jews », pp. 140-143 ; cf. aussi Gager, Moses, pp. 31-37 ; Kaestli, « Moïse et les
institutions juives », pp. 139-141.
105
Sur l’Égypte comme utopie politique chez Hécatée d’Abdère, voir Murray, « Hecataeus of Abdera and
Pharaonic Kingship », p. 159.
106
Chez Phot. Bibl. cod. 244, 380b 2-13 : Ἐπιλέξας δὲ τῶν ἀνδρῶν τοὺς χαριεστάτους καὶ μάλιστα
δυνησομένους τοῦ σύμπαντος ἔθνους προίστασθαι, τούτους ἱερεῖς ἀπέδειξε· τὴν δὲ διατριβὴν ἔταξεν αὐτῶν
γίνεσθαι περὶ τὸ ἱερὸν καὶ τὰς τοῦ θεοῦ τιμάς τε καὶ θυσίας. Τοὺς αὐτοὺς δὲ καὶ δικαστὰς ἀπέδειξε τῶν μεγίστων
κρίσεων, καὶ τὴν τῶν νόμων καὶ τῶν ἐθῶν φυλακὴν τούτοις ἐπέτρεψε· διὸ καὶ βασιλέα μὲν μηδέποτε τῶν
Ἰουδαίων, τὴν δὲ τοῦ πλήθους προστασίαν δίδοσθαι διὰ παντὸς τῷ δοκοῦντι τῶν ἱερέων φρονήσει καὶ ἀρετῇ
103
51
Sans doute la Judée du IVe siècle avant notre ère est-elle effectivement dirigée par une
aristocratie sacerdotale. Mais cette réalité historique et sociale forme ici l’arrière-plan d’une
représentation largement idéalisée, dans laquelle (bien qu’Hécatée ne le dise pas
explicitement), les Juifs sont encore un « peuple de philosophes ». Ou du moins un peuple
gouverné selon les principes de l’intelligence (phronesis) et de la vertu (aretê).
Cette grille de lecture philosophique devient évidente dans la description des opinions
de Moïse sur les images divines, et la nature du divin. Moïse, écrit Hécatée,
ne représenta la divinité par absolument aucune image parce qu’il croyait que
Dieu n’a pas de forme humaine et que le ciel qui entoure la terre est le seul Dieu
et maître de l’univers.107
C’est chez Hécatée d’Abdère que l’on rencontre la première affirmation explicite du fait que
les Juifs ne font pas d’images. Mais aussi du fait que les Juifs, comme les Perses d’Hérodote,
refusent de donner à leur dieu, qui se confond avec la voûte céleste, une quelconque forme
προέχειν. Τοῦτον δὲ προσαγορεύουσιν ἀρχιερέα, καὶ νομίζουσιν αὐτοῖς ἄγγελον γίνεσθαι τῶν τοῦ θεοῦ
προσταγμάτων. Τοῦτον δὲ κατὰ τὰς ἐκκλησίας καὶ τὰς ἄλλας συνόδους φησὶν ἐκφέρειν τὰ παραγγελλόμενα· καὶ
πρὸς τοῦτο τὸ μέρος οὕτως εὐπειθεῖς γίνεσθαι τοὺς Ἰουδαίους ὥστε παραχρῆμα πίπτοντας ἐπὶ τὴν γῆν
προσκυνεῖν τὸν τούτοις ἑρμηνεύοντα ἀρχιερέα. Προσγέγραπται δὲ καὶ τοῖς νόμοις ἐπὶ τελευτῆς ὅτι Μωσῆς
ἀκούσας τοῦ θεοῦ τάδε λέγει τοῖς Ἰουδαίοις. Parmi les citoyens, il choisit les plus raffinés et ceux qui seraient les
plus capables de diriger tout le peuple et il les désigna comme prêtres ; il leur imposa de consacrer leur vie au
temple, au culte divin et aux sacrifices. Ces mêmes hommes furent aussi pris comme juges des procès les plus
importants et il leur confia la garde des lois et des coutumes ; c’est pour cela que les Juifs n’ont jamais de roi et
que la direction du peuple est toujours confiée à celui des prêtres qui est réputé le plus sage et le plus vertueux.
C’est lui qu’ils appellent le grand-prêtre et ils croient qu’il est pour eux le messager des commandements divins.
Ce personnage, dit l’auteur, publie dans les assemblées et autres réunions du peuple ce que Dieu ordonne et, à
cet égard, les Juifs sont si soumis qu’ils se prosternent immédiatement pour vénérer le grand-prêtre quand il leur
parle. À la fin des textes de loi est ajouté ceci : « Voici ce que Moïse a entendu de Dieu et dit aux Juifs » (cf.
Lev. XXVI,46 ; XXVII,34 ; De. XXVIII,69 ; LXX De. XXII,34). Cf. aussi ibid., 380b 20-34 : Ἐποιήσατο δ' ὁ
νομοθέτης τῶν τε πολεμικῶν ἔργων πολλὴν πρόνοιαν, καὶ τοὺς νέους ἠνάγκαζεν ἀσκεῖν ἀνδρείαν τε καὶ
καρτερίαν καὶ τὸ σύνολον ὑπομονὴν πάσης κακοπαθείας. Ἐποιεῖτο δὲ καὶ στρατείας εἰς τὰ πλησιόχωρα τῶν
ἐθνῶν, καὶ πολλὴν κατακτησάμενος χώραν, κατεκληρούχησε, τοῖς μὲν ἰδιώταις ἴσους ποιή-σας κλήρους, τοῖς δ'
ἱερεῦσι μείζονας, ἵνα λαμβάνοντες ἀξιολογωτέρας προσόδους ἀπερίσπαστοι συνεχῶς προςεδρεύωσι ταῖς τοῦ
θεοῦ τιμαῖς. Οὐκ ἐξῆν δὲ τοῖς ἰδιώ ταις τοὺς ἰδίους κλήρους πωλεῖν, ὅπως μή τινες διὰ πλεονεξίαν ἀγοράζοντες
τοὺς κλήρους ἐκθλίβωσι τοὺς ἀπορωτέρους καὶ κατασκευάζωσιν ὀλιγανδρίαν. Τεκνοτροφεῖν τε ἠνάγκαζε τοὺς
ἐπὶ τῆς χώρας· καὶ δι' ὀλίγης δαπάνης ἐκτρεφομένων τῶν βρεφῶν, ἀεὶ τὸ γένος τῶν Ἰουδαίων ὑπῆρχε
πολυάνθρωπον. Comparer Pl. Lg. 745b-c ; 744d-e.
107
Chez Phot. Bibl. cod. 244, 380a 37-40 : Ἄγαλμα δὲ θεῶν τὸ σύνολον οὐ κατεσκεύασε, διὰ τὸ μὴ νομίζειν
ἀνθρωπόμορφον εἶναι τὸν θεόν, ἀλλὰ τὸν περιέχοντα τὴν γῆν οὐρανὸν μόνον εἶναι θεὸν καὶ τῶν ὅλων κύριον.
52
humaine. La religion de Moïse relève ici d’une théologie cosmique, et apparaît comme un
culte philosophique, qui se passe d’images.
La discussion relative à l’excursus d’Hécatée d’Abdère s’est souvent arrêtée sur la question de
savoir si celui-ci reflétait une attitude globalement positive à l’égard des Juifs ou, au contraire,
s’il attestait de l’émergence d’un discours hostile à leur encontre, tel qu’on le retrouvera chez
de nombreux auteurs ultérieurs108. Hécatée en effet, lorsqu’il décrit les institutions établies par
Moïse, relève que le législateur instaura des sacrifices, et de manière générale un mode de vie
(bios), différents des autres peuples. Le mode de vie qu’il établit, en particulier, est
explicitement qualifié d’antisocial (apanthropos) et d’hostile aux étrangers (misoxenos)109.
C’est là la plus ancienne attestation du motif de la misanthropie des lois juives, motif
régulièrement répété par les auteurs antiques110. Il convient toutefois de rester prudent à
l’égard de toute tentative d’inscrire Hécatée dans le cadre d’une histoire rétrospective.
Comme l’indique Katell Berthelot, le motif de la misanthropie, chez Hécatée, n’implique à
priori aucune hostilité particulière à l’encontre des Juifs et de leur mode de vie, encore moins
une quelconque forme d’antijudaïsme avant l’heure. L’ethnographie hécatéenne réduit les
coutumes particulières à une causalité rationnelle111. Ainsi le misoxenos bios mis en place par
Cf. P. Schäfer, Judéophobie, attitudes à l’égard des Juifs dans le monde antique, Paris, Cerf, 2003, pp. 3361 ; Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 129-135. Sur la question de l’antijudaïsme antique, cf. infra, pp. 77-78,
et n. 79 ; cf. les remarques de G. Bohak, « The Ibis and the Jewish Question : Ancient “Anti-Semitism” in
Historical Context », in M. Mor, A. Oppenheimer, J. Pastor, D. R. Schwartz (éds.), Jews and Gentiles in the
Holy Land in the Days of the Second Temple, the Mishna and the Talmud, Jerusalem, Yad Ben-Zvi Press, 2003,
pp. 27-43.
109
Chez Phot. Bibl. 244, 380a 40-380b 2 : Τὰς δὲ θυσίας ἐξηλλαγμένας συνεστήσατο τῶν παρὰ τοῖς ἄλλοις
ἔθνεσι, καὶ τὰς κατὰ τὸν βίον ἀγωγάς· διὰ γὰρ τὴν ἰδίαν ξενηλασίαν ἀπάνθρωπόν τινα καὶ μισόξενον βίον
εἰσηγήσατο. Quant aux sacrifices, il en institua de tout différents de ceux des autres peuples et fit de même pour
les habitudes de la vie ; car, en raison de sa propre expulsion, il instaura un mode de vie associal et hostile aux
étrangers (tra. Henry, modifiée). Cf. aussi ibid., 380b 34-37 : Καὶ τὰ περὶ τοὺς γάμους δὲ καὶ τὰς τῶν
τελευτώντων ταφὰς πολὺ τὸ παρηλλαγμένον ἔχειν ἐποίησε νόμιμα πρὸς τὰ τῶν ἄλλων ἀνθρώπων. Pour les
mariages et les funérailles, il donna des lois qui en firent des institutions très différentes de celles des autres
hommes.
110
Sur cette question, cf. Berthelot, Philantrôpia judaica, en particulier ici pp. 79-94.
111
Cf. aussi Kaestli, « Moïse et les institutions juives », pp. 138-139 ; Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 125126.
108
53
Moïse est-il attribué à l’expérience de Moïse et des Juifs, eux-même expulsés d’Égypte en
leur qualité d’étrangers. Selon Berthelot, les propos d’Hécatée semblent impliquer que Moïse
aurait en quelque sorte fait sienne l’opinion égyptienne, selon laquelle la présence d’étrangers
avait mené à la négligence des rites ancestraux : l’influence étrangère est une cause de
corruption, et pour maintenir ses patria nomima à l’écart de toute corruption, il convient donc
de se préserver de toute influence étrangère112. C’est ce que suggère le terme employé par
Hécatée eu égard à l’expulsion des Juifs : xénélasie (xenelasia). La xénélasie est d’abord,
dans l’imaginaire grec, une coutume spartiate113. Selon Plutarque, Lycurgue (le législateur
spartiate) aurait interdit aux Lacédémoniens de voyager, de peur qu’ils ne reviennent avec des
mœurs étrangères et ne corrompent les institutions politiques qu’il avait établies. De même
chassait-il de Sparte les étrangers, afin qu’ils ne fussent pas pour ses concitoyens, des
« maîtres du vice » (didaskaloi kakou)114. Faisant l’apologie des antiques institutions
spartiates, Xénophon avait déjà noté que Lycurgue leur avait enjoint de bannir les étrangers et
interdit de voyager115. Pour Xénophon et les socratiques, les institutions spartiates établies par
Lycurgue incarnent une forme de modèle politique (évidemment anti-démocratique), dont la
xénélasie est, en quelque sorte, un mécanisme de sauvegarde. En expulsant les étrangers, les
Égyptiens se comportent comme des Spartiates. Mais en instituant un mode de vie hostile aux
étrangers, Moïse également, se comporte comme un Lycurgue116. En législateur minutieux,
112
Cf. Berthelot, Philantrôpia judaica, pp. 91-94.
Cf. Th. I,144 ; X. Lac. XIV,4 ; Pl. Prt. 342c ; Lg. 950b ; 953e ; Aris. Pol. 1272b. À ce sujet, cf. H. Schaefer,
« Xenelasia », RE 2 IX.A (1967), cols. 1436-1438, et T. J. Figueira, « Xenelasia and Social Control in Classical
Sparta », The Classical Quarterly 53.1 (2003), pp. 44-74.
114
Plu. Lyc. IX,4 : Ὅθεν οὐδ´ ἀποδημεῖν ἔδωκε τοῖς βουλομένοις καὶ πλανᾶσθαι, ξενικὰ συνάγοντας ἤθη καὶ
μιμήματα βίων ἀπαιδεύτων καὶ πολιτευμάτων διαφόρων. Ἀλλὰ καὶ τοὺς ἀθροιζομένους ἐπ´ οὐδενὶ χρησίμῳ καὶ
παρεισρέοντας εἰς τὴν πόλιν ἀπήλαυνεν, οὐχ, ὡς Θουκυδίδης φησί, δεδιὼς μὴ τῆς πολιτείας μιμηταὶ γένωνται
καὶ πρὸς ἀρετήν τι χρήσιμον ἐκμάθωσιν, ἀλλὰ μᾶλλον ὅπως μὴ διδάσκαλοι κακοῦ τινος ὑπάρξωσιν.
115
X. Lac. XIV,4 : πίσταμαι δὲ καὶ πρόσθεν τούτου ἕνεκα ξενηλασίας γιγνομένας καὶ ἀποδημεῖν οὐκ ἐξόν, ὅπως
μὴ ῥᾳδιουργίας οἱ πολῖται ἀπὸ τῶν ξένων ἐμπίμπλαιντο. Sur les antiques vertus des institutions spartiates, cf.
aussi X. Mem. III,5.
116
Pour une « lecture spartiate » du texte d’Hécatée, cf. en particulier Will, Orrieux, Ioudaïsmos-Hellenismos,
pp. 86-88. Cf. déjà Jaeger, « Greeks and Jews », p. 142 ; Momigliano, Alien Wisdom, p. 84. Discussion chez
Berthelot, Philantrôpia judaica, pp. 91-94.
113
54
Moïse aurait veillé à préserver les institutions politiques qu’il allait établir de toute corruption
étrangère, en enjoignant aux Juifs de demeurer à l’écart des autres hommes117.
L’idée selon laquelle les lois jadis instituées par des législateurs éclairés doivent subir
une lente dégénérescence, est un lieu commun de l’ethnographie grecque118. Elle participe
d’une vision « primitiviste » (au sens où l’entendent Boas et Lovejoy) de l’histoire des
sociétés humaines, envisagée comme un processus de décadence : le temps nous éloigne de la
pureté des règles instituées aux origines119. Pour Xénophon, les Spartiates de son temps ne
sont plus que le reflet de ceux d’autrefois : ils n’observent plus les lois de Lycurgue120. La
domination étrangère aussi, ou la domination sur l’étranger, entraîne inexorablement la
corruption des nomima propres121. Les premiers temps sont ceux d’une société figée, qui se
reproduit telle quelle, avec ses lois et ses coutumes, une société froide en termes lévistraussiens. L’histoire, au contraire, implique un processus dynamique – déplacements,
domination, acculturation, assimilation. Elle est le temps des sociétés chaudes122.
Diodore, auquel on doit le texte d’Hécatée, écrit ailleurs à propos des Égyptiens que la
législation et les usages, établis pour eux par des hommes comme Bochoris ou Amasis
(comparables à Zoroastre chez les Perses, à Moïse chez les Juifs, à Zalmoxis chez les Gètes,
ou à Lycurgue à Sparte), furent par la suite abolis, « après que les Macédoniens eurent établi
leur domination et définitivement supprimé la souveraineté indigène »123. Le même constat se
rencontre également au terme de l’excursus attribué à Hécatée, où on peut lire que les
117
Cf. dans le même sens Ad Phil. 139-141 ; J. AJ IV,191-192.
Momigliano, Alien Wisdom, p. 84.
119
Cf. P. Borgeaud, « Une rhétorique antique du blâme et de l’éloge. La religion des autres », in P. Brulé (éd.),
La norme en matière religieuse. Actes du XIe colloque CIERGA (Rennes, Septembre 2007), Liège, Centre
International d’Étude de la Religion Grecque Antique, 2009, pp. 69-89, ici pp. 69-70.
120
X. Lac. XIV,7.
121
Cf. Pl. Lg. 950a : πέφυκεν δὲ ἡ πόλεων ἐπιμειξία πόλεσιν ἤθη κεραννύναι παντοδαπά, καινοτομίας ἀλλήλοις
ἐμποιούντων ξένων ξένοις. Cf. aussi Plu. Lyc XXII,6-9 ; Porph. Abst. IV,3,5.
122
Cf. notamment C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale 2, Paris, Plon, 1973, pp. 40-42 ; Redfield,
« Herodotus », pp. 111-113.
123
DS I,96 : Τὴν μὲν οὖν κοινὴν νομοθεσίαν συντελεσθῆναί φασιν ὑπὸ τῶν εἰρημένων ἀνδρῶν, καὶ δόξης τυχεῖν
τῆς διαδεδομένης παρὰ τοῖς ἄλλοις· ἐν δὲ τοῖς ὕστερον χρόνοις πολλὰ τῶν καλῶς ἔχειν δοκούντων νομίμων φασὶ
κινηθῆναι, Μακεδόνων ἐπικρατησάντων καὶ καταλυσάντων εἰς τέλος τὴν βασιλείαν τῶν ἐγχωρίων.
118
55
coutumes ancestrales (patria nomima) des Juifs finirent par changer, par suite de leur mélange
avec des étrangers, et par suite de la domination successive des Perses et des Macédoniens124.
Hécatée, lui-même contemporain de la conquête macédonienne, n’est peut-être pas l’auteur de
cette phrase, et l’on peut penser qu’il s’agit d’un commentaire introduit par Diodore125. On
retrouvera chez Strabon l’idée selon laquelle les Juifs ont dévié de leurs coutumes ancestrales
durant l’époque hellénistique.
Il n’est toutefois pas impossible de penser que le motif sous-jacent, celui de la
décadence des sociétés humaines, relevait déjà d’une conception hécatéenne de l’histoire. Une
conception qui porte en soi l’idée d’un temps où des législateurs vertueux donnèrent aux
sociétés leurs institutions premières : un âge d’or aujourd’hui révolu, où un homme comme
Moïse pouvait établir un culte cosmique, entièrement dépourvu d’images.
Comme le note Arthur D. Nock, l’histoire a pu être désignée par un rhéteur antique comme
une philosophie faite d’exemples126. Dans le prologue à son immense Géographie, Strabon
révèle que son œuvre sert précisément la cause de la philosophie127. Rédigée durant les
premières années du règne d’Auguste, la Géographie propose une description détaillée, région
par région, de la terre habitée128. C’est au livre XVI, qui couvre les territoires s’étendant de
l’Assyrie à l’Arabie, que Strabon a inclus une digression historique et ethnographique sur la
Chez Phot. Bibl., cod. 244, 380a 37-41 : Κατὰ δὲ τὰς ὕστερον γενομένας ἐπικρατείας ἐκ τῆς τῶν ἀλλοφύλων
ἐπιμιξίας, ἐπί τε τῆς τῶν Περσῶν ἡγεμονίας καὶ τῶν ταύτην καταλυσάντων Μακεδόνων, πολλὰ τῶν πατρίων
τοῖς Ἰουδαίοις νομίμων ἐκινήθη. Mais au cours des dominations qu’ils subirent plus tard, à la suite du contact
avec les peuples étrangers, sous l’hégémonie des Perses et sous celle des Macédoniens, qui détruisirent la
première, beaucoup de coutumes ancestrales des Juifs changèrent.
125
En ce sens Will, Orrieux, Ioudaïsmos-Hellenismos, p. 88 ; Gruen, Heritage and Hellenism, p. 52 ; Berthelot,
Philantrôpia judaica, p. 82 ; Kaestli, « Moïse et les institutions juives », p. 133. Cf. Bar-Kochva, Image of the
Jews, p. 102, n. 31.
126
D.H. Rh. XI,2. Cf. A. D. Nock, « Posidonius », The Journal of Roman Studies 49.1-2 (1959), pp. 1-15, ici p. 4.
127
Str. I,1,1 ; 18 ; 22 ; 23.
128
Sur Strabon et la Géographie, cf. E. Honigmann, « Strabon », RE 2 IV.1 (1932), cols. 76-151 ; G. Aujac,
« Strabon et son temps », in W. Hübner (éd.), Geschichte der Mathematik und der Naturwissenschaften in der
Antike. Band 2 : Geographie une verwandte Wissenschaften, Stuttgart, Franz Steiner, 2000, pp. 103-139.
Désormais, cf. également M. Lozat, « La Géographie de Strabon : méthode et influence », à paraître in P.
Borgeaud et al., La fabrique des religions, Lausanne, Infolio, 2012.
124
56
Judée et les Juifs129. Comme Hécatée avant lui, Strabon rapporte lui aussi un récit sur les
origines des Juifs, dans lequel Moïse apparaît comme l’instaurateur d’un culte philosophique,
dépourvu d’images divines. Moïse, chez Strabon, est le fondateur d’une sorte d’État des
sages, une utopie politique conforme au modèle esquissé par Zénon de Cition, le fondateur du
stoïcisme130.
À la différence d’Hécatée, Strabon considère que les Juifs sont bien des Égyptiens
d’origine, émigrés en Judée. La Judée, écrit Strabon, se présente à première vue comme le
territoire d’une population métissée d’Égyptiens, d’Arabes et de Phéniciens. Malgré ce
métissage, il ressort néanmoins des traditions relatives au temple de Jérusalem, « que les
ancêtres de ceux qu’on appelle les Juifs viennent d’Égypte »131. Ceux-ci n’ont toutefois pas
été, chez Strabon, expulsés d’Égypte. Ils en sont partis volontairement. Cet exode est
d’ailleurs explicitement motivé par des raisons théologiques :
Moïse, un membre du clergé égyptien, responsable d’un territoire appelé [BasseÉgypte], se rendit en Judée ayant pris en dégoût les institutions de son pays ; avec
lui partirent un grand nombre d’hommes qui honoraient la divinité. Car il disait et
enseignait que les Égyptiens et les Libyens étaient fous de prétendre représenter la
divinité sous la figure d’animaux sauvages ou domestiques ; que les Grecs de leur
côté n’étaient pas plus sages quand ils lui donnaient figure humaine ; il n’y aurait
129
Str. XVI,2,34-46. Commentaire chez Stern, Greek and Latin Authors, pp. 261-315. Cet excursus sur les Juifs
est couramment attribué à Posidonius, auquel renvoie Str. XVI,2,43 (à propos de la Mer morte) ; aussi XVI,2,10.
Cf. Nock, « Posidonius » ; K. Berthelot, « Poseidonios d’Apamée et les Juifs », Journal for the Study of Judaism
34 (2003), pp. 160-98. Discussion chez Berthelot, Philantrôpia judaica, pp. 115-119. Gager, Moses, pp. 44-47 et
Borgeaud, Aux origines, p. 252, n. 166, contestent cette attribution. Celle-ci est néanmoins encore défendue par
Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 355-398 ; cf. aussi I. Ludlan, « The God of Moses in Strabo », in BarKochva, Image of the Jews, pp. 525-541. Je demeure néanmoins prudent quant à l’idée de concevoir l’excursus
de Strabon comme une citation directe de Posidonius. Sur Posidonius et les Juifs, cf. aussi J. CA II,79 ; Stern,
Greek and Latin Authors, pp. 141-147.
130
B. Bar-Kochva, « Mosaic Judaism and Judaism of the Second Temple – The Jewish Ethnography of Strabo »,
Tarbiz 66.3 (1997), pp. 297-336 (en hébreu, abstract pp. v-vi) ; Id., Image of the Jews, pp. 372-375. Contre cette
opinion, cf. Berthelot, « Poseidonios d’Apamée », pp. 169-177 (Philantrôpia judaica, pp. 120-123), qui
interprète le texte comme un contre-modèle à l’état hasmonéen, contemporain de Posidonius.
131
Str. XVI,2,34 : τὰ πολλὰ δ´ ὡς ἕκαστα ἐστὶν ὑπὸ φύλων οἰκούμενα μικτῶν ἔκ τε Αἰγυπτίων ἐθνῶν καὶ
Ἀραβίων καὶ Φοινίκων· (…) Οὕτω δ´ ὄντων μιγάδων ἡ κρατοῦσα μάλιστα φήμη τῶν περὶ τὸ ἱερὸν τὸ ἐν τοῖς
Ἱεροσολύμοις πιστευομένων Αἰγυπτίους ἀποφαίνει τοὺς προγόνους τῶν νῦν Ἰουδαίων λεγομένων. À partir de la
traduction de Borgeaud, Aux origines, pp. 138-140.
57
en effet qu’un seul dieu, celui qui nous enveloppe nous tous, avec la terre et la
mer, et que nous appelons ciel, univers et nature. Qui oserait, ayant tous ses
esprits, façonner de ce dieu une image à la ressemblance de l’un des êtres que l’on
rencontre chez nous ? Il convient d’abandonner toute fabrication de statues de
culte. Il suffit de fixer les limites d’un sanctuaire et d’un enclos qui soit beau, et
d’y pratiquer un culte sans support.132
Strabon dessine ici les contours de ce que Philippe Borgeaud a appelé un « triangle
théologique », une comparaison contrastive qui oppose d’un côté la Grèce et ses dieux
anthropomorphes, de l’autre l’Égypte et ses dieux thériomorphes, et enfin Jérusalem et son
dieu cosmique, dépourvu d’image133. Le motif qui fait de Moïse un prêtre égyptien (avant le
brahmane ou le mage, le prototype même du sage barbare134) apparaissait déjà, deux siècles
plus tôt, chez l’égyptien Manéthon, sur lequel nous reviendrons135. Chez Manéthon d’ailleurs,
Moïse/Osarseph apparaissait déjà comme un personnage en rupture avec la coutume
égyptienne, imposant expressément à ses compagnons d’exil des lois contraires à celles des
Égyptiens. Dans la perspective de Manéthon toutefois, ce qui relève aux yeux de Strabon de
l’instauration d’un culte philosophique, à égale distance des modèles grecs et égyptiens,
s’apparentait à un athéisme radical et hostile, un refus d’adorer les dieux.
Str. XVI,2,35 (trad. Borgeaud, Aux origines, pp. 138-140): Μωσῆς γάρ τις τῶν Αἰγυπτίων ἱερέων ἔχων τι
μέρος τῆς [κάτω] καλουμένης χώρας, ἀπῆρεν ἐκεῖσε ἐνθένδε δυσχεράνας τὰ καθεστῶτα, καὶ συνεξῆραν αὐτῷ
πολλοὶ τιμῶντες τὸ θεῖον. Ἔφη γὰρ ἐκεῖνος καὶ ἐδίδασκεν, ὡς οὐκ ὀρθῶς φρονοῖεν οἱ Αἰγύπτιοι θηρίοις
εἰκάζοντες καὶ βοσκήμασι τὸ θεῖον, οὐδ´ οἱ Λίβυες· οὐκ εὖ δὲ οὐδ´ οἱ Ἕλληνες ἀνθρωπομόρφους τυποῦντες· εἴη
γὰρ ἓν τοῦτο μόνον θεὸς τὸ περιέχον ἡμᾶς ἅπαντας καὶ γῆν καὶ θάλατταν, ὃ καλοῦμεν οὐρανὸν καὶ κόσμον καὶ
τὴν τῶν ὄντων φύσιν. Τούτου δὴ τίς ἂν εἰκόνα πλάττειν θαρρήσειε νοῦν ἔχων ὁμοίαν τινὶ τῶν παρ´ ἡμῖν; ἀλλ´
ἐᾶν δεῖν πᾶσαν ξοανοποιίαν, τέμενος [δ´] ἀφορίσαντας καὶ σηκὸν ἀξιόλογον τιμᾶν ἕδους χωρίς.
133
Cf. Borgeaud, Aux origines, p. 143.
134
Cf. Str. XVI,2,39, où Moïse est encore explicitement comparé à des figures analogues parmi les sagesses
barbares.
135
Cf. Man. Hist. fr. 54 Wadell (J. CA I,227-287). Selon Bar-Kochva, Image of the Jews, p. 364, Strabon
dépendrait d’ailleurs ici de Manéthon. Cf. aussi J. CA II,10. Sur la figure de Moïse comme prêtre héliopolitain,
cf. Y. Volokhine, « Des Séthiens aux Impurs. Un parcours dans l’idéologie égyptienne de l’exclusion », in P.
Borgeaud, T. Römer, Y. Volokhine (éds.), Interprétations de Moïse. Égypte, Judée, Grèce et Rome, Leiden –
Boston, E. J. Brill, 2009, pp. 199-243, ici 213-219. Sur Manéthon et le motif de l’expulsion des Impurs, cf. infra,
chap. 2, pp. 77-86. Sur Moïse et la sagesse des Égyptiens, dans la littérature judéo-hellénistique, le Nouveau
Testament et la Patristique, cf. T. Hilhorst, « “And Moses was Instructed in all the Wisdom of the Egyptians”
(Acts 7,22) », in T. Hilhorst, George H. van Kooten (éds), The Wisdom of Egypt. Jewish, Early Christian and
Gnostic Essays in Honour of Gerard P. Luttikhuizen, Leiden – Boston, Brill, 2005, pp. 153-176.
132
58
C’est néanmoins dans le cadre d’une représentation grecque de l’Égypte et de ses
prêtres savants que s’inscrit, chez Strabon, cette assimilation de Moïse au clergé égyptien. Si
Hérodote faisait, en particulier, des prêtres d’Héliopolis, les plus savants des Égyptiens136,
Strabon, qui lui aussi a fait le voyage d’Égypte, regrette de ne plus trouver sur place ces
légendaires personnages, tout entiers voués à la philosophie et à l’observation des astres137.
L’Égypte millénaire est désormais province romaine. Dans les temples d’Héliopolis, on ne
rencontre plus que des guides, qui montrent au voyageur la maison où, en leur temps, Platon
et Eudoxe avaient vécu treize ans, en compagnie des prêtres. Il y a un décalage entre l’Égypte
que visite Strabon et celle qu’il évoque138. En faisant de Moïse un prêtre égyptien, il situe
d’emblée celui-ci dans l’Égypte d’un autre temps, une Égypte des origines.
Moïse incarne une troisième voie, entre deux types de normes, l’une grecque, l’autre
égyptienne. La divinité (to theion) n’a pas de forme, ni animale, ni humaine. Cela seul est
dieu (monon theos), tout ce qui est, toute physis, la terre, la mer, le ciel, l’univers. Plus que de
monothéisme, il s’agit ici de panthéisme : le Moïse de Strabon professe un dieu-monde sur le
modèle des stoïciens139. C’est dans ce contexte également qu’il faut replacer sa critique de
l’anthropomorphisme140. Plutôt que législateur des Juifs, Moïse est ici le promoteur ancestral
d’un culte stoïcien, parti fonder avec ses disciples une communauté de philosophes dans un
lieu reculé, rocailleux et aride. Suivi par de « nombreux hommes à l’esprit sage », il prit
possession de la Judée et fonda Jérusalem, promettant à ses partisans et aux populations
136
Hdt. II,3.
Str. XVII,1,29 : Ἐν δὲ τῇ Ἡλίου πόλει καὶ οἴκους εἴδομεν μεγάλους ἐν οἷς διέτριβον οἱ ἱερεῖς· μάλιστα γὰρ δὴ
ταύτην κατοικίαν ἱερέων γεγονέναι φασὶ τὸ παλαιὸν φιλοσόφων ἀνδρῶν καὶ ἀστρονομικῶν.
138
Cf. J. Yoyotte, P. Charvet, Strabon, Le voyage en Égypte. Un regard romain, Paris, Nil, 1997, pp. 228-229.
139
Cf. D.L. VII,148 : Οὐσίαν δὲ θεοῦ Ζήνων μέν φησι τὸν ὅλον κόσμον καὶ τὸν οὐρανόν, ὁμοίως δὲ καὶ
Χρύσιππος ἐν τῷ πρώτῳ Περὶ θεῶν καὶ Ποσειδώνιος ἐν πρώτῳ Περὶ θεῶν. Cf. aussi D.L. VII,138-13 et I.
Ludlan, « The God of Moses in Strabo ». Sur les sources philosophiques de Strabon, cf. J. Laurent, « Strabon et
la philosophie stoïcienne », Archives de Philosophie 71.1 (2008), pp. 111-127, ici pp. 117-119.
140
Sur la critique de l’anthropomorphisme chez les stoïciens, cf. Clerc, Théories relatives au culte des images,
pp. 101-107.
137
59
environnantes « une piété et un culte qui n’accablerait pas les pratiquants de dépenses, ni de délires
divins et d’actions absurdes »141.
Strabon distingue toutefois rigoureusement cet état des sages, mis en place par Moïse,
de la Judée de son temps ou, en d’autres termes, la religion de Moïse de la religion juive142. À
l’établissement, en un temps originel, d’une société idéale, succède un gouvernement
tyrannique et superstitieux, et bientôt franchement malveillant. Dans ce siècle appelé âge d’or,
suggérait Posidonius (la source de Strabon), le pouvoir était aux sages ; mais les inexorables
progrès de la corruption changèrent leur règne en tyrannie143. Strabon écrit ainsi :
Les successeurs de Moïse demeurèrent pendant quelque temps fidèles dans les
mêmes dispositions, pratiquant la justice, et se comportant comme de véritables
prosélytes. Par la suite, des individus superstitieux d’abord, puis tyranniques,
accédèrent au sacerdoce. De la superstition vint le refus des aliments dont [les
Juifs] s’abstiennent encore aujourd’hui, ainsi que la circoncision, l’excision [sic]
et d’autres coutumes du même acabit. De la tyrannie vint le brigandage : tantôt les
brigands sont des insurgés qui pillent la région elle-même et les terres voisines,
Str. XVI,2,36 : Ἐκεῖνος μὲν οὖν τοιαῦτα λέγων ἔπεισεν εὐγνώμονας ἄνδρας οὐκ ὀλίγους καὶ ἀπήγαγεν ἐπὶ
τὸν τόπον τοῦτον, ὅπου νῦν ἐστι τὸ ἐν τοῖς Ἱεροσολύμοις κτίσμα. Κατέσχε δὲ ῥᾳδίως οὐκ ἐπίφθονον ὂν τὸ
χωρίον οὐδ´ ὑπὲρ οὗ ἄν τις ἐσπουδασμένως μαχέσαιτο· ἔστι γὰρ πετρῶδες, αὐτὸ μὲν εὔυδρον τὴν δὲ κύκλῳ
χώραν ἔχον λυπρὰν καὶ ἄνυδρον, τὴν δ´ ἐντὸς ἑξήκοντα σταδίων καὶ ὑπόπετρον. Ἅμα δ´ ἀντὶ τῶν ὅπλων τὰ ἱερὰ
προὐβάλλετο καὶ τὸ θεῖον, ἵδρυσιν τούτου ζητεῖν ἀξιῶν, καὶ παραδώσειν ὑπισχνούμενος τοιοῦτον σεβασμὸν καὶ
τοιαύτην ἱεροποιίαν ἥτις οὔτε δαπάναις ὀχλήσει τοὺς χρωμένους οὔτε θεοφορίαις οὔτε ἄλλαις πραγματείαις
ἀτόποις. Οὗτος μὲν οὖν εὐδοκιμήσας τούτοις συνεστήσατο ἀρχὴν οὐ τὴν τυχοῦσαν, ἁπάντων προσχωρησάντων
ῥᾳδίως τῶν κύκλῳ διὰ τὴν ὁμιλίαν καὶ τὰ προτεινόμενα.
142
Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 372-375 ; Berthelot, Philantrôpia judaica, pp. 120-123, dont les
interprétations diffèrent à cet égard.
143
Cf. Sen. Ep. XC,5-6 : Illo ergo saeculo quod aureum perhibent, penes sapientes fuisse regnum Posidonius
iudicat. (…) Sed postquam subrepentibus uitiis in tyrannidem regna conuersa sunt. Cf. aussi Ath. Deipn. 274a.
La philosophie historique du texte de Strabon est l’un des arguments à partir duquel Bar-Kochva, Image of the
Jews, pp. 372-375, soutient son attribution à Posidonius. Cf. aussi Nock, « Posidonius », p. 7 ; Berthelot,
Philantrôpia judaica, pp. 116-117. Cf. néanmoins Gager, Moses, p. 46, qui relève qu’une même conception de
l’histoire se rencontre également chez Plb. VI,4,5-i,14 et chez Strabon lui-même, à propos de la Crète ; cf. Str.
X,4,9 : ὑπὲρ τῆς Κρήτης ὁμολογεῖται διότι κατὰ τοὺς παλαιοὺς χρόνους ἐτύγχανεν εὐνομουμένη καὶ ζηλωτὰς
ἑαυτῆς τοὺς ἀρίστους τῶν Ἑλλήνων ἀπέφηνεν, ἐν δὲ τοῖς πρώτοις Λακεδαιμονίους, καθάπερ Πλάτων τε ἐν τοῖς
νόμοις δηλοῖ καὶ Ἔφορος ἐν τῇ Εὐρώπῃ ἀναγέγραφεν· ὕστερον δὲ πρὸς τὸ χεῖρον μετέβαλεν ἐπὶ πλεῖστον.
141
60
tantôt ils s’allient à ceux qui détiennent le pouvoir pour faire main basse sur les
biens d’autrui et annexer une bonne partie de la Syrie et de la Phénicie.144
Les coutumes des Juifs contemporains de Strabon sont le résultat de ce processus de
dégénérescence, auquel sont soumises les sociétés historiques145. Leurs supersitions, ou excès
en matière religieuse (daisidaimonia), s’opposent au culte pur et dépourvu d’artifice établi par
Moïse. Au terme de cette chute dans l’histoire, surgit le brigandage, qu’incarne sans doute,
dans la pensée de Strabon, l’état agressif et franchement expansionniste des Hasmonéens146,
et enfin la guerre civile, qui devait mener Rome à intervenir dans les affaires de Judée, et
Pompée à prendre Jérusalem147.
Avant ce basculement dans l’histoire, Moïse et les siens pouvaient encore figurer cette
sagesse barbare, qui avait instauré en plein air et au cœur des montagnes de Palestine, un culte
philosophique, aniconique ou plutôt dévoué à une divinité cosmique dont le monde est
l’image.
Str. XVI,2,37 : Οἱ δὲ διαδεξάμενοι χρόνους μέν τινας ἐν τοῖς αὐτοῖς διέμενον δικαιοπραγοῦντες καὶ θεοσεβεῖς
ὡς ἀληθῶς ὄντες, ἔπειτ´ ἐφισταμένων ἐπὶ τὴν ἱερωσύνην τὸ μὲν πρῶτον δεισιδαιμόνων, ἔπειτα τυραννικῶν
ἀνθρώπων, ἐκ μὲν τῆς δεισιδαιμονίας αἱ τῶν βρωμάτων ἀποσχέσεις, ὧνπερ καὶ νῦν ἔθος ἐστὶν αὐτοῖς ἀπέχεσθαι,
καὶ {αἱ} περιτομαὶ καὶ αἱ ἐκτομαὶ καὶ εἴ τινα τοιαῦτα ἐνομίσθη, ἐκ δὲ τῶν τυραννίδων τὰ λῃστήρια. Οἱ μὲν γὰρ
ἀφιστάμενοι τὴν χώραν ἐκάκουν καὶ αὐτὴν καὶ τὴν γειτνιῶσαν, οἱ δὲ συμπράττοντες τοῖς ἄρχουσι καθήρπαζον
τὰ ἀλλότρια καὶ τῆς Συρίας κατεστρέφοντο καὶ τῆς Φοινίκης πολλήν.
145
En ce sens, cf. Gruen, Heritage and Hellenism, p. 47.
146
Cf. infra, chap. 2.
147
Str. XVI,2,40 : Ἤδη δ´ οὖν φανερῶς τυραννουμένης τῆς Ἰουδαίας πρῶτος ἀνθ´ ἱερέως ἀνέδειξεν ἑαυτὸν
βασιλέα Ἀλέξανδρος· τούτου δ´ ἦσαν υἱοὶ Ὑρκανός τε καὶ Ἀριστόβουλος· διαφερομένων δὲ περὶ τῆς ἀρχῆς,
ἐπῆλθε Πομπήιος καὶ κατέλυσεν αὐτοὺς καὶ τὰ ἐρύματα αὐτῶν κατέσπασε καὶ αὐτὰ ἐν πρώτοις τὰ Ἱεροσόλυμα
βίᾳ καταλαβών. La Judée était donc ouvertement livrée à tous les excès de la tyrannie quand on vit, pour la
première fois, un grand prêtre, Alexandre, s’attribuer le titre de roi. Alexandre avait deux fils, Hyrcan et
Aristobule, qui à leur tour se disputèrent ardemment le pouvoir. C’est alors que Pompée intervint : il déposa les
deux frères l’un après l’autre, et démantela leurs différentes places d’armes, à commencer par Jérusalem.
144
61
VARIATIONS SUR LE VIDE
Du côté de Rome, le législateur Numa apparaît comme un autre Moïse. Plutarque fait du
second roi de Rome un disciple de Pythagore, et l’instaurateur d’un culte philosophique,
d’une totale simplicité, entièrement dépourvu d’images. Numa, écrit-il, « défendit aux
Romains d’attribuer à Dieu aucune forme d’homme ni de bête ; et il n’y avait jadis parmi eux
ni portrait ni statue de divinité ». Durant les premiers cent soixante-dix ans de la ville fondée
par Romulus, les Romains ne placèrent dans leurs temples absolument aucune image. De
même, les sacrifices sanglants leur demeurèrent inconnus : ils se contentaient de faire usage
de farine, de libations, et d’autres choses très simples. Conformément aux préceptes du
philosophe, ils croyaient qu’on ne pouvait atteindre la divinité que par la pensée148.
Une représentation analogue de la Rome primitive se rencontre près d’un siècle avant
Plutarque chez Denys d’Halicarnasse. Chez Denys, Romulus, le fondateur de Rome
(prédecesseur de Numa), rejette les mythes sur les dieux : « Quant aux mythes qui se
transmettent sur le compte des dieux et qui sont pleins de blasphèmes et de médisances à leur
égard, il (Romulus) les considéra comme nuisibles, inutiles et indécents, comme indignes non
seulement des dieux, mais même des hommes honnêtes. Il les rejeta donc en bloc et il
accoutuma les Romains à parler des dieux et à se les représenter avec la plus grande
bienséance, en ne leur attribuant en aucun cas une conduite indigne de leur nature
Plu. Num. 8 : Ἔστι δὲ καὶ τὰ περὶ τῶν ἀφιδρυμάτων νομοθετήματα παντάπασιν ἀδελφὰ τῶν Πυθαγόρου
δογμάτων. οὔτε γὰρ ἐκεῖνος αἰσθητὸν ἢ παθητόν, ἀόρατον δὲ καὶ ἄκτιστον καὶ νοητὸν ὑπελάμ-βανεν εἶναι τὸ
πρῶτον, οὗτός τε διεκώλυσεν ἀνθρωποειδῆ καὶ ζῳόμορφον εἰκόνα θεοῦ Ῥωμαίους νομίζειν. οὐδ' ἦν παρ' αὐτοῖς
οὔτε γραπτὸν οὔτε πλαστὸν εἶδος θεοῦ πρότερον, ἀλλ' ἐν ἑκατὸν ἑβδομήκοντα τοῖς πρώτοις ἔτεσι ναοὺς μὲν
οἰκοδομούμενοι καὶ καλιάδας ἱερὰς ἱστῶντες, ἄγαλμα δὲ οὐδὲν ἔμμορφον ποιούμενοι διετέλουν, ὡς οὔτε ὅσιον
ἀφομοιοῦν τὰ βελτίονα τοῖς χείροσιν οὔτε ἐφάπτεσθαι θεοῦ δυνατὸν ἄλλως ἢ νοήσει. κομιδῆ δὲ καὶ τὰ τῶν
θυσιῶν ἔχεται τῆς Πυθαγορικῆς ἁγιστείας· ἀναίμακτοι γὰρ ἦσαν αἵ γε πολλαί, δι' ἀλφίτου καὶ σπονδῆς καὶ τῶν
εὐτελεστάτων πεποιημέναι. Que Pythagore ait lui-même été un disciple de Moïse était déjà l’opinion du
philosophe juif d’Aristobule, fr. 3 Holladay.
148
62
d’immortels »149. La religion instituée par Romulus, que l’on croirait inspirée par la
République de Platon, est expurgée de tout discours scandaleux sur les dieux150. Elle n’est
toutefois pas dépourvue d’images. Le même Romulus, chez Denys, prend un soin particulier à
établir des temples, des enceintes sacrées et des autels, à faire ériger des statues et à
déterminer les représentations et les symboles des dieux151. Mais cette Rome qui représente
des dieux dépourvus d’histoire, ou de mythologie, ne connaît ni thiases extatiques, ni orgies
ou mystères, ni le spectacle honteux d’hommes et de femmes couchant ensemble dans les
temples. Pour ce qui est du respect dû aux dieux, écrit Denys, les Romains n’ont pas
d’équivalent, ni parmi les Grecs, ni parmi les barbares152.
Plutarque comme Denys s’inspirent vraisemblablement des Antiquités divines de M.
Terentius Varro, le bibliothécaire de César153. La plus grande partie de l’œuvre du grand
théologien romain est perdue, ou ne nous est connue que par les citations qu’en ont fait les
auteurs ultérieurs154. On sait que Varron isolait trois manières, solidaires mais néanmoins
rigoureusement distinctes, d’appréhender les dieux, trois genera theologiae : une théologie
mythique, en usage chez les poètes, une théologie physique, ou naturelle, qui est celle des
D.H. II,18,3 (trad. Fromentin/Schnäbele) : τοὺς δὲ παραδεδομένους περὶ αὐτῶν μύθους, ἐν οἷς βλασφημίαι
τινὲς ἔνεισι κατ´ αὐτῶν ἢ κακηγορίαι, πονηροὺς καὶ ἀνωφελεῖς καὶ ἀσχήμονας ὑπολαβὼν εἶναι καὶ οὐχ ὅτι θεῶν
ἀλλ´ οὐδ´ ἀνθρώπων ἀγαθῶν ἀξίους, ἅπαντας ἐξέβαλε καὶ παρεσκεύασε τοὺς ἀνθρώπους {τὰ} κράτιστα περὶ
θεῶν λέγειν τε καὶ φρονεῖν μηδὲν αὐτοῖς προσάπτοντας ἀνάξιον ἐπιτήδευμα τῆς μακαρίας φύσεως.
150
Cf. P. Borgeaud, « Quelques remarques sur la mythologie divine à Rome, à propos de Denys d’Halicarnasse
(ant. Rom. 2,18-28) », in F. Graf (éd.), Mythos in mythenloser Gesellschaft. Das Paradigma Roms, Stuttgart,
Teubner, 1993, pp. 106-113 ; Id., Aux origines, pp. 40-41.
151
D.H. II,18,2 : Ἱερὰ μὲν οὖν καὶ τεμένη καὶ βωμοὺς καὶ ξοάνων ἱδρύσεις μορφάς τε αὐτῶν καὶ σύμβολα.
152
D.H. II,19,2 : Καὶ τὰς ἄλλας ἀρετὰς τοῖς ἔχουσιν ὠφελίμους, οὐκ ἀπὸ ταὐτομάτου παραγίνεσθαι τούτων
ἕκαστον τῶν ἀγαθῶν ἐνόμισεν, ἀλλ´ ἔγνω διότι νόμοι σπουδαῖοι καὶ καλῶν ζῆλος ἐπιτηδευμάτων εὐσεβῆ καὶ
σώφρονα καὶ τὰ δίκαια ἀσκοῦσαν καὶ τὰ πολέμια ἀγαθὴν ἐξεργάζονται πόλιν· ὧν πολλὴν ἔσχε πρόνοιαν τὴν
ἀρχὴν ποιησάμενος ἀπὸ τῶν περὶ τὰ θεῖα καὶ δαιμόνια σεβασμῶν. Ἱερὰ μὲν οὖν καὶ τεμένη καὶ βωμοὺς καὶ
ξοάνων ἱδρύσεις μορφάς τε αὐτῶν καὶ σύμβολα καὶ δυνάμεις καὶ δωρεάς, αἷς τὸ γένος ἡμῶν εὐηργέτησαν,
ἑορτάς τε ὁποίας τινὰς ἑκάστῳ θεῶν ἢ δαιμόνων ἄγεσθαι προσήκει καὶ θυσίας, αἷς χαίρουσι γεραιρόμενοι πρὸς
ἀνθρώπων, ἐκεχειρίας τε αὖ καὶ πανηγύρεις καὶ πόνων ἀναπαύλας καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα ὁμοίως κατεστήσατο
τοῖς κρατίστοις τῶν παρ´ Ἕλλησι νομίμων·
153
La référence à Varron est explicite en D.H. II,21,1. Dans le cas de Plutarque, la référence aux cent soixantedix ans durant lesquels les Romains ne firent aucune image, repose sans doute sur Var. RD fr. 18 Cardauns
(infra).
154
Ces fragments ont été réunis par B. Cardauns, M. Terentius Varro Antiquitates rerum divinarum, Mainz,
Akademie der Wissenschaften und der Literatur, 1976. Sur Varron, cf. H. Dahlmann, « M. Terentius Varro », RE
Supp. VI (1934), cols. 1172-1277.
149
63
philosophes, et une théologie civile, ou politique, c’est-à-dire les lois instaurées pour le peuple
et la cité par ses législateurs155. Les statues des dieux se rattachent à cette dernière catégorie :
elles sont des signes, établis par les anciens pour donner au peuple un accès tangible aux
dieux, qui en vérité se passent d’images156. Varron affirmait en effet que « les dieux véritables
ne désirent pas d’offrandes et n’en réclament pas ; quant à ceux qui sont faits de bronze, de
terre cuite, de plâtre ou de marbre, ils s’en soucient beaucoup moins encore, vu qu’ils n’ont
pas de sentiment »157. Mais ce penseur stoïcien demeurait respectueux de la pratique
traditionelle, des institutions établies par les anciens. Certaines vérités, écrivait-il, sont inutiles
au peuple, et il est avantageux que certaines erreurs soient prises pour des vérités158. La
théologie naturelle est une affaire de philosophes.
C’est sous le règne de Tarquin l’ancien qu’il faudrait situer l’introduction, à Rome, des
premières images divines. Pline rapporte que Tarquin avait fait venir d’Étrurie une statue de
Jupiter (Iovis effigiem) pour la consacrer sur le Capitole159. Du temps de Numa, écrivait
Varron, la religion était encore épurée et dépourvue d’artifices. Il n’y avait encore ni statues ni
temples, « la religion était frugale, les rites étaient pauvres et il n’y avait pas de Capitoles
rivalisant avec le ciel, mais des autels de gazon élevés pour un temps, des vases en terre de
Samos, la fumée qui s’en échappait »160. Pour voir les dieux, et ainsi connaître les rites qu’il
devait instituer, Numa recourait à l’hydromancie (une pratique qu’il aurait, avec Pythagore,
155
À ce sujet, cf. J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris,
Études Augustiniennes, 19762, pp. 276-307 ; Y. Lehmann, Varron théologien et philosophe romain, Bruxelles,
Latomus, 1997, pp. 193-225.
156
Cf. Var. RD fr. 225 Cardauns (Aug. CD VII,5). C’est ce que suggère sans doute aussi, à partir de Varron,
D.H. II,18,2. Sur l’attitude de Varron à l’égard des images divines, cf. Lehmann, Varron, pp. 184-192.
157
Var. RD fr. 22 Cardauns (Arn. Adv. nat. VII,1 ; trad. Lehmann) : dii ueri neque [sacra] desiderant neque
deposcunt, ex aere autem facti, testa, gypso uel marmore multo minus haec curant ; carent enim sensu…
158
Var. RD fr. 21 Cardauns (Aug. CD IV,31 ; trad. Combès) : …diceret de religionibus loquens multa esse vera,
quae non modo vulgo scire non sit utile, sed etiam, tamesti falsa sunt, aliter existimare populam expediat.
159
Plin. HN XXXV,157 (45) ; cf. aussi 152 (43). Sur l’« effémination » des Romains au contact des arts venus
de l’étranger, cf. Sal. Cat. XI,5-7 ; Plu. Marc. XXI,1-5 ; Vell. I,13,5.
160
Var. RD fr. 38 Cardauns (Tert. Apol. XXV,12-13) : …nondum tamen aut simulacris aut templis res diuina
apud Romanos constabat. frugi religio et pauperes ritus et nulla Capitolia certantia ad caelum, sed temeraria de
cespite altaria, et vasa adhuc Samia, et nidor ex illis.
64
emprunté aux Perses)161. Durant les cent soixante-dix ans qui séparent la fondation de Rome
du règne de Tarquin, les Romains ont donc adoré les dieux sans images (sine simulacro). Pour
Varron, « si cet usage s’était maintenu (…), on rendrait aux dieux un culte plus pur ». Selon
Augustin, Varron invoquait, entre autres preuves de l’existence d’une telle religion dépourvue
d’images, l’exemple des Juifs162.
En 63 avant notre ère, Pompée entre dans le temple de Jérusalem. Pour Tite-Live, le
conquérant romain fut le premier à avoir capturé ce temple jusqu’alors inviolé163. Ce temple
dont les Juifs ne disent pas à quel dieu il appartient, ne contient aucune image, écrit
l’historien. À Jérusalem réside un dieu incertain (incertus deus)164. La distinction entre di certi
et di incerti remonte elle aussi à Varron165. La première catégorie désigne des dieux dont les
fonctions sont spécifiques, le domaine de compétence bien délimité166. Les dieux incertains, à
l’inverse, sont ceux dont les pouvoirs ne se laissent pas aisément préciser. Lorsqu’Évandre
décrit à Énée le site sur lequel s’élèvera la future Rome, il désigne la colline du capitole
comme le lieu d’un dieu incertain, qui se manifeste sous forme d’éclairs et d’orage, terrorisant
les bergers des environs. Bien avant que n’ait été érigé le temple de Jupiter capitolin, la
Var. RD fr. 4 Cardauns (Aug. C.D. VII,35) : Numa … hydromantiam facere compulsus est, ut in aqua uideret
imagines deorum … a quibus audiret, quid in sacris constituere atque obseruare deberet. Quod genus
diuinationus idem Varro a Persis dicit allatum, quo et ipsum Numam et postea Pythagoram philosophum usum
fuisse commemorat.
162
Var. RD fr. 18 Cardauns (Aug. C.D. IV,31) : Dicit [Varro] etiam antiquos Romanos plus annos centum et
septuaginta deos sine simulacro coluisse. Quod si adhuc, inquit, mansisset, castius dii observarentur. Cui
sententiae suae testem adhibet inter cetera etiam gentem Iudaeam; nec dubitat eum locum ita concludere, ut
dicat, qui primi simulacra deorum populis posuerunt, eos civitatibus suis et metum dempsisse et errorem
addidise.
163
Cf. Liv. fr. 136a Rossbach (Stern, Greek and Latin Authors, vol. 1, p. 329) : Cn. Pompeius Iudaeos subegit,
fanum eorum Hierosolyma, inviolatum ante id tempus, cepit. Cf. également par J. BJ I,152-153 ; AJ XIV,72.
164
Cf. Luc. Phars. II,592-294 : Cappadoces mea signa timent et dedita sacris incerti Iudaea dei. Une scholie à
Lucain précise : Incerti Iudea dei. Livius de Iudaeis: Hierosolimis fanum cuius deorum sit non nominant, neque
ullum ibi simulacrum est, neque enim esse dei figuram putant. Selon Stern, Greek and Latin Authors, vol. 1, p.
330, cette citation est tirée du livre CII du Ab Urbe condita. Cf. aussi Lyd. Mens. IV,53 : Λίβιος δὲ ἐν τῇ
καθόλου Ῥωμαϊκῇ ἱστορίᾳ ἄγνωστον τὸν ἐκεῖ τιμώμενόν φησι, sur lequel, cf. É. des Places, « Le “Dieu
incertain” des Juifs », Journal des savants 4 (1973), pp. 289-294.
165
Cf. Lehmann, Varron, pp. 171-183 ; cf. aussi Borgeaud, Aux origines, pp. 146-148.
166
Cf. Arb. Adv. nat. II,65 : di certi certas apud uos habent tutelas, licentias, potestates, eque eorum ab aliquot
id, quod eius non sit potestatis ac licentiate, postulatis ; Serv. Ad Aen. II,141 : pontifices dicunt singulis actibus
proprios deos praeesse. Hos Varro certos deos appellat.
161
65
colline suscitait déjà, chez les bergers alentours, une sorte de terreur sacrée167. Le dieu
incertain de Jérusalem semble convoquer cette image d’une Rome d’avant Rome. On
comprend mieux, dès lors, que les Juifs puissent, chez Varron, évoquer ce lointain passé de
l’Urbs, avant que les dieux n’aient été réifiés.
Au moment de rapporter la prise de Jérusalem, par Titus cette fois, Tacite consacre lui aussi
un excursus ethnographique sur les origines et les coutumes des Juifs168. Il évoque l’opinion
selon laquelle les Juifs seraient les descendants d’étrangers, expulsés d’Égypte dans un
lointain passé (« sous le règne d’Isis) : « l’Égypte regorgeant d’un excès de population s’en
déchargea sur les terres voisines, et la migration eut pour chefs Hiérosolymus et Juda »169.
Mais Tacite préfère à ce récit sur les origines du peuple juif, une variante plus hostile, que
nous avons déjà mentionnée, vraisemblablement empruntée à Lysimaque d’Alexandrie (sur
lequel nous reviendrons)170. L’historien écrit ainsi :
La plupart des auteurs s’accordent à dire qu’il s’était produit en Égypte une
maladie contagieuse qui souillait le corps ; alors le roi Bocchoris alla consulter
l’oracle d’Hammon et lui demanda le remède ; il en reçut l’ordre de purifier le
167
Verg. A. VIII,347-352 : hinc ad Tarpeiam sedem et Capitolia ducit aurea nunc, olim siluestribus horrida
dumis. iam tum religio pauidos terrebat agrestis dira loci, iam tum siluam saxumque tremebant. 'hoc nemus,
hunc' inquit 'frondoso uertice collem (quis deus incertum est) habitat deus. Borgeaud, Aux origines, pp. 145-146,
suggère que cette description virgilienne du Capitole primitif ait pu inspirer Josèphe, à propos du Mont Horeb
(cf. AJ II, 265).
168
Tac. Hist. V,1-13. Sur cet excursus, cf. Bloch, Antike Vorstellungen vom Judentum, passim. Texte et
commentaire également chez Stern, Greek and Latin Authors, pp. 17-63. Cf. aussi Borgeaud, Aux origines, pp.
159-173.
169
Tac. Hist. V,2 (trad. Goelzer) : quidam regnante Iside exundantem per Aegyptum multitudinem ducibus
Hierosolymo ac Iuda proximas in terras exoneratam.
170
Cf. Stern, Greek and Latin Authors, vol. 2, p. 35. Sur Lysimaque, cf. infra, chap. 2, pp. 86-90. La version
lysimaquienne de l’expulsion des Impurs, qui nous a été transmise par Flavius Josèphe, a peut-être été diffusée à
Rome par le grammarien Apion, qui avait participé dans les années quarante de notre ère à l’ambassade des
Alexandrins auprès de Caligula. Cf. J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien, Paris,
PUF, 1997, p. 238.
66
royaume et de transporter sur d’autres terres comme haïe des dieux cette race
d’hommes.171
Les Juifs, dans cette perspective, ne sont pas des étrangers, installés puis expulsés d’Égypte,
mais des Égyptiens souillés par la maladie et chassés de leur pays en tant qu’hommes haïs des
dieux. Abandonnés dans le désert, ils sont encouragés par l’un des leurs, Moïse, à n’attendre
de secours ni des dieux ni des hommes, et à marcher au hasard jusqu’à ce qu’ils trouvent un
guide céleste (duce celesti) qui les libère de leur misère. Alors qu’ils étaient près de mourir de
soif, poursuit Tacite, « ils virent un troupeau d’ânes sauvages, revenant de la pâture, gagner
une roche ombragée d’arbres. Moïse les suit, et, à l’herbe qui croît sur le sol, il devine et
ouvre de larges veines d’eau. Ce fut un soulagement ; et, après six jours d’une marche
continuelle, le septième ils chassèrent les habitants de la première terre cultivée, s’y établirent
et y fondèrent leur ville et leur temple. »172 Au motif de l’expulsion des Impurs, Tacite semble
parfois mêler un écho déformé du récit biblique sur l’errance dans le désert. C’est du moins ce
que suggère cette allusion aux sources d’eau découvertes par Moïse au pied d’un rocher, qui
marque ici le lieu où sera fondée Jérusalem. Mais c’est par le biais d’un troupeau d’ânes
sauvages que se manifeste, chez Tacite, la divinité qui conduit les Juifs vers une terre
habitable.
Comme il se doit, ces considérations historiques sur les origines des Juifs fonctionnent
comme autant d’étiologies de leurs coutumes particulières. Selon Tacite, Moïse donna en effet
aux siens « des rites nouveaux en contraste complet avec ceux des autres hommes. Là est
profane tout ce qui chez nous est sacré ; en revanche est permis chez eux tout ce qui chez nous
171
Tac. Hist. V,3 : Plurimi auctores consentiunt orta per Aegyptum tabe quae corpora foedaret, regem
Bocchorim adito Hammonis oraculo remedium petentem purgare regnum et id genus hominum ut invisum deis
alias in terras avehere iussum.
172
Ibid. : sed nihil aeque quam inopia aquae fatigabat, iamque haud procul exitio totis campis procubuerant,
cum grex asinorum agrestium e pastu in rupem nemore opacam concessit. secutus Moyses coniectura herbidi
soli largas aquarum venas aperit. id levamen; et continuum sex dierum iter emensi septimo pulsis cultoribus
obtinuere terras, in quis urbs et templum dicata.
67
est abomination »173. Les nomoi des Juifs, marqués comme chez Hécatée d’Abdère par
l’expérience de l’expulsion d’Égypte, sont construits en inversion de la donnée égyptienne.
Ainsi les Juifs sacrifient-ils des béliers, pour outrager Amon, mais aussi des bœufs, « parce
que les Égyptiens rendent un culte à Apis »174. Ils s’abstiennent de porc, en mémoire de la
maladie qui avait souillé leurs corps, s’imposent des jeûnes fréquents en souvenir de leur
famine, et se reposent le septième jour, parce que ce n’est qu’au bout de sept jours qu’ils
arrivèrent au bout de leurs peines. Et surtout : « L’effigie de l’animal qui les avait guidés hors
d’Égypte et soustraits à la soif en leur montrant qu’ils s’égaraient, ils l’ont dressée dans un
sanctuaire pour lui rendre honneur. »175
Il convient sans doute de s’arrêter sur ce point. Dans la suite de sa digression, Tacite
insiste encore sur le motif d’une inversion, chez les Juifs, de la religion égyptienne. Il
mentionne ainsi, à propos des images, que :
Les Égyptiens adorent presque tous les animaux et les images taillées qu’ils s’en
font ; les Juifs ne concoivent la divinité qu’en pensée et n’en admettent qu’une
seule. Pour eux c’est une profanation de faire les images des dieux avec des
matériaux périssables et à la ressemblance de l’homme ; l’être suprême est à leurs
yeux, éternel, inimitable, impossible à détruire. Donc ils n’en ont aucune
représentation dans leurs villes, encore moins dans leurs temples…176
Tacite souligne d’ailleurs, un peu plus loin dans son récit historique, que Pompée, premier
Romain à avoir pris Jérusalem et pénétré dans son temple, précisément n’y trouva rien : « Cn.
Pompée fut le premier Romain qui dompta les Juifs et qui, par droit de conquête, pénétra dans
173
Tac. Hist. V,4 : Moyses quo sibi in posterum gentem firmaret, novos ritus contrariosque ceteris mortalibus
indidit. profana illic omnia quae apud nos sacra, rursum concessa apud illos quae nobis incesta.
174
Ibid. : caeso ariete velut in contumeliam Hammonis; bos quoque immolatur, quoniam Aegyptii Apin colunt.
175
Ibid. : effigiem animalis, quo monstrante errorem sitimque depulerant, penetrali sacravere.
176
Tac. Hist. V,5 : Aegyptii pleraque animalia effigiesque compositas venerantur, Iudaei mente sola unumque
numen intellegunt: profanos qui deum imagines mortalibus materiis in species hominum effingant; summum
illud et aeternum neque imitabile neque interiturum. igitur nulla simulacra urbibus suis, nedum templis sistunt;
non regibus haec adulatio, non Caesaribus honor.
68
le temple : c’est alors que se répandit le bruit que le temple ne contenait aucune figure des
dieux, que le sanctuaire était vide et ne cachait aucun mystère »177.
Et pourtant, ces Juifs sans image de leurs dieux, refusant d’ériger des statues d’aucun
homme, fût-il César, auraient consacré l’effigie d’un âne. C’est là une rumeur dont on trouve
d’autres échos dans la littérature antique178. Dans son traité consacré à Isis et Osiris, Plutarque
(un contemporain de Tacite) mentionne que les Égyptiens sacrifient des ânes en raison de la
ressemblance de cet animal avec le dieu Typhon (Seth), ennemi d’Osiris. Nous aurons
l’occasion de revenir sur le motif qui associe, du point de vue égyptien, les Juifs et plus
généralement tous les Orientaux, à cette divinité menaçante, qui prend les traits d’une créature
monstrueuse et bruyante179. Plutarque évoque l’opinion, même si c’est pour la rejeter, selon
laquelle la fuite du dieu Typhon, vaincu par Horus, serait précisément liée à l’origine des
Juifs : « …ceux qui disent que Typhon quitta le combat à dos d’âne, que sa fuite dura sept
jours et qu’une fois en sureté il eut deux fils nommés Hiérosolymus et Judéus, ces noms
même prouvent qu’ils introduisent dans le mythe des traditions juives. »180 Plutarque, comme
Tacite, témoigne d’un système qui amalgame une mémoire égyptienne du règne d’Isis au récit
de l’expulsion d’Égypte, envisagée comme une étiologie du shabbat. Dans ce paysage, la
figure de l’âne n’est jamais bien loin.
177
Tac. Hist. V,9 : Romanorum primus Cn. Pompeius Iudaeos domuit templumque iure victoriae ingressus est:
inde vulgatum nulla intus deum effigie vacuam sedem et inania arcana.
178
On se référera à ce sujet à l’étude classique de E. J. Bickermann, « Ritualmord une Eselkult. Ein Beitrag zur
Geschichte Antiker Publizistik », Monatschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums 71 (1927), pp.
171-187, 255-265 (= Studies in Jewish and Christian History. A New Edition in English Including The God of
the Maccabees, 2 vols., Leiden, Brill, 2007, vol. 1, pp. 497-527), qui situait l’origine de ce motif dans les conflits
entre Juifs et Iduméens au IVe siècle avant notre ère. Cf. également Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 206-249.
Pour une approche différente, cf. P. Borgeaud, « Moïse, son âne et les Typhoniens : esquisse pour une remise en
perspective », in T. Römer (éd.), La construction de la figure de Moïse/The Construction of the Figure of Moses,
Paris, Gabalda, 2007, pp. 121-130 ; Id., « Quelques remarques sur Typhon, Seth, Moïse et son âne, dans la
perspective d’un dialogue réactif transculturel », in Interprétations de Moïse, pp. 173-185.
179
Cf. infra, pp. 83-84, avec Y. Volokhine, « Le Seth des Hyksos et le thème de l’impiété cultuelle », in La
construction de la figure de Moïse, pp. 101-119.
180
Plu. Is. et Os. 31 (363c-d ; Froidefond) : οἱ δὲ λέγοντες ἐκ τῆς μάχης ἐπ' ὄνου τῷ Τυφῶνι τὴν φυγὴν ἑπτὰ
ἡμέρας γενέσθαι καὶ σωθέντα γεννῆσαι παῖδας Ἱεροσόλυμον καὶ Ἰουδαῖον, αὐτόθεν εἰσὶ κατάδηλοι τὰ Ἰουδαϊκὰ
παρέλκοντες εἰς τὸν μῦθον.
69
Dans ses Propos de table, le même Plutarque met en scène un débat relatif à l’abstinence de
porc chez les Juifs181. Est-ce par respect, ou par horreur ? Le personnage de Callistrate défend
la première alternative car « si les Juifs avaient le porc en abomination, ils le tueraient (…) ;
or, nous voyons au contraire qu’ils considèrent comme aussi défendu de le tuer que de le
manger ». Il poursuit : « Et peut-être est-il raisonnable de penser que, de même qu’ils
honorent l’âne qui leur a fait découvrir une source, ainsi ils vénèrent le porc qui leur a
enseigné les semailles et le labour »182. Un autre protagoniste de la conversation, Lamprias,
s’empresse d’ajouter : « Ils s’abstiennent du lièvre à cause de sa grande ressemblance avec
l’animal qu’ils honorent le plus. Car le lièvre, sauf la taille et la vitesse, a tout à fait l’aspect
d’un âne. La couleur, les oreilles, l’éclat des yeux, le goût salé, tout ressemble étonnamment :
il est impossible de trouver une plus grande analogie de forme entre un petit être et un
grand »183. Les personnages du dialogue de Plutarque semblent s’accorder sur l’idée que les
Juifs ont pour l’âne une forme de vénération.
Un fameux graffito datant du IIe siècle de notre ère, découvert près du cirque Maxime,
à Rome, en 1857 et aujourd’hui au Musée des antiquités du Palatin, représente un homme à
tête d’âne, crucifié. Devant lui se tient un autre homme, en prière. Le dessin est complété par
l’inscription : « Alexamenos vénère son dieu » (Alexamenos sebete theon). La plus ancienne
représentation connue de la crucifixion de Jésus ‒ une caricature ‒ assimile
vraisemblablement le dieu des Chrétiens à l’âne des Juifs184. Elle ne peut faire sens que si une
181
Plu. Qaest. Conv. IV,5 (669e-671c).
Plu. Qaest. Conv. IV,5,2 (670d ; trad. Reinach) : οἶμαι δὲ καὶ τοὺς Ἰουδαίους, εἴπερ ἐβδελύττοντο τὴν ὗν,
ἀποκτείνειν ἄν (…). νῦν δ' ὁμοίως τῷ φαγεῖν τὸ ἀνελεῖν ἀπόρρητόν ἐστιν αὐτοῖς. ὡς τὸν ὄνον [δὲ] ἀναφήναντα
πηγὴν αὐτοῖς ὕδατος τιμῶσιν, οὕτως καὶ τὴν ὗν σέβεσθαι σπόρου καὶ ἀρότου διδάσκαλον γενομένην·
183
Plu. Qaest. Conv. IV,5,3 (670e) : ’Οὐ δ<ῆτ'’ εἶπεν> ὁ <Λαμπρίας> ὑπολ<αβών> ‘ἀλλὰ τοῦ μὲν λαγωοῦ
<φείδον>ται διὰ τὴν πρὸς τὸν † μένον ὑπ' αὐτῶν μυ...στα θηρίον ἐμφερέστατον †. ὁ γὰρ λαγὼς μεγέθους ἔοικε
καὶ πάχους ἐνδεὴς ὄνος εἶναι· καὶ γὰρ ἡ χρόα καὶ τὰ ὦτα καὶ τῶν ὀμμάτων ἡ λιπαρότης καὶ τὸ λαμυρὸν ἔοικε
θαυμασίως· ὥστε μηδὲν οὕτω † μηδὲ μικρὸν μεγάλῳ τὴν μορφὴν ὅμοιον γεγονέναι.
184
Cf. les témoignages de Tert. Apol. XVI,1-3 ; Ad Nat. I,14 ; Min. Fel. Oct. IX,3 ; avec L. Vischer, « Le
prétendu ‟culte de l’âne” dans l’Église primitive », Revue de l’histoire des religions 70 (1951), pp. 14-35. Sur le
graffito d’Alexamenos, cf. F. X. Kraus, « Note sur un graffito récemment découvert dans les fouilles du
Palatin », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 14 (1870), pp. 32-35.
182
70
telle idée était largement répandue. On trouve attribuée à un auteur qui date peut-être du Ier
siècle de notre ère, un certain Damocrite, l’affirmation selon laquelle les Juifs vénéraient en
fait une tête d’âne en or. À cela s’ajoute l’information selon laquelle ils capturaient et
sacrifiaient tous les sept ans, un étranger de passage185. C’est là précisément ce que rapportait
aussi le grammarien alexandrin Apion qui, selon Flavius Josèphe, combinait dans ses
accusations contre les Juifs toutes les calomnies de ses prédécesseurs186. Apion, dont on lit les
propos grâce à la réfutation qu’en a fait Josèphe, accusait les Juifs, bien qu’ils vivent à
Alexandrie, de ne point adorer les dieux des Alexandrins ; il les accusait, plus généralement,
de ne point adorer les mêmes dieux que les autres peuples ; et encore de ne pas ériger de
statue en l’honneur des empereurs. Surtout, nous dit Josèphe, Apion affirmait que dans leur
sanctuaire, les Juifs « avaient placé une tête d’âne, qu’ils l’adoraient et la jugeaient digne d’un
si grand culte ». Une tête d’âne en or, découverte lors de la profanation du temple de
Jérusalem par le roi grec Antiochos Épiphane187.
À cette diffamation, Josèphe répond en s’attaquant aux origines égyptiennes d’Apion,
issu d’un peuple où l’on vénère effectivement des animaux, et même, écrit-il, les plus vils
parmi ceux-ci, comme les crocodiles ou les vipères. Quant aux ânes, ajoute Josèphe, ils « sont
chez nous, comme chez les autres gens sensés, employés à porter les fardeaux dont on les
charge, et s’ils s’approchent des aires pour manger ou s’ils ne remplissent pas leur tâche, ils
reçoivent force coups »188. À en croire Josèphe, Apion en appelait au témoignage d’un auteur
antérieur, un certain Mnaséas de Patara, en Lycie, disciple d’Ératosthène, que l’on situe
FGrH 730 F 1 (Suda, s.v. Δαμόκριτος) : Δαμόκριτος, ἱστορικός. Τακτικὰ ἐν βιβλίοις β, Περὶ Ἰουδαίων: ἐν ᾧ
φησιν, ὅτι χρυσῆν ὄνου κεφαλὴν προσεκύνουν καὶ κατὰ ἑπταετίαν ξένον ἀγρεύοντες προσέφερον καὶ κατὰ
λεπτὰ τὰς σάρκας διέξαινον καὶ οὕτως ἀνῄρουν. Cf. Stern, Greek and Latin Authors, vol. 1, pp. 530-531.
186
Cf. J. CA II,3. Sur Apion, cf. L. Cohn, « Apion (3) », RE I.2 (1894), cols. 2803-2806. Également Stern, Greek
and Latin Authors, vol. 1, pp. 389-390.
187
FGrH 616 F 4h (J. CA II,80 ; trad. Blum) : Apion praesumpsit edicere asini caput collocasse Iudaeos et eum
colere ac dignum facere tanta religione, et hoc affirmat fuisse depalatum, dum Antiochus Epiphanes expoliasset
templum et illud caput inuentum ex auro compositum multis pecuniis dignum.
188
J. CA II,86-87 : sed sunt apud nos asini quod apud alios sapientes uiros onera sibimet imposita sustinentes, et
licet ad areas accedentes comedant aut uiam propositam non adimpleant, multas ualde plagas accipiunt quippe
operibus et ad agriculturam rebus necessariis ministrantes.
185
71
généralement au IIIe siècle avant notre ère189. Ce Mnaséas racontait comment, lors d’une
guerre entre les Juifs et leurs voisins Iduméens, un dénommé Zabidos parvint à tromper les
Juifs en se déguisant en Apollon (sous la forme d’un appareil en bois, sorte de chandelier
géant, qui paraissait de loin une constellation), et arrivé dans le temple de Jérusalem, y aurait
dérobé la fameuse tête d’âne en or190. À quoi Josèphe répond ironiquement : « Il a donc été
facile à ce porteur de lampe, je pense, de les (les portes géantes du temple) ouvrir à lui tout
seul, et de partir avec la tête du baudet ? Mais est-elle rentrée toute seule chez nous ou celui
qui l’a prise l’a-t-il rapportée dans le temple afin qu’Antiochos la trouvât pour fournir à Apion
une seconde fable ? »191
Avant Apion, néanmoins, Diodore de Sicile se faisait l’écho d’une tradition parallèle,
dont il a été suggéré qu’elle puisse là encore remonter à Posidonius, que nous avons déjà
évoqué : Antiochos Épiphane aurait découvert dans le temple de Jérusalem, non pas une tête
d’âne en or, mais la statue d’un homme barbu, monté sur un âne, un livre à la main, qu’il
comprit être Moïse, « l’organisateur de la nation qui avait, entre autres règles, prescrit aux
Juifs ces coutumes de haine contraire à toute loi »192. Encore une fois, la sortie d’Égypte et la
189
Cf. Stern, Greek and Latin Authors, vol. 1, pp. 97-98 ; et désormais Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 210216.
190
Chez J. CA II,112-114 : Rursumque tamquam piissimus deridet adiciens fabulae suae Mnaseam. ait enim
illum retulisse, dum bellum Iudaei contra Iudaeos haberent longo quodam tempore in aliqua ciuitate Iudaeorum,
qui Dorii nominantur, quendam eorum qui in ea Apollinem colebat uenisse ad Iudaeos, cuius hominis nomen
dicit Zabidon deinde qui eis promisisset traditurum se eis Apollinem deum Doriensium uenturumque illum ad
nostrum templum, si omnes abscederent. et credidisse omnem multitu-dinem Iudaeorum; Zabidon uero fecisse
quoddam machinamentum ligneum et circumposuisse sibi et in eo tres ordines infixisse lucernarum et ita
ambulasse, ut procul stantibus appareret, quasi stellae per terram τὴν πορείαν ποιουμένων, τοὺς μὲν Ἰουδαίους
ὑπὸ τοῦ παραδόξου τῆς θέας καταπεπληγμένους πόρρω μένοντας ἡσυχίαν ἄγειν, τὸν δὲ Ζάβιδον ἐπὶ πολλῆς
ἡσυχίας εἰς τὸν ναὸν παρελθεῖν καὶ τὴν χρυσῆν ἀποσῦραι τοῦ κάνθωνος κεφαλήν, οὕτω γὰρ ἀστεϊζόμενος
γέγραφεν, καὶ πάλιν εἰς Δῶρα τὸ τάχος ἀπελθεῖν.
191
J. CA II,120 : ῥᾳδίως οὖν αὐτὰς ὁ λυχνοφόρος ἐκεῖνος ἀνοίξειν οἰόμενος καὶ τὴν τοῦ κάνθωνος ὡς ᾤετο
κεφαλὴν ἔχων. πότερον οὖν αὐτὴν πάλιν ὡς ἡμᾶς ἀνέστρεψεν ἢ λαβὼν ἀπιὼν αὐτὴν εἰσεκόμισεν, ἵνα Ἀντίοχος
εὕρῃ.
192
DS XXXIV-XXXV,1,3 (Phot. Bibl. 244, 379b ; trad. Henry) : Ἀντίοχος γὰρ ὁ προσαγορευθεὶς Ἐπιφανής,
καταπολεμήσας τοὺς Ἰουδαίους, εἰσῆλθεν εἰς τὸν ἄδυτον τοῦ θεοῦ σηκόν, οὗ νόμιμον εἰσιέναι μόνον τὸν ἱερέα·
εὑρὼν δὲ ἐν αὐτῷ λίθινον ἄγαλμα ἀνδρὸς βαθυπώγωνος, καθήμενον ἐπ' ὄνου, μετὰ χεῖρας ἔχον βιβλίον, τοῦτο
μὲν ὑπέλαβε Μωϋσέως εἶναι τοῦ κτίσαντος τὰ Ἱεροσόλυμα καὶ συστησαμένου τὸ ἔθνος, πρὸς δὲ τούτοις
νομοθετήσαντος τὰ μισάνθρωπα καὶ παράνομα ἔθη τοῖς Ἰουδαίοις, αὐτὸς δὲ στυγήσας τὴν μισανθρωπίαν
πάντων ἐθνῶν ἐφιλοτιμήθη καταλῦσαι τὰ νόμιμα. Sur ce texte, cf. infra, chap. 2, pp. 120-121.
72
figure de l’âne se mêlent, dans cette évocation d’une statue, non pas d’un quelconque dieu,
mais de Moïse sur son âne.
Ces spéculations des Anciens sur l’onolâtrie supposée des Juifs ouvrent de
nombreuses pistes que nous aurons en partie l’occasion d’explorer dans le chapitre suivant.
Mais celles-ci conduisent toutes à une même interrogation, suscitée par la question du rapport
des Juifs aux images divines. Car ces discours sur l’âne consacré à un dieu mystérieux,
incertain, cosmique, dans le Saint des Saints du temple de Jérusalem, peuvent aussi être
envisagés comme autant de variations sur l’absence d’image, le vide.
73
Chapitre 2 : Les Juifs iconoclastes
Parce que l’évènement (ceci vaut pour tout évènement) se déroule simultanément à deux
niveaux : comme action individuelle et comme représentation collective ; ou mieux, comme la
relation entre certaines histoires de vie et une histoire qui est au-delà et au-dessus de celles-ci,
l’existence des sociétés.
Marshall Sahlins
Nous avons vu comment se dessine, au tournant des IVe et IIIe siècles avant notre ère, chez
certains intellectuels grecs (en particulier péripatéticiens), une analogie entre Perses, ou plutôt
mages perses, et Juifs1. Cette analogie est encore connue de certains auteurs ultérieurs,
notamment Strabon, Celse, ou encore Diogène Laërce. Nous avons suggéré qu’elle reposait en
partie sur une certaine idée de la théologie de ces sagesses barbares et de leurs attitudes à
l’égard des images divines. L’analogie entre Juifs et Perses s’inscrit dans le cadre d’une vision
phantasmatique de l’aniconisme barbare. Tout comme les intellectuels européens des XVIXVIIe siècles penseront trouver parmi les sauvages du Nouveau monde le comparable
permettant une meilleure compréhension de l’« idolâtrie antique » (et inversement), ces
intellectuels grecs envisagent (du moins dans une certaine mesure) les Barbares comme les
représentants vivants d’une phase antérieure de l’histoire culturelle de l’humanité, les témoins
d’un temps qui suit de peu l’invention humaine des dieux et de la religion mais qui précède
encore l’invention de l’image. On se souvient, à cet égard, des propos de Platon (réagissant à
Hérodote), dans le Cratyle : « …les premiers habitants de la Grèce croyaient seulement aux
1
Ce chapitre reprend en partie et développe ce qui a été exposé dans D. Barbu, « The Jewish Sacking of Alien
Temples. “Limits of Toleration” in a Comparative Perspective », History of Religions 50.1 (2010), pp. 21-42.
Nous employons ici la notion d’iconoclasme dans le sens très large de violence religieuse à l’encontre aussi bien
d’objets que de lieux de culte. Pour une définition plus précise et une généalogie de cette notion, cf. J. Bremmer,
« Iconoclast, Iconoclastic, and Iconoclasm : Notes Towards a Genealogy », Church History and Religious
Culture 88.1 (2008), pp. 1-18.
74
dieux qui sont aujourd’hui ceux de beaucoup de Barbares : le soleil, la lune, la terre, les astres
et le ciel »2.
Il convient néanmoins de s’interroger également sur les aspects négatifs
potentiellement véhiculés par une analogie qui rapproche les Juifs des Perses. Du point de vue
grec, en effet, les Perses incarnent l’ennemi par excellence. C’est d’ailleurs dans la
confrontation avec les Perses que se construit en partie, à l’âge classique, l’identité grecque3.
Aux Lacédémoniens, qui accusent les Athéniens de vouloir s’entendre avec les Perses en vue
d’asservir la Grèce, Thémistocle répond : « Nombreuses et fortes sont les raisons qui nous
empêcheraient de le faire, même si nous le voulions. D’abord et surtout, l’impérieux devoir de
punir le plus sévèrement possible l’incendie, la réduction en un tas de décombres, des
demeures et des statues des dieux, plutôt que de nous entendre avec celui qui en est l’auteur ;
ensuite, ce qui unit tous les Grecs, − même sang et même langue, sanctuaires et sacrifices
communs, semblables mœurs et coutumes, − qu’il ne conviendrait pas aux Athéniens de
trahir. Sachez-le bien, si vous ne le saviez pas déjà auparavant : aussi longtemps qu’il survivra
un Athénien, il n’y aura pas d’accord entre nous et Xerxès. »4 Les Perses, dont Hérodote
affirmait qu’ils n’élèvent aux dieux aucune statue (agalma), ni temple (naos), ni autel (bômos)
et « accusent de folie ceux qui le font », sont ici stigmatisés par le même auteur pour leur
violence à l’égard, précisément, des demeures (oikêmata) et des statues (agalmata) des dieux
qu’élèvent les Grecs, unis par une même langue et des coutumes communes. Hérodote, qui a
grandi dans un contexte encore marqué par les guerres médiques, revient à maintes reprises
2
Pl. Crat. 397d.
Cf. E. Hall, Inventing the Barbarian. Greek Self-Definition through Tragedy, Oxford, Oxford University Press,
1989, pp. 57-62.
4
Hdt. VIII,144 (trad. Legrand) : Πολλά τε γὰρ καὶ μεγάλα ἐστι τὰ διακωλύοντα ταῦτα μὴ ποιέειν μηδ᾽ ἢν
ἐθέλωμεν, πρῶτα μὲν καὶ μέγιστα τῶν θεῶν τὰ ἀγάλματα καὶ τὰ οἰκήματα ἐμπεπρησμένα τε καὶ συγκεχωσμένα,
τοῖσι ἡμέας ἀναγκαίως ἔχει τιμωρέειν ἐς τὰ μέγιστα μᾶλλον ἤ περ ὁμολογέειν τῷ ταῦτα ἐργασαμένῳ, αὖτις δὲ τὸ
Ἑλληνικὸν ἐὸν ὅμαιμόν τε καὶ ὁμόγλωσσον καὶ θεῶν ἱδρύματά τε κοινὰ καὶ θυσίαι ἤθεά τε ὁμότροπα, τῶν
προδότας γενέσθαι Ἀθηναίους οὐκ ἂν εὖ ἔχοι. Ἐπίστασθέ τε οὕτω, εἰ μὴ πρότερον ἐτυγχάνετε ἐπιστάμενοι, ἔστ᾽
ἂν καὶ εἷς περιῇ Ἀθηναίων, μηδαμὰ ὁμολογήσοντας ἡμέας Ξέρξῃ.
3
75
sur le fait que, dans leur poussée vers l’Occident, les Perses ont brûlé les temples des Grecs5.
À leur seule approche, les « dieux ruissellent de sueur » et la pythie annonce que les temples
des immortels seront bientôt la proie des flammes6. Eschyle déjà, considérait que cette
violence sacrilège fut cause de la déroute finale des Perses, vaincus à Salamine. Dans une
tragédie représentée à Athènes quelque huit années seulement après la fameuse bataille (les
Perses), le fantôme de Darius proclame que son fils (Xerxès) et ses hommes ont payé le prix
« de leur démesure et de leur orgueil sacrilège : eux qui, venus sur la terre grecque,
n’hésitaient point à dépouiller les statues des dieux (bretas), à incendier les temples (naoi) ;
eux par qui des autels (bômoi) ont été détruits, des images divines (hidrumata) pêle-mêle, la
tête en bas, renversées de leurs socles. »7 C’est là également ce qu’affirme Thémistocle, chez
Hérodote, dans son discours aux Athéniens, suite à leur victoire : « Ce n’est pas nous qui
avons accompli cet exploit, ce sont les dieux et les héros dont la jalousie n’a pas voulu qu’un
seul homme régnât sur l’Asie et l’Europe, un homme impie et criminel, qui a traité de même
sanctuaires (hira) et édifices privés, incendiant et renversant les statues (agalmata) des
dieux… »8
Comme l’a montré Bruce Lincoln, l’attitude à l’égard des temples et des dieux, qu’à la
suite d’Hérodote la tradition grecque attribue aux Perses, peut être mise en relation avec le
discours des Perses eux-mêmes, quant à la nécessité d’agir contre le Mensonge (Druj), les
forces néfastes auxquelles ces sujets déloyaux (les Grecs d’Ionie) auraient succombé9. Ce
discours participe d’une idéologie impérialiste, par laquelle les souverains achéménides ont
pu légitimer la brutale, mais nécessaire destruction des temples grecs, devenus les repaires des
5
Cf. Hdt. V,102 ; VI,101 ; VIII,32-33 ; 53-55 ; 109 ; 143-44 ; passim.
Hdt. VII,140.
7
A. Pers. 809-812 (trad. Mazon) : οἳ γῆν μολόντες Ἑλλάδ' οὐ θεῶν βρέτη ᾐδοῦντο συλᾶν οὐδὲ πιμπράναι νεώς·
βωμοὶ δ' ἄιστοι, δαιμόνων θ' ἱδρύματα πρόρριζα φύρδην ἐξανέστραπται βάθρων.
8
Hdt. VIII,109 : Τάδε γὰρ οὐκ ἡμεῖς κατεργασάμεθα, ἀλλὰ θεοί τε καὶ ἥρωες, οἳ ἐφθόνησαν ἄνδρα ἕνα τῆς τε
Ἀσίης καὶ τῆς Εὐρώπης βασιλεῦσαι ἐόντα ἀνόσιόν τε καὶ ἀτάσθαλον· ὃς τά τε ἱρὰ καὶ τὰ ἴδια ἐν ὁμοίῳ ἐποιέετο,
ἐμπιπράς τε καὶ καταβάλλων τῶν θεῶν τὰ ἀγάλματα.
9
B. Lincoln, Religion, Empire, and Torture: the Case of Achaemenian Persia. With a Postscript on Abu Ghraib,
Chicago – London, The University of Chicago Press, 2007, chap. 2.
6
76
daivas (« démons ») promoteurs du Mensonge et qu’il convenait dès lors de purifier par le
feu10. Les auteurs classiques ultérieurs, comme Cicéron, considéreront que c’est effectivement
en raison de leur conception du divin que les Perses auraient incendié les temples de Grèce.
C’est sur le conseil des mages, écrit Cicéron, que Xerxès brûla ces temples, « parce qu’on y
renfermait dans des murs les dieux, à qui tout doit être ouvert et libre, et dont tout cet univers
est le temple et la demeure »11. Dans la représentation que les Anciens se sont faite des Perses,
ce rapport entre aniconisme et iconoclasme paraît être devenu essentiel.
Dans son apologie pour les Juifs, rédigée à Rome dans les dernières années du Ier siècle (le
Contre Apion), l’historien Flavius Josèphe a réuni les textes de plusieurs auteurs ayant, écritil, calomnié les Juifs12. C’est dans ce cadre qu’il produit trois variantes de ce qui apparaît
comme une tradition polémique relative aux origines des Juifs et à la sortie d’Égypte, et dans
laquelle ce sont les Juifs qui prennent les traits d’un peuple sacrilège, capable des pires
exactions contre les images des dieux et contre les temples qui les renferment. Dans la
construction de ce regard posé sur les Juifs dans l’Antiquité, ceux-ci en viennent à susciter
avec les Perses un même soupçon de potentielle violence à l’égard de ces dieux dont ils
rejettent les images13. Il ne s’agit pas ici de revenir sur le dossier dit de l’« antisémitisme »
antique − une notion qui a d’ailleurs et à juste titre été récemment déconstruite par plusieurs
chercheurs14. C’est d’abord la construction d’un discours attribuant aux Juifs une attitude
violente à l’égard des dieux et des temples étrangers, que nous chercherons à appréhender.
10
Voir aussi P. Georges, Barbarian Asia and the Greek Experience : From the Archaic Period to the Age of
Xenophon, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994, pp. 56-58.
11
Cic. Leg. II,26 ; Rep. III,6 ; D.L. I,9.
12
J. CA I,59.
13
P. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, Seuil, 2004, pp. 65-66.
14
Voir en particulier K. Berthelot, Philantrôpia judaica. Le débat autour de la « misanthropie » des lois juives
dans l’Antiquité, Leiden, E. J. Brill, 2003 ; G. Bohak, « The Ibis and the Jewish Question : Ancient “AntiSemitism” in Historical Context », in M. Mor, A. Oppenheimer, J. Pastor, D. R. Schwartz (éds.), Jews and
Gentiles in the Holy Land in the Days of the Second Temple, the Mishna and the Talmud, Jerusalem, Yad BenZvi Press, 2003, pp. 27-43 ; B. Isaac, The Invention of Racism in Classical Antiquity, Princeton NJ, Princeton
77
Comme nous le verrons toutefois, l’idée que les Juifs s’en prennent aux temples des
« autres » et, à plus forte raison, aux images divines qu’ils contiennent, a pu être pleinement
affirmée par la littérature juive d’époque hellénistique. Les développements de la satire contre
l’idolâtrie, sur lesquels nous reviendrons, en fournissent de nombreux exemples15. Surtout, la
littérature juive antique a codifié cette violence religieuse, dans le récit biblique de la
conquête de Canaan et les prescriptions deutéronomiques qui la fondent. L’adhésion à ce
modèle apparaît d’ailleurs chez plusieurs auteurs d’époque hellénistique comme l’expression
la plus évidente de la piété juive, et de l’attachement des Juifs à leur loi. Dès lors qu’émerge,
en Judée, un état revendiquant explicitement ce modèle, il était inévitable que ces deux
manières irréconciliables d’appréhender l’attitude des Juifs à l’égard des dieux et temples
étrangers entrent en dialectique.
L’EXPULSION DES IMPURS
Pour Flavius Josèphe, les calomnies à l’encontre des Juifs vinrent d’abord des Égyptiens16. Il
commence donc par citer Manéthon, qu’il a préalablement introduit et produit comme témoin
de l’antiquité du peuple juif. Manéthon est un prêtre égyptien, actif, selon la tradition, dans la
première moitié du IIIe siècle avant notre ère. On lui attribue une Histoire de l’Égypte (ou
Aegyptiaka) rédigée en grec à partir de sources sacerdotales égyptiennes, à l’attention des
University Press, 2004. De manière générale, sur la question de la construction des discours sur l’« autre » dans
l’Antiquité, voir désormais E. S. Gruen, Rethinking the Other in Antiquity, Princeton NJ, Princeton University
Press, 2010.
15
Cf. infra. Voir néanmoins LXX Ex. XXII,28, suivi par Ph. Vit. II,205 ; Spec. I,53 et J. AJ IV,207 ; CA II,237.
À ce sujet, voir E. R. Goodenough, By light, light. The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism, New Haven ‒
London ‒ Oxford, Yale University Press ‒ H. Milford ‒ Oxford University Press, 1935, pp. 47-48, et désormais
P. W. Van der Horst, « ‘Thou shalt not revile the gods’. The LXX translation of Ex. 22:28 (27), its background
and influence », The Studia Philonica Annual 5 (1993), pp. 1-8.
16
J. CA I,223.
78
nouveaux souverains lagides d’Égypte17. Les témoignages antiques associent son nom à la
fondation du culte de Sarapis, sous le règne de Ptolémée Sôter († 283)18. Pour les modernes,
Manéthon est surtout connu comme étant celui qui le premier divisa l’histoire égyptienne en
« dynasties ». Ses Aegyptiaka sont toutefois perdues, et ne nous sont connues qu’à travers
l’usage qu’en ont fait les chronographes chrétiens dans l’Antiquité tardive (ou, plus
vraisemblablement, à travers l’usage qu’ils ont fait d’un épitomé de cette œuvre19) et par le
biais des citations de Josèphe, dans le Contre Apion.
La première de celles-ci se rapporte à l’invasion de l’Égypte par un peuple venu
d’Orient, que Manéthon appelle les Hyksos20. Ces Hyksos, ou « Rois-pasteurs » sont
présentés par Manéthon comme des envahisseurs brutaux qui, avant d’établir une monarchie
basée à Avaris, dans l’Est du delta du Nil, commencèrent par incendier les villes, traiter les
Égyptiens avec cruauté et surtout, raser les temples des dieux (ta tôn theôn hiera). Ils auraient
ensuite régné sur l’Égypte durant plus de cinq cents ans, jusqu’à ce que les rois de Thébaïde et
du reste de l’Égypte se soulèvent contre eux. Vaincus, les Hyksos retranchés à Avaris
acceptèrent de quitter l’Égypte. Ayant traversé le désert, ils s’installèrent en Judée où ils
bâtirent Jérusalem. Ces évènements sont situés par Manéthon dans un temps qui précède
Sur Manéthon et son œuvre, voir l’introduction de W. G. Waddell, Manetho, Cambridge MA – London,
Harvard University Press, William Heinemann Ltd., 1940 ; G. P. Verbrugghe, J. M. Wickersham, Berossos and
Manetho, introduced and translated : native traditions in ancient Mesopotamia and Egypt, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 1996, pp. 95-120 ; Y. Volokhine, « Des Séthiens aux Impurs. Un parcours dans
l’idéologie égyptienne de l’exclusion », in P. Borgeaud, T. Römer, Y. Volokhine (éds.), Interprétations de
Moïse. Égypte, Judée, Grèce et Rome, Leiden – Boston, E. J. Brill, 2009, pp. 199-243, ici pp. 199-203, et
désormais I. S. Moyer, Egypt and the limits of Hellenism, Cambridge ‒ New York, Cambridge University Press,
2011, pp. 98-109. L’œuvre de Manéthon, écrite en grec, a pu être interprétée comme le reflet d’un phénomène
d’acculturation des élites égyptiennes (ou d’une « colonisation grecque de l’imaginaire égyptien »,
Volokhine, « Des Séthiens aux Impurs », pp. 200-201). Le récent ouvrage de Ian Moyer a battu en brèche une
telle interprétation, en montrant comme les Aegyptiaka de Manéthon, tant par la forme que par le fond, se
nourrissent aussi bien du genre historiographique grec que d’une tradition et d’une conscience historique
éminemment égyptienne (cf. Moyer, chap. 2).
18
À ce sujet, voir P. Borgeaud, Y. Volokhine, « La formation de la légende de Sarapis : une approche
transculturelle », Archiv für Religionsgeschichte 2.1 (2000), pp. 37-76.
19
Waddell, Manetho, pp. xvi-xii.
20
Fr. 42 Wadell (J. CA I,73-92).
17
79
l’arrivée de Danaos en Grèce, et même l’époque en laquelle l’Égypte aurait acquis son nom21.
Pour Josèphe, ce récit se rapporte de toute évidence à la sortie d’Égypte, et Manéthon
démontrait que les Juifs sont 1) originaires non pas d’Égypte mais d’un autre pays, 2) que
ceux-ci ont quittés l’Égypte près de mille ans avant la guerre de Troie. Ce sont là des faits que
Manéthon, nous dit Josèphe, tire des « livres égyptiens » (aigyptia grammata). Il aurait
néanmoins mêlé à ceux-ci des mythologoumena, c’est-à-dire des récits dépourvus d’auteurs
(adespotôs) et d’une toute relative fiabilité22.
C’est dans cette seconde catégorie que Josèphe range cet autre récit attribué à
Manéthon, où celui-ci faisait des Juifs les descendants d’« une foule d’Égyptiens lépreux et
atteints d’autres maladies, condamnés pour cela (…) à fuir l’Égypte »23. Josèphe reprend donc
le fil des Aegyptiaka de Manéthon, mais en vue, cette fois, d’en réfuter le propos. Ce second
récit, qui n’est pas sans évoquer ce qu’Hécatée d’Abdère déjà, rapportait de l’origine des
Juifs, apparaît comme le premier d’une série où les Juifs assument le rôle de perturbateurs
endogènes, dont la présence souille le sol égyptien et qu’il convient donc d’éliminer. Selon
Manéthon, le roi Aménophis souhaitant voir les dieux se fit conseiller par un devin
homonyme de nettoyer l’Égypte des lépreux (leprôn) et impurs (miarôn anthrôpôn). Le roi
réunit donc tous les malades (dont quelques prêtres) et les envoya travailler dans les carrières,
à l’écart des autres Égyptiens. Il finit toutefois par consentir à leur céder la ville d’Avaris.
L’ancienne capitale des Hyksos, alors à l’abandon, était, précise Manéthon, consacrée au dieu
Typhon (Seth). Installés là, les lépreux fomentèrent une révolte dont un certain Osarseph (qui
sera identifié à Moïse) prit la tête. Osarseph prescrivit aux insurgés : « de ne point adorer de
dieux, de ne s’abstenir de la chair d’aucun des animaux que la loi divine rend les plus sacrés
en Égypte, de les immoler tous, de les consommer et de ne s’unir qu’à des hommes liés par le
21
Fr. 50 Wadell (J. CA I,93-105).
À ce sujet, cf. Volokhine, « Des Séthiens aux Impurs », pp. 202-203.
23
Fr. 54 Wadell (J. CA I,227-287 ; trad. Blum), ici 229 : ἀναμῖξαι βουλόμενος ἡμῖν πλῆθος Αἰγυπτίων λεπρῶν
καὶ ἐπὶ ἄλλοις ἀρρωστήμασιν, ὥς φησι, φυγεῖν ἐκ τῆς Αἰγύπτου καταγνωσθέντων.
22
80
même serment ». Il édicta encore d’autres lois, poursuit Manéthon, « en contradiction absolue
avec la coutume égyptienne »24. Enfin, cet Osarseph conclut une alliance avec les Pasteurs
désormais installés à Jérusalem, leur promettant de les aider à reconquérir l’Égypte. Devant
cette invasion imminente, le roi d’Égypte s’enfuit en Éthiopie25. Au préalable, il recommande
toutefois « aux prêtres de chaque district de cacher le plus sûrement possible les statues des
dieux »26. Et en effet, l’invasion des Pasteurs alliés aux Égyptiens impurs est décrite comme
une longue suite de violences exercées à l’encontre des habitants de l’Égypte, mais plus
particulièrement encore à l’encontre de leurs temples, de leurs animaux sacrés et surtout des
statues (xoana) des dieux :
Les Solymites firent une descente avec les Égyptiens impurs et traitèrent les
habitants d’une façon si sacrilège et si cruelle que la domination des Pasteurs
paraissait un âge d’or à ceux qui assistèrent alors à leurs impiétés. Car non
seulement ils incendièrent villes et villages, et ne se contentèrent pas de piller les
temples et de mutiler les statues des dieux, mais encore ils ne cessaient d’user des
sanctuaires comme de cuisines pour rôtir les animaux sacrés qu’on adorait, et ils
obligeaient les prêtres et les prophètes à les immoler et à les égorger, puis les
dépouillaient et les jetaient dehors.27
Avant d’évoquer la victoire finale des rois égyptiens légitimes contre les Pasteurs et les
Impurs, refoulés ensemble en Syrie, Josèphe écrit : « voilà ce que les Égyptiens racontent sur
Ibid. 239-240 : ὁ δὲ πρῶτον μὲν αὐτοῖς νόμον ἔθετο μήτε προσκυνεῖν θεοὺς μήτε τῶν μάλιστα ἐν Αἰγύπτῳ
θεμιστευομένων ἱερῶν ζῴων ἀπέχεσθαι μηδενός, πάντα δὲ θύειν καὶ ἀναλοῦν, συνάπτεσθαι δὲ μηδενὶ πλὴν τῶν
συνομωμοσμένων. τοιαῦτα δὲ νομοθετήσας καὶ πλεῖστα ἄλλα μάλιστα τοῖς Αἰγυπτίοις ἐθισμοῖς ἐναντιούμενα.
25
Il n’est pas impossible de voir derrière ce motif une réminiscence de la chute de la dernière dynastie indigène
égyptienne, suite à la seconde invasion perse de l’Égypte en 343 (infra). Voir P. Matthey, « Récits grecs et
égyptiens à propos de Nectanébo II : une réflexion sur l’historiographie égyptienne », in N. Belayche, J.-D.
Dubois (éds.), L’oiseau et le poisson. Cohabitations religieuses dans les mondes grec et romain, Paris, Presses
de l’Université Paris-Sorbonne, 2011, pp. 303-328.
26
Fr. 54, 244.
27
Ibid. 248-249 : οἱ δὲ Σολυμῖται κατελθόντες σὺν τοῖς μιαροῖς τῶν Αἰγυπτίων οὕτως ἀνοσίως καὶ τοῖς
ἀνθρώποις προσηνέχθησαν, ὥστε τὴν τῶν προειρημένων κράτησιν χρυσὸν φαίνεσθαι τοῖς τότε τὰ τούτων
ἀσεβήματα θεωμένοις· καὶ γὰρ οὐ μόνον πόλεις καὶ κώμας ἐνέπρησαν οὐδὲ ἱεροσυλοῦντες οὐδὲ λυμαινόμενοι
ξόανα θεῶν ἠρκοῦντο, ἀλλὰ καὶ τοῖς αὐτοῖς ὀπτανίοις τῶν σεβαστευομένων ἱερῶν ζῴων χρώμενοι διετέλουν καὶ
θύτας καὶ σφαγεῖς τούτων ἱερεῖς καὶ προφήτας ἠνάγκαζον γίνεσθαι καὶ γυμνοὺς ἐξέβαλλον.
24
81
les Juifs »28. Celui-ci lit donc d’emblée ces récits manéthoniens comme se référant aux Juifs,
lecture que ne peuvent que confirmer les récits plus ou moins similaires des autres auteurs
qu’il va ensuite citer, Chærémon et Lysimaque29. Chez Manéthon, toutefois, bien que
Jérusalem constitue sans nul doute un référant récurrent, ni les Hyksos ni les Égyptiens
impurs ne sont explicitement identifiés aux Juifs. Il a d’ailleurs pu être suggéré que le texte de
Manéthon ne se rapportait pas originellement aux Juifs, et que l’identification explicite
d’Osarseph à Moïse était une glose insérée par un rédacteur ultérieur30. Youri Volokhine a
néanmoins démontré de manière convaincante que cette identification dérivait d’une
intepretatio ægyptiaca de la figure de Moïse en tant qu’Osiris-Sépa, forme funéraire de
l’Osiris héliopolitain31. Manéthon, prêtre héliopolitain du début de l’époque hellénistique,
apparaît comme l’auteur le plus vraisemblable d’une telle interpretatio. Néanmoins, la
tradition qu’il met par écrit ne doit pas être simplement considérée comme un « contre-récit »
de l’Exode, selon l’expression proposée par Amos Funkenstein (et reprise par Jan Assmann),
pour lequel Manéthon « turned the Bible on its head »32. Si rien n’exclut que le récit exodique
ait pu être connu, sous une forme ou une autre, par cet auteur, il demeure toutefois hautement
improbable que Manéthon ait jamais lu l’Exode. Le texte manéthonien apparaît en effet
comme le reflet d’une tradition et d’une idéologie en premier lieu égyptiennes, dans lesquelles
la référence aux Juifs n’intervient effectivement que secondairement. La réception de cette
tradition, suggérée par le texte manéthonien, chez les auteurs classiques, va toutefois
consacrer chez ces-derniers son association aux Juifs. Dans le contexte qui suit
immédiatement l’émergence, au IIe siècle avant notre ère, d’un état agressif en Judée (le
28
J. CA I,251.
Cf. aussi J. CA II,15-21 ; 145, où Josèphe attribue aussi des récits analogues à Apollonius Molon et à Apion.
30
Voir la discussion chez J. G. Gager, Moses in Greco-Roman Paganism, Nashville – New York, Abingdon
Press, 1972, pp. 116-118.
31
Cf. Volokhine, « Des Séthiens aux Impurs », pp. 213-224.
32
A. Funkenstein, Perceptions of Jewish History, Berkeley, University of California Press, 1993, p. 36 ; J.
Assmann, Moïse l’Égyptien : un essai d’histoire de la mémoire, Paris, Aubier, 2001, p. 33.
29
82
royaume Hasmonéen), cette tradition semble en effet rencontrer un intérêt renouvelé, propice
à ce que soit fixée l’image des Juifs comme peuple iconoclaste. C’est sans doute ce dont
témoigne, nous y reviendrons, cet autre auteur cité par Josèphe à la suite de Manéthon :
Lysimaque.
Il convient néanmoins de chercher à comprendre comment se constitue, chez
Manéthon, l’image d’un peuple sacrilège, capable des pires violences à l’égard des dieux, de
leurs images et de leurs temples. Il s’agit d’appréhender les sources de la tradition transmise
par Manéthon. Le motif de l’expulsion des Impurs, qui sous-tend la seconde partie du récit
manéthonien, se laissait déjà deviner à l’arrière-plan de l’excursus sur les Juifs d’Hécatée
d’Abdère, c’est-à-dire chez un auteur antérieur à Manéthon. Hécatée présentait en effet un
logos égyptien, selon lequel la Grèce, la Judée et sans doute d’autres cultures de la
Méditerranée et du Proche-Orient antique, descendaient de populations étrangères expulsées
d’Égypte parce que leur présence perturbait la relation des Égyptiens avec leurs dieux (et était
considérée comme la cause d’une épidémie)33. Dans un article paru dans la Revue de l’histoire
des religions en 1963, l’égyptologue Jean Yoyotte reconnaissait derrière ce motif une
théologie sacerdotale égyptienne typique de la basse époque : « D’un côté est l’Égypte que
Pharaon défend par les rites autant que par les armes. C’est le monde organisé, voulu par le
Soleil créateur et régi en principe selon Maât, norme de justice et de vérité. De l’autre côté
sont les forces du Mal qui viennent principalement de l’Est (…). De l’extérieur, elles
attaquent l’Égypte lors des invasions étrangères. À l’intérieur, elles groupent les
“comploteurs”, “ceux qui méditent (le mal)”, ceux qui mettent en danger l’ordre selon Maât,
notamment en violant les interdits rituels et en portant atteinte à la sécurité des temples »34.
Confrontée au long du premier millénaire avant notre ère aux invasions successives des
33
Cf. supra, chap. 1, pp. 47-56.
J. Yoyotte, « L’Égypte ancienne et les origines de l’antijudaïsme », Revue de l’histoire des religions 103
(1963), pp. 133-143, ici p. 141.
34
83
Assyriens, des Perses, puis des Grecs, la pensée égyptienne élabore une image de l’ennemi
extérieur et de ses alliés endémiques, associés à la figure du dieu Seth, le bruyant adversaire
d’Osiris, qui menace la Maât, l’équilibre. Ce n’est certes pas un hasard si Manéthon associe
les Hyksos à la ville d’Avaris, métropole de Seth35. Le texte d’un rituel mentionné par Jean
Yoyotte, connu par un manuscrit du IVe siècle avant notre ère, rapporte comment Seth, chassé
en Asie par le Soleil, revient en Égypte, saccage les temples et s’en prend aux animaux sacrés,
avant d’être encore une fois chassé. À l’arrière-plan de ce récit, il faudrait voir une référence
aux Perses36.
La tradition classique relative aussi bien à la première qu’à la deuxième domination
perse sur l’Égypte, s’est faite l’écho des accusations d’impiété portées par les Égyptiens
contre les Grands rois achéménides. Selon Diodore de Sicile, les Égyptiens se seraient
régulièrement révoltés contre les Perses en raison de « leur impiété envers les dieux du
pays »37. Cambyse, répète-t-il, aurait pillé et incendié leurs temples38. Hérodote, lui, rapportait
que Cambyse, pris de fureur, aurait mortellement blessé le taureau Apis avant de faire fouetter
ses prêtres39. Le même topos est appliqué, chez les auteurs ultérieurs, à Artaxerxès III
Ochos40. Selon Plutarque, après avoir massacré de nombreux Égyptiens, Ochos, « le plus
cruel et le plus terrible des rois de Perse », fit égorger le taureau Apis, qu’il mangea ensuite
avec ses courtisans41. Ce motif évoque d’emblée les propos de Manéthon, accusant les
Cf. Y. Volokhine, « Le Seth des Hyksos et le thème de l’impiété cultuelle », in T. Römer (éd.), La
construction de la figure de Moïse/The Construction of the Figure of Moses, Paris, Gabalda, 2007, pp. 101-119.
36
Yoyotte, « L’Égypte ancienne », p. 141. Le texte est cité par Volokhine, « Des Séthiens aux Impurs », pp. 211212.
37
DS I,44,3 (trad. Vernière) : Πέρσας δ' ἡγήσασθαι Καμβύσου τοῦ βασιλέως τοῖς ὅπλοις καταστρεψαμένου τὸ
ἔθνος πέντε πρὸς τοῖς ἑκατὸν καὶ τριάκοντα ἔτεσι σὺν ταῖς τῶν Αἰγυπτίων ἀποστάσεσιν, ἃς ἐποιήσαντο φέρειν
οὐ δυνάμενοι τὴν τραχύτητα τῆς ἐπιστασίας καὶ τὴν εἰς τοὺς ἐγχωρίους θεοὺς ἀσέβεια.
38
Cf. DS I,46,4 ; 49,5 ; 95,4.
39
Hdt. III,27-29. Cf. D. Devauchelle, « Le sentiment anti-perse chez les anciens Égyptiens », Transeuphratène 9
(1995), pp. 67-80, en particulier 68-70, relève que cet épisode est infirmé par les sources documentaires.
40
Cf. Plu. Is. et Or. 11b (Moralia 355c) ; 31c (Moralia 363d) ; Ael. VH IV,8 ; VI,8 ; NA X,28 ; Suid. s.v. ἀπις.
41
Plu. Moralia 355c (trad. Froidefond) : καὶ γὰρ τὸν ὠμότατον Περσῶν βασιλέα καὶ φοβερώτατον Ὦχον
ἀποκτείναντα πολλούς, τέλος δὲ καὶ τὸν Ἆπιν ἀποσφάξαντα καὶ καταδειπνήσαντα μετὰ τῶν φίλων.
35
84
Pasteurs et les Impurs d’avoir égorgé et immolé les animaux sacrés42. D’autres parallèles
suggèrent que le récit manéthonien relatif à cette invasion et les récits relatifs à Artaxerxès III
sont déterminés par les mêmes cadres interprétatifs43. Ainsi Diodore rapporte-t-il que le roi
égyptien Nectanébo II, dernier souverain indigène de l’Égypte, aurait fui en Éthiopie devant
les troupes d’Artaxerxès. Surtout, Diodore ajoute qu’après avoir conquis l’Égypte, Artaxerxès
pilla ses temples et emporta avec lui les « inscriptions sacrées » − retournées bien plus tard
aux Égyptiens contre payement d’une rançon44. Le thème du rapatriement en Égypte des
objets sacrés dérobés par les Perses connaîtra d’ailleurs un vif succès à l’époque des premiers
lagides, qui se présentent comme les restaurateurs d’un ordre temporairement perturbé45.
Le récit manéthonien, qui présente les ancêtres des Juifs comme un groupe hétérogène
d’Asiatiques et d’Égyptiens impurs, unis dans leur haine contre l’Égypte et ses dieux, répond
donc aux exigences d’un scénario largement prédéterminé. Reste néanmoins à comprendre
pourquoi, au début de l’époque hellénistique, ce sont les Juifs qui vont assumer dans ce
scénario le rôle de l’ennemi pilleur de temples et tueur de dieux. Jean Yoyotte suggérait que
l’assimilation des Juifs aux impurs était le contrecoup de l’implantation de garnisons juives en
Égypte, au service du pouvoir perse46. Les Juifs d’Égypte auraient ainsi été perçus comme les
agents d’un pouvoir étranger47. De manière plus générale toutefois, le début de l’époque
hellénistique apparaît comme une période de forte immigration juive en Égypte. D’après la
Lettre d’Aristée, ce ne seraient pas moins de cent mille prisonniers de guerre juifs que
Ptolémée Ier aurait déporté en Égypte, dont trente mille soldats intégrés au sein de diverses
42
Cf. P. Borgeaud, « Moïse, son âne et les Typhoniens : esquisse pour une remise en perspective », in T. Römer
(éd.), La construction de la figure de Moïse/The Construction of the Figure of Moses, Paris, Gabalda, 2007, pp.
121-130.
43
Cf. Matthey, « Récits grecs et égyptiens ».
44
DS XVI,51,1-2 ; cf. aussi DS I,46,4 (Cambyse).
45
Cf. Devauchelle, « Le sentiment anti-perse », en particulier pp. 71-72. Sur la légende qui fait de Nectanébo II
le père d’Alexandre le Grand (dans le Roman d’Alexandre), voir désormais Gruen, Rethinking the Other, pp.
267-272.
46
Yoyotte, « L’Égypte ancienne », p. 143.
47
Sur la garnison d’Éléphantine et ses rapports conflictuels avec les Égyptiens, cf. J. Mélèze-Modrzejewski, Les
Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien, Paris, PUF, 1997 (1991), pp. 37-67.
85
garnisons48. Selon le pseudo-Hécatée d’Abdère, cité par Flavius Josèphe, c’est volontairement
que de nombreux Juifs se seraient installés en Égypte dans les premiers temps de la conquête
macédonienne49. Quoi qu’il en soit, les sources documentaires attestent cet essor soudain des
populations juives d’Égypte50. Au Ier siècle de notre ère, Philon d’Alexandrie pourra affirmer
que la seule Alexandrie ne comptait pas moins d’un million de Juifs51. Ce chiffre est sans
doute exagéré, mais il n’est pas impossible que les Juifs aient effectivement représenté une
des plus importantes communautés étrangères de l’Égypte hellénistique. Peut-être ont-ils ainsi
pu être très tôt stigmatisés comme l’« étranger » par excellence par une population égyptienne
peu encline à la xénophilie ; peut-être aussi était-il plus facile de s’attaquer aux Juifs, à défaut
de pouvoir s’attaquer aux Grecs ?
UN PEUPLE SACRILÈGE
À l’époque en laquelle écrit Josèphe, cette assimilation des Juifs aux ennemis traditionnels de
l’Égypte paraît largement aboutie. Le récit qui fait des ancêtres des Juifs une bande de lépreux
chassés d’Égypte trouvera de nombreux relais chez les auteurs ultérieurs52. L’impiété apparaît
presque systématiquement comme la caractéristique des Juifs dans les différentes variantes
qu’a connu ce récit. Il est cependant, nous y avons fait allusion, un auteur qui a développé de
manière particulièrement explicite l’image d’un peuple iconoclaste : Lysimaque. Lysimaque
est le dernier des trois auteurs dont les récits relatifs à l’expulsion des Impurs sont cités dans
48
Ad Phil. 13.
Ps.-Hecat. fr. 1 Holladay (J. CA I,183-204).
50
Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d’Égypte, pp. 107-140.
51
Ph. Flac. 43.
52
À ce sujet, cf. C. Aziza, « L’utilisation polémique du récit de l’Exode chez les écrivains alexandrins (IVème
siècle av. J.-C. ‒ Ier siècle ap. J.-C.) », ANRW II.20.1 (1987), pp. 41-65 ; P. Schäfer, Judeophobia : Attitudes
toward the Jews in the Ancient World, Cambridge MA, Harvard University Press, 1997, pp. 33-61 ; K. Berthelot,
Philantrôpia judaica, chap. 2. Sur les occurrences plus tardives du motif des lépreux, cf. Gager, Moses, pp. 129132.
49
86
le premier livre du Contre Apion. Mais Josèphe ne fournit aucun détail sur cet auteur (qu’il
considère sans doute connu), généralement identifié par les modernes à un mythographe
alexandrin du début du Ier siècle avant notre ère53. Lysimaque est un auteur grec, et non pas
égyptien, et c’est donc, comme Hécatée avant lui, une grille de lecture grecque qui sous-tend
son propos. Son regard, et le contexte qui le détermine, sont néanmoins tout à fait différents
de ceux d’Hécatée.
Lysimaque situe l’expulsion des Impurs au temps de Bocchoris, pharaon de la XXIVe
dynastie, sous le règne duquel un agneau aurait parlé54. C’est sous le règne du même pharaon
que Tacite situera (on l’a vu) sa propre version de ce récit, qu’il connaît peut-être à travers
Lysimaque55. Chez ce dernier, Bocchoris consulte l’oracle d’Ammon en raison d’une famine
causée par les Juifs. Lysimaque écrit en effet que « le peuple juif atteint de la lèpre, de la gale
et d’autres maladies, se réfugia dans les temples, et y mendiait sa vie. Comme un très grand
nombre d’hommes étaient tombés malades, il y eut une disette en Égypte ». Le dieu (ton
theon) aurait alors ordonné au roi de nettoyer les temples de ces hommes impurs (anagnôn),
mais aussi impies (dusebôn) :
Le dieu ordonna de purger les temples des hommes impurs et impies en les
chassant de là dans des lieux déserts, de noyer les galeux et les lépreux, car, selon
lui, le soleil était irrité de leur existence, et de purifier les temples ; qu’ainsi la
terre porterait des fruits. Bocchoris, informé de l’oracle, appela près de lui les
prêtres et les serviteurs de l’autel, leur ordonna de faire un recensement des
impurs et de les livrer aux soldats pour qu’ils les emmènent dans le désert, et de
53
Cf. M. Stern, Greek and Latin Authors on Jews and Judaism, 3 vols., Jerusalem, The Israel Academy of
Sciences and Humanities, 1976-1984, vol. 1, p. 382 ; Berthelot, Philantrôpia judaica, pp. 106-107. Voir
désormais aussi B. Bar-Kochva, The Image of the Jews in Greek Literature : The Hellenistic Period, Berkeley,
University of California Press, 2010, pp. 306-337, pour lequel il s’agit bien de Lysimaque d’Alexandrie, qu’il
date toutefois des dernières années du IIe siècle.
54
Cf. Man. Hist. fr. 64 et 65 Wadell. Un texte démotique du IVe siècle avant notre ère, attribue à un agneau une
prophétie relative à la domination perse. Cf. Matthey, « Récits grecs et égyptiens », p. 321. Chez Diodore, on
rencontre une tradition qui fait de Bocchoris le Sage le législateur de l’Égypte ; cf. DS I,45,2 ; 65,1 ; 79,1 ; 94,).
55
Tac. Hist. V,3.
87
lier les lépreux entre des feuilles de plomb pour les jeter à la mer. Les lépreux et
les galeux noyés, on réunit les autres et on les transporta dans des lieux déserts
pour qu’ils périssent. Ceux-ci s’assemblèrent, délibérèrent sur leur situation ; la
nuit venue, ils allumèrent du feu et des torches, montèrent la garde et, la nuit
suivante, après un jeûne, ils prièrent les dieux pour leur salut. Le lendemain un
certain Moïse leur conseilla de suivre résolument une seule route jusqu’à ce qu’ils
parvinssent à des lieux habités et leur prescrivit de n’avoir de bienveillance pour
aucun homme, de ne jamais conseiller le meilleur parti, mais le pire, et de
renverser les temples et les autels des dieux qu’ils rencontreraient. Les autres y
consentirent et mirent à exécution leurs décisions ; ils traversèrent le désert, et,
après bien des tourments, arrivèrent dans la région habitée, puis, outrageant les
hommes, pillant et brûlant les temples, ils vinrent dans le pays appelé aujourd’hui
Judée, y bâtirent une ville et s’y fixèrent. Cette ville fût nommée Hiérosyla
(sacrilège) à cause de leurs dispositions d’esprit. Plus tard, devenus maîtres du
pays, avec le temps, ils changèrent cette appellation pour éviter la honte, et
donnèrent à la ville le nom de Hiersolyma, à eux-mêmes celui de
Hiérosolymites.56
Pour Lysimaque, le nom de la ville fondée par les Juifs renvoie à leur « disposition »
(diathesis) impie et sacrilège. Il suggère en effet de faire dériver le nom de Jérusalem du mot
56
FGrH 621 F 1 (J. CA I,304-311 ; trad. Blum).
λέγει γὰρ ἐπὶ Βοχχόρεως τοῦ Αἰγυπτίων βασιλέως τὸν λαὸν τῶν Ἰουδαίων λεπροὺς ὄντας καὶ ψωροὺς καὶ ἄλλα
νοσήματά τινα ἐχόντων εἰς τὰ ἱερὰ καταφεύγοντας μεταιτεῖν τροφήν. παμπόλλων δὲ ἀνθρώ-πων νοσηλείᾳ
περιπεσόντων ἀκαρπίαν ἐν τῇ Αἰγύπτῳ γενέσθαι. Βόχχοριν δὲ τὸν τῶν Αἰγυπτίων βασιλέα εἰς Ἄμμωνος πέμψαι
περὶ τῆς ἀκαρπίας τοὺς μαντευσομένους, τὸν θεὸν δὲ ἐρεῖν τὰ ἱερὰ καθᾶραι ἀπ' ἀνθρώπων ἀνάγνων καὶ
δυσσεβῶν ἐκβάλλοντα αὐτοὺς ἐκ τῶν ἱερῶν εἰς τόπους ἐρήμους, τοὺς δὲ ψωροὺς καὶ λεπροὺς βυθίσαι, ὡς τοῦ
ἡλίου ἀγανακτοῦντος ἐπὶ τῇ τούτων ζωῇ, καὶ τὰ ἱερὰ ἁγνίσαι καὶ οὕτω τὴν γῆν καρποφορήσειν. τὸν δὲ Βόκχοριν
τοὺς χρησμοὺς λαβόντα τούς τε ἱερεῖς καὶ ἐπιβωμίτας προσκαλεσάμενον κελεῦσαι ἐπιλογὴν ποιησαμένους τῶν
ἀκαθάρτων τοῖς στρατιώταις τούτους παραδοῦναι κατάξειν αὐτοὺς εἰς τὴν ἔρημον, τοὺς δὲ λεπροὺς εἰς
μολιβδίνους χάρτας ἐνδήσαντας, ἵνα καθῶσιν εἰς τὸ πέλαγος. βυθισθέντων δὲ τῶν λεπρῶν καὶ ψωρῶν οὺς
ἄλλους συναθροισθέντας εἰς τόπους ἐρήμους ἐκτεθῆναι ἐπ' ἀπωλείᾳ, συναχθέντας δὲ βουλεύσασθαι περὶ αὑτῶν,
νυκτὸς δὲ ἐπιγενομένης πῦρ καὶ λύχνους καύσαντας φυλάττειν ἑαυτοὺς τήν τ' ἐπιοῦσαν νύκτα νηστεύσαντας
ἱλάσκεσθαι τοὺς θεοὺς περὶ τοῦ σῶσαι αὐτούς. τῇ δ' ἐπιούσῃ ἡμέρᾳ Μωσῆν τινα συμβουλεῦσαι αὐτοῖς
παραβαλλομένοις μίαν ὁδὸν τέμνειν ἄχρι ἂν ὅτου ἔλθωσιν εἰς τόπους οἰκουμένους, παρακελεύσασθαί τε αὐτοῖς
μήτε ἀνθρώπων τινὶ εὐνοήσειν μήτε ἄριστα συμβουλεύσειν ἀλλὰ τὰ χείρονα θεῶν τε ναοὺς καὶ βωμούς, οἷς ἂν
περιτύχωσιν, ἀνατρέπειν. συναινεσάντων δὲ τῶν ἄλλων τὰ δοχθέντα ποιοῦντας διὰ τῆς ἐρήμου πορεύεσθαι,
ἱκανῶς δὲ ὀχληθέντας ἐλθεῖν εἰς τὴν οἰκουμένην χώραν καὶ τούς τε ἀνθρώπους ὑβρίζοντας καὶ τὰ ἱερὰ συλῶντας
καὶ ἐμπρή σαντας ἐλθεῖν εἰς τὴν νῦν Ἰουδαίαν προσαγορευομένην, κτίσαντας δὲ πόλιν ἐνταῦθα κατοικεῖν. τὸ δὲ
ἄστυ τοῦτο Ἱερόσυλα ἀπὸ τῆς ἐκείνων διαθέσεως ὠνομάσθαι. ὕστερον δ' αὐτοὺς ἐπικρατήσαντας χρόνῳ
διαλλάξαι τὴν ὀνομασίαν πρὸς τὸ ὀνειδίζεσθαι καὶ τήν τε πόλιν Ἱεροσόλυμα καὶ αὐτοὺς Ἱεροσολυμίτας
προσαγορεύεσθαι.
88
hiérosyla, qui signifie littéralement « pillage de temple » et, par extension, « sacrilège » − au
sens étymologique de sacra legere, dérober les choses sacrées57. Chez Lysimaque, les Juifs
sont pour ainsi dire essentialisés en tant que pilleurs de temples. Il s’agit d’ailleurs moins des
lépreux et des galeux, qui ont tous été noyés, que d’autres hommes « impies », dont le texte
préservé par Josèphe ne nous dit en fait rien, si ce n’est qu’ils étaient condamnés à partager un
sort analogue à celui des lépreux58. En soumettant les pays qu’ils traversent à leur violence
arbitraire (hubris), ils ne font que se conformer à leur nature. Josèphe répond de manière
tranchante au jeu de mot étymologique suggéré par Lysimaque : « Le digne homme », écrit-il,
« dans l’ivresse de l’injure, n’a pas compris que le pillage des temples (hiérosulein) n’est pas
désigné par le même mot chez les Juifs et les Grecs »59. Sa brève réfutation ne s’attarde pas
sur la différence principale qui oppose le texte de Lysimaque à celui de Manéthon. À savoir le
fait que Lysimaque n’affirme pas que les Juifs ont pillé et saccagé les temples d’Égypte, mais
bien qu’ils ont pillé et saccagé des temples situés hors de l’Égypte. Si les Juifs de Lysimaque
se comportent comme les Pasteurs et les Impurs de Manéthon, ce n’est toutefois pas contre
l’Égypte qu’ils agissent, mais contre les pays qui avoisinent la Judée. Ce trait confirme
évidemment que Lysimaque n’est pas un Égyptien60. Il ne s’agit pas simplement ici de
reprendre le scenario de l’invasion de l’Égypte par des envahisseurs asiatiques, mais bien de
parler de l’installation, en Palestine, d’un peuple caractérisé par son impiété et sa violence
sacrilège.
En vérité, et malgré une perspective indéniablement défavorable, le propos de
Lysimaque est conforme sur ce point non pas à la tradition égyptienne, mais bien à la tradition
57
Cf. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris,
Klinckslieck, 20014, p. 389.
58
Bar-Kochva, Image of the Jews, pp. 320-325, suggère de voir ici deux versions originellement distinctes du
même récit, mal combinées par Flavius Josèphe.
59
J. CA I,319 : ὁ δὲ γενναῖος ὑπὸ πολλῆς τοῦ λοιδορεῖν ἀκρασίας οὐ συνῆκεν, ὅτι ἱεροσυλεῖν οὐ κατὰ τὴν αὐτὴν
φωνὴν Ἰουδαῖοι τοῖς Ἕλλησιν ὀνομάζομεν.
60
Cf. Bar-Kochva, Image of the Jews, p. 313, qui relève que si Lysimaque avait été un Égyptien, Josèphe
n’aurait pas manqué de le faire remarquer ‒ comme il le fait pour Manéthon (J. CA I,73) et Apion (J. CA II,28).
89
juive61. Le récit de la conquête de Canaan, tel qu’on le lit dans le livre de Josué, est
effectivement le récit d’une invasion violente, faite de destructions et de massacres62. Dans les
Antiquités juives, Josèphe lui-même rappelle que Moïse enjoignit aux Hébreux sur le point
d’entrer en terre promise de ne laisser subsister aucun de leurs ennemis (polemiôn),
d’« abattre les autels (bomous), les bois sacrés (alsê) et tous les temples (neôs) qu’ils pourront
avoir, et [d’]abolir par le feu leur engeance et leur souvenir »63. Les Hébreux, écrit Josèphe,
devaient annihiler ceux-ci dans le but de préserver leurs lois ancestrales (nomoi ; patrion
politeian). Deux exemples confirment qu’il n’était d’ailleurs pas du tout impossible, du point
de vue juif, de considérer que détruire les temples ou les autels des ennemis est une chose tout
à fait légitime. Du moins s’ils se trouvent à l’intérieur d’un périmètre sur lequel les lois
ancestrales des Juifs interdisent qu’il y ait des temples ou des autels autres que le(s) leur(s)64.
Le premier exemple nous est fourni par le même Josèphe qui réfute catégoriquement les
accusations de Lysimaque et Manéthon. Le pseudo-Hécatée d’Abdère, cité lui aussi dans le
Contre Apion, loue les Juifs pour avoir détruit les autels et les temples que des étrangers,
venus les attaquer chez eux, dans leur pays, y avaient bâtis :
…quand des étrangers venus chez eux, dans leur pays, y élevèrent des temples et
des autels ils [les Juifs] les rasèrent tous.65
61
E. S. Gruen, Heritage and Hellenism. The reinvention of Jewish Tradition, Berkeley, University of California
Press, 1998, p. 67.
62
Cf. Jos. VI,17-21 ; VIII,24-28 ; X,28-43 ; XI,10-14 ; 21-23.
63
J. AJ IV,191-192 (trad. Nodet) : ὅθεν εἰ βούλοισθε τούτους ὑμῖν μένειν, τῶν πολεμίων μηδένα ὑπολείπησθε
κρατήσαντες αὐτῶν, ἀλλ' ἀπολλύναι πάντας κρίνατε συμφέρειν, ἵνα μή τινων παραγευσάμενοι τῆς ἐκείνων
ἐπιτηδεύσεως διαφθείρητε τὴν πάτριον πολιτείαν. ἔτι δὲ καὶ βωμοὺς καὶ ἄλση καὶ νεὼς ὁπόσους ἂν ἔχοιεν
κατερείπειν παραινῶ καὶ δαπανᾶν πυρὶ τὸ γένος αὐτῶν καὶ τὴν μνήμην. Cf. aussi ibid. V,190 (le testament de
Josué). En J. AJ IV,207, on trouvera l’injonction en apparence contradictoire, de ne pas piller les temples
étrangers (sans doute selon LXX Ex. XXII,28 ; cf. Van der Horst, « ‘Thou shalt not revile the gods’ »).
64
Cf. De. XII,1-5, suivi par J. AJ IV,200-201.
65
Ps.-Hecat. fr. 1, 193 (trad. Blum, modifiée) : πρὸς αὐτοὺς ἀφικνουμένων νεὼς καὶ βωμοὺς κατασκευασάντων
ἅπαντα ταῦτα κατέσκαπτον.
90
Pour certains, écrit le pseudo-Hécatée, ils durent payer une amende aux satrapes, tandis que
pour d’autres ils furent pardonnés. Il ajoute néanmoins qu’il est juste (diakaion) de les
admirer (thaumazein) pour une telle conduite66. L’anecdote illustre en effet, à en croire
Josèphe, que les Juifs sont prêts à tout plutôt que de transgresser leurs lois (nomoi) et
coutumes ancestrales (patria)67. Il peut paraître surprenant que Josèphe cite précisément ce
passage, qui va à priori dans le sens des accusations qu’il va réfuter par la suite68. Peut-être
est-il heureux de trouver chez un auteur qu’il pense grec une opinion aussi bienveillante.
Josèphe attribue en effet le texte qu’il cite au véritable Hécatée d’Abdère, qu’il range parmi
les autorités ayant non pas calomnié les Juifs, mais attestant de ce qu’ils pouvaient également
être tenus en haute estime. À en croire Origène, d’autres étaient déjà plus suspicieux à l’égard
de ce traité Sur les Juifs qui circulait, dans l’Antiquité, sous le nom du fameux historien
contemporain d’Alexandre69. Sans doute Josèphe ne savait-il pas qu’il citait en fait un auteur
juif, écrivant en Égypte à la fin du IIe siècle avant notre ère. Il n’a toutefois pu lui échapper
que la perspective de cet auteur est à l’opposé de celle d’un Lysimaque : le pseudo-Hécatée
n’accuse pas les Juifs d’avoir à l’égard des temples étrangers un comportement agressif mais
il les loue au contraire d’avoir démontré, en détruisant les temples que d’autres venaient
construire chez eux, leur inébranlable fidélité à l’égard de leurs lois. En détruisant les temples
étrangers, les Juifs n’agissent pas en fonction d’une disposition impie, mais défendent leurs
nomoi propres. Peut-être la petite phrase du pseudo-Hécatée se réfère-t-elle à des évènements
Ibid. 194 : ὅτι δίκαιον ἐπὶ τούτοις αὐτούς ἐστι θαυμάζειν.
Ibid. 190-191 : ἀλλὰ γεγυμνωμένως περὶ τούτων καὶ αἰκίαις καὶ θανάτοις δεινοτάτοις μάλιστα πάντων
ἀπαντῶσι μὴ ἀρνούμενοι τὰ πάτρια. παρέχεται δὲ καὶ τεκμήρια τῆς ἰσχυρογνωμοσύνης τῆς περὶ τῶν νόμων οὐκ
ὀλίγα.
68
Cf. B. Bar-Kochva, Pseudo-Hecataeus « On the Jews ». Legitimizing the Jewish Diaspora, Berkeley,
University of California Press, 1996, p. 97 ; J. M. G. Barclay, Flavius Josephus, Against Apion, translation and
commentary, Leiden ‒ Boston, Brill, 2007, p. 112, n. 653.
69
Origen. Cels. I,15. Sur le pseudo-Hécatée, cf. C. R. Holladay, Fragments from Hellenistic-Jewish Authors, 4
vols., Chico, puis Atlanta, Scholars Press, 1983-1996, vol. 1 (Historians), pp. 277-335 ; Bar-Kochva, PseudoHecataeus. Pour une opinion différente, cf. M. Pucci Ben-Zeev, « The Reliability of Josephus Flavius : The Case
of Hecataeus’ and Manetho’s Account of Jews and Judaism : Fifteen Years of Contemporary Research (19741990) », JSJ 24 (1993), pp. 215-234, qui attribue les fragments au véritable Hécatée. Barclay, Against Apion, pp.
338-340 propose un bref état de la question. Sans doute faut-il attribuer au même pseudo-Hécatée le traité sur
Abraham mentionné chez J. AJ I,156 et cité chez Clem. Alex. Strom V,113,1-2 (fr. 3 Holladay).
66
67
91
historiques qui nous échappent, ou trop généraux pour être plus précisément identifiés. Mais
ce qui est sans doute plus important, c’est que dans la perspective de cet auteur, les Juifs qui
détruisirent ces temples et ces autels avaient opté pour la bonne attitude.
À près de deux siècles d’écart, Philon d’Alexandrie laisse entendre qu’il n’est pas non
plus étranger à une telle opinion. Le philosophe rapporte, dans son Ambassade à Gaius, que
les Juifs détruisirent un autel que des « étrangers » (allophuloi) auraient élevé par provocation
(l’autel est construit dans le but de « comploter », epibouleueien, contre les Juifs). Durant
l’hiver 38/39, alors que l’ambassade envoyée auprès de Caligula par les Juifs d’Alexandrie ‒
ambassade dont Philon fait partie ‒ attend encore d’être reçue par l’empereur, on apprend que
celui-ci a décidé l’érection d’une colossale statue de Zeus dans le temple de Jérusalem. Parmi
les raisons de cette soudaine décision, une lettre envoyée à l’empereur par un certain Capiton,
chargé de veiller aux impôts en Judée et qui, selon Philon cherchait un prétexte pour échapper
à l’accusation traditionnelle de s’être frauduleusement enrichi durant son mandat. Ce prétexte,
ce sont les troubles causés par les Juifs qui ont renversé l’autel bâti par leurs concitoyens nonJuifs de la ville côtière de Jamnia. Ceux-ci, que Philon désigne comme des « étrangers issus
des pays voisins » (allophuloi [...] apo tôn plêsiochôrôn), des métèques (metoikoi) installés
parmi les indigènes (pour Philon, les Juifs), s’en prenaient selon lui continuellement aux
coutumes (patriôn) des Juifs. Ainsi, lorsqu’ils apprirent que Caligula souhaitait être adoré
comme un dieu, ils érigèrent « un autel improvisé, en matériau de fortune : de l’argile façonné
en briques. Sans autre but que de comploter contre les Juifs vivant avec eux, car ils savaient
bien que ceux-ci ne toléreraient pas une violation de leurs usages (ethôn) : ce fut justement le
cas. En effet, à ce spectacle, indignés de voir bel et bien abolir le caractère sacré de cette terre
sainte, les Juifs se rassemblèrent et détruisirent l’autel. »70
Ph. Legat. 200-202 (trad. Pelletier, modifiée) : τὴν Ἰάμνειαν – πόλις δέ ἐστι τῆς Ἰουδαίας ἐν τοῖς μάλιστα
πολυάνθρωπος – [ταύτην] μιγάδες οἰκοῦσιν, οἱ πλείους μὲν Ἰουδαῖοι, ἕτεροι δέ τινες ἀλλόφυλοι
παρεισφθαρέντες ἀπὸ τῶν πλησιοχώρων, οἳ τοῖς τρόπον τινὰ αὐθιγενέσιν ὄντες μέτοικοι κακὰ καὶ πράγματα
70
92
La rhétorique de Philon, insistant sur l’aspect composite et précaire de l’autel en
question, vise peut-être à souligner toute la distance qui sépare celui-ci de l’autel vénérable de
Dieu, à Jérusalem, fait de pierres brutes (cf. De. XXVII,6) ; elle renforce aussi son jugement,
selon lequel ce monument éphémère, fait de vils matériaux, venait en quelque sorte souiller
une « terre sacrée » (hieras choras). Philon souligne d’ailleurs qu’il était évident, aux yeux
mêmes de ceux qui érigèrent l’autel, que les Juifs ne toléreraient pas une telle provocation, et
viendraient le détruire. Leur réaction, prévisible, n’en fut pas moins rapportée à l’empereur
par Capiton qui, écrit Philon, exagéra et amplifia encore les faits. Caligula voulut alors faire
payer les Juifs, en décidant l’érection d’une statue en or à Jérusalem même, projet dont il sera
finalement dissuadé grâce à l’insistance de son ami Agrippa71.
Ici non plus, la question de savoir si les faits se sont réellement produits n’est pas
essentielle. Lorsqu’il relate les mêmes évènements, le conflit qui opposa Caligula aux Juifs,
Josèphe ne fait aucune allusion à l’épisode de Jamnia, qu’il semble ignorer72. Ce qui est
frappant une fois encore, c’est que (du moins ici) Philon semble suggérer qu’il est une forme
de violence à l’égard des sanctuaires étrangers qui, du point de vue juif, est tout à fait
légitime. Pour Philon, la réaction des Juifs paraît d’ailleurs répondre à une évidence
communément admise : les Juifs ne tolèrent pas, chez eux, d’autels étrangers. Comme il
l’affirme, de tels autels vont à l’encontre de leurs usages (ethôn). C’est bien ce que laissait
également entendre le pseudo-Hécatée : en détruisant les temples et les autels que des
étrangers sont venus bâtir chez eux, les Juifs interdisent que soient transgressés leurs nomoi.
D’après Philon, il s’agit aussi de défendre le caractère sacré de leur territoire ; caractère qui
παρέχουσιν, ἀεί τι παραλύοντες τῶν πατρίων Ἰουδαίοις. οὗτοι παρὰ τῶν ἐπιφοιτώντων ἀκούοντες, ὅσῃ σπουδῇ
κέχρηται Γάιος περὶ τὴν ἰδίαν ἐκθέωσιν καὶ ὡς ἀλλοτριώτατα διάκειται πρὸς ἅπαν τὸ Ἰουδαϊκὸν γένος, καιρὸν
ἐπιτήδειον εἰς ἐπίθεσιν παραπεπτωκέναι νομίζοντες αὐτοσχέδιον ἀνιστᾶσι βωμὸν εἰκαιοτάτης ὕλης, πηλὸν
σχηματίσαντες εἰς πλίνθους, ὑπὲρ τοῦ μόνον ἐπιβουλεύειν τοῖς συνοικοῦσιν· ᾔδεσαν γὰρ οὐκ ἀνεξομένους
καταλυομένων τῶν ἐθῶν, ὅπερ καὶ ἐγένετο. θεασάμενοι γὰρ καὶ δυσανασχετήσαντες ἐπὶ τῷ τῆς ἱερᾶς χώρας τὸ
ἱεροπρεπὲς ὄντως ἀφανίζεσθαι καθαιροῦσι συνελθόντες.
71
Cf. Ph. Legat. 276-334.
72
Cf. J. BJ II,184-203 ; AJ XVIII,261-309. Chez Josèphe, des querelles de voisinage analogues provoquent
néanmoins les émeutes ayant précédé la révolte des Juifs contre Rome, en 66 de notre ère ; cf. J. BJ II,285-290.
93
est donc défini (c’est sans doute ce qu’il faut comprendre) par l’absence de tout autel
étranger73.
« Ne laissez subsister aucun de vos ennemis », proclamait, on l’a vu, le Moïse de
Josèphe. Il faut abattre leurs autels, temples, bois sacrés. Car en effet : « Dans aucune autre
ville vous n’aurez autel ni temple (mête bômos mête neôs) ; car Dieu est un et la race des
Hébreux est une »74. Détruire les sanctuaires des « autres » peut, du point de vue juif,
correspondre à une attitude tout à fait fondée, visant à mettre en œuvre le modèle selon lequel
ne doivent subsister sur la terre qui est la leur, aucun lieu ni objet de culte étrangers. Quitte,
on l’a vu, à en payer le prix. Il y a certainement ici une certaine représentation des règles qui
peuvent régir les rapports entre les Juifs et leurs voisins, ou plus précisément entre les Juifs et
la religion de leurs voisins. Cette représentation est évidemment alimentée par les modèles
typologiques que fournissent les textes bibliques. Il n’est peut-être pas anodin que le verbe
employé par le pseudo-Hécatée, évoquant la destruction par les Juifs d’autels et de temples
étrangers ‒ kateskapton (« ils détruisirent ») ‒, s’il est d’usage relativement courant, n’en est
pas moins celui qui est précisément employé dans la version grecque de Deutéronome XII, le
chapitre qui affirme l’unicité du Temple et rappelle l’injonction faite aux Israélites de détruire
(kataskapsete) entièrement les autels, stèles et images divines des Cananéens75. Les textes
bibliques énoncent donc les cadres d’une violence légitime à l’égard des « autres » et de leurs
dieux ; tout particulièrement, comme nous allons le voir, à l’encontre de ces « autres »
paradigmatiques que sont les peuples qu’Israël a dû soumettre afin de prendre possession de
la terre promise76.
On remarquera toutefois que les limites de cette « terre sacrée », pour reprendre l’expression de Philon, sont
évidemment variables : la Judée stricto sensu, que décrit au IIe siècle avant notre ère le pseudo-Hécatée, fr.
1,195-197, n’est pas le Canaan biblique décrit en Num. XXXIV,1-12, et n’inclut pas la côte ni, à fortiori, Jamnia.
74
J. AJ IV,201 : ἐν ἑτέρᾳ δὲ πόλει μήτε βωμὸς μήτε νεὼς ἔστω· θεὸς γὰρ εἷς καὶ τὸ Ἑβραίων γένος ἕν.
75
Cf. LXX De. XII,3.
76
Cf. J. Assmann, Of God and Gods. Egypt, Israel, and the Rise of Monotheism, Madison, The University of
Wisconsin Press, 2008, pp. 106-126.
73
94
CONQUÊTES DE CANAAN
« …Quand vous aurez passé le Jourdain vers le pays de Canaan, vous chasserez devant vous
tous les habitants du pays. Vous ferez disparaître toutes leurs images et toutes leurs statues de
métal fondu, vous ferez disparaître tous leurs hauts-lieux »77. Dans la tradition biblique, la
guerre, et surtout les rites de guerre, sont codifiés de manière plus ou moins détaillée dans un
chapitre spécifique du Deutéronome (De. XX). Ainsi : « Lorsque tu t’approcheras d’une ville
pour la combattre, tu lui proposeras la paix. Si elle l’accepte et t’ouvre ses portes, tout le
peuple qui s’y trouve te devra la corvée et le travail. Mais si elle refuse la paix et te livre
combat, tu l’assiégeras. Yahvé ton Dieu la livrera en ton pouvoir, et tu en passeras tous les
mâles au fil de l’épée. Toutefois les femmes, les enfants, le bétail, tout ce qui se trouve dans la
ville, toutes ses dépouilles, tu les prendras comme butin. Tu mangeras les dépouilles de tes
ennemis que Yahvé ton Dieu t’aura livré »78. Cette règle, toutefois, ne s’applique qu’aux
villes situées en dehors de la terre promise. Aux peuples installés en Canaan même est réservé
un traitement spécifique : « Quant aux villes de ces peuples que Yahvé ton Dieu te donne en
héritage, tu n’en laisseras rien subsister de vivant. Oui, tu les dévoueras à l’anathème, ces
Hittites, ces Amorites, ces Cananéens, ces Périzzites, ces Hivvites, ces Jébuséens, ainsi que te
l’a commandé Yahvé ton Dieu… »79. L’expression « dévouer à l’anathème » dérive de la
traduction des Septante, anathemati anathematieite autous. C’est en effet par le mot
anathema (« offrande », « chose dédiée ») que les Septante choisissent le plus souvent de
traduire l’hébreu ḥerem. Ce faisant, ils ont toutefois conféré à ce terme une dimension qu’il
Num. XXXIII,51-52 : ‫ֹורשְתֶֶּ֜ ם אֶת־כל־יֹֽש ְֵ֤בי ה ֨א ֶר ֙ץ מפְני ֶֶ֔כם ו ְ֨אבַדְ תֶֶ֔ ם ֵּ֖את כל־ ַמשְכי ָ֑תם‬
ַ ‫כִּ֥י א ֶַתֶּ֛ם ֹֽעב ְִּ֥רים אֶת־ ַהי ְַר ֵּ֖דן אֶל־אֶ ִֶּ֥רץ כְנֹֽעַן׃ ו ְ֨ה‬
‫ֹֽמֹותם תַ שְמֹֽידּו‬
ֵּ֖ ‫ו ְ֨את כל־ ַצל ְֵ֤מי מַסֹֽכתם֙ תְ א ֶַ֔בדּו וְאִּ֥ת כל־ב‬.
78
De. XX,10-14 : ‫א־בּה י ֹֽ ְהיִּּ֥ו‬
ָ֗ ‫ֶל־עיר לְהל ֵּ֖חם ע ֶלָ֑יה וְק ִּ֥ראת א ֶלֵּ֖יה לְשלֹֹֽום׃ וְהיה֙ אם־שלַ֣ ֹום ַתֹֽ ַענ ְֶ֔ך ּופ ֹֽתְ ֵּ֖חה לְָ֑ך וְה ָ֞יה כל־ה ַ֣עם הַנמְצ‬
ֶ֔ ‫כ ֹֽי־תק ַ ְַ֣רב א‬
‫ְכּורּה לְפי־ח ֶֹֽרב׃ ַ ַ֣רק ַ֠ ַהנשים‬
ֵּ֖ ‫ית אֶת־כל־ז‬
ִּ֥ ‫ֱלהיך בְי ֶ ָ֑דך וְהכ‬
ֵּ֖ ֶ ‫ְהוה א‬
ִּ֥ ‫לְךֶּ֛ ל ַ ֵּ֖מס וַ ֹֽעֲבדֹֽ ּוך׃ וְאם־לֵ֤ א תַ שְלים֙ ע ֶ֔מְך וְעֹֽשְתִּ֥ה עמְךֵּ֖ מלְח ָ֑מה ְוצ ְַר ֵּ֖ת עלֶ ֹֽיה׃ ּונְתנֶּּ֛ה י‬
‫ֱלהיך ל ְֹֽך‬
ֶ ֨ ‫ ְו ַה ַ֨טף ְו ַהבְה ֶּ֜מה וְכל֩ ֲא‬.
ֵּ֖ ֶ ‫ֲשר נ ַ ֶּ֛תן י ְהוִּ֥ה א‬
ִּ֥ ֶ ‫שר י ֹֽ ְה ֶי ִּ֥ה בעֶּ֛יר כל־שְללֵּּ֖ה ת ַ֣בז לְָ֑ך וְאֹֽ ַכל ְ֙ת אֶת־ש ְַלַ֣ל ֹֽאי ְ ֶֶ֔ביך א‬
79
De. XX,16-17 : ‫ש ֙ר י ְהוַ֣ה אֱל ֶֶ֔היך נתִּ֥ן לְךֵּ֖ נַ ֹֽחֲלָ֑ה לִּ֥ א תְ ַח ֶיֵּ֖ה כל־נְשמֹֽה׃ כ ֹֽי־ ַהח ֲַ֣רם ַ ֹֽתחֲר ָ֗ימם הַ ֹֽח ֵ֤תי וְהֹֽאֱמר ֙י ַהכְנַ ֹֽעֲנַ֣י‬
ֶ ‫ַָ֗רק מֹֽע ֵ֤רי הֹֽעַמים֙ ה ֶ֔אלֶה ֲא‬
‫ֲשר צּוְךֵּ֖ י ְהוִּ֥ה אֱלהֶ ֹֽיך‬
ִּ֥ ֶ ‫ְבּוסי כַ ֹֽא‬
ָ֑ ‫ ְו ַהפְר ֶ֔זי הַ ֹֽחּוֵּ֖י ְו ַהי‬.
77
95
n’a pas dans son acception classique : l’anathème biblique implique, comme on le voit ici, la
destruction des objets ou des personnes « offertes »80. La notion hébraïque de ḥerem dénote
d’emblée l’idée d’une « mise à l’écart »81. Selon Lévitique XXVII, « tout ḥerem est chose très
sainte (qadosh qadoshim) pour Yahvé ». Il ne peut être ni vendu, ni racheté. Il échappe à la
sphère des échanges humains ; et les hommes déclarés ḥerem seront mis à mort82. En
enjoignant aux Israélites de « rendre ḥerem » les habitants de Canaan, les textes bibliques
situent ceux-ci dans une catégorie à part : ils sont dédiés à la divinité et doivent, de ce fait,
être détruits.
Le dévouement (au sens fort) des ennemis à la divinité, et donc leur annihilation,
s’inscrit dans une représentation de la guerre connue par ailleurs dans le Proche-Orient
ancien83. Il relève, selon Christophe Batsch, d’une pratique rituelle « aux limites du sacrifice
et de la guerre »84. Sur la stèle du roi Mesha de Moab (IXe siècle avant notre ère), conservée
au Musée du Louvre, on peut lire comment les Moabites prirent la ville israélite de Nébô et
vouèrent ses habitants à ‘Ashtar-Kamosh : « …Et Kamosh m’a dit : “Va, prends Nébô contre
Israël”. Et je suis allé de nuit et j’y ai combattu de la pointe de l’aube jusqu’à midi ; et je l’ai
prise et l’ai tuée tout entière : sept mille hommes, garçons, femmes, filles et femmes
enceintes, car je l’avais vouée (heḥaramtah) à ‘Ashtar-Kamosh. Et j’y pris les foy[ers] d’autel
À ce sujet, cf. C. Dogniez, M. Harl (éds.), Le Pentateuque. La Bible d’Alexandrie, Paris, Cerf, 2001, pp. 866868.
81
Sur le champ sémantique de la notion de ḥerem, voir A. Lemaire, « Le ḥerem dans le monde nord-ouest
sémitique », in L. Nehme (éd.), Guerre et conquête dans le Proche-Orient ancien. Actes de la table ronde du 14
Novembre 1998, Paris, Maisonneuve, 1999, pp. 79-92. Cf. AHw, s.v. ar mu II (absondern) ; CAD, s.v. ar mu
(to separate). Comme le relève C. Batsch, La guerre et les rites de guerre dans le judaïsme du deuxième Temple,
Leiden ‒ Boston, E. J. Brill, 2005, p. 409, le ḥerem participe d’un « mécanisme d’exclusion» ; cf. Ex. XXII,19 ;
De. XIII,16-19 ; Es. X,8. Dans la littérature rabbinique, le terme prend d’ailleurs le sens d’« excommunication ».
De manière générale, cf. aussi M. Malul, « Taboo », in K. van der Toorn, B. Becking, P. W. van der Horst (éds.),
Dictionary of Deities and Demons in the Bible, Leiden – Boston – Köln, Brill, 19992, pp. 824-827.
82
Lev. 27,28-29 :‫ל־ח ֶרם קֹֽדֶ ש־‬
ֶ ‫ָֹֽאדם ּובְהמה֙ ּומש ְַ֣דה ֲאחֻז ֶ֔תֹו לִּ֥ א ימכֵּ֖ר וְלַ֣ א יָ ָ֑אל כ‬
ָ֗ ‫ֹֽיהוה מכל־ ֲאש‬
ֶּ֜ ַ‫ֲשר ַיֹֽחֲרם֩ ֨איש ל‬
ֵ֡ ‫אְַך־כ‬
ֵ֤ ‫ֶר־לֹו מ‬
ַ֣ ֶ ‫ל־ח ֶרם א‬
‫ָֹֽאדם לַ֣ א יפ ֶ ָ֑דה ֵּ֖מֹות יּומֹֽת‬
ָ֗ ‫ ֹֽקד ִּ֥שים הֵּ֖ ּוא לַ ֹֽיהו ֹֽה׃ כ‬.
ֵּ֖ ‫ֲשר יֹֽח ַ ֳֶּ֛רם מן־ה‬
ֶׁ֧ ֶ ‫ל־ח ֶרם א‬
83
Voir les études réunies dans L. Nehme (éd.), Guerre et conquête dans le Proche Orient ancien. Actes de la
table ronde du 14 Novembre 1998, Paris, Maisonneuve, 1999.
84
Batsch, Guerre et rites de guerre, p. 408 (de manière générale, cf. pp. 408-446).
80
96
de Yhwh et les ai traînés devant Kamosh »85. Dans une tradition relativement ancienne sur la
conquête de Canaan, préservée dans le livre des Nombres, Israël fait le vœu suivant : « “Si tu
livres ce peuple en mon pouvoir, je dévouerai ses villes à l’anathème.” Yahvé écouta la voix
d’Israël et livra les Cananéens en son pouvoir. Ils les dévouèrent à l’anathème, eux et leurs
villes. »86 La première partie du livre de Josué, qui fait le récit détaillé de la conquête, affirme
de manière répétée que les villes prises par les Israélites ont été déclarées ḥerem et leurs
habitants mis à mort. L’exemple le plus fameux est sans doute la prise de Jéricho, rapportée
en Josué VI : « …Quand il entendit le son de la trompe, le peuple poussa un grand cri de
guerre, et le rempart s’écroula sur place. Aussitôt le peuple monta vers la ville, chacun devant
soi, et ils s’emparèrent de la ville. Ils dévouèrent à l’anathème tout ce qui se trouvait dans la
ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux taureaux, aux moutons et aux ânes, les
passant au fil de l’épée. (…) On brûla la ville et tout ce qu’elle contenait, sauf l’argent, l’or et
les objets de bronze et de fer qu’on livra au trésor de la maison de Yahvé. »87
Les textes bibliques explicitent les raisons, théologiques, qui rendent nécessaire
l’extermination des nations cananéennes, et à plus forte raison la destruction de leurs autels,
stèles, poteaux sacrés et autres images divines. Si ces nations devaient subsister, celles-ci
seraient pour Israël comme « des épines dans vos yeux et des chardons dans vos flancs »88,
voire « un piège au milieu de vous »89. Selon Deutéronome XX, le traitement distinctif
réservé aux Cananéens vise à assurer « qu’ils ne vous apprennent pas à pratiquer toutes ces
abominations (toavot) qu’ils pratiquent envers leurs dieux »90. Il convient donc en premier
d’effacer toute trace de leurs dieux, de leurs lieux de culte, de leurs autels, stèles, poteaux
Je cite les lignes 14-18 à partir de Lemaire, « Le ḥerem », p. 82.
Num. XXI,2-3 : ‫ְהוה ב ְַ֣קֹול ישְר ָ֗אל וַית ֙ן אֶת־הַ ֹֽ ְכנַע ֲֶ֔ני ַו ַיֹֽח ֲִּ֥רם אֶתְ ֶ ֵּ֖הם ְואֶת־‬
ֶּ֜ ‫ש ַ֨מע י‬
ְ ‫אם־נ ֨תן ת ֶּ֜תן אֶת־ה ֵ֤עם ַהזֶה֙ בְי ֶ֔די וְהַ ֹֽח ֲַרמ ְֵּ֖תי אֶת־עֹֽריהֶ ֹֽם׃ וַי‬
‫יהם וַיק ְִּ֥רא שם־הַמ ֵּ֖קֹום ח ְרמֹֽה‬
ָ֑ ֶ ‫עֹֽר‬.
87
Jo. VI,20-21 ; 24 : ‫ֹֽחֹומה תַ חְתֶָ֗ יה ַו ַ֨יעַל ה ֵ֤עם ה ֨עירה֙ ַ֣איש נֶג ְֶ֔דֹו וַ ֹֽי ְלכ ְֵּ֖דּו‬
ֶּ֜ ַ‫ְדֹולה וַת ֨פל ה‬
ֶ֔ ‫רּועה ג‬
ָ֗ ‫ֶת־קֹול ה‬
ַ֣ ְ‫ַּׁשֹופר וַי ֵ֤ריעּו העם֙ ת‬
ַ֣ ‫כש ְ֨מ ַע ה ֶּ֜עם א‬
‫ֶר־בּה‬
֙ ‫ֲשר ב ֶ֔עיר מאי‬
ַ֣ ֶ ‫אֶת־העֹֽיר׃ וַ ֹֽיַח ֲ֨רימ ּ֙ו אֶת־כל־א‬
ָ֑ ‫ש ְועַד־א ֶּׁ֔שה מ ַ ֵּ֖נעַר ְועַד־ז ָ֑קן ְו ַ֨עד ִּ֥שֹור ו ֶ ֶּ֛שה וַ ֹֽח ֲֵּ֖מֹור לְפי־ח ֶֹֽרב׃ (…) וְהעֶּ֛יר ש ְֹֽרפִּ֥ ּו ב ֵּ֖אש וְכל־ ֲאש‬
‫ש ֙ת ְו ַהב ְַר ֶֶ֔זל נ ֹֽתְ נֵּ֖ ּו אֹוצַ ִּ֥ר בית־י ְהו ֹֽה‬
ֶ ‫ ַ֣רק ה ֶ ַַ֣כסֶף ְוהַז ָ֗הב ּוכְלֵ֤י ַהנ ְ֨ח‬.
88
Num. XXXIII,55.
89
Ex. XXXIV,12 ; cf. Jg. III,1-6.
90
De. XX,18 : ‫יהם‬
ֶ ֨ ‫ ֲא‬.
ָ֑ ֶ ‫ֲשר ע ֵּ֖שּו ל ֹֽאלה‬
ִּ֥ ֶ ‫שר לֹֽא־י ְ ַלמ ְֵ֤דּו אֶתְ כֶם֙ לַ ֹֽע ֲֶ֔שֹות כְכל֙ תֹֽ ֹועֲב ֶ֔תם א‬
85
86
97
sacrés, etc.91 Les Cananéens incarnent la menace d’une contamination étrangère, tout
particulièrement en matière religieuse. C’est dans cette perspective que l’injonction de
détruire les objets de leur culte est accompagnée de l’interdiction de toute union avec ces
peuples « dédiés » : « Tu ne concluras pas d’alliance avec elles (les nations de Canaan), tu ne
leur feras pas grâce. Tu ne contracteras pas de mariage avec elles, tu ne donneras pas ta fille à
leur fils, ni ne prendras leur fille pour ton fils. Car ton fils serait détourné de me suivre ; il
servirait d’autres dieux ; et la colère de Yahvé s’enflammerait contre vous et il t’exterminerait
promptement »92. L’Israël biblique est un peuple « saint » (qadosh), mis à part parmi les
nations : « c’est toi que Yahvé ton Dieu a choisi pour [être] son peuple à lui, parmi toutes les
nations qui sont sur la terre »93. Israël est « un royaume de prêtres, une nation sainte (goy
qadosh) »94. L’union avec les Cananéens amènerait les Israélites à négliger le culte de
Yahvé et, à fortiori, à la désacralisation des Israélites eux-mêmes (et donc à l’impossibilité de
pratiquer le culte de manière appropriée). L’exclusion des nations de Canaan participe ainsi
d’un discours sur l’élection d’Israël. Ce discours passe par la construction d’un pôle opposé,
négatif, d’un anti-Israël, que sont les Cananéens. C’est cette opposition qui légitime autant
qu’elle rend nécessaire leur élimination.
À ce stade, il convient de souligner que la conquête de Canaan relève d’abord du mythe
historiographique. L’historicité d’une telle conquête, accompagnée de l’annihilation, même
partielle, des peuples cananéens telle qu’elle est décrite dans le livre de Josué, échappe à
l’historien et a d’ailleurs été largement mise en doute par l’archéologie95. Le mythe de la
91
Cf. Ex. II,11 ; XXXIV,13 ; Num. XXXIII,52 ; De. VII,5 ; De. XII,2-3.
De. VII,2-4 : ‫לֹֽא־תכ ְִּ֥רת להֶ ֶּ֛ם ב ְֵּ֖רית וְלִּ֥ א תְ חנ ֹֽם׃ וְלִּ֥ א תתְ ח ֵַּ֖תן ָ֑בם בתְ ֙ך לֹֽא־ת ַ֣תן לבְנֶ֔ ֹו ּוב ֵּ֖תֹו לֹֽא־תקַ ִּ֥ ח לבְנֶ ֹֽך׃ כ ֹֽי־י ֵ֤סיר אֶת־בנְ ֙ך מַֹֽאח ֲֶַ֔רי וְעֹֽב ְֵּ֖דּו‬
‫ֱלהים אֲח ָ֑רים וְח ֵ֤רה ַאף־י ְהוה֙ ב ֶֶ֔כם וְהשְמֹֽידְ ךֵּ֖ מַהֹֽר‬
ַ֣ ‫א‬.
93
De. VII,6.
94
Ex. XIX,6.
95
Cf. I. Finkelstein, The archaeology of the Israelite settlement, Jerusalem, Israel Exploration Society, 1988,
dont les conclusions sont reprises dans I. Finkelstein, N. A. Silberman, La Bible dévoilée. Les nouvelles
révélations de l’archéologie, Paris, Bayard, 2002, pp. 91-117.
92
98
conquête ne se rapporte pas à un groupe spécifique de populations, historiquement localisable,
les Cananéens connus par la documentation du 2e millénaire avant notre ère. Dans les textes
bibliques, les nations de Canaan, issues d’un passé largement révolu, représentent un « autre »
typologique (et en tant que tel protéiforme), projeté dans le lointain passé de l’ancien Israël 96.
De façon emblématique, les Cananéens sont stigmatisés par leur licence sexuelle – inceste,
homosexualité, zoophilie, etc.97 − et par leur pratique de ce qui, du point de vue des auteurs
bibliques, relève de l’abominable − sacrifice humain, nécromancie, magie, etc.98 En bref, les
nations de Canaan sont caractérisées par leur opposition presque symétrique à l’idéal social et
religieux énoncé dans le Lévitique et dans le Deutéronome : ils sont l’antithèse de l’Israël
biblique. Cette altérité rhétorique justifie, dans le récit, la mise à l’écart de ces nations
étrangères ; mais surtout elle produit la catégorie même dans laquelle peut venir s’inscrire tout
« autre » dont la mise à l’écart est souhaitée ou nécessaire. À ce titre, il n’est pas anodin que
l’éradication programmée des nations cananéennes n’ait pas été menée à terme par les
protagonistes du récit de la conquête de Canaan99. Les Cananéens peuvent ainsi incarner aussi
bien cet « autre » qui a précédé Israël, ces peuples légendaires sur les cendres desquels s’est
constitué l’ancien Israël, que celui toujours présent et menaçant, susceptible d’être sans cesse
redéfini ou actualisé100. Les auteurs du livre d’Esdras n’hésitent pas, par exemple, à identifier
les « peuples des pays » (amei ha-ertzot) auxquels sont confrontés les Judéens revenus de
l’exil à Babylone aux Cananéens d’autrefois, avec l’ajout des Égyptiens101. Les Cananéens de
la tradition biblique sont l’image de tout ce dont l’Israël idéal doit se prémunir et demeurer
96
Voir R. L. Cohn, « Before Israel : The Canaanites as Other in Biblical Tradition », in L. J. Silberstein, R. L.
Cohn (éds.), The Other in Jewish Thought and History: constructions of Jewish Culture and Identity, New York,
New York University Press, 1995, pp. 74-90. De manière générale, aussi bien sur les Cananéens historiques que
sur les Cananéens de la tradition biblique, cf. N. P. Lemche, The Canaanites and their Land : The Tradition of
the Canaanites, Sheffield, JSOT Press, 1991, en particulier ici pp. 164-165.
97
Cf. Lev. XVIII,27.
98
Cf. De. XVIII,9-14.
99
Cf. Jos. XV,63 ; XVII,12 ; XXIII,7 ; Jg. II,21-22 ; III,1-6 ; passim.
100
Cf. Cohn, « Before Israel », p. 77.
101
Es. IX,1.
99
séparé ; le masque que peut revêtir cet « autre » qui doit être mis à l’écart, exclus, voire
annihilé.
Le contexte d’énonciation original d’une telle représentation de l’« autre » importe
peu : ce qui compte ici, c’est d’appréhender les cadres idéologiques d’une violence légitime à
son encontre. Les commandements relatifs au dévouement (ḥerem) des nations de Canaan, et
le mythe de la conquête, permettent d’entrevoir ce qui, du point de vue juif, peut autoriser le
recours à la violence, la destruction des temples, des lieux et des objets de culte d’un « autre »
illégitime.
Lysimaque, évidemment, ne lisait ni le Deutéronome, ni le livre de Josué (pas plus que
Manéthon ne lisait l’Exode). Bien sûr, on ne peut exclure qu’il ait eu connaissance, par un
biais ou un autre, de traditions juives relatives à la conquête de Canaan. Son récit, qui
détourne le motif de l’expulsion des Impurs pour expliquer l’installation, en Palestine, d’un
peuple sacrilège, pillant et incendiant les temples des pays alentours, fait écho à d’autres
réalités, plus contemporaines : les récentes guerres de conquêtes menées en Palestine par les
souverains hasmonéens102. L’un n’exclut toutefois pas l’autre. J’ai voulu suggérer, en effet,
que les traditions bibliques relatives à la conquête de Canaan ont pu nourrir une certaine
représentation du rapport des Juifs aux lieux et objets de cultes de leurs voisins. Il n’est pas
impossible (au contraire) que ces mêmes traditions aient de manière plus aigüe encore,
également sous-tendu l’impérialisme des Hasmonéens103.
102
Voir Stern, Greek and Latin Authors, vol. 1, p. 386 ; Berthelot, Philantrôpia judaica, p. 109 et surtout BarKochva, Image of the Jews, pp. 334-335.
103
En ce sens également E. Will, C. Orrieux, Ioudaïsmos-Hellenismos. Essai sur le judaïsme judéen à l’époque
hellénistique, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1986, p. 193 ; Assmann, Of God and Gods, pp. 118-120.
100
IDÉOLOGIE ET HISTORIOGRAPHIE
Dans le cours du IIe siècle avant notre ère, la Judée a radicalement changé de visage. De petite
province gouvernée depuis Jérusalem par une vieille aristocratie sacerdotale, elle est devenue
l’un des plus puissants états nés de la lente déliquescence du royaume séleucide d’Antioche.
Ce siècle aura également vu l’ascension d’une famille dénuée de toute légitimité
traditionnelle. Petits chefs locaux, sans doute, à l’origine, les Hasmonéens ont su, dans le jeu
des conflits qui divisaient les Séleucides, faire reconnaître leur autorité sur la Judée. À la toute
fin du IIe siècle avant notre ère, Aristobule, fils de Jean Hyrcan, grand-prêtre des Juifs, prend
le titre de roi. Son territoire s’étend au-delà des frontières du légendaire royaume de David.
L’histoire de ces bouleversements a été abondamment écrite104.
La succession d’évènements qui devait mener les Juifs, ou du moins une partie des
Juifs, à se révolter contre le pouvoir séleucide en l’an 167 avant notre ère, ne nous est connue
que par des sources juives, au premier rang desquelles les deux livres des Maccabées. Comme
le soulignait Arnaldo Momigliano, nous ignorons tout de la version séleucide, ou plus
largement grecque, de ces évènements105. Pour reconstituer les faits, les historiens se basent
généralement sur le second livre des Maccabées, qui est l’épitomé d’une œuvre rédigée en
grec, peut-être vers 150 avant notre ère, par un certain Jason de Cyrène. Dans la perspective
104
De manière générale, voir V. Tcherikover, Hellenistic civilization and the Jews, Philadelphia, Jewish
Publication Society, 1959, part. 1 ; Will, Orrieux, Ioudaïsmos-Hellenismos. Pour une analyse renouvelée des
évènements, cf. Gruen, Heritage and Hellenism, pp. 1-40 ; S. Schwartz, Imperialism and Jewish society, 200
B.C.E. to 640 C.E., Princeton NJ, Princeton University Press, 2001, pp. 33-42. Sur la crise ayant mené, en 167
avant notre ère, à la première révolte contre les Séleucides, voir également E. J. Bickerman, The God of the
Maccabees : Studies on the Meaning and Origin of the Maccabean Revolt, Leiden, E. J. Brill, 1979, et M.
Hengel, Judaism and Hellenism : Studies in their Encounter in Palestine During the Early Hellenistic Period,
London, SCM Press, 19912, pp. 267-309. Sur la légitimité sacerdotale contestée des Hasmonéens, voir M. Smith,
Studies in the Cult of Yahweh, 2 vols., Leiden ‒ New York, Brill, 1996, vol. 1, chap. 20 (« Where the Maccabees
Priests ? ») et les remarques de Batsch, Guerre et rites de guerres, pp. 125-136 ; sur leurs origines et leur
« type » social, cf. S. Schwartz, « A note on the social type and political ideology of the Hasmonean family »,
Journal of Biblical Literature 112.2 (1993), pp. 305-309.
105
A. Momigliano, Alien Wisdom. The Limits of Hellenization, Cambridge – New York, Cambridge University
Press, 1971, p. 102.
101
diasporique qui est celle du second livre des Maccabées, la crise qui a débouché sur la révolte
de Judas Maccabée apparaît comme un accident de l’histoire ; un accident dont il convient
pour l’auteur de comprendre les causes, pour ainsi dire contingentes. Celles-ci sont d’abord le
fait d’individus, mais elles sont aussi essentiellement théologiques. En cherchant à introduire
l’hellénisme à Jérusalem, des grands-prêtres corrompus se sont détournés de l’Alliance, et ont
suscité la colère de Dieu. Le roi séleucide Antiochos IV Épiphane n’est que l’outil du
châtiment que Dieu inflige à son peuple infidèle106, comme l’avaient été, en d’autres temps les
rois assyriens et babyloniens. Le châtiment divin frappe en premier lieu le Temple, que les
hellénisants avaient négligé, oubliant les sacrifices pour aller courir au gymnase. La colère de
Dieu ne sera apaisée qu’avec le sang des martyrs. Elle est alors remplacée par sa miséricorde.
Le roi grec subit à son tour le jugement divin et, après trois ans d’interruption, le service du
Temple est restauré. La boucle est bouclée : « Ce fut le jour même où le Temple avait été
profané par des étrangers que tomba aussi le jour de la purification du Temple, le vingt-cinq
du même mois, qui est Kislev »107. Précédé de deux lettres invitant les Juifs d’Égypte à
commémorer eux aussi cet évènement, 2 Maccabées apparaît comme une étiologie de
Hanukah, la fête de la Dédicace.
Il ne s’agit pas ici de revenir sur les faits tels qu’ils se sont réellement déroulés. Ce qui
nous intéresse, c’est bien plutôt la représentation littéraire des évènements ‒ selon la formule
de Judith Lieu108. En particulier dans le premier livre des Maccabées. En effet, si 1 et 2
Maccabées raccontent grosso-modo la même histoire, ce sont néanmoins des livres très
différents109. Le second livre des Maccabées, on l’a dit, a été rédigé en grec par un Juif de la
106
Cf. 2 Ma. V,17.
2 Ma. X,5 : ἐν ᾗ δὲ ἡμέρᾳ ὁ νεὼς ὑπὸ ἀλλοφύλων ἐβεβηλώθη, συνέβη κατὰ τὴν αὐτὴν ἡμέραν τὸν
καθαρισμὸν γενέσθαι τοῦ ναοῦ, τῇ πέμπτῃ καὶ εἰκάδι τοῦ αὐτοῦ μηνός, ὅς ἐστιν Χασελευ.
108
J. Lieu, « Not Hellenes but Philistines ? The Maccabees and Josephus defining the “Other” », Journal of
Jewish Studies 53.2 (2002), pp. 246-263, ici p. 248.
109
G. W. E. Nickelsburg, « 1 and 2 Maccabees – Same story, different meanings », Concordia Theological
monthly 42 (1971), pp. 516-526.
107
102
diaspora. Son récit se conforme au modèle typologique énoncé dans le Deutéronome, et dont
l’historiographie biblique est une illustration : le respect de l’Alliance et des commandements
divins amène la paix et la stabilité ; leur négligence, à l’inverse, suscite la colère de Dieu, et
son lot de châtiments. Le propos du second livre des Maccabées réside moins dans l’histoire
pour elle-même, que dans l’enseignement théologique que le récit de la profanation du
Temple et de la révolte qui s’ensuivit permet d’encadrer. Le propos du premier livre des
Maccabées est tout autre.
Le premier Livre des Maccabées a été écrit en hébreu dans les dernières années du IIe
siècle avant notre ère, vraisemblablement à Jérusalem. Le livre offre une rétrospective, du
point de vue des Hasmonéens, sur les évènements ayant mené à leur accession au pouvoir. À
ce titre, il nous invite à analyser le discours de la dynastie sur son propre pouvoir, et
l’idéologie qui fonde sa légitimité110.
Dans la perspective qui est celle du premier livre des Maccabées, il faut, pour
comprendre les évènements, remonter bien au-delà de la crise survenue lors du règne
d’Antiochos Épiphane, jusqu’aux conquêtes d’Alexandre le Grand. Le livre s’ouvre ainsi sur
un rappel des conquêtes d’Alexandre, dont le cœur, lit-on « s’exalta et se gonfla
d’orgueil »111. Après sa mort, ses officiers se disputèrent le pouvoir, multipliant les maux sur
la terre. Voilà planté le cadre dans lequel surgira ce rejeton impie des Grecs qu’est le roi
110
Cf. en particulier 1 Ma. V,61-62 ; XIV,29-49 ; passim. À ce sujet, J. A. Goldstein, I Maccabees : A New
Translation with Introduction and Commentary, New York, Doubleday, 1976, pp. 62-89 ; Nickelsburg, , « 1 and
2 Maccabees », pp. 517-521. Pour une analyse discursive de l’œuvre, voir S. Schwartz, « Israel and the Nations
Roundabout : 1 Maccabees and the Hasmonean Expansion », JJS 42.1 (1991), pp. 16-38 ; voir également Lieu,
« Not Hellenes but Philistines ? ». Sur un 1 Ma., cf. Bickerman, God of the Maccabees, p. 94 ; H. W. Attridge,
« Historiography », in M. E. Stone (éd.), Jewish Writings of the Second Temple Period. Apocrypha,
Pseudepigrapha, Qumran Sectarian Writings, Philo, Josephus, Assen ‒ Philadelphia, Van Gorcum ‒ Fortress
Press, 1984, pp. 157-184, p. 171 ; P. Abadie, « 1 et 2 Maccabées », in T. Römer, J.-D. Macchi, C. Nihan (éds.),
Introduction à l’Ancien Testament, Genève, 20092, pp. 761-772, p. 766. G. W. E. Nickelsburg, Jewish Literature
Between the Bible and the Mishnah, Minneapolis, Fortress Press, 20052, p. 106, propose une datation sous le
règne d’Alexandre Jannée ; en ce sens déjà Goldstein, I Maccabees, p. 63. De manière générale, voir également
F.-M. Abel, Les livres des Maccabées, Paris, Gabalda, 1949, en particulier pp. xxi-xxxii. Pour une datation plus
haute, dans les premières années du règne de Jean Hyrcan, cf. Schwartz, « Israel and the Nations Roundabout »,
pp. 33-38.
111
1 Ma. I,13.
103
séleucide Antiochos IV Épiphane. Antiochos Épiphane apparaît comme un roi plein d’hybris
qui après avoir, sans raison, pillé le temple de Jérusalem, décréta que tous les peuples de son
royaume devaient n’en former plus qu’un, et ainsi renoncer chacun à ses coutumes112. Il
ordonna que les habitants de Jérusalem et de toutes les villes de Judée suivent des coutumes
étrangères, fassent cesser sacrifices et libations, profanent le sabbat et les fêtes, souillent leur
sanctuaire et les choses sacrées en élevant des autels, des enceintes sacrées et des temples
d’idoles pour y immoler des porcs et des animaux impurs ; enfin, il leur enjoint « de laisser
leurs fils incirconcis, de se rendre abominables par toutes sortes d’impuretés et de
profanations, oubliant ainsi la Loi et altérant toutes les observances », sous peine d’être mis à
mort113. Tandis que dans les villes de Judée on bâtit des autels, Antiochos fait ériger, en lieu et
place de l’autel des holocaustes du temple de Jérusalem, une « abomination de la
dévastation »114. Sur les flancs du Mont du Temple, les murailles de l’antique cité de David
sont rebâties pour accueillir les hommes du roi. Selon 1 Maccabées : « Ce fut une embuscade
pour le lieu saint, un adversaire maléfique en tout temps pour Israël. Ils répandirent le sang
innocent autour du sanctuaire et souillèrent le lieu saint. À cause d’eux s’enfuirent les
Cf. 1 Ma. I,41-42. Sur l’analogie implicite, en 2 Ma., entre Antiochos IV et Xerxès, cf. D. R. Schwartz, « On
something biblical about 2 Maccabees », M. E. Stone, E. G. Chazon (éds.), Biblical Perspectives : Early Use and
Interpretation of the Bible in Light of the Dead Sea Scrolls, Leiden, E. J. Brill, 1998, pp. 223-232, p. 263. Sur les
raisons du sac de Jérusalem par Antiochos lors de son retour d’Egypte, cf. 2 Ma. V,11.
113
1 Ma. I,44-50 (Bible de Jérusalem) : καὶ ἀπέστειλεν ὁ βασιλεὺς βιβλία ἐν χειρὶ ἀγγέλων εἰς Ιερουσαλημ καὶ
τὰς πόλεις Ιουδα πορευθῆναι ὀπίσω νομίμων ἀλλοτρίων τῆς γῆς καὶ κωλῦσαι ὁλοκαυτώματα καὶ θυσίαν καὶ
σπονδὴν ἐκ τοῦ ἁγιάσματος καὶ βεβηλῶσαι σάββατα καὶ ἑορτὰς καὶ μιᾶναι ἁγίασμα καὶ ἁγίους, οἰκοδομῆσαι
βωμοὺς καὶ τεμένη καὶ εἰδώλια καὶ θύειν ὕεια καὶ κτήνη κοινὰ καὶ ἀφιέναι τοὺς υἱοὺς αὐτῶν ἀπεριτμήτους
βδελύξαι τὰς ψυχὰς αὐτῶν ἐν παντὶ ἀκαθάρτῳ καὶ βεβηλώσει ὥστε ἐπιλαθέσθαι τοῦ νόμου καὶ ἀλλάξαι πάντα
τὰ δικαιώματα· καὶ ὃς ἂν μὴ ποιήσῃ κατὰ τὸν λόγον τοῦ βασιλέως, ἀποθανεῖται.
114
1 Ma. I,54 : καὶ τῇ πεντεκαιδεκάτῃ ἡμέρᾳ Χασελευ τῷ πέμπτῳ καὶ τεσσαρακοστῷ καὶ ἑκατοστῷ ἔτει
ᾠκοδόμησεν βδέλυγμα ἐρημώσεως ἐπὶ τὸ θυσιαστήριον. καὶ ἐν πόλεσιν Ιουδα κύκλῳ ᾠκοδόμησαν βωμούς· Cf.
Dan. IX,27 ; XI,31 ; XII,11. L’exégèse traditionnelle comprend l’expression comme se référant à une idole (cf.
par ex. VG 1 Ma. I1,54 : edificavit rex Antiochus abominandum idolum desolationis super altare Dei), mais il
s’agit plus vraisemblablement d’un nouvel autel érigé sur l’autel des holocaustes. Cf. 1 Ma. I,59 ; 1 Ma. VI,7,
aussi J. AJ XII,253. À ce sujet, voir Bickerman, God of the Maccabees, pp. 69-71. Selon 2 Ma. VI,2, Antiochos
voulut consacrer le temple de Jérusalem à Zeus Olympien.
112
104
habitants de Jérusalem et celle-ci devint une colonie d’étrangers ; elle fut étrangère (allotria) à
sa progéniture et ses propres enfants l’abandonnèrent… »115
Ces évènements ne sont toutefois que les prémisses d’un récit qui couvre près de
quarante ans d’histoire. Le premier livre des Maccabées en effet, se conclut quelque quatorze
chapitres plus loin, avec le meurtre de Simon, le dernier survivant de la génération qui va
prendre les armes contre le roi séleucide, et l’accession au pouvoir de son fils, Jean. Il est
légitime de penser que c’est, plus qu’aucun autre, vers ce moment discrètement évoqué dans
le final du livre, que tend en vérité l’ensemble de la narration. Le règne de Simon avait
sanctionné l’indépendance de la Judée. La garnison installée plus de trois décennies plus tôt
par le roi Antiochos Épiphane, mort il y a tout aussi longtemps, a enfin été expulsée. Avec
Jean, c’est une lignée, parmi les insurgés, qui s’est définitivement imposée.
Cette histoire commence avec un personnage inconnu du second livre des Maccabées,
un prêtre du nom de Mattathias, le père de Judas Maccabée et de ses quatre frères, Jean,
Éléazar, Jonathan et, précisément, Simon. Mattathias apparaît, dans le premier livre des
Maccabées, comme le fondateur de la lignée dont sont issus les Hasmonéens116.
À Modîn, les officiers chargés par le roi d’imposer à la population d’offrir des
sacrifices, s’adressent à Mattathias, car il est « chef, respecté et grand dans cette ville ». Celuici leur répond : « Quand toutes les nations établies dans l’empire du roi lui obéiraient,
chacune désertant le culte de ses pères, et se conformeraient à ses ordonnances, moi, mes fils
et mes frères, nous suivrons l’alliance de nos pères. Dieu nous garde d’abandonner Loi et
1 Ma. I,33-39 : καὶ ᾠκοδόμησαν τὴν πόλιν Δαυιδ τείχει μεγάλῳ καὶ ὀχυρῷ, πύργοις ὀχυροῖς, καὶ ἐγένετο
αὐτοῖς εἰς ἄκραν. καὶ ἔθηκαν ἐκεῖ ἔθνος ἁμαρτωλόν, ἄνδρας παρανόμους, καὶ ἐνίσχυσαν ἐν αὐτῇ. καὶ παρέθεντο
ὅπλα καὶ τροφὴν καὶ συναγαγόντες τὰ σκῦλα Ιερουσαλημ ἀπέθεντο ἐκεῖ καὶ ἐγένοντο εἰς μεγάλην παγίδα. καὶ
ἐγένετο εἰς ἔνεδρον τῷ ἁγιάσματι καὶ εἰς διάβολον πονηρὸν τῷ Ισραηλ διὰ παντός. καὶ ἐξέχεαν αἷμα ἀθῷον
κύκλῳ τοῦ ἁγιάσματος καὶ ἐμόλυναν τὸ ἁγίασμα. καὶ ἔφυγον οἱ κάτοικοι Ιερουσαλημ δι' αὐτούς, καὶ ἐγένετο
κατ-οικία ἀλλοτρίων· καὶ ἐγένετο ἀλλοτρία τοῖς γενήμασιν αὐτῆς, καὶ τὰ τέκνα αὐτῆς ἐγκατέλιπον αὐτήν. τὸ
ἁγίασμα αὐτῆς ἠρημώθη ὡς ἔρημος, αἱ ἑορταὶ αὐτῆς ἐστράφησαν εἰς πένθος, τὰ σάββατα αὐτῆς εἰς ὀνειδισμόν,
ἡ τιμὴ αὐτῆς εἰς ἐξουδένωσιν.
116
Ce Mattathias est celui dont Flavius Josèphe nous dit qu’il descend d’un certain Hasmonée (cf. AJ XII,265).
Sur ce nom, d’où pourrait dériver l’appellatif « Hasmonéens » retenu par la tradition juive, cf. Abel, Les livres
des Maccabées, pp. iii-iv.
115
105
observances. Nous ne dévierons pas de notre culte ni à droite ni à gauche. »117 Et, en effet,
lorsqu’« un Juif s’avança, à la vue de tous, pour sacrifier sur l’autel de Modîn, selon le décret
du roi (…) le zèle de Mattathias s’enflamma et ses reins frémirent. Pris d’une juste colère, il
courut et l’égorgea sur l’autel. Quant à l’homme du roi qui obligeait à sacrifier, il le tua dans
le même temps, puis il renversa l’autel. Son zèle pour la Loi fut semblable à celui que Pinhas
exerça contre Zimi, fils de Salu. Mattathias se mit à crier d’une voix forte à travers la ville :
“Quiconque a le zèle de la Loi et maintient l’Alliance, qu’il me suive !” »118. Lui et ses fils
s’enfuirent dans la montagne. Cet évènement marque, pour 1 Maccabées, le début de la
révolte.
Le premier livre des Maccabées confère aux Hasmonéens une légitimité
scripturaire119. Le zèle de Mattathias, prêt à tuer pour défendre la Loi, est explicitement
comparé au zèle de Pinhas, dans le livre des Nombres. Le livre des Nombres rapporte que les
Israélites, dans le désert, couchèrent avec les filles de Moab, qui les entraînèrent à participer
aux sacrifices en l’honneur de leurs dieux, et à se prosterner devant leurs dieux. C’est le
fameux épisode du Baal de Péor120. Pinhas est celui qui se leva et perça de sa lance un
Israélite infidèle et sa maîtresse. Par ce geste, ou plutôt par son « zèle », qin’a, Pinhas a pris
sur lui la « jalousie », qin’a, de Yahvé et ainsi apaisé la colère de la divinité121. Pour cette
raison, « il y aura pour lui et pour sa descendance après lui une alliance, qui lui assurera le
1 Ma. II,19-22 (Bible de Jérusalem, modifiée) : καὶ ἀπεκρίθη Ματταθιας καὶ εἶπεν φωνῇ μεγάλῃ Εἰ πάντα τὰ
ἔθνη τὰ ἐν οἴκῳ τῆς βασιλείας τοῦ βασιλέως ἀκούουσιν αὐτοῦ ἀποστῆναι ἕκαστος ἀπὸ λατρείας πατέρων αὐτοῦ
καὶ ᾑρετίσαντο ἐν ταῖς ἐντολαῖς αὐτοῦ, κἀγὼ καὶ οἱ υἱοί μου καὶ οἱ ἀδελφοί μου πορευσόμεθα ἐν διαθήκῃ
πατέρων ἡμῶν· ἵλεως ἡμῖν καταλιπεῖν νόμον καὶ δικαιώματα· τῶν λόγων τοῦ βασιλέως οὐκ ἀκουσόμεθα
παρελθεῖν τὴν λατρείαν ἡμῶν δεξιὰν ἢ ἀριστεράν.
118
1 Ma. II,23-27 : καὶ ὡς ἐπαύσατο λαλῶν τοὺς λόγους τούτους, προσῆλθεν ἀνὴρ Ιουδαῖος ἐν ὀφθαλμοῖς
πάντων θυσιάσαι ἐπὶ τοῦ βωμοῦ ἐν Μωδεϊν κατὰ τὸ πρόσταγμα τοῦ βασιλέως. καὶ εἶδεν Ματταθιας καὶ
ἐζήλωσεν, καὶ ἐτρόμησαν οἱ νεφροὶ αὐτοῦ, καὶ ἀνήνεγκεν θυμὸν κατὰ τὸ κρίμα καὶ δραμὼν ἔσφαξεν αὐτὸν ἐπὶ
τὸν βωμόν· καὶ τὸν ἄνδρα τοῦ βασιλέως τὸν ἀναγκάζοντα θύειν ἀπέκτεινεν ἐν τῷ καιρῷ ἐκείνῳ καὶ τὸν βωμὸν
καθεῖλεν. καὶ ἐζήλωσεν τῷ νόμῳ, καθὼς ἐποίησεν Φινεες τῷ Ζαμβρι υἱῷ Σαλωμ. καὶ ἀνέκραξεν Ματταθιας ἐν
τῇ πόλει φωνῇ μεγάλῃ λέγων Πᾶς ὁ ζηλῶν τῷ νόμῳ καὶ ἱστῶν διαθήκην ἐξελθέτω ὀπίσω μου.
119
Abadie, « 1 et 2 Maccabées », p. 766.
120
Num. XXV.
121
Sur la notion de « zèle », cf. M. Hengel, The Zealots investigations into the Jewish freedom movement in the
period from Herod 1 until 70 A.D, Edinburgh, T. & T. Clark, 1989, ici pp. 146-228.
117
106
sacerdoce à perpétuité »122. La référence à Pinhas dans le premier livre des Maccabées joue un
rôle fondamental. Elle définit le type de légitimité dont pourront se prévaloir les héritiers de
Mattathias. Mattathias a agi comme un nouveau Pinhas, et ainsi instauré pour ses fils un
nouveau « sacerdoce perpétuel ». Dans le premier livre des Maccabées, le sang des martyrs ne
sert à rien. La victoire passe par un tout autre type de référent idéologique. C’est en prenant
les armes que Mattathias et ses fils sont devenus « les hommes auxquels il était donné de
sauver Israël »123.
Les premières actions entreprises par Mattathias et les siens confirment le modèle
idéologique qui est ici à l’oeuvre : « Mattathias et ses amis firent une tournée pour détruire les
autels et circoncire de force tous les enfants incirconcis qu’ils trouvèrent sur le territoire
d’Israël »124. À sa mort, c’est Judas, surnommé Maccabée, qui prend sa place. Judas est
célébré par l’auteur du premier livre des Maccabées comme un nouveau Juge, qui « parcourut
les villes de Juda pour en exterminer les impies (asebeis), et [qui] détourna d’Israël la
Colère »125.
Trois ans après la désécration du Temple, Judas et ses hommes ayant vaincu à
Emmaüs les troupes du général séleucide Lysias, pénètrent dans le lieu saint. Judas
sélectionne alors de nouveaux prêtres, « sans tache et dévoués à la Loi qui purifièrent le
sanctuaire et reléguèrent en un lieu impur les pierres de la souillure »126. L’« Abomination
dévastatrice » n’est plus. Les pierres de l’ancien autel des holocaustes, profané, sont elles
aussi très précautionneusement mises de côté, dans l’attente d’un prophète qui viendrait se
prononcer à leur sujet. Un nouvel autel est bâti, conforme aux prescriptions de la Loi. Le
Num. XXV,13 :‫ֹֽאלהיו ַויְכַפֵּ֖ר עַל־בְנִּ֥י ישְראֹֽל‬
ֶ֔ ‫ֲשר קנא֙ ל‬
ֵ֤ ֶ ‫ו ְֵ֤הי ְתה ל ֹ֙ו ּו ְלז ְַרעַ֣ ֹו אַ ֹֽח ֲֶ֔ריו ב ְֵּ֖רית ְכה ַֻנַ֣ת עֹולָ֑ם תַָ֗ חַת א‬.
1 Ma. V,62. Cf. K. Berthelot, « L’idéologie maccabéenne : entre idéologie de la résistance armée et idéologie
du martyre », Revue des études juives 165 (2006), pp. 99-122.
124
1 Ma. II,45-46 : καὶ ἐκύκλωσεν Ματταθιας καὶ οἱ φίλοι αὐτοῦ καὶ καθεῖλον τοὺς βωμοὺς καὶ περιέτεμον τὰ
παιδάρια τὰ ἀπερίτμητα, ὅσα εὗρον ἐν ὁρίοις Ισραηλ.
125
1 Ma. III,8. Cf. LXX (A) Jg. XX,13.
126
1 Ma. IV,42-43 : καὶ ἐπελέξατο ἱερεῖς ἀμώμους θελητὰς νόμου, καὶ ἐκαθάρισαν τὰ ἅγια καὶ ἦραν τοὺς λίθους
τοῦ μιασμοῦ εἰς τόπον ἀκάθαρτον.
122
123
107
Temple, restauré dans sa splendeur, est dédié comme on le sait le 25 Kislev. Ce jour et les huit
suivants, décrètent Judas et ses frères, seront célébrés chaque année en souvenir de la nouvelle
dédicace de l’autel.
Mais le récit de la purification du Temple ne vise pas, dans le premier livre des
Maccabées, à rendre compte des origines de la fête de Hanukah. Il s’agit plutôt d’esquisser la
forme de ce qui sera, après celle du Temple, la purification de l’ensemble du pays. Celle-ci
passe par la réactualisation des commandements relatifs au ḥerem, à l’anathème des peuples
cananéens127.
La guerre menée par Judas Maccabée colle au modèle deutéronomique128. Ainsi par
exemple, avant la bataille d’Emmaüs, Judas ordonne-t-il à ceux qui seraient en train de bâtir
une maison, ou de planter une vigne, à ceux qui se seraient récemment fiancés, ou à ceux qui
auraient tout simplement peur, de retourner chez eux, conformément aux injonctions de
Deutéronome XX129. La mise en scène est subtile : en l’absence de prêtres capables de mener
à bien les rites de préparation au combat, c’est Judas, le chef de guerre, qui en assume
l’accomplissement130. Selon Deutéronome XX, on l’a vu, les villes étrangères situées sur
l’héritage d’Israël doivent être vouées à l’anathème.
Erich Gruen a souligné à juste titre que l’auteur de 1 Maccabées est moins préoccupé
par un Kulturkampf qui opposerait Juifs et Grecs (ou judaïsme et hellénisme), que par
l’extermination des ennemis d’Israël établis en Judée même, et dans les régions alentour.
Dans ce conflit, les Grecs à proprement parler ne semblent presque jouer qu’un rôle
127
Cf. Will, Orrieux, Ioudaïsmos-Hellenismos, pp. 192-193 ; Batsch, Guerre et rites de guerre, pp. 438-443.
Cf. Batsh, Guerre et rites de guerre, pp. 127-128 et 438-443 ; déjà P. R. Davies, « A note on i Macc. III. 46 »,
Journal of Theological Studies 23 (1972), pp. 117-121, sp. 121, qui rapproche 1 Ma. III,46 et suivants du texte
de Jg. XX.
129
1 Ma. III,56. Cf. De. XX,5-8. Cf. Batsch, Guerre et rites de guerre, p. 127, qui renvoie à A. Caquot « La
guerre dans l’Ancien Israël », Revue des Études Juives 124.3-4 (1966), pp. 257-269, p. 269.
130
Batsch, Guerre et rites de guerre, p. 127, relève que l’absence de prêtres aptes à effectuer les rites est
dramatiquement soulignée en 1 Ma. III,49 ; 51 ; cf. aussi 1 Ma. IV,37-43.
128
108
secondaire131. Judas et ses frères luttent évidemment contre les armées séleucides, mais, pour
l’auteur de 1 Maccabées, les ennemis absolus, ce sont d’abord et dans leur ensemble « les
Nations » (ta ethnê)132. Ce sont « les Nations », répète-t-il, qui menacent d’exterminer les
Juifs133 ; c’est vers « les Nations » que se sont tournés les Juifs impies qui voulurent
abandonner la Loi, et qui seront ainsi combattus avec une égale férocité134. De manière plus
explicite encore, ces ennemis génériques sont « les Nations alentour » (ta ethnê ta kuklôi),
associées aux Cananéens, Édomites, Philistins, etc. de l’Israël ancien135. « Lorsque les Nations
alentour apprirent que l’autel avait été reconstruit et le sanctuaire rétabli comme il était
auparavant », écrit l’auteur de 1 Maccabées, « elles en furent très irritées et décidèrent
d’exterminer les descendants de Jacob qui vivaient au milieu d’elles ; elles procédèrent à des
meurtres et à des expulsions parmi leur peuple »136. Contre ces « Nations alentours »,
dépourvues de tout droit sur les terres où elles se trouvent137, la lutte sera implacable ; elle
passe par l’imitation des glorieux exploits de Josué, des Juges, ou encore de David, et, dans ce
131
Gruen, Heritage and Hellenism, chap. 1 (« Hellenism and the Hasmoneans »), ici pp. 4-5 ; cf. également Lieu,
« Not Hellenes but Philistines ? », pp. 249-250, 253.
132
Cf. 1 Ma. I,34 ; II,12 ; 40 ; 68 ; III,10 ; 45 ; 52 ; 58 ; IV,7 ; 11 ; 14 ; 45 ; 54 ; 58 ; 60 ; V,9 ; 19 ; 21 ; 22 ; 43 ;
63 ; VI,18 ; VII,23 ; XIII,6 ; 41 ; XIV,36. Les troupes séleucides elles-mêmes sont d’ailleurs composées
d’éléments pris parmi « les Nations » : cf. 1 Ma. III,10. En ce sens également 2 Ma. VIII,9 ; 16. De manière
générale, voir D. R. Schwartz, « The other in 1 and 2 Maccabees », in G. N. Stanton, G. G. Stroumsa (éds.),
Tolerance and intolerance in early Judaism and Christianity, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, pp.
30-37, qui souligne combien l’opposition entre Israël et les Nations est axiologique en 1 Maccabées, à la
différence de 2 Maccabées. En 1 Ma. I,3, Alexandre le Grand lui-même est décrit comme un conquérant gonflé
d’orgueil (un portrait qui détonne avec les traditions plus favorables rassemblées par A. Momigliano, « Flavius
Josèphe et la visite d’Alexandre à Jérusalem », in Id., Contributions à l’histoire du Judaïsme, Nîmes, Éditions de
l’Éclat, 2002, pp. 119-128, et désormais, Gruen, Heritage and Hellenism, pp. 189-202) ; dans la même veine,
l’auteur de 1 Ma. ne cherche pas à expliquer l’hostilité des Nations envers les Juifs, ni les raisons de leur
persécution par Antiochos Épiphane. Comme l’écrit, non sans ironie, Schwartz, « The other in 1 and 2
Maccabees », p. 32 : « From the Gentiles, who are wicked, you expect wickedness ».
133
Cf. 1 Ma. II,44 ; III,52 ; V,9 ; 10 ; XIII,6.
134
Cf. 1 Ma. I,11 ; aussi II,44 ; 48 ; III,5 ; 6 ; XIV,14 ; passim.
135
Cf. là encore 1 Ma. I,11 et III,25 ; V,1 ; 10 ; 38 ; 57 ; XII,53. Cf. par ex. Jos. XXIII,1 ; Jg. II,14 ; VIII,34 ; 1
Sam. XII,11 ; XIV,47 ; 1 Rg. V,11. Cf. Schwartz, « Israel and the Nations Roundabout », pp. 23-24 et Shatzman,
2007, pp. 246-247. Sur allophylos comme traduction de l’hébreu paleshti (« Philistin »), cf. Goldstein, I
Maccabees, p. 250 et Lieu, « Not Hellenes but Philistines ? », p. 253.
136
1 Ma. V,1-2 : Καὶ ἐγένετο ὅτε ἤκουσαν τὰ ἔθνη κυκλόθεν ὅτι ᾠκοδομήθη τὸ θυσιαστήριον καὶ ἐνεκαινίσθη
τὸ ἁγίασμα ὡς τὸ πρότερον, καὶ ὠργίσθησαν σφόδρα καὶ ἐβουλεύσαντο τοῦ ἆραι τὸ γένος Ιακωβ τοὺς ὄντας ἐν
μέσῳ αὐτῶν καὶ ἤρξαντο τοῦ θανατοῦν ἐν τῷ λαῷ καὶ ἐξαίρειν.
137
Cf. 1 Ma. XV,33-34.
109
contexte, par l’accomplissement des commandements bibliques relatifs aux peuples de
Canaan138.
Dans la région d’Hébron, Judas écrase les « fils d’Ésaü »139 ; arrivé sur la côte, dans le
« pays des Philistins »140, il « renversa leurs autels, livra au feu les statues de leurs dieux »
avant de soumettre les villes au pillage141. En Transjordanie, Judas combat contre les « fils
d’Ammon »142. À Bosorra et à Aléma, il « passa toute la population mâle au fil de l’épée »,
pilla la ville et la livra aux flammes143 ; le même sort est réservé aux habitants d’Ephron, qui
ont rejeté les propositions de paix envoyées par Judas et refusent le passage à ses troupes et
aux populations juives qu’elles escortent144. Défaite, l’armée d’un certain Timothée,
composée d’éléments pris parmi les « nations alentour », fuit devant Judas ; les survivants se
réfugient dans le temple de Karnaïn145. Là, « les Juifs s’emparèrent d’abord de la ville, puis
brûlèrent le temple avec tous ceux qui étaient dedans »146. Quant aux mystérieux « fils de
Béân », que l’on peut situer dans la région de la Mer morte147, le texte affirme explicitement
que Judas les voua à l’anathème : « Les ayant bloqués dans leurs tours, il les assiégea et les
voua à l’anathème ; il mit donc le feu à ces tours et les brûla avec tous ceux qui s’y
trouvaient »148.
Le second livre des Maccabées, à la différence du premier, ne relève pas de la
propagande hasmonéenne. Il s’étend néanmoins de manière privilégiée sur les exploits de
138
Cf. Batsch, Guerre et rites de guerre, pp. 438-443.
1 Ma. V,3 ; 65.
140
Cette désignation est évidemment vide de contenu à l’époque qui nous occupe, comme le relève la ToB, 1
Ma. III,24, ad loc. Il s’agit avant tout, ici, de faire de Judas un David redivivus (cf. 2 Sam. V,17-25 ; 1 Ch.
XIV,8-17).
141
1 Ma. V,66-68 : …καθεῖλεν τοὺς βωμοὺς αὐ-τῶν καὶ τὰ γλυπτὰ τῶν θεῶν αὐτῶν κατέκαυσεν πυρὶ καὶ
ἐσκύλευσεν τὰ σκῦλα τῶν πόλεων.
142
1 Ma. V,6.
143
1 Ma. V,28 ; 35.
144
1 Ma. V,45-51.
145
Cf. 2 Ma. XII,21 ; 26.
146
1 Ma. V,44 : καὶ προκατελάβοντο τὴν πόλιν καὶ τὸ τέμενος ἐνεπύρισαν ἐν πυρὶ σὺν πᾶσιν τοῖς ἐν αὐτῷ.
147
Abel, Maccabées, pp. 91-92 ; Goldstein, I Maccabees, pp. 294-295.
148
1 Ma. V,5 : καὶ συνεκλείσθησαν ὑπ' αὐτοῦ εἰς τοὺς πύργους, καὶ παρενέβαλεν ἐπ' αὐτοὺς καὶ ἀνεθεμάτισεν
αὐτοὺς καὶ ἐνεπύρισε τοὺς πύργους αὐτῆς ἐν πυρὶ σὺν πᾶσιν τοῖς ἐνοῦσιν.
139
110
Judas, ne faisant que très rarement référence à ses frères149. 2 Maccabées propose ainsi un
récit parallèle de l’expédition menée par Judas en Galaaditide150. Il n’est pas anodin que dans
ce contexte également, Judas soit décrit comme un second Josué, et la prise de Kaspin
comparée à la chute de Jéricho :
Judas et ses compagnons, ayant invoqué le grand Souverain du monde qui sans
béliers ni machines de guerre renversa Jéricho au temps de Josué, assaillirent le
mur avec férocité. Devenus maîtres de la ville par la volonté de Dieu, ils firent un
carnage indescriptible, au point que l’étang voisin, large de deux stades, paraissait
rempli par le sang qui y avait coulé.151
Pour Will et Orrieux, qui à la suite de Pierre Vidal-Naquet relèvent ce passage, « Judas et ses
compagnons semblent s’être convaincus de revivre le mythe de la prise de Jéricho »152. En
vérité, ce ne sont pas Judas et ses compagnons, mais bien l’auteur de 2 Maccabées, qui est
convaincu que son héros avait rejoué le mythe. Clairement, la conquête de Canaan sert ici
aussi de modèle. Malgré les différences qui séparent 1 et 2 Maccabées, les auteurs de ces
deux textes se retrouvent dans une représentation partagée de Judas Maccabée, qui prend
alternativement les traits de Josué, ou de tous les héros dont les textes bibliques rapportent
comment ils exterminèrent les ennemis d’Israël. La violence religieuse inhérente aux
traditions relatives à la conquête, loin d’être niée, est idéalisée.
Revenons à 1 Maccabées, dont le récit se poursuit au-delà de la mort de Judas. À la
suite de sa mort, les partisans du Maccabée vont demander à son frère, Jonathan, de
Cf. 2 Ma. II,19 ; VIII,22 ; X,19-20 ; et d’un point de vue étonnamment négatif en 2 Ma. XIV,17.
2 Ma. XII,19-31.
151
2 Ma. XII,15-16 (Bible de Jérusalem) : οἱ δὲ περὶ τὸν Ιουδαν ἐπικαλεσάμενοι τὸν μέγαν τοῦ κόσμου
δυνάστην τὸν ἄτερ κριῶν καὶ μηχανῶν ὀργανικῶν κατακρημνίσαντα τὴν Ιεριχω κατὰ τοὺς Ἰησοῦ χρόνους
ἐνέσεισαν θηριωδῶς τῷ τείχει. καταλαβόμενοί τε τὴν πόλιν τῇ τοῦ θεοῦ θελήσει ἀμυθήτους ἐποιήσαντο σφαγὰς
ὥστε τὴν παρακειμένην λίμνην τὸ πλάτος ἔχουσαν σταδίους δύο κατάρρυτον αἵματι πεπληρωμένην φαίνεσθαι.
152
Will, Orrieux, Ioudaïsmos-Hellenismos, p. 193, qui renvoient à P. Vidal-Naquet, « Du bon usage de la
trahison », préface à La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, trad. Pierre Savinel, Paris, Éditions de Minuit,
1977, pp. 1-115, ici p. 43.
149
150
111
poursuivre son combat. Il sera le premier fils de Mattathias dont l’autorité sur les Juifs sera
reconnue par les Séleucides153, qui reconnaîtront également ses droits sur trois provinces de
Samarie154. C’est en tant que représentant du pouvoir syrien que Jonathan prend Joppé (Jaffa)
et ravage les villes de la côte philistine155. Il livre Azotôs aux flammes, incendiant le temple
de Dagôn et ceux qui s’y étaient réfugiés156. Huit mille hommes furent tués, rapporte l’auteur
de 1 Maccabées, et leur « temple d’idole » (eidôlion) saccagé. Le règne de Jonathan est décrit
comme une succession de raids de ce type, autour de Gaza, dans le nord de la Palestine, ou en
Syrie même157. Son frère Simon, qui l’accompagne dans ces expéditions, est nommé stratège
sur toute la côte, de Tyr jusqu’aux frontières de l’Égypte. Lorsque Jonathan tombe aux mains
de ses ennemis, c’est lui qui sera appelé à lui succéder.
Pour 1 Maccabées, c’est bien Simon (Simon qui fonde véritablement la dynastie
hasmonéenne en léguant la grande-prêtrise à ses fils) qui va mener à bien la purification du
pays entamée par Judas Maccabée. Simon est le premier des Hasmonéens, selon
1 Maccabées, à être déclaré grand-prêtre, stratège et ethnarque des Juifs, par l’assemblée des
prêtres, du peuple, des chefs de la nation et des anciens du pays ‒ et non par les seules
autorités séleucides158. Dans l’éloge qu’il fait de Simon, l’auteur de 1 Maccabées écrit :
Il recula les frontières de sa nation, tout en gardant le pays en main, et regroupa la
foule des captifs. Il maîtrisa Gazara, Bethsour et la Citadelle [l’Akra], il en extirpa
les impuretés et nul ne se trouva pour lui résister. (…) Il fit la paix dans le pays et
Israël éprouva une grande allégresse. Chacun s’assit sous sa vigne et son figuier et
il n’y avait personne pour l’inquiéter. Quiconque le combattait dans le pays
disparut et, en ces jours-là, les rois furent écrasés. Il affermit les humbles de son
153
Cf. 1 Ma. X,6 ; 18-20 ; XI,30-37.
Cf. 1 Ma. X,38 ; XI,28 ; 34 ; 57.
155
Cf. 1 Ma. X,74-86 ; XI,4-5.
156
1 Ma. X,83-85.
157
Cf. 1 Ma. XI,60-62 ; XII,31-33.
158
Cf. 1 Ma. XIV,28.
154
112
peuple et supprima tout impie et tout méchant. Il observa la Loi et couvrit de
gloire le sanctuaire et l’enrichit de vases nombreux.159
Ou encore : « Le pays de Juda fut en repos durant tous les jours du règne de Simon »160. C’est
sous son règne, en somme, que le pays retrouva enfin la paix, non sans avoir conquis son
indépendance et avoir durablement élargi ses frontières.
Israël ne devait toutefois pas rester longtemps sous son figuier. 1 Maccabées rapporte ainsi
qu’Antiochos Sidetès (Antiochos VII) révoqua tous les privilèges que lui-même et ses
prédécesseurs avaient fini par à accorder aux Hasmonéens161. Le récit du siège auquel ce roi
soumit Jérusalem nous est également connu par d’autres sources, notamment Diodore de
Sicile162. Selon le premier livre des Maccabées, Antiochos VII fit dire à Simon :
Vous occupez Joppé, Gazara et la Citadelle, qui est à Jérusalem, villes de mon
royaume. Vous avez dévasté leurs territoires, vous avez fait beaucoup de mal au
pays et vous vous êtes rendus maîtres de nombreuses localités de mon royaume.
Rendez donc maintenant les villes que vous avez prises…163
1 Ma. XIV,6-7 ; 11-15 : καὶ ἐπλάτυνεν τὰ ὅρια τῷ ἔθνει αὐτοῦ καὶ ἐκράτησεν τῆς χώρας. καὶ συνήγαγεν
αἰχμαλωσίαν πολλὴν καὶ ἐκυρίευσεν Γαζαρων καὶ Βαιθσουρων καὶ τῆς ἄκρας· καὶ ἐξῆρεν τὰς ἀκαθαρσίας ἐξ
αὐτῆς, καὶ οὐκ ἦν ὁ ἀντικείμενος αὐτῷ. (…) ἐποίησεν εἰρήνην ἐπὶ τῆς γῆς, καὶ εὐφράνθη Ισραηλ εὐφροσύνην
μεγάλην. καὶ ἐκάθισεν ἕκαστος ὑπὸ τὴν ἄμπελον αὐτοῦ καὶ τὴν συκῆν αὐτοῦ, καὶ οὐκ ἦν ὁ ἐκφοβῶν αὐτούς. καὶ
ἐξέλιπεν πολεμῶν αὐτοὺς ἐπὶ τῆς γῆς, καὶ οἱ βασιλεῖς συνετρίβησαν ἐν ταῖς ἡμέραις ἐκείναις. καὶ ἐστήρισεν
πάντας τοὺς ταπεινοὺς τοῦ λαοῦ αὐτοῦ· τὸν νόμον ἐξεζήτησεν καὶ ἐξῆρεν πάντα ἄνομον καὶ πονηρόν· τὰ ἅγια
ἐδόξασεν καὶ ἐπλήθυνεν τὰ σκεύη τῶν ἁγίων.
160
1 Ma. XIV,4 : Καὶ ἡσύχασεν ἡ γῆ Ιουδα πάσας τὰς ἡμέρας Σιμωνος. Cf. aussi 1 Ma. XIV,29-37.
161
1 Ma. XV,26-31.
162
Cf. DS XXXIV-XXXV,1,1-5 (Phot. Bibl., cod. 244, 379a-b).
163
1 Ma. XV,28-30 : …Ὑμεῖς κατακρατεῖτε τῆς Ιοππης καὶ Γαζαρων καὶ τῆς ἄκρας τῆς ἐν Ιερουσαλημ, πόλεις
τῆς βασιλείας μου. τὰ ὅρια αὐτῶν ἠρημώσατε καὶ ἐποιήσατε πληγὴν μεγάλην ἐπὶ τῆς γῆς καὶ ἐκυριεύσατε τόπων
πολλῶν ἐν τῇ βασιλείᾳ μου. νῦν οὖν παράδοτε τὰς πόλεις, ἃς κατελάβεσθε, καὶ τοὺς φόρους τῶν τόπων, ὧν
κατεκυριεύσατε ἐκτὸς τῶν ὁρίων τῆς Ιουδαίας.
159
113
L’auteur ouvre ici une fenêtre sur ce qui est sans doute la perspective séleucide, ou plus
largement grecque, sur les conquêtes des premiers Hasmonéens ; il la referme aussitôt. À
Antiochos, Simon répond :
Ce n’est point une terre étrangère que nous avons prise ni des biens d’autrui que
nous avons conquis, mais c’est l’héritage de nos pères : c’est injustement que nos
ennemis l’ont possédé un certain temps. Mais nous, trouvant l’occasion favorable,
nous récupérons l’héritage de nos pères.164
Le premier livre des Maccabées se termine sur l’assassinat de Simon. Seul son troisième fils,
Jean, échappe à cet attentat. La notice finale, qui indique que Jean succéda à son père, se
contente de renvoyer à son sujet aux annales de son pontificat165.
Si le second livre des Maccabées se conclut sur une situation qui relève plus ou moins
du statu quo ante, le premier livre des Maccabées se termine de toute évidence sur des points
de suspension. Rien n’est terminé : le roi séleucide est à nouveau aux portes de Jérusalem.
Tout est, en fait, à recommencer. Ce recommencement, le premier livre des Maccabées n’en
parle pas. Ou peut-être en vérité ne parle-t-il que de ça ?
En interprétant les évènements de la crise maccabéenne et l’avènement au pouvoir des
Hasmonéens à travers le prisme des modèles bibliques, 1 Maccabées affirme la légitimité des
Hasmonéens à gouverner la Judée, mais proclame également les droits des Juifs sur
l’ensemble de leur « héritage ancestral ». Ce faisant, le livre relève d’un discours plus propre
à l’époque de sa rédaction qu’à celle des évènements dont il se veut la chronique. La
représentation qu’il donne à lire des évènements en dit long sur le contexte idéologique
1 Ma. XV,33-34 : …Οὔτε γῆν ἀλλοτρίαν εἰλήφαμεν οὔτε ἀλλοτρίων κεκρατήκαμεν, ἀλλὰ τῆς κληρονομίας
τῶν πατέρων ἡμῶν, ὑπὸ δὲ ἐχθρῶν ἡμῶν ἀκρίτως ἔν τινι καιρῷ κατεκρατήθη· ἡμεῖς δὲ καιρὸν ἔχοντες
ἀντεχόμεθα τῆς κληρονομίας τῶν πατέρων ἡμῶν.
165
1 Ma. XV,16-17.
164
114
auquel appartient son auteur. Rédigé durant, ou peu après le règne de Jean Hyrcan,
1 Maccabées peut être lu comme un discours des Hasmonéens sur eux-mêmes, sur la
nécessité de leurs entreprises impérialistes, sur le fait qu’en récupérant les terres relevant de
cet « héritage ancestral », ils ne font qu’appliquer le modèle aussi bien de leurs ancêtres
directs (Mattathias et ses fils) que de ces prédécesseurs plus illustres encore dont les traditions
bibliques rapportent les exploits. Leur attitude à l’égard des autels et des temples s’inscrit
évidemment dans le cadre délimité par ce modèle.
Si l’on se tourne maintenant du côté des faits, il apparaît que les successeurs de Simon
voulurent bel et bien réaliser la reconquête annoncée par le premier livre des Maccabées.
Antiochos VII parviendra, au terme de son siège à soumettre Jérusalem et à imposer à Jean de
payer un tribut. Mais sitôt connue la mort d’Antiochos Sidêtês (en 129 avant notre ère), les
Hasmonéens reprendront une politique de conquête à laquelle seule mettra un terme, quelque
soixante-dix ans plus tard, l’intervention de Rome166. Josèphe, notre seule source extensive
pour cette période, rapporte les différentes étapes de l’essor du jeune état hasmonéen167. Que
cette expansion fut accompagnée par la destruction de nombreux temples est confirmé par
l’archéologie168. C’est sous le règne de Jean que fut définitivement conquise la Samarie, et
détruit le temple des Samaritains, sur le Mont Garizim169. Les Samaritains, que Josèphe
appelle « Couthéens », figurent par excellence pour la tradition juive ancienne (même si c’est
à tort) l’image d’un peuple allogène implanté sur les terres de l’antique Israël par des
souverains étrangers170. Ceux-ci, rappelle Josèphe, avaient reçu d’Alexandre l’autorisation de
166
De manière générale, cf. A. Kasher, Jews and Hellenistic Cities in Eretz-Israel, Tübingen, Mohr Siebeck,
1990, pp. 116-171 ; aussi Bar-Kochva, Pseudo-hecataeus, pp. 126-128.
167
Cf. J. BJ I ; AJ XIII.
168
Voir D. Barag, « New Evidence on the Foreign Policy of John Hyrcanus I », Israel Numismatic Journal 12
(1992/3), pp. 1-12 ; G. Finkielsztejn, « More Evidence on John Hyrcanus’I Conquests : Lead Weights and
Rhodian Amphora Stamps », Bulletin of the Anglo-Israel Archeological Society 16 (1998), pp. 33-63. Voir
également Bar-Kochva, Pseudo-hecataeus, pp. 129-134.
169
J. AJ XIII,255-256 ; 275-281.
170
Cf. 2 Rg. XVII, suivi par J. AJ IX,288-289 ; X,184. À ce sujet, voir J.-D. Macchi, Les Samaritains : histoire
d’une légende, Genève, Labor & Fides, 1994, et I. Hjelm, The Samaritans and Early Judaism, Sheffield,
115
bâtir un temple à l’imitation du temple de Jérusalem171. L’indignation des Juifs face à ce
temple rival devait être telle que le souvenir de sa destruction fut inscrit sur le Rouleau des
Jeûnes (Megillat Taanit) : le « jour du Mont Garizim » (21 kislev) est un jour de fête, lors
duquel il est interdit de jeûner172. Lorsqu’après le temple, Jean prit la ville de Samarie ellemême (au terme d’un siège extrêmement long), il la dévasta si méticuleusement, écrit
Josèphe, qu’il fit « disparaître toute trace indiquant qu’une ville s’élevait jadis en cet
endroit »173. C’est sans doute durant la même campagne que Jean prit également Scythopolis
(Beth-Shéan), dont il détruisit le temple hellénistique174. Dans le sud de la Palestine, il conquit
l’Idumée, dont il n’extermina pas la population à la seule condition qu’elle adopte la
circoncision et les coutumes des Juifs (tois ioudaiôn nomois)175. Devenus Juifs, les Iduméens
échappent aux exigences du ḥerem. La même politique est attribuée par Josèphe au fils de
Jean Hyrcan, Aristobule, lors de sa conquête de l’Iturée, au nord, dans les montagnes du
Liban176. Le fils aîné de Jean, qui ne régna qu’une année, fut le premier Hasmonéen à prendre
le titre de roi177. C’est peut-être sous son règne que furent initiées les premières campagnes
hasmonéennes en Galilée178. Le long règne d’Alexandre Jannée (103-76 avant notre ère)
marque l’apogée des Hasmonéens. Alexandre établit leur domination sur la côte, dont il
Sheffield Academic Press, 2000 (en particulier, sur Josèphe, pp. 183-238). Pour un survol de la polémique juive
contre les Samaritains, cf. P. van der Horst, Jews and Christians in Their Græco-Roman Context, Tübingen,
Mohr Siebeck, 2006, pp. 134-150 (« Anti-Samaritan Propaganda in Early Judaism »). Sur Josèphe, cf. également
L. H. Feldman, Studies in Hellenistic Judaism, Leiden ‒ New York ‒ Köln, Brill, 1996, chap. 7 (« Josephus’
attitude toward the Samaritans : a study in ambivalence »).
171
J. BJ I,63 ; AJ XIII,256. Sur les circonstances de la construction du temple du Garizim chez Josèphe, cf. AJ
XI,302-347.
172
Cf. S. Zeitlin, Megillat Taanit as a Source for Jewish Chronography and History in the Hellenistic and
Roman Periods, Philadelphia, 1922, ici p. 67.
173
J. AJ XIII,281.
174
Cf. J. BJ I,66 ; aussi Zeitlin, Megillat Taanit, p. 66 (15-16 Siwan). A. Kushnir-Stein, H. Gitlner,
« Numismatic Evidence from Tel Beer-Sheva and the Begining of Nabatean Coinage », Israel Numismatic
Journal 12 (1992/3), pp.13-20, ici pp. 16-18. Cf. Bar-Kochva, Pseudo-Hecataeus, p. 132.
175
L’évidence archéologique indique que le temple de Lakish fut détruit, probablement lors de cette campagne ;
voir Finkielsztejn, « More Evidence on John Hyrcanus’I Conquests », p. 48 et 55, n. 6. Sur la politique de
circoncision forcée des Hasmonéens, cf. H. H. Chapman, « Paul, Josephus, and the Judean Nationalistic and
Imperialistic Policy of Forced Circumcision », ʼIlu Revista de Ciencias de las Religiones 11 (2006), pp. 131-135.
176
J. AJ XIII,318.
177
J. BJ I,70 ; AJ XIII,301 ; cf. Str. XVI,2,40, pour lequel c’est Alexandre qui fut le premier Hasmonéen à
prendre le titre de roi.
178
Voir Kasher, Jews and Hellenistic Cities, pp. 133-134 ; Bar-Kochva, Pseudo-Hecataeus, p. 132.
116
ravagea les cités hellénisées179. À Gaza, après d’intenses combats, les habitants furent, selon
Josèphe, impitoyablement massacrés. Les membres du conseil se réfugièrent dans le temple
d’Apollon, où Alexandre les fit tous tuer avant de raser entièrement la ville180. Josèphe
énumère les conquêtes d’Alexandre, sur les rivages de la Méditerranée, en Galilée, en
Samarie, en Idumée, en Transjordanie181. Pella, écrit-il, fut entièrement rasée (kateskapsen)
parce que ses habitants refusèrent d’adopter les patria des Juifs. À la mort d’Alexandre, les
Hasmonéens dominent un immense territoire, qui n’est pas sans évoquer les frontières idéales
du Canaan biblique182.
Le premier livre des Maccabées nous introduit sans doute au cœur du discours qui fonde
l’autorité et les conquêtes de ces Hasmonéens. Ce discours, impérialiste s’il en est, est
d’emblée exposé dans l’attitude paradigmatique de Mattathias qui, on l’a vu, parcourait les
campagnes de Judée pour renverser les autels en vue de défendre les lois et les coutumes des
Juifs confrontés aux entreprises hostiles des rois séleucides, des Nations alentour, et de leurs
alliés impies. Nouveaux Pinhas, les Hasmonéens ont acquis par leur zèle le sacerdoce
suprême, c’est-à-dire le pouvoir. Leurs conquêtes, quant à elles, apparaissent comme une
précieuse seconde chance de mener à bien l’œuvre de Josué. Leur sens est lui aussi
explicitement affirmé, à l’autre terme du livre, dans les propos tenus par Simon au roi
Antiochos Sidetès que nous avons déjà cité : « Ce n’est point une terre étrangère que nous
avons prise ni des biens d’autrui que nous avons conquis, mais c’est l’héritage de nos pères :
Cf. J. BJ I,87 ; AJ XIII,324 ; 334-335 ; 395 ; XIV,76. Sur les conquêtes d’Alexandre, voir Kasher, Jews and
Hellenistic Cities, pp. 137-169.
180
J. AJ XIV,364.
181
J. AJ XIII,395-397.
182
Cf. Num. XXXIV,1-12.
179
117
c’est injustement que nos ennemis l’ont possédé un certain temps. Mais nous, trouvant
l’occasion favorable, nous récupérons l’héritage de nos pères… »183.
Le discours (le mythe) tisse avec la réalité sociale un réseau de relations subtiles qu’il
est impossible de démêler. Les conquêtes hasmonéennes répondaient sans doute en premier
lieu à des impératifs pragmatiques. Victor Tcherikover a d’ailleurs fait ressortir les enjeux
politiques et économiques de cette expansion184. Peut-on néanmoins négliger l’impact de
représentations véhiculées par les traditions dans lesquelles les Hasmonéens eux-mêmes
trouvaient l’assise et de leur légitimité et de leur politique ? 1 Maccabées produit un discours
dans le cadre duquel les héritiers de Mattathias, en chassant les impies, en détruisant les autels
et les temples étrangers, en reprenant leurs droits légitimes sur leur terre, incarnent de toute
évidence la bonne attitude, la seule à même de préserver les patria nomima des Juifs face à
l’hostilité des Nations alentour. Le pseudo-Hécatée témoigne certainement de la diffusion
dont a pu bénéficier ce discours au sein de certains milieux intellectuels juifs de la fin du II e
siècle avant notre ère185. Sans doute les Hasmonéens devaient-ils se présenter comme les
restaurateurs de l’Israël biblique, les seuls à même de rendre à Israël sa splendeur passée.
Mais ceux-ci ont-ils véritablement voulu se représenter comme les acteurs d’une nouvelle
conquête de Canaan, et représenter leur expansion territoriale comme un acte rituel visant à
accomplir l’idéal d’une terre désormais purifiée ? Peut-être. La lecture que fait Lysimaque du
récit d’origine des Juifs pourrait suggérer qu’une telle représentation a pu connaître un certain
succès, aussi bien auprès des Juifs que de leurs détracteurs. Il y aurait là, dès lors, une forme
de dialectique entre deux points de vue sur un même discours. Ce qui est plus évident, c’est
que les actions des Hasmonéens ont pu trouver dans le mythe de la conquête un référent
183
1 Ma. XV,33-34.
Tcherikover, Hellenistic Civilization, pp. 243-249.
185
L’influence de l’idéologie hasmonéenne chez le pseudo-Hécatée a été mise en lumière par Bar-Kochva,
Pseudo-Hecataeus, passim. On retiendra notamment que celui-ci évoque l’annexion de la Samarie à la Judée,
qu’il fait remonter à Alexandre le Grand (cf. J. CA II,83).
184
118
idéologique nécessaire et, inversement, que ce référent idéologique a pu nourrir leurs
ambitions.
En 63 avant notre ère, l’arrivée de Pompée au Levant met un terme au projet hasmonéen.
Appelé à arbitrer la querelle qui oppose les deux fils d’Alexandre Jannée, Hyrcan et
Aristobule, Pompée va prendre Jérusalem, puis il va méticuleusement démanteler l’empire
que s’étaient taillé les Hasmonéens. Comme l’écrit Josèphe, Pompée « enleva à la nation juive
les villes qu’elle avait conquises en Cœlé-Syrie, les plaça sous l’autorité du général romain
préposé à cette région et confina les Juifs dans leurs limites propres. Il fit reconstruire Gadara,
détruite par eux, ceci pour faire plaisir au Gadarite Démétrius, qui était un de ses affranchis. Il
libéra également de leur domination les villes de l’intérieur qu’ils n'avaient pas eu le temps de
détruire, Hippos, Scythopolis, Pella, Samarie, Jamnia, Marissa, Azot, Aréthuse et de même,
sur le littoral, Gaza, Joppé, Dora et la ville appelée anciennement Tour de Straton,
reconstruite ultérieurement par le roi Hérode, avec des bâtiments splendides, et rebaptisée
Césarée. Il restitua ces villes à leurs citoyens d’origine et les rattacha à la province de
Syrie »186. Pour de nombreuses cités hellénistiques libérées par Pompée du joug hasmonéen,
l’année de son arrivée devait marquer le début d’une nouvelle ère calendaire187.
À plus de deux siècles de distance, Tacite fournit un écho lointain de ce qu’a pu être la
version grecque des évènements de Judée :
J. BJ I,157 (trad. Savinel) : Ἀφελόμενος δὲ τοῦ ἔθνους καὶ τὰς ἐν κοίλῃ Συρίᾳ πόλεις, ἃς εἷλον, ὑπέταξεν τῷ
κατ' ἐκεῖνο Ῥωμαίων στρατηγῷ κατατεταγμένῳ καὶ μόνοις αὐτοὺς τοῖς ἰδίοις ὅροις περιέκλεισεν. ἀνακτίζει δὲ
καὶ Γάδαρα ὑπὸ Ἰουδαίων κατεστραμμένην Γαδαρεῖ τινὶ τῶν ἰδίων ἀπελευθέρων Δημητρίῳ χαριζόμενος.
ἠλευθέρωσεν δὲ ἀπ' αὐτῶν καὶ τὰς ἐν τῇ μεσογείᾳ πόλεις, ὅσας μὴ φθάσαντες κατέ-σκαψαν, Ἵππον Σκυθόπολίν
τε καὶ Πέλλαν καὶ Σαμάρειαν καὶ Ἰάμνειαν καὶ Μάρισαν Ἄζωτόν τε καὶ Ἀρέθουσαν, ὁμοίως δὲ καὶ τὰς
παραλίους Γάζαν Ἰόππην Δῶρα καὶ τὴν πάλαι μὲν Στράτωνος πύργον καλουμένην, ὕστερον δὲ μετακτισθεῖσάν
τε ὑφ' Ἡρώδου βασιλέως λαμπροτάτοις κατασκευάσμασιν καὶ μετονομασθεῖσαν Καισάρειαν. ἃς πάσας τοῖς
γνησίοις ἀποδοὺς πολίταις κατέταξεν εἰς τὴν Συριακὴν ἐπαρχίαν. Sur la réorganisation et le repeuplement de ces
villes par les Romains, voir BJ I,166. Cf. aussi AJ XIV,74-76.
187
Cf. Kasher, Jews and Hellenistic Cities, pp. 171-179, et ici en particulier p. 177.
186
119
Antiochus essaya de guérir (les Juifs) de leurs superstitions et de leur donner les
mœurs grecques. Ses efforts pour changer en mieux ce peuple abominable furent
arrêtés par la guerre des Parthes ; car la révolte d’Arsace avait eu lieu à cette
époque. Les Macédoniens étaient affaiblis, la puissance des Parthes au berceau,
les Romains éloignés : les Juifs saisirent ce moment pour se donner des rois.
Chassés par l’inconstance populaire, rétablis par la force des armes, ces rois, osant
tout ce qu’ose la royauté, exils de citoyens, renversements de cités, assassinats de
frères, de pères, d’épouses, entretinrent la superstition dans l’intérêt de leur
pouvoir, auquel ils unissaient, pour mieux l’affermir, la dignité du sacerdoce.188
Un autre écho apparaît chez Diodore de Sicile, qui s’appuie sans doute sur Posidonius, un
contemporain des Hasmonéens189. Le contexte d’énonciation, chez Diodore, est le récit du
siège auquel Antiochos Sidetès soumit Jean Hyrcan, dans les premières années de son règne.
Les amis du roi séleucide lui conseillent de s’emparer de la ville et d’exterminer les Juifs. Ils
lui rappellent que son ancêtre, Antiochos Épiphane, « dans son horreur pour leur haine à
l’égard de toutes les nations », voulut abolir leurs lois (ta nomima), et profana l’autel de leur
dieu (bômos tou theou). Antiochos agit ainsi à l’égard des Juifs et de leurs prêtres, chez
Diodore, de manière analogue aux Impurs et aux Pasteurs du récit manéthonien de l’invasion
de l’Égypte : sacrifiant une truie, il força le grand prêtre et les autres Juifs à manger les
viandes de la victime. Le motif de l’expulsion des Impurs apparaît également dans le discours
que les amis d’Antiochos Sidetès tiennent à celui-ci. « Les ancêtres des Juifs », affirment-ils
au roi, « avaient été chassés de l’Égypte entière. En effet, ceux qui portaient sur eux des
marques de dartre blanche ou de lèpre, on les rassemblait comme des gens chargés d’une
188
Tac. Hist. V,8 : rex Antiochus demere superstitionem et mores Graecorum dare adnisus, quo minus
taeterrimam gentem in melius mutaret, Parthorum bello prohibitus est; nam ea tempestate Arsaces desciverat.
Tum Iudaei Macedonibus invalidis, Parthis nondum adultis ‒ et Romani procul erant‒, sibi ipsi reges
imposuere; qui mobilitate vulgi expulsi, resumpta per arma dominatione fugas civium, urbium eversiones,
fratrum coniugum parentum neces aliaque solita regibus ausi superstitionem fovebant, quia honor sacerdotii
firmamentum potentiae adsumebatur. Cf. supra, chap. 1, pp. 66-68.
189
DS XXXIV-XXXV,1,1-5 (Photius, cod. 244 379a-b ; trad. Henry). Cf. Stern, Greek and Latin Authors, pp.
181-185 ; Berthelot, Philantrôpia judaica, pp. 127-133.
120
souillure et qu’on veut purifier ; on les rejetait de la ville et les bannis, après s’être emparés
des régions voisines de Jérusalem, avaient organisé le peuple juif et, de leur haine pour les
hommes, ils avaient fait une tradition ». Antiochos Sidetès n’écouta pas ses amis. Il imposa un
tribut aux Juifs, démantela les murailles de Jérusalem et leva le siège. Diodore n’en témoigne
pas moins de l’expression renouvelée qu’a pu rencontrer, en dehors de l’Égypte, dans un
contexte sans doute marqué par les guerres hasmonéennes, le vieux motif égyptien de
l’expulsion des Impurs. Retravaillé par des auteurs grecs, comme Lysimaque et (sans doute)
Posidonius, eux-mêmes marqués par ce contexte, ce récit que connaissait déjà Hécatée
d’Abdère s’est vu investi d’un sens nouveau, dans lequel s’exprime toute la crispation des
rapports, en Palestine, entre les Juifs et leurs voisins, dans le courant du IIe siècle avant notre
ère. Chez Diodore/Posidonius, c’est l’accusation de misanthropie qui est particulièrement
mise en avant dans le discours des amis du roi190. Chez Lysimaque, cette accusation est
également présente, mais se voit enrichie par l’essentialisation des Juifs comme peuple
sacrilège.
Strabon, le géographe contemporain de César, faisait on l’a vu l’éloge de Moïse, qui
aurait selon lui voulu mettre en place une sorte de République stoïcienne idéale dans laquelle,
on ne ferait plus d’effigie des dieux. Il n’en considérait pas moins lui aussi qu’à ces débuts
idylliques avaient succédé la superstition (deisidaimonia) et la tyrannie (tyrannis). Il n’est pas
impossible que Strabon se soit également inspiré de Posidonius191. L’ancrage de son excursus
sur les Juifs dans le contexte hasmonéen est évident : « De la tyrannie », écrit-il « vint le
brigandage : tantôt les brigands sont des insurgés qui pillent la région elle-même et les terres
voisines, tantôt ils s’allient à ceux qui détiennent le pouvoir pour faire main basse sur les
biens d’autrui et annexer une bonne partie de la Syrie et de la Phénicie »192. La tyrannie atteint
190
Voir Berthelot, Philantrôpia judaica, p. 132.
Voir supra, chap. 1, p. 57, n. 129.
192
Str. XVI,2,37.
191
121
son summum lorsqu’on vit un grand-prêtre (chez Strabon, il s’agit d’Alexandre Jannée),
s’attribuer le titre de roi. C’est alors que Pompée intervint et s’empara de Jérusalem193. À sa
manière, Strabon témoigne lui aussi d’une perception grecque de l’Aufstieg und Niedergang
du royaume hasmonéen, qu’il considère comme un royaume de brigands (lêstêria) ayant fait
main basse sur la Palestine.
Les réalités de la guerre se passent-elles de discours ? Sans doute non. Celui-ci donne sens
aux actions des hommes. La guerre amène inévitablement son lot de massacres, de pillages,
de destructions. Ce constat, faut-il le dire, est tout aussi valable aujourd’hui que dans
l’Antiquité. Le discours permet de codifier ces réalités, de leur attribuer une valeur qui
dépasse leur véritable trivialité. C’est précisément ce que fait le Deutéronome. Les
commandements bibliques relatifs aux peuples de Canaan ont peut-être été d’abord énoncés
dans le cadre d’une polémique interne à l’ancien Israël : les Cananéens de la tradition biblique
figurent le spectre d’un Israël ayant précédé Israël, un « autre » duquel il fallut s’extraire
avant d’en annihiler jusqu’au souvenir, un Israël encore non soumis aux injonctions
rigoureuses d’un dieu jaloux et invisible. Dans un contexte où ces traditions sont devenues
normatives, cette représentation de l’altérité ne pouvait que passer de la diachronie à la
synchronie : l’« autre », ce ne sont pas seulement ces Nations légendaires qui nous ont
précédé, ce sont aussi ces Nations bien réelles qui nous entourent et qui, au gré des contextes,
des tensions, des conflits, peuvent être interprétées comme autant de métamorphoses de ces
ennemis d’autrefois. C’est sans doute là un des moules dans lesquels s’est coulé le discours de
ces hommes qui, dans la Judée du IIe siècle avant notre ère, luttèrent d’abord contre le pouvoir
en place et qui, une fois devenus eux-mêmes ce pouvoir, durent continuer de donner sens aux
actions pragmatiques qu’il convenait d’entreprendre pour assurer les conditions d’existence
193
Str. XVI,2,40.
122
de l’État qu’ils façonnaient. Ce discours inclut la nécessité de l’iconoclasme : « Vous ferez
disparaître toutes leurs images et toutes leurs statues de métal fondu, vous ferez disparaître
tous leurs hauts-lieux ». Le discours donne sens aux actions, mais il en détermine aussi la
forme.
Un même contexte a sans doute suscité l’émergence, comme nous le verrons bientôt
de manière plus explicite encore, d’une idéalisation de l’iconoclasme dans la littérature juive
antique, mais a aussi déterminé la perception, chez les auteurs classiques, des Juifs comme
peuple sacrilège, caractérisé par son attitude violente et hostile à l’égard des dieux, de leurs
temples et de leurs images. La même attitude a évidemment donné lieu, selon les points de
vue, à des représentations radicalement différentes. C’est dans la dialectique que l’on peut
deviner entre ces deux regards que se constitue l’image, aussi bien négative que positive, des
Juifs iconoclastes.
123
Chapitre 3 : La religion de l’« autre »
Il a d’abord dit que tous les Dieux des autres peuples n’étaient que des songes près des Dieux
de Carthage ! Il vous a appelés lâches, voleurs, menteurs, chiens et fils de chiennes ?
Gustave Flaubert
Nous avons pu observer comment un certain regard grec situe volontiers les Juifs quelque part
entre la norme grecque et la norme égyptienne1. La plus nette expression de ce « triangle
théologique » (selon l’expression de Philippe Borgeaud) apparaît chez Strabon, selon qui
Moïse enseignait « que les Égyptiens et les Libyens étaient fous de prétendre représenter la
divinité sous la figure d’animaux sauvages ou domestiques ; que les Grecs de leur côté
n’étaient pas plus sages quand ils lui donnaient figure humaine »2. Déjà Théophraste opposait
les Juifs, sacrifiant la nuit des victimes animales, aux Égyptiens qui au contraire font de ceuxci les images de leurs dieux3.
Chez Manéthon, on l’a vu, les lépreux alliés aux Hyksos s’en prenaient aussi bien aux
statues des dieux qu’aux animaux sacrés4. L’envahisseur séthien est, du point de vue égyptien,
un ennemi des dieux5. Appliqué aux Juifs, le motif de l’expulsion des Impurs envisage
néanmoins ceux-ci comme des Égyptiens d’origine, ayant violemment rompu avec la norme
Certains éléments de ce chapitre, en particulier sur l’exégèse philonienne du veau d’or, ont été publiés dans D.
Barbu, « Apis, le veau d’or et la religion des égyptiens », in C. Clivaz, C. Combet-Galland, J.-D. Macchi, C.
Nihan (éds.), Écriture et réécriture. 5ème colloque international du RRENAB, Leuven, Peeters (sous presse). Ils
ont ici été substantiellement remaniés.
2
Str. XVI,2,35. Cf. P. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, Seuil, 2004, p. 143.
3
Fr. 13 Pötscher (Porph. Abst. II,26) : Μάθοι δ´ ἄν τις ἐπιβλέψας τοὺς λογιωτάτους πάντων Αἰγυπτίους, οἳ
τοσοῦτον ἀπεῖχον τοῦ φονεύειν τι τῶν λοιπῶν ζῴων ὥστε τὰς τούτων εἰκόνας μιμήματα τῶν θεῶν ἐποιοῦντο.
4
Fr. 54 Wadell (J. CA I,227-287).
5
Cf. supra, chap. 2, pp. 83-86. De manière générale, cf. Y. Volokhine, « Le Seth des Hyksos et le thème de
l’impiété cultuelle », in T. Römer (éd.), La construction de la figure de Moïse/The Construction of the Figure of
Moses, Paris, Gabalda, 2007, pp. 101-119 ; Id., « Des Séthiens aux Impurs. Un parcours dans l’idéologie
égyptienne de l’exclusion », in P. Borgeaud, T. Römer, Y. Volokhine (éds.), Interprétations de Moïse. Égypte,
Judée, Grèce et Rome, Leiden – Boston, E. J. Brill, 2009, pp. 199-243.
1
124
égyptienne. Celse résume bien cette perspective lorsqu’il affirme que « les Juifs sont des
Égyptiens d’origine qui ont quitté leur pays à la suite de leur sédition contre l’État égyptien et
du mépris qu’ils avaient conçu pour les coutumes religieuses de l’Égypte »6 ; une opinion
régulièrement dénoncée par l’historien Flavius Josèphe, à la fin du Ier siècle de notre ère7.
Dans une certaine mesure, l’assimilation du dieu des Juifs à un âne, c’est-à-dire à l’animal
séthien, laisse également percer cette proximité supposée de l’Égypte et de la Judée. Comme
les Égyptiens, les Juifs sont susceptibles d’être envisagés comme un peuple zoolâtre, de vouer
un culte à une divinité sous forme animale8.
Depuis Hérodote, les animaux sacrés et les dieux zoomorphes sont un élément central
du discours grec, puis romain, sur la religion des Égyptiens9. En parallèle à l’image qui fait de
l’Égypte une terre sacrée, creusée par le Nil, et dont les prêtres sont porteurs d’un savoir
millénaire, la question des cultes adressés à des animaux privés de raison suscite au mieux un
regard intrigué, au pire une intense répugnance. Cette ambiguïté est d’ailleurs relevée par
Cicéron, lequel écrit : « Et maintenant supposons qu’on puisse (…) du haut du ciel, voir
passer sous ses yeux des nations et des villes nombreuses et diverses ; on verrait d’abord que,
dans cette nation d’Égypte, la plus fidèle à ses traditions et qui conserve dans des documents
Chez Or. Cels. III,5 (trad. Rougier) : τοὺς Ἰουδαίους, Αἰγυπτίους τῷ γένει τυγχάνοντας, καταλελοιπέναι τὴν
Αἴγυπτον, στασιάσαντας πρὸς τὸ κοινὸν τῶν Αἰγυπτίων καὶ τὸ ἐν Αἰγύπτῳ σύνηθες περὶ τὰς θρησκείας
ὑπερφρονήσαντας. Les Chrétiens, qui ont quant à eux abandonné le nomos juif, sont dans cette perspective
doublement coupables ; cf. P. L. Townsend, Another Race ? Ethnicity, Universalism, and the emergence of
Christianity, Princeton, PhD. Diss., 2009, pp. 111-121.
7
Cf. notamment J. CA II,28-32. À ce sujet, cf. E. S. Gruen, « Greeks and Jews : Mutual Misperceptions in
Josephu’s Contra Apionem », in C. Bakhos (éd.), Ancient Judaism in its Hellenistic Context, Leiden – Boston,
Brill, 2005, pp. 31-51.
8
Cf. supra, chap. 1, pp. 68-73.
9
À ce sujet, cf. K. A. D. Smelik, E. A. Hemelrijk, « “Who knows not what monsters demented Egypt
worships ?” Opinions on Egyptian animal worship in Antiquity as part of the ancient conception of Egypt »,
ANRW II, 17.4 (1984), pp. 1852-2000. Pour une mise en perspective des discours antiques sur les Juifs, à partir
de ce dossier, cf. G. Bohak, « The Ibis and the Jewish Question : Ancient “Anti-Semitism” in Historical
Context », in M. Mor, A. Oppenheimer, J. Pastor, D. R. Schwartz (éds.), Jews and Gentiles in the Holy Land in
the Days of the Second Temple, the Mishna and the Talmud, Jerusalem, Yad Ben-Zvi Press, 2003, pp. 27-43. Sur
la réappropriation du discours grec et romain sur l’Égypte chez les auteurs du judaïsme hellénistique, cf. K.
Berthelot, « The Use of Greek and Roman Stereotypes about the Egyptians by Hellenistic Jewish Apologists,
with Special Reference to Josephus’ Against Apion », in J. U. Kalms (éd.), Internationales Josephus-Kolloquium
Aarhus 1999, Münster, Lit, 2000, pp. 185-221. Pour un aperçu des polémiques relatives à la religion égyptienne
dans la littérature rabbinique, cf. G. Bohak, « Rabbinic Perspectives on Egyptian Religion », Archiv für
Religionsgeschichte 2.2 (2000), pp. 215-231.
6
125
écrits les souvenirs des évènements d’un très grand nombre de siècles, on considère comme
un dieu un certain bœuf appelé Apis par les Égyptiens ; on remarquerait que bien d’autres
monstres, en particulier des bêtes de toute espèce, sont mis chez eux au nombre des
divinités »10. Hérodote, déjà, nous apprenait que les Égyptiens font tout à l’envers11. Le
comique Anaxandride fait de cette symétrie entre nomoi égyptiens et grecs l’objet d’une farce,
ridiculisant le respect que les Égyptiens confèrent à des animaux que les Grecs méprisent, ou
dont ils se régalent : « …nos mœurs, nos lois, bien loin de s’accorder ensemble, sont, à tous
égards, en contradiction. Tu adores un bœuf, moi je l’immole aux dieux. Tu crois que
l’anguille est une très grande divinité, nous autres, au contraire, nous la considérons comme
un excellent mets. Tu ne manges pas de cochon ; moi, c’est ce que j’aime le mieux. Tu adores
un chien, moi je le bats, si je le surprends à manger mon poisson. Nos lois statuent que nos
prêtres auront toutes leurs parties, et chez vous, il paraît qu’on exclut du sacerdoce ceux qui
les ont. Si tu vois un chat malade, tu pleures ; mais moi je le tue et l’écorche avec plaisir. La
musaraigne est en très grande vénération chez vous ; chez moi, il n’en est rien »12. On sait
qu’après la victoire d’Octave sur Antoine et Cléopâtre, le ton, à Rome, deviendra plus
lugubre13. Dans ses Satires, Juvénal déclare : « Qui ne sait (…) à quelles monstrueuses
10
Cic. Rep. III,9,14 (trad. Bréguet) : Nunc autem, si quis illo Pacuviano 'invehens alitum anguium curru' multas
et varias gentis et urbes despicere et oculis conlustrare possit, videat primum in illa incorrupta maxime gente
Aegyptiorum, quae plurimorum saeculorum et eventorum memoriam litteris continet, bovem quendam putari
deum, quem Apim Aegyptii nominant, multaque alia portenta apud eosdem et cuiusque generis beluas numero
consecratas deorum.
11
Cf. Hdt II,35-36, et le commentaire de J. Redfield, « Herodotus the Tourist », Classical Philology 80.2 (1985),
pp. 97-118, ici p. 103.
12
Chez Ath. Deipn. VII,299f-300a (trad. Lefèbvre de Villebrune) : …οὔθ´ οἱ τρόποι γὰρ ὁμονοοῦς´ οὔθ´ οἱ
νόμοι ἡμῶν, ἀπ´ ἀλλήλων δὲ διέχουσιν πολύ. Βοῦν προσκυνεῖς, ἐγὼ δὲ θύω τοῖς θεοῖς· τὴν ἔγχελυν μέγιστον
ἡγεῖ δαίμονα, ἡμεῖς δὲ τῶν ὄψων μέγιστον παρὰ πολύ· οὐκ ἐσθίεις ὕει´, ἐγὼ δέ γ´ ἥδομαι μάλιστα τούτοις· κύνα
σέβεις, τύπτω δ´ ἐγώ, τοὔψον κατεσθίουσαν ἡνίκ´ ἂν λάβω. Τοὺς ἱερέας ἐνθάδε μὲν ὁλοκλήρους νόμος εἶναι,
παρ´ ὑμῖν δ´, ὡς ἔοικ´, ἀπηργμένους. Τὸν αἰέλουρον κακὸν ἔχοντ´ ἐὰν ἴδῃς κλαίεις, ἐγὼ δ´ ἥδιστ´ ἀποκτείνας
δέρω. Δύναται παρ´ ὑμῖν μυγαλῆ, παρ´ ἐμοὶ δέ γ´ οὔ.
13
Cf. Smelik, Hemelrijk, « Who knows not what monsters », pp. 1853-1854, 1955-1959.
126
divinités les Égyptiens insensés ont voué un culte ? C’est le crocodile que les uns adorent, les
autres tremblent devant l’ibis qui s’engraisse de serpents. »14
Ce qui nous intéresse ici néanmoins, n’est pas le regard grec et romain sur le modèle
égyptien, et son bestiaire divin. C’est la manière dont les auteurs du judaïsme hellénistique se
sont eux-mêmes positionnés dans ce jeu qui oppose les divinités de l’Égypte et de la Grèce,
ou plutôt dans ce triangle dont ils définissent le troisième angle, entre l’Égypte et la Grèce. Ce
triangle, il s’agit donc d’en déplacer les côtés, ou de l’envisager, précisément, à partir de ce
troisième angle. À cet égard, le présent chapitre propose une forme d’exercice de
« triangulation » à partir, non pas cette fois, de la position grecque, mais de la position juive.
Ce qui nous intéresse, c’est la manière dont les auteurs juifs ont pu eux aussi construire une
représentation du judaïsme à distance (inégale d’ailleurs) du modèle grec et du modèle
égyptien, ou, en d’autres termes, de l’idole d’un côté, de l’animal de l’autre.
Cet exercice, je propose de le poursuivre à partir de trois exemples spécifiques, trois
manières dont la littérature judéo-hellénistique du IIe siècle avant notre ère a pensé son
rapport à l’« autre » : un récit, Bel et le dragon, transmis dans le livre grec de Daniel et qui
construit sous la forme d’un diptyque, voire précisément d’un triptyque, une opposition très
claire entre le dieu des Juifs et les dieux des « Babyloniens », c’est-à-dire les dieux des
« autres », des dieux tangibles, fussent-ils une image, une idole (Bel), ou un animal (le
dragon) ; une vie de Moïse entièrement originale et qui situe le législateur des Juifs en amont
aussi bien de la culture grecque que de la culture égyptienne, lui attribuant même l’invention
de la religion égyptienne ; la Lettre d’Aristée à Philocrate, qui la première propose une
taxinomie des polythéismes que l’on retrouvera chez Philon et dans la Sagesse de Salomon,
mais qu’il convient de replacer dans le contexte de l’économie du récit échafaudé par l’auteur
anonyme de ce pastiche d’Hérodote. Dans la seconde partie de ce chapitre, nous esquisserons
Juv. XV,1-2 : Quis nescit (…) qualia demens Aegyptos portenta colat ? crocodilon adorat pars haec, illa
pauet saturam serpentibus ibin.
14
127
quelques pistes, en direction de Philon et de son exégèse du veau d’or, cette idole animale,
figure emblématique ultime de l’altérité.
L’Égypte, de toute évidence, constitue l’horizon incontournable en regard duquel s’est, dès la
plus haute antiquité, développée l’identité d’Israël15. Mais l’Égypte omniprésente dans les
textes bibliques est-elle déjà caractérisée par des nomoi propres, notamment le culte des
animaux sacrés ? Les rédacteurs bibliques ne laissent en effet que rarement percer une
connaissance précise des realia religieuses du pays du Nil. Il n’est guère qu’un verset du livre
de l’Exode qui puisse éventuellement laisser transparaître une allusion aux animaux sacrés des
Égyptiens. Moïse explique à Pharaon que les Hébreux doivent sacrifier à leur dieu hors
d’Égypte « car ce que nous sacrifions à Yahvé notre dieu est abominable pour les Égyptiens.
Pourrions-nous faire sous leurs yeux un sacrifice qui leur est abominable sans qu’ils nous
lapident ? »16 Les textes prophétiques évoquent le plus souvent en des termes très généraux
les « dieux » de l’Égypte : ce sont des « choses abjectes » (gilulim), des « vanités » (elilim)17.
Il n’apparaît pas qu’un vocabulaire spécifique ait été nécessaire pour distinguer les dieux de
l’Égypte des autres objets d’adoration abominables attribués aux Nations. Seul Jérémie,
annoncant la défaite de l’Égypte face aux troupes de Nabuchodonosor, mentionne l’Amon de
Thèbes et le taureau (᾽abir) égyptien18. Dans la traduction grecque du livre de Jérémie, cet
15
Cf. récemment S. C. Russel, Images of Egypt in Early Biblical Literature. Cisjordan-Israelite, TransjordanIsraelite, and Judahite Portrayals, Berlin – New York, De Gruyter, 2009. Sur la construction de l’identité
israélite dans la tradition exodique, cf. les remarques de A. de Pury, « Le choix de l’ancêtre », in A. de Pury, Die
Patriarchen und die Priesterschrift/Les Patriarches et le document sacerdotal. Gessammelte Studien zu seinem
70. Geburtstag/Recueil d’articles, à l’occasion de son 70e anniversaire, J.-D. Macchi, T. Römer, K. Schmidt
(éds.), Zürich, TVZ, 2010, pp. 109-118, en particulier pp. 111-113.
16
Ex. VIII,22 : ‫יהם וְלִּ֥ א י ְסקְלֻ ֹֽנּו‬
ֵּ֖ ֶ ‫ֱלהינּו ַ֣הן נזְ ָ֞ ַבח אֶת־תֹֽ ֹועֲבַ ִּ֥ת מצ ַ ְֶּ֛רים לְעֹֽינ‬
ָ֑ ‫ ִּ֚כי תֹֽ ֹוע ַ ֲַ֣בת מצ ְֶַ֔רים נז ַ ְֵּ֖בח לַ ֹֽיהוַ֣ה א‬.
17
Cf. Ez. XX,7 ; XXX,13 ; Is. XIX,1 ; Jer. XLVI,3.
18
Jer. XLVI,15 ; 25.
128
᾽abir est tout naturellement identifié à l’Apis, jeune taurillon (moschos) élu de cette Égypte,
elle-même comparée à une génisse19.
Il n’est d’ailleurs en rien surprenant que les Juifs d’Égypte − auxquels on doit,
rappelons-le, d’avoir traduit les textes bibliques en grec − aient étendu la critique traditionelle
contre les dieux de bois et de pierre, d’or et d’argent, aux cultes animaliers de l’Égypte
ptolémaïque20. Ils avaient nécessairement acquis une connaissance autrement plus riche des
realia de l’Égypte, à travers l’observation directe sans doute, mais aussi par l’assimilation du
regard que, depuis Hérodote, les Grecs avaient porté sur ce pays aussi fascinant que suspect.
Dans ce contexte, la critique traditionnelle de l’idolâtrie se dédouble. Elle englobe désormais
ces animaux privés de raison auxquels on rend un culte comme s’ils étaient des dieux. Elle
oppose l’idole à l’animal, comme deux pôles entre lesquels se définit une identité distincte,
une divinité qui échappe à toute forme de réification21. Les Oracles sibyllins du judaïsme
égyptien dénoncent dans un même élan ces hommes qui, oubliant le dieu créateur du monde
et de l’humanité, vénèrent des images de pierre aussi bien que des serpents et des chats :
« Vous ne révérez ni ne redoutez Dieu, mais vous errez vainement, vous prosternant devant
des serpents, sacrifiant à des chats, à des idoles muettes, des effigies d’hommes faites de
pierre. C’est en des temples impies qu’assis devant les portes, vous prenez garde au Dieu qui
est, qui a tout en sa garde, vous plaisant à de méchantes pierres, oubliant le jugement du
sauveur immortel qui créa le ciel et la terre ? »22 La troisième partie de la Sagesse de Salomon
LXX Jer. XXVI,15 : διὰ τί ἔφυγεν ὁ Ἆπις ; ὁ μόσχος ὁ ἐκλεκτός σου οὐκ ἔμεινεν, ὅτι κύριος παρέλυσεν
αὐτόν. C’est au v. 20 que l’Égypte elle-même est comparée à une génisse, ‘egelah en hébreu, damalis dans le
texte grec.
20
Cf. Smelik, Hemelrijk, « Who knows not what monsters », pp. 1910-1920 ; Berthelot, « The Use of Greek and
Roman Stereotypes », pp. 203-214. De manière générale, cf. J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d’Égypte de
Ramsès II à Hadrien, Paris, PUF, 1997.
21
Cf. M. Gilbert, La critique des dieux dans le Livre de la Sagesse (Sg 13-15), Rome, Biblical Institute Press,
1983, pp. 266-267. Également J. Tromp, « The critique of Idolatry in the Context of Jewish Monotheism », in P.
W. van des Horst (éd.), Aspects of Religious Contact and Conflict in the Ancient World, Utrecht, Faculteit der
Godgeleerdheid Universiteit Utrecht, pp. 105-120.
22
Sib. Or. III,29-35 (trad. Nikiprowetzky) : οὐ σέβετ', οὐδὲ φοβεῖσθε θεόν, ματαίως δὲ πλανᾶσθε προσκυνέοντες
ὄφεις τε καὶ αἰλούροισι θύοντες εἰδώλοις τ' ἀλάλοις λιθίνοις θ' ἱδρύμασι φωτῶν· καὶ ναοῖς ἀθέοισι καθεζόμενοι
19
129
est tout entière consacrée aux « pratiques détestables » des Nations au sein desquelles évolue
Israël. Les Égyptiens lorsqu’ils opprimaient Israël, ont été châtiés précisément par ces bêtes
viles et méprisables qu’ils considèrent comme des dieux ; ils sont doublement coupables,
ajoutant au culte des idoles insensibles ces animaux stupides qui échappent à la bénédiction
de Dieu23. Déjà l’auteur de la Lettre d’Aristée faisait-il dire à l’un de ses personnages, le
grand-prêtre Éléazar, que les Égyptiens étaient de très grands sots (polumataiôn), « qui
mettent leur confiance dans des bêtes, le plus souvent des serpents et des animaux féroces, se
prosternent devant eux, leur offrent des sacrifices pendant qu’ils sont vivants et quand ils sont
crevés »24. Ils sont ainsi au dernier rang parmi ceux qui, à la différence des Juifs, « croient à la
pluralité des dieux »25. C’est d’ailleurs en raison de ces opinions fausses, poursuit Éléazar,
que le législateur des Juifs a entouré ceux-ci « d’une clôture sans brèche et de murailles de
fer, pour éviter la moindre promiscuité avec les autres peuples, nous qui, purs de corps et
d’âme, libres de vaines croyances, adorons le Dieu unique et puissant, à l’exclusion de toutes
les créatures »26.
Au Ier siècle de notre ère, Philon d’Alexandrie fait de l’Égyptien un « autre ultime » –
selon la formule de Maren Niehoff. Les Égyptiens sont l’antithèse des Juifs et leur religion, en
particulier, devient une anti-religion, stigmatisée par l’athéisme et l’impiété27. C’est ce que
souligne, comme nous le verrons, l’exégèse philonienne du veau d’or, cette vaine fumée dont
le parfum attire les fils rebelles d’Israël.
πρὸ θυράων *τηρεῖτε* τὸν ἐόντα θεόν, ὃς πάντα φυλάσσει, τερπόμενοι κακότητι λίθων κρίσιν ἐκλαθέοντες
ἀθανάτου σωτῆρος, ὃς οὐρανὸν ἔκτισε καὶ γῆν.
23
Cf. Sap. XII,24-27 ; XV,14-XVI,1.
24
Ad phil. 138 : Τῶν γὰρ ἄλλων πολυματαίων τί δεῖ καὶ λέγειν, Αἰγυπτίων τε καὶ τῶν παραπλησίων, οἵτινες ἐπὶ
θηρία καὶ τῶν ἑρπετῶν τὰ πλεῖστα καὶ κνωδάλων τὴν ἀπέρεισιν πεποίηνται, καὶ ταῦτα προσκυνοῦσι, καὶ θύουσι
τούτοις καὶ ζῶσι καὶ τελευτήσασι.
25
Ad phil. 134 : καὶ δείξας ὅτι πάντες οἱ λοιποὶ παρ' ἡμᾶς ἄνθρωποι πολλοὺς θεοὺς εἶναι νομίζουσιν.
26
Ad phil. 139 : Συνθεωρήσας οὖν ἕκαστα σοφὸς ὢν ὁ νομοθέτης, ὑπὸ θεοῦ κατεσκευασμένος εἰς ἐπίγνωσιν τῶν
ἁπάντων, περιέφραξεν ἡμᾶς ἀδιακόποις χάραξι καὶ σιδηροῖς τείχεσιν, ὅπως μηθενὶ τῶν ἄλλων ἐθνῶν
ἐπιμισγώμεθα κατὰ μηδέν, ἁγνοὶ καθεστῶτες κατὰ σῶμα καὶ κατὰ ψυχήν, ἀπολελυμένοι ματαίων δοξῶν, τὸν
μόνον θεὸν καὶ δυνατὸν σεβόμενοι παρ' ὅλην τὴν πᾶσαν κτίσιν.
27
Cf. M. R. Niehoff, Philo on Jewish identity and culture, Tübingen, Mohr Siebeck, 2001, en particulier pp. 4574. Sur Philon et l’Égypte, voir désormais S. J. K. Pearce, The Land of the Body. Studies in Philo’s
Representation of Egypt, Tübingen, Mohr Siebeck, 2007.
130
Dans son commentaire du Décalogue, Philon énonce néanmoins une véritable
taxonomie des « polythéistes ». Viennent d’abord ceux qui s’égarent, en adorant le soleil, la
lune, le ciel tout entier et l’univers même, comme s’ils étaient des dieux28. Puis « ceux qui ont
façonné, chacun selon son gré, le bois, la pierre, l’argent, l’or ou des matériaux similaires,
puis rempli la terre entière d’images, de statues, toutes choses faites de main d’homme… »29.
Comme Philon le dit ailleurs, ces hommes, aveuglés par leurs sens, ont substitué l’impiété à la
sainteté30. Qu’ils deviennent donc semblables à leurs dieux, « afin de goûter la félicité
suprême, avec des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne point entendre, des narines
pour ne point respirer ni sentir, une bouche incapable d’articuler et de goûter, des mains qui
ne prennent ni ne donnent, ni n’agissent, des pieds sans pouvoir faire un pas, privés de
l’activité de toutes les autres parties de votre corps, et, comme en prison, placés dans le
sanctuaire sous garde et surveillance, passant la nuit et le jour à humer la fumée des sacrifices,
puisque tel est le seul avantage que votre imagination prête aux statues. »31 Enfin viennent les
Égyptiens. Ceux-ci, écrit Philon, « n’encourent pas seulement le blâme qui atteint toutes les
contrées communément, mais un autre encore qu’on ne peut adresser, et à bon droit, qu’à eux
seuls. En plus des statues et des images, c’est aussi à des brutes dépourvues de raison,
taureaux, béliers ou boucs, qu’ils ont conféré les honneurs dus aux dieux »32. Mais ils ont
déifié bien d’autres bêtes encore : lions, crocodiles, serpents, chiens, chats, loups, ibis,
Ph. Decal. 66 (trad. Nikiprowetsky): ἀλλ' ὅσοι μὲν ἡλίου καὶ σελήνης καὶ τοῦ σύμπαντος οὐρανοῦ τε καὶ
κόσμου καὶ τῶν ἐν αὐτοῖς ὁλοσχερεστάτων μερῶν ὡς θεῶν πρόπολοί τε καὶ θεραπευταί, διαμαρτάνουσι μὲν –
πῶς γὰρ οὔ.
29
Ibid. : τῶν ἄλλων ἀδικοῦσι τῶν ξύλα καὶ λίθους ἄργυρόν τε καὶ χρυσὸν καὶ τὰς παραπλησίους ὕλας
μορφωσάντων ὡς φίλον ἑκάστοις, εἶτ' ἀγαλμάτων καὶ ξοάνων καὶ τῶν ἄλλων χειροκμήτων.
30
Ph. Ebr. 109 : …ἀντὶ ὁσιότητος ἀσέβειαν.
31
Ph. Decal. 74 : ὔχεσθε οὖν καὶ ὑμεῖς ἐξομοιωθῆναι τοῖς ἀφιδρύμασιν, ἵνα τὴν ἀνωτάτω καρπώσησθε
εὐδαιμονίαν, ὀφθαλμοῖς μὴ βλέποντες, ὠσὶ μὴ ἀκούοντες, μυκτῆρσι μήτε ἀναπνέοντες μήτε ὀσφραινόμενοι,
στόματι μὴ φωνοῦντες μηδὲ γευόμενοι, χερσὶ μήτε λαμβάνοντες μήτε διδόντες μήτε δρῶντες, ποσὶ μὴ
βαδίζοντες, μηδ' ἄλλῳ τινὶ τῶν μερῶν ἐνεργοῦντες, ἀλλ' ὥσπερ ἐν εἱρκτῇ τῷ ἱερῷ φρουρούμενοι καὶ
φυλαττόμενοι, μεθ' ἡμέραν τε καὶ νύκτωρ τὸν ἀπὸ τῶν θυομένων ἀεὶ καπνὸν σπῶντες· ἓν γὰρ μόνον τοῦτ'
ἀγαθὸν προσαναπλάττετε τοῖς ἀφιδρύμασιν. Cf. également Spec. II,245. Sans doute faut-il reconnaître ici une
référence à Ps. CXV,8 (CXXXV,18).
32
Ph. Decal. 76 : Αἰγυπτίοις δ' οὐ μόνον τὸ κοινὸν ἔγκλημα χώρας ἁπάσης, ἀλλὰ καὶ ἕτερον ἐξαίρετον ἐπάγεται
δεόντως· πρὸς γὰρ ξοάνοις καὶ ἀγάλμασιν ἔτι καὶ ζῷα ἄλογα παραγηόχασιν εἰς θεῶν τιμάς, ταύρους καὶ κριοὺς
καὶ τράγους.
28
131
faucons… et chaque étranger qui passe par l’Égypte ne peut que rire, selon Philon, de la folie
des indigènes ou, s’il est cultivé, être horrifié au point de penser que les Égyptiens ne sont en
vérité eux-mêmes que des bêtes « circulant sous une enveloppe humaine »33. C’est donc pour
exhorter les hommes à honorer le dieu qui est véritablement (alêtheian ontos theou), que le
législateur proscrivit toute déification (ektheôsis) de ce genre dans le second
commandement34. Les vrais disciples de Moïse, dès lors, sont ceux qui se tiennent à distance
de toutes ces formes d’erreur. L’idolâtrie est à géométrie variable.
Avec Philon, on est définitivement passé d’une manière indifferenciée de poser
l’altérité, à une pensée qui classe la religion de l’autre, et qui définit son altérité. Ce qui fait
l’autre, aussi bien pour Philon que pour Éléazar, c’est cette idée d’un divin qui se décline au
pluriel, ê polutheos doxa, le « polythéisme », ou plutôt, l’opinion selon laquelle il y a
plusieurs dieux. Distribuer dieu, c’est accorder la qualité divine à ce qui n’est pas la divinité,
au cosmos, à l’homme ou à son image, voire au règne animal. Ce partage (epinemêsis) du
divin, c’est d’ailleurs ce que Clément d’Alexandrie appelera, lui, l’idolâtrie35.
LE RIRE DE DANIEL
Les versions grecques, latines et syriaques du livre de Daniel contiennent un petit récit absent
de la version massorétique, c’est-à-dire du texte tel qu’il est préservé dans la Bible hébraïque.
Ce récit, Bel et le dragon, rapporte comment Daniel mit à jour la supercherie des prêtres de
Ph. Decal. 80 : καὶ δὴ τῶν ξένων οἱ πρῶτον εἰς Αἴγυπτον ἀφικόμενοι, πρὶν τὸν ἐγχώριον τῦφον εἰσοικίσασθαι
ταῖς διανοίαις, ἐκθνῄσκουσι χλευάζοντες· ὅσοι δὲ παιδείας ὀρθῆς ἐγεύσαντο, τὴν ἐπ' ἀσέμνοις πράγμασι
σεμνοποιίαν καταπλαγέντες οἰκτίζονται τοὺς χρωμένους, ἀθλιωτέρους, ὅπερ εἰκός, ὑπολαμβάνοντες εἶναι τῶν
τιμωμένων, μεταβεβληκότας εἰς ἐκεῖνα τὰς ψυχάς, ὡς ἀνθρωποειδῆ θηρία περινοστεῖν δοκεῖν.
34
Ph. Decal. 81 : ἀνελὼν οὖν ἐκ τῆς ἱερᾶς νομοθεσίας πᾶσαν τὴν τοιαύτην ἐκθέωσιν ἐπὶ τὴν τοῦ πρὸς ἀλήθειαν
ὄντος θεοῦ τιμὴν ἐκάλεσεν, ἑαυτοῦ τιμῆς οὐ προσδεόμενος…
35
Clem. Al. Strom. III,12,89 : ὡς <ἡ> εἰδωλολατρεία ἐκ τοῦ ἑνὸς εἰς τοὺς πολλοὺς ἐπινέμησις οὖσα θεούς.
33
132
Babylone qui se nourrissaient des offrandes disposées tous les jours aux pieds du dieu Bel, en
vérité incapable de manger ou de boire, puis tua un dragon, ou un grand serpent (drakon),
vénéré dans ce même lieu, avant d’être jeté dans une fosse aux lions dont il réchappera
miraculeusement36. Bel et le dragon est sans doute le produit d’une histoire littéraire
complexe, antérieure à son inclusion dans la première traduction grecque du livre de Daniel,
que l’on situe en Égypte, au tournant des IIe-Ier siècles avant notre ère37. On reconnaît
volontiers derrière le texte grec un original sémitique, hébreu ou araméen38. Les motifs qui
composent ce récit, dont certains, comme la fosse aux lions, apparaissent également ailleurs
dans le livre de Daniel, remontent sans doute à un ensemble de traditions légendaires liées à
ce héros du temps de l’exil, et dont une partie, seulement, a été réunie et mise en forme dans
les premiers chapitres du livre39. Le contexte d’énonciation original de Bel et le dragon doit
vraisemblablement être situé en Palestine, ou en Babylonie, entre le Ve et le IIIe siècle avant
36
Pour une introduction, cf. notamment W. Davies, « Bel and the Dragon », in R. H. Charles (éd.), The
Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament in English : with Introductions and Critical and
Explanatory Notes to the Several Books, 2 vols., Oxford, Clarendon Press, 1913, vol. 1, pp. 652-664 ; C. A.
Moore, Daniel, Esther and Jeremiah : the Additions, Garden City NY, Doubleday, 1977, pp. 117-149 ; J. J.
Collins, Daniel. A Commentary on the Book of Daniel, Minneapolis, Fortress Press, 1993, pp. 405-419 ; G. W.
E. Nickelsburg, Jewish Literature Between the Bible and the Mishnah, Minneapolis, Augsburg Fortress
Publishers, 20052, pp. 24-26.
37
Cf. Collins, Daniel. A commentary, pp. 8-9 ; A. Di Lella, « The textual history of Septuagint-Daniel and
Theodotion-Daniel », in J. J. Collins, P. W. Flint (éds.), The Book of Daniel. Composition and Reception, 2 vols.,
Leiden – Boston – Köln, Brill, 2001, vol. 2, pp. 586-607, ici p. 590. Pour une introduction à Daniel grec, cf. I.
Himbaza, « Daniel grec », in Römer-Macchi-Nihan, Introduction à l’Ancien Testament, pp. 734-740. La position
incongrue de ces deux récits au sein de Daniel grec confirme sans doute le caractère secondaire de leur insertion
au sein d’une œuvre déjà constituée.
38
Cf. Davies, « Bel and the Dragon », pp. 655-656 ; F. Zimmermann, « Bel and the Dragon», Vetus
Testamentum 8.4 (1958), pp. 438-440 ; Moore, Daniel, Esther and Jeremiah, pp. 119-120 ; K. Koch,
Deuterokanonische Zusätze zum Danielbuch. Entstehung und Textgeschichte, Kevelaer − Neukirchen-Vluyn,
Butzon und Bercker −Neukirchener Verlag, 2 vols., 1987, vol. 2, pp. 154-192 ; Collins, Daniel. A Commentary,
pp. 410-411.
39
Sur la relation entre Bel et le dragon et Da. VI, cf. L. M. Wills, The Jew in the Court of the Foreign King.
Ancient Jewish Court Legends, Minneapolis, Fortress Press, 1990, pp. 129-138. Sur les traditions relatives à
Daniel aux époques perse, hellénistique et au-delà, cf. L. DiTommaso, The Book of Daniel and the Apocryphal
Daniel Literature, Leiden – Boston, Brill, 2005, en particulier chap. 2 (« The Story of Daniel in the Book of
Daniel and in the Daniel Lengenda »). La figure de Daniel est également évoquée (dans le corpus biblique) en
Ez. XIV,14 ; 20 ; XXVIII,3. Sur la relation de ce personnage avec le Danil de la mythologie ougaritique, cf. J.
Day, « The Daniel of Ugarit and Ezekiel and the Hero of the Book of Daniel », Vetus Testamentum 30 (1980),
pp. 174-184. De manière générale, cf. J. J. Collins, « Daniel », in K. van der Toorn, B. Becking, P. W. van der
Horst (éds.), Dictionary of Deities and Demons in the Bible, Leiden – Boston – Köln, Brill, 19992, pp. 219-220.
133
notre ère40. Mais c’est au sein du judaïsme hellénistique que ce récit a été préservé et qu’il a
circulé41. Ce contexte de réception, et de transmission d’un récit tout à la fois emblématique et
original, est sans doute plus important pour nous que la question incertaine de ses origines.
L’histoire de Bel et le dragon fait sens dans ce contexte où se pose de manière aiguë la
question du rapport à l’« autre », à ses dieux et à sa religion, c’est-à-dire, en creux, la question
de sa propre identité42. C’est parce que les thématiques qui y sont énoncées ont trouvé un écho
particulier au sein d’une audience judéo-hellénistique que ce récit nous est parvenu. En
premier lieu bien sûr, la satire contre l’idolâtrie43. Peu importe dès lors de savoir qui sont, ou
que sont, ce dieu et ce serpent évoqués dans cette histoire. Bel et le dragon deviennent dans ce
contexte des figures essentiellement typologiques. Et le récit qui met ceux-ci aux prises avec
un héros juif exilé trouve dans ce contexte une résonnance nouvelle.
Comme l’ensemble du livre de Daniel en grec, le texte de Bel et le dragon nous est
connu par deux recensions sensiblement différentes44. La première, dite des Septante, n’est
attestée que par un nombre restreint de manuscrits, ayant très vite été abandonnée au profit de
L’opinion de I. Kottsieper, « Zusätze zu Daniel. Bel und der Drache : Einleitung », in O. Hannes Steck, R. G.
Kratz, I. Kottsieper (éds.), Das Buch Baruch, Der Brief des Jeremia, Zusätze zu Ester und Daniel, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1998, pp. 248-258, en particulier pp. 252-253, pour lequel ce récit précède la
destruction du temple de Bel par Xerxès Ier, en 482 avant notre ère, ne semble pas s’imposer. Il n’est pas pour
autant exclu que le règne de Xerxès Ier constitue l’arrière-plan historique à partir duquel notre récit a pris forme.
Hdt. I,183 rapporte comment Xerxès déroba à Babylone une immense statue de Jupiter en or et tua le prêtre qui
lui résistait. Str. XVI,1,5 évoque le tombeau détruit de Bélos (une ziggourat) qu’Alexandre avait l’intention de
rebâtir. Cf. également Arr. An. III,16,4 ; VII,17,1-3 ; ps.-Hécatée, fr. 1 Holladay (J. CA I,192).
41
Cf. Di Lella, « The textual history », p. 604, qui relève que Bel et le dragon et les autres « additions » au livre
de Daniel « served as canonical Scripture for the several Greek-speaking Jewish and Christian communities that
received (or revised) them ». Je ne suis toutefois pas certain que ce récit, bien qu’inclus dans les versions
grecques du livre de Daniel, ait d’emblée joui d’une même autorité que le reste du livre. On relèvera ainsi qu’il
n’est pas cité dans la paraphrase de Flavius Josèphe. À ce sujet cf. G. Vermes, « Josephus’ Treatment of the
Book of Daniel », Journal of Jewish Studies 42 (1991), pp. 149-166.
42
En ce sens, cf. d’ailleurs S. J. D. Cohen, The Beginnings of Jewishness : Boundaries, Varieties, Uncertainties,
Berkeley ‒ Los Angeles, University of California Press, 1999, pp. 86-87. Cf. également J. J. Collins, Seers,
Sybils and Sages in Hellenistic-Roman Judaism, Leiden – New York – Köln, Brill, 1997, chap. 11 (« “The King
Has Become a Jew”. The Perspective on the Gentile World in Bel and the Snake »).
43
Cf. W. M. W. Roth, « For Life, He Appeals to Death (Wis 13:18). A Study of Old Testament Idol Parodies »,
The Catholic Biblical Quarterly 37 (1975), pp. 21-47.
44
Cf. Collins, Daniel. A commentary, pp. 3-11 ; Di Lella, « The textual history ».
40
134
la version dite de Théodotion45. C’est au texte des Septante, qui reflète une tradition
davantage indépendante du livre de Daniel dans son ensemble, que nous accorderons toutefois
la priorité46. Le texte des Septante assimile en effet l’histoire de Bel et le dragon à une
prophétie d’Habacuc. Daniel y est présenté comme un prêtre, fils d’un certain Habal et
compagnon (synbiotês) du roi de Babylone47. De toute évidence, la version dite de Théodotion
corrige ces dissonances : la référence à Habacuc disparaît, pour être remplacée par une
introduction chronologique, qui replace le récit dans la succession des règnes qui structure le
livre de Daniel, et identifie Cyrus derrière le roi anonyme de la version des Septante48.
45
Ce dont témoigne Hier. In Dan., préface (PL 28, col. 1291) : Danielem prophetam juxta Septuaginta
Interpretes Domini Salvatoris Ecclasiae non legunt utentes Theodotionis editione, et hoc cur acciderit, nescio.
(…) Hoc unum affirmare possum, quod multum a veritate discordet, et recto judicio repudiatus sit. « Les Églises
de notre Seigneur et Sauveur ne lisent pas le prophète Daniel selon (la version des) Septante mais utilisent la
version de Théodotion. Pourquoi cela est arrivé je n’en sais rien. (…) Une chose que je peux affirmer, c’est que
la (version des Septante) diffère de beaucoup de la vérité (hébraïque), et que c’est à juste titre qu’elle a été
rejetée. » Il n’est pas impossible d’attribuer ce rejet aux divergences importantes de Da. IV-VI dans le texte des
Septante et le texte massorétique. Sur Théodotion, cf. D. Barthélemy, Les devanciers d’Aquila, Leiden, Brill,
1963, pp. 144-157. Il est généralement admis que la version dite de Théodotion est antérieure au IIe siècle de
notre ère ; elle est connue, notamment, des auteurs néo-testamentaires ; cf. Collins, Daniel. A commentary, pp.
10-11.
46
Selon Collins, Daniel. A Commentary, pp. 8-9, le texte θʹ présuppose le texte des Septante. Cf. également Di
Lella, « The textual history », pp. 590-593 ; Kottsieper, « Zusätze zu Daniel », p. 248. L’indépendance originelle
de la version des Septante est également soulignée par Moore, Daniel, Esther and Jeremiah, p. 133. De manière
générale, cf. J. Schüpphaus, « Der Verhältnis von LXX- und Theodotion Text in den apocryphen Zusätzen zum
Danielbuch », Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft 83 (1971), pp. 49-63.
47
LXX Bel 1-2 : Ἐκ προφητείας Αμβακουμ υἱοῦ Ἰησοῦ ἐκ τῆς φυλῆς Λευι. Ἄνθρωπός τις ἦν ἱερεύς, ᾧ ὄνομα
Δανιηλ υἱὸς Αβαλ, συμβιωτὴς τοῦ βασιλέως Βαβυλῶνος. Le motif qui fait de Daniel un prêtre pourrait remonter,
selon Kottsieper, « Zusätze zu Daniel », p. 251 à la légende akkadienne de l’apkallu Lū-Nanna, auquel est
attribué l’éviction d’un serpent mythologique du temple d’Ištar ; cf. E. Reiner, « The Etiological Myth of the
“Seven Sages” », Orientalia 30 (1961), pp. 1-11. L’on sait en effet que le mot apkallu, par lequel sont désigné
les sept sages anté-diluviens, prend le sens de « prêtre » en araméen et en sud-arabique ; cf. J. C. Greenfield,
« Apkallu », in van der Toorn, Becking, van der Horst (éds.), Dictionary of Deities and Demons, pp. 72-74, ici p.
73. Dan(i)el est d’ailleurs une figure anté-diluvienne, liée à Hénoch en Jub. IV,20 ; cf. également 1 Hen. VI,7.
Ez. XXVIII,3 pourrait faire allusion à ce personnage. Es. VIII,2 mentionne également un certain Daniel, fils
d’Ithamar (vraisemblablement un prêtre), parmi les hommes qui rentrèrent de Babylone avec Esdras.
48
θʹ Bel 1 : Καὶ ὁ βασιλεὺς Ἀστυάγης προσετέθη πρὸς τοὺς πατέρας αὐ-τοῦ, καὶ παρέλαβεν Κῦρος ὁ Πέρσης
τὴν βασιλείαν αὐτοῦ. Cyrus est également mentionné en Da. VI,28 ; X,1. Il n’est évidemment pas anodin que le
roi, anonyme dans le texte LXX, soit ici désigné comme Cyrus. Selon Nickelsburg, Jewish Literature, pp. 24-26,
le récit serait d’ailleurs une sorte de midrash à partir de Is. XLV-XLVI, et visant précisément à rendre compte de
la « conversion de Cyrus ». Cf. néanmoins les remarques de E. S. Gruen, Heritage and Hellenism. The
Reinvention of Jewish Tradition, Berkeley, University of California Press, 1998, pp. 171-172. Sur les
divergences entre les deux versions, cf. également Wills, The Jew in the Court of the Foreign King, pp. 131-132.
135
Résumons à grands traits ce récit49. Les Babyloniens vénèrent une idole, le dieu Bel, auquel
ils consacrent tous les jours d’importantes quantité de farine, de viande et d’huile. Et le roi se
rend quotidiennement au temple et se prosterne devant lui. Il demande alors à Daniel pourquoi
celui-ci ne se prosterne pas lui aussi devant Bel. Mais Daniel répond qu’il ne vénère personne,
si ce n’est le Seigneur, le dieu qui a fondé le ciel et la terre et qui a pouvoir sur toute chair 50.
Bel ne serait-il pas un dieu, s’inquiète le roi, ne dévore-t-il pas tous les jours les offrandes qui
sont préparées pour lui ? Non, répond Daniel, celui-ci « est de glaise en dedans et de bronze
en dehors. Par le Seigneur dieu des dieux, je te jure qu’il n’a jamais rien mangé51 ! » Furieux,
le roi appelle les responsables du temple et menaçant de les tuer, les invite à révéler qui
mange les plats préparés pour Bel. C’est Bel lui-même qui les mange, répondent ceux-ci.
Mais Daniel s’engage à prouver qu’il n’en est rien, quitte, s’il échoue, à perdre sa vie et celle
de tous les siens. Daniel est un fin limier, comme le montre évidemment aussi l’affaire de
Suzanne et des vieillards. Après que les soixante-dix prêtres de Bel aient disposé les mets et le
vin dans l’eidôleion, Daniel ordonne aux siens de faire sortir tout le monde. Et c’est à l’insu
des prêtres qu’il saupoudre de cendre le sol du temple avant d’en faire sceller les portes. Le
lendemain matin, les sceaux sont intacts. C’est en effet par des portes dérobées que les prêtres
pénètrent, la nuit, dans le temple et dévorent et boivent sans scrupules les plats et le vin qu’ils
ont eux-mêmes disposés à l’attention de Bel. Lorsqu’au matin, la grande porte est ouverte, le
roi voit les tables vides et les plats consommés. Il s’exclame alors : « Grand est Bel ! Et il n’y
a pas chez lui de tromperie (dolos). »52 Partant d’un rire bruyant, Daniel lui montre les
empreintes d’hommes, de femmes et d’enfants dont le sol est jonché et, du même coup, la
49
Je me base ici sur le texte édité par O. Munich, dans J. Ziegler, O. Munich, Susanna, Daniel, Bel et Draco,
Göttingen, Vandenhoeck & Ruprech, 19992, traduit avec la complicité d’Alexandra Lukinovitch.
50
Bel 5 : καὶ εἶπε Δανιηλ πρὸς τὸν βασιλέα Οὐδένα σέβομαι ἐγὼ εἰ μὴ κύριον τὸν θεὸν τὸν κτίσαντα τὸν
οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν καὶ ἔχοντα πάσης σαρκὸς κυρ<ι>είαν. Selon θʹ : « Parce que je ne vénère pas d’idoles
faites de main (d’hommes), mais le dieu vivant, qui a fondé le ciel et la terre et qui a pouvoir sur toute chair ».
51
Bel 7 : μηδείς σε παραλογιζέσθω· οὗτος γὰρ ἔσωθεν μὲν πήλινός ἐστιν, ἔξωθεν δὲ χαλκοῦς· ὀμνύω δέ σοι
κύριον τὸν θεὸν τῶν θεῶν, ὅτι οὐθὲν βέβρωκε πώποτε οὗτος.
52
Bel 18 : καὶ ἐχάρη ὁ βασιλεὺς καὶ εἶπεν πρὸς τὸν Δανιηλ Μέγας ἐστὶν ὁ Βηλ, καὶ οὐκ ἔστι παρ' αὐτῷ δόλος.
136
tromperie des prêtres (ton dolon tôn iereôn)53. Le roi fait alors investir la maison des prêtres,
où l’on trouve encore les mets et le vin destinés à Bel. Les portes dérobées sont découvertes,
et les prêtres chassés du sanctuaire. C’est à Daniel que reviendra ce qui était jusqu’alors
dépensé pour Bel, qui est quant à lui simplement abattu (katestrepse)54.
L’idole et ses prêtres désormais sortis de scène, reste encore le dragon, ou le serpent
(drakon) que, dans le même lieu, les Babyloniens vénèrent également55. Celui-ci vit, mange,
boit, et n’est de toute évidence pas de bronze. Le roi enjoint alors à Daniel de se prosterner
devant lui. Mais Daniel va montrer au roi que sans user d’aucune arme, il peut tuer ce serpent,
et donc prouver que celui-ci non plus n’a rien d’un dieu. Il prépare alors une étrange galette
composée de poix, de graisse et de poils cuits ensemble, jette celle-ci dans la gueule du
serpent qui la mange et éclate. D’où, évidemment, la remarque de Daniel : « Sont-ce là les
choses que vous vénérez, ô roi ? »56
Cette seconde démonstration ne reste toutefois pas sans réaction. Les gens des
environs s’assemblent contre Daniel, accusant d’ailleurs le roi d’être lui-même devenu juif !57
De toute évidence, une fois le serpent mort et Bel renversé, une limite a été franchie. Mais le
roi fait machine arrière et livre Daniel à la foule qui le jette dans la fosse aux lions pour qu’il
soit dévoré et n’ait pas de sépulture58. C’est sur un mode non moins cocasse que se repose ici
la question de la nourriture. Car si les lions ne dévorent pas Daniel (un fait que la version dite
Bel 19 : καὶ ἐγέλασε Δανιηλ σφόδρα καὶ εἶπεν τῷ βασιλεῖ Δεῦρο ἰδὲ τὸν δόλον τῶν ἱερέων. καὶ εἶπεν Δανιηλ
Βασιλεῦ, ταῦτα τὰ ἴχνη τίνος ἐστί. Le jeu qui associe la tromperie de Bel à celle de ses prêtres est absent de θʹ.
54
Bel 22 : καὶ τὴν δαπάνην τὴν εἰς αὐτὸν ἔδωκε τῷ Δανιηλ [ὁ βασιλεὺς], τὸν δὲ Βηλ κατέστρεψε. La version θʹ
peut suggérer que c’est Daniel qui détruit la statue, mais aussi le sanctuaire : καὶ ἀπέκτεινεν αὐτοὺς ὁ βασιλεὺς
καὶ ἔδωκεν τὸν Βηλ ἔκδοτον τῷ Δανιηλ, καὶ κατέστρεψεν αὐτὸν καὶ τὸ ἱερὸν αὐτοῦ.
55
Bel 23 : καὶ ἦν δράκων ἐν τῷ αὐτῷ τόπῳ, καὶ ἐσέβοντο αὐτὸν οἱ Βαβυλώνιοι. Selon θʹ, un « grand serpent »
(δράκων μέγας).
56
Bel 27 : καὶ λαβὼν ὁ Δανιηλ πίσσης μνᾶς τριάκοντα καὶ στέαρ καὶ τρίχας ἥψησεν ἐπὶ τὸ αὐτὸ καὶ ἐποίησε
μάζαν καὶ ἐνέβαλεν εἰς τὸ στόμα τοῦ δράκοντος, καὶ φαγὼν διερράγη. καὶ ἔδειξεν αὐτὸν τῷ βασιλεῖ λέγων Οὐ
ταῦτα σέβεσθε, βασιλεῦ.
57
Bel 28 : καὶ συνήχθησαν οἱ ἀπὸ τῆς χώρας πάντες ἐπὶ τὸν Δανιηλ καὶ εἶπαν Ιουδαῖος γέγονεν ὁ βασιλεύς.
58
Le texte θʹ cherche à atténuer la culpabilité du roi, en insistant sur les menaces dont lui et les siens font très
explicitement l’objet ; cf. Bel 29 : « Et ils allèrent vers le roi et dirent : “Livre-nous Daniel ! Sinon nous te
tuerons, toi et (ceux de) ta maison !” ». De même au v. 30, θʹ ajoute : « sous la contrainte (anagkastheis), il leur
livra Daniel ».
53
137
de Théodotion souligne en insistant sur l’idée que ce jour-là, les lions étaient spécialement
affamés) il faudra bien que celui-ci, laissé pour mort dans la fosse une semaine entière, soit
lui-même sauvé de la famine. Intervient alors le prophète Habacuc, inopinément amené à
Babylone par un ange du Seigneur. C’est en le saisissant par les cheveux que l’ange transporte
Habacuc vers la fosse aux lions, avec une cruche de vin et une jatte pleine de pain et de
bouillon, avant de le replacer là où il l’avait pris. Devant ce miracle, Daniel s’exclame : « En
effet, le Seigneur dieu s’est souvenu de moi, lui qui n’abandonne pas ceux qui se soucient de
lui »59. C’est alors que le roi, en deuil de Daniel, se penche sur la fosse et le voit assis. Après
l’en avoir fait sortir, il condamne ses ennemis aux lions et s’écrie : « Grand est le Seigneur
dieu, et il n’y en a pas d’autre que lui ! »60
L’histoire de Bel et le dragon, on le voit, se laisse facilement diviser en deux, voire trois
épisodes distincts, d’ailleurs possiblement indépendants à l’origine61. La tradition rabbinique
ne connaît que l’histoire du serpent, et semble ignorer l’épisode relatif à l’idole de Bel62. On
retrouve également le motif du voyage d’Habacuc dans un texte apocryphe du Ier siècle de
notre ère, sans aucune allusion ni à Bel ni au serpent63. L’histoire de la destruction de la statue
et du temple de Bel, et de la mise à mort de ses prêtres, est peut-être une réminiscence, ou une
adaptation, d’un évènement associé, dans la tradition grecque, au règne de Xerxès64. De toute
évidence, Bel et le dragon reflète un subtil mélange d’influences. La curieuse méthode
employée par Daniel pour tuer le dragon a pu être rapprochée de la mise à mort de Tiamat par
Bel 38 : ὁ δὲ κύριος ὁ θεὸς ἐμνήσθη τοῦ Δανιηλ.
Bel 41 : Μέγας ἐστὶ κύριος ὁ θεός, καὶ οὐκ ἔστι πλὴν αὐτοῦ ἄλλος.
61
Cf. Moore, Daniel, Esther and Jeremiah, pp. 121-125 ; Kottsieper, « Zusätze zu Daniel », p. 249.
62
Cf. Ge. R. LXVIII,13 ; Y. Ned. III,2. À ce sujet, Zimmermann, « Bel and the Dragon ». Le récit refait surface
au Moyen Âge chez Jerahmeel LXXII (Gaster) ; cf. M. Gaster, « The Unknown Aramaic Original of
Theodotion’s Additions to the Book of Daniel », Proceedings of the Society of Biblical Archaeology 16 (1894),
pp. 280-290, 312-317 ; Collins, Daniel. A Comentary, pp. 410-411. Sur ce texte, cf. infra, pp. 289-290.
63
Cf. Vit. Proph. XII,4-8, où le motif du voyage d’Habacuc est en premier lieu une évocation de l’exil. Sur ce
texte, cf. D. R. A. Hare, « The Lives of the Prophets », in J. H. Charlesworth (éd.), The Old Testament
Pseudepigrapha, 2 vols., New York ‒ Garden City , Doubleday, 1983-1985, vol. 2, pp. 379-399.
64
Cf. Hdt. I,183 ; Str. XVI,1,5 ; Arr. An. III,16,4; VII,17,1-3.
59
60
138
le dieu Marduk (Bel), telle qu’elle est racontée dans le récit babylonien de la création du
monde, l’Enuma Eliš65. Ou encore d’un autre mythe akkadien, évoquant comment le Sage
anté-diluvien Lū-Nanna aurait chassé du temple d’Ištar de Šulgi le dragon ušumgallu66. Ce
possible arrière-plan mythologique n’a toutefois qu’un lointain rapport avec notre récit. Bel et
le dragon joue sans doute avec un imaginaire partagé dans le Proche-Orient antique, et qui
attribue au serpent une forme d’immortalité qui échappe aux hommes67. Le serpent est
immortel (athanatos) rappelle Philon de Byblos (Sanchunation) : « cet animal ne meurt pas de
mort naturelle, mais seulement victime de quelque violence »68. Un motif auquel notre récit se
plaît à donner tort. Le sens du récit est à chercher dans sa cohérence interne plus que dans la
quête des sources dont il est peut-être le produit.
Quels que soient les éléments à partir desquels Bel et le dragon a été composé, ceux-ci
ont été efficacement entremêlés, produisant ce qu’il faut bien considérer comme une narration
unique et certainement cohérente69. Bel et le dragon est le récit exemplaire d’une
confrontation qui oppose Daniel aux dieux de pierre et de chair d’une improbable Babylone.
Dans ce récit, Daniel préfigure en quelque sorte les trois Brésiliens rencontrés à Rouen par
Montaigne : il voit ce que les Babyloniens ne voient pas, la supercherie des prêtres, l’inanité
de leurs dieux. Les trois scénettes que juxtapose la narration esquissent les contours de ce
« triangle théologique » évoqué plus haut. Vient d’abord ce que notre texte désigne
explicitement comme une idole, un eidôlon, cette statue de glaise et de bronze, incapable de
manger ou de boire. Puis le serpent, qui meurt précisément parce qu’il mange. Enfin, ce fil
Cf. Enuma Eliš IV,96-103. En ce sens déjà W. H. Ward, « Bel and the Dragon », The American Journal of
Semitic Languages and Literatures 14.2 (1898), pp. 94-105, qui renvoie également à de nombreuses sources
iconographiques. Cf. également Zimmermann, « Bel and the Dragon » ; Moore, Daniel, Esther and Jeremiah, p.
143. Cette opinion a néanmoins été critiquée par Davies, « Bel and the Dragon », pp. 653-654 ; aussi Collins,
Daniel. A Commentary, p. 415.
66
Cf. supra, n. 47.
67
Cf. déjà Gilgamesh IX,279-289.
68
Ph. Bybl., chez Eus. PE I,10,48 (trad. Sirinelli, des Places) : ὅτι ἀθάνατον εἴη καὶ ὡς εἰς ἑαυτὸν ἀναλύεται,
ὥσπερ πρόκειται· οὐ γὰρ θνήσκει ἰδίῳ θανάτῳ εἰ μὴ βίᾳ τινὶ πληγὲν τοῦτο τὸ ζῷον.
69
En ce sens, cf. Nickelsburg, Jewish literature, p. 24 ; Collins, Daniel. A Commentary, p. 409.
65
139
rouge qui traverse l’ensemble du récit, l’alimentation des dieux, des bêtes et des hommes,
réapparaît dans le troisième épisode. Car s’il échappe à l’appétit des lions, Daniel doit luimême être sauvé de la famine par l’intervention aussi inattendue que providentielle de ce dieu
véritable qui n’oublie pas ceux qui l’aiment. Entre une idole impuissante, un animal vorace et
le dieu qui a créé le ciel et la terre, la comparaison est fatalement inégale.
Les éléments comiques qui traversent le récit, heureusement mis en évidence par
l’analyse d’Erich Gruen, en renforcent la cohérence70. Si Bel et le dragon énonce une
réflexion sur le rapport à l’« autre », et par là même sur soi-même, c’est de toute évidence
d’abord sur le mode de la plaisanterie. Au rire de Daniel face à la naïveté du roi fait écho le
rire de l’audience, ou notre propre rire. Un rire qui se fait aux dépens de l’« autre » et de ses
prétendus dieux, tournés en ridicule par un héros juif astucieux. Et l’on se plaît à imaginer
comment le roi de Babylone, convaincu par Daniel de rendre grâce au dieu souverain se voit
bientôt accusé par ses propres sujets d’être devenu juif. Mais ce rire n’en est pas pour autant
dénué d’introspection. Car lorsqu’intervient enfin le dieu de Daniel, ce dieu à ce point
transcendant qu’il est normalement absent, presque inaccessible, c’est par le biais d’un
prophète lui-même quelque peu incrédule, baladé par les cheveux depuis la Judée jusqu’à
Babylone et retour. Dans cet enchevêtrement de motifs cocasses, Daniel tient de toute
évidence le rôle principal. Il n’est pas, ici, la victime de courtisans rivaux qui chercheraient à
le forcer à vénérer les dieux de Babylone71. Il est au contraire l’initiateur de la confrontation.
C’est lui qui propose de prouver au roi que ses dieux n’en sont pas. Et si Bel et le dragon peut
être interprété comme une mise en récit de la satire biblique contre l’idolâtrie, Dieu cède ici la
70
71
Cf. Gruen, Heritage and Hellenism, pp. 170-172.
Cf. Da. III ; VI.
140
place à un protagoniste humain, qui par le biais de sa seule ruse parvient à démontrer l’inanité
des idoles72.
Le rôle de ce protagoniste malicieux peut être comparé à l’attitude attribuée à d’autres esprits
forts rencontrés dans la littérature judéo-hellénistique, et précisément, comme je l’ai suggéré,
dans le contexte au sein duquel Bel et le dragon prend véritablement tout son sens. Un
parallèle nous est offert dans les fragments du pseudo-Hécatée d’Abdère que nous avons déjà
eu l’occasion d’évoquer73.
Dans le Contre Apion, Flavius Josèphe cite en effet plusieurs passages d’un traité sur les
Juifs qu’il attribue à Hécatée d’Abdère, contemporain d’Alexandre74. Mais ce traité relève en
vérité, au même titre que la Lettre d’Aristée, sur laquelle nous reviendrons, d’une forme de
fiction ethnographique75. Vraisemblablement rédigée par un Juif du IIe siècle avant notre ère,
l’œuvre insiste sur la fidélité des Juifs à l’égard de leurs patrioi nomoi. Ni la volonté des rois,
ni l’interaction avec les étrangers ne parvient à les faire changer d’opinion (dianoia). Les Juifs
préfèrent mourir plutôt que de transgresser les coutumes de leurs ancêtres (ta patria)76. Parmi
72
Cf. infra, chap. 4, pp. 207-218. Également Roth, « For Life, He Appeals to Death », p. 43 ; Wills, The Jew in
the Court of the Foreign King, p. 131-133, qui note que, de manière générale, la théologie sous-jacente à ce récit
est de toute évidence moins « interventioniste » qu’elle ne l’est dans le reste du corpus daniélique. Sur la satire
biblique contre les idoles, cf. notamment S. Weeks, « Man Made Gods ? Idolatry in the Old Testament », in S. C.
Barton (éd.), Idolatry. False Worship in the Bible, Early Judaism and Christianity, London, T. & T. Clark, 2007,
pp. 7-21. Sur le développement du thème dans le contexte du judaïsme hellénistique, cf. Tromp, « The critique of
Idolatry ».
73
En ce sens également Wills, The Jew in the Court of the Foreign King, p. 132-133. Sur le ps.-Hécatée, cf.
supra, chap. 2, pp. 90-92.
74
J. CA I,183-204.
75
De manière générale, sur ce texte, cf. B. Bar-Kochva, Pseudo-Hecataeus « On the Jews ». Legitimizing the
Jewish Diaspora, Berkeley, University of California Press, 1996, et en particulier pp. 182-231, sur le caractère
ethnographique de ce traité. Cf. également Gruen, Heritage and Hellenism, pp. 199-206. Introduction, texte et
commentaire dans C. R. Holladay, Fragments from Hellenistic-Jewish Authors, 4 vols., Chico, puis Atlanta,
Scholars Press, 1983-1996, vol. 1 (Historians), pp. 277-335.
76
Ps.-Hecat. fr. 1 Holladay, 191 : τοιγαροῦν, φησί, καὶ κακῶς ἀκούοντες ὑπὸ τῶν ἀστυγειτόνων καὶ τῶν
εἰσαφικνουμένων πάντες καὶ προπηλακιζόμενοι πολλάκις ὑπὸ τῶν Περσικῶν βασιλέων καὶ σατραπῶν οὐ
δύνανται μεταπεισθῆναι τῇ διανοίᾳ, ἀλλὰ γεγυμνωμένως περὶ τούτων καὶ αἰκίαις καὶ θανάτοις δεινοτάτοις
μάλιστα πάντων ἀπαντῶσι μὴ ἀρνούμενοι τὰ πάτρια. Aussi, dit-il, ni les sarcasmes de leurs voisins et de tous les
étrangers qui les visitent, ni les fréquents outrages des rois et des satrapes perses ne peuvent les faire changer de
croyances ; pour ces lois ils affrontent sans défense les coups et les morts les plus terribles de toutes, plutôt que
de renier les coutumes de leurs ancêtres (trad. Blum).
141
les preuves de cette fermeté, le pseudo-Hécatée rapporte (on l’a vu), que les Juifs ne tolèrent
pas que des étrangers élèvent chez eux des temples ou des autels. Ceux d’entre eux qui ont
rejoint les armées d’Alexandre, auraient refusé de participer à la restauration du temple de
Bel, à Babylone, qui gisait alors en ruines77. Surtout, l’auteur rend compte d’un incident dont
il aurait lui-même été le témoin, survenu lors d’une expédition d’Alexandre sur les rives de la
Mer rouge. Sans doute convient-il de citer in extenso ce passage :
Marchant vers la mer Érythrée, j’avais avec moi, parmi les cavaliers de mon
escorte, un Juif nommé Mosollamos, homme intelligent, vigoureux, et le plus
habile archer, de l’aveu unanime, parmi les Grecs et les barbares. Cet homme,
voyant de nombreux soldats aller et venir sur la route, un devin prendre les
auspices et décider la halte de toute la troupe, demanda pourquoi l’on restait là. Le
devin lui montra l’oiseau et lui dit que, s’il restait posé là, l’intérêt de tous était de
s'arrêter ; s’il prenait son vol en avant, d’avancer ; s’il le prenait en arrière, de
rebrousser chemin. Alors, le Juif, sans dire un mot, banda son arc, lança la flèche
et frappa l'oiseau, qu’il tua. Le devin et quelques autres s’indignèrent et
l’accablèrent
d’imprécations.
« Pourquoi
cette
fureur,
dit
l’homme,
ô
malheureux ? » Puis, prenant la bête entre ses mains : « Comment cet oiseau, qui
n’a pas su pourvoir à son propre salut, nous donnerait-il sur notre marche une
indication sensée. S’il avait pu prévoir l’avenir, il ne serait pas venu ici, de crainte
de mourir frappé d’une flèche par le Juif Mosollamos ».78
Ps.-Hecat. fr. 1 Holladay, 192-193 : παρέχεται δὲ καὶ τεκμήρια τῆς ἰσχυρογνωμοσύνης τῆς περὶ τῶν νόμων
οὐκ ὀλίγα· φησὶ γάρ, Ἀλεξάνδρου ποτὲ ἐν Βαβυλῶνι γενομένου καὶ προελομένου τὸ τοῦ Βήλου πεπτωκὸς ἱερὸν
ἀνακαθᾶραι καὶ πᾶσιν αὐτοῦ τοῖς στρατιώταις ὁμοίως φέρειν τὸν χοῦν προστάξαντος, μόνους τοὺς Ἰουδαίους οὐ
προσσχεῖν, ἀλλὰ καὶ πολλὰς ὑπομεῖναι πληγὰς καὶ ζημίας ἀποτῖσαι μεγάλας, ἕως αὐτοῖς συγγνόντα τὸν βασιλέα
δοῦναι τὴν ἄδειαν. ἔτι γε μὴν τῶν εἰς τὴν χώραν, φησί, πρὸς αὐτοὺς ἀφικνουμένων νεὼς καὶ βωμοὺς
κατασκευασάντων ἅπαντα ταῦτα κατέσκαπτον, καὶ τῶν μὲν ζημίαν τοῖς σατράπαις ἐξέτινον, περί τινων δὲ καὶ
συγγνώμης μετελάμ. Il apporte aussi des preuves nombreuses de leur fermeté à observer les lois. Il raconte
qu’Alexandre, se trouvant jadis à Babylone et ayant entrepris de restaurer le temple de Bel tombé en ruines,
donna l’ordre à tous ses soldats sans distinction de travailler au terrassement ; seuls les Juifs s’y refusèrent et
même souffrirent les coups et payèrent de fortes amendes jusqu’à ce que le roi leur accordât leur pardon et les
dispensât de cette tâche. De même, dit-il, quand des étrangers venus chez eux, dans leur pays, y élevèrent des
temples et des autels, ils les rasèrent tous et pour les uns payèrent une amende aux satrapes, pour d’autres
reçurent leur grâce. Et il ajoute qu’il est juste de les admirer pour cette conduite.
78
Ps.-Hecat. fr. 1 Holladay, 201-204 (trad. Blum) : ἐμοῦ γοῦν ἐπὶ τὴν Ἐρυθρὰν θάλασσαν βαδίζοντος
συνηκολούθει τις μετὰ τῶν ἄλλων τῶν παραπεμπόντων ἡμᾶς ἱππέων Ἰουδαίων ὄνομα Μοσόλλαμος, ἄνθρωπος
ἱκανῶς κατὰ ψυχὴν εὔρωστος καὶ τοξότης δὴ πάντων ὁμολογουμένως καὶ τῶν Ἑλλήνων καὶ τῶν βαρβάρων
ἄριστος. οὗτος οὖν ὁ ἄνθρωπος διαβαδιζόντων πολλῶν κατὰ τὴν ὁδὸν καὶ μάντεώς τινος ὀρνιθευομένου καὶ
77
142
La littérature gréco-romaine n’est pas avare en anecdotes qui tournent en ridicule devins et
prophéties79. L’Illiade déjà, mentionne le devin Ennomus (un oiônistês), qui ne put prédire sa
propre mort et fut tué par Achille80. On pensera évidemment aussi à Caton l’ancien, dont
Cicéron nous dit qu’il s’étonnait qu’un haruspice pût voir un autre haruspice sans rire81. Dans
le De divinatione, Marcus interroge d’ailleurs la prise d’auspice, cet « art qui fait voler des
oiseaux de-ci de-là, afin qu’ils donnent des signes et tantôt interdisent l’action, tantôt
l’ordonnent par leur chant ou leur vol »82. Suétone rapporte comment, lors de la première
guerre punique, le général romain P. Claudius Pulcher aurait jeté à la mer les poulets sacrés,
qui refusaient de se nourrir (et donc d’autoriser l’engagement de la bataille), précipitant sa
défaite83. Valère Maxime évoque le cas d’un augure sournois qui, malgré les signes
défavorables donnés là encore par des poulets sacrés, annonçait une victoire. Il fut placé
devant la première ligne afin de vérifier par lui-même la validité de son présage. La première
flèche tirée par l’ennemi lui perça la poitrine84. Une autre anecdote non moins cocasse
πάντας ἐπισχεῖν ἀξιοῦντος ἠρώτησε, διὰ τί προσμένουσι. δείξαντος δὲ τοῦ μάντεως αὐτῷ τὸν ὄρνιθα καὶ
φήσαντος, ἐὰν μὲν αὐτοῦ μένῃ προσμένειν συμφέρειν πᾶσιν, ἂν δ' ἀναστὰς εἰς τοὔμπροσθεν πέτηται προάγειν,
ἐὰν δὲ εἰς τοὔπισθεν ἀναχωρεῖν αὖθις, σιωπήσας καὶ παρελκύσας τὸ τόξον ἔβαλε καὶ τὸν ὄρνιθα πατάξας
ἀπέκτεινεν. ἀγανακτούντων δὲ τοῦ μάντεως καί τινων ἄλλων καὶ καταρωμένων αὐτῷ, “τί μαίνεσθε, ἔφη,
κακοδαίμονες;” εἶτα τὸν ὄρνιθα λαβὼν εἰς τὰς χεῖρας, “πῶς γάρ, ἔφη, οὗτος τὴν αὐτοῦ σωτηρίαν οὐ προϊδὼν
περὶ τῆς ἡμετέρας πορείας ἡμῖν ἄν τι ὑγιὲς ἀπήγγελλεν; εἰ γὰρ ἠδύνατο προγιγνώσκειν τὸ μέλλον, εἰς τὸν τόπον
τοῦτον οὐκ ἂν ἦλθε φοβούμενος, μὴ τοξεύσας αὐτὸν ἀποκτείνῃ Μοσόλλαμος ὁ Ἰουδαῖος.
79
Plusieurs parallèles sont mentionnés par H. Lewy, « Hekataios von Abdera περì Ιουδαίων », Zeitschrift für die
neutestamentliche Wissenschaft 31 (1932), pp. 117-132, ici 129-130 ; Holladay, Fragments, vol. 1, pp. 333-334 ;
Gruen, Heritage and Hellenism, p. 205, n. 45. Cf. également Bar-Kochva, Pseudo-Hecataeus, pp. 61-69.
80
Hom. Il. II,858 : καὶ Ἔννομος οἰωνιστής· ἀλλ' οὐκ οἰωνοῖσιν ἐρύσατο κῆρα μέλαιναν, ἀλλ' ἐδάμη ὑπὸ χερσὶ
ποδώκεος Αἰακίδαο. Cf. également Verg. A. IX,327 ; Cic. Div. II,9 (22-24).
81
Cic. Div. II,24 (51) : Vetus autem illud Catonis admodum scitum est, qui mirari se aiebat, quod non rideret
haruspex, haruspicem cum vidisset. Cf. également Div. II,29 (62).
82
Cic. Div. II,38 (80) (trad. Freyburger, Scheid) : Quae est igitur natura, quae volucris huc et illuc passim
vagantis efficiat ut significent aliquid et tum vetent agere, tum iubeant aut cantu aut volatu ?
83
Suet. Tib. II. L’anecdote est également rapportée chez Cic. ND II,7 ; cf. aussi Liv. XXII,42. Comparer
également Cic. Div. I,35 (77). La prise d’auspice par le biais des poulets sacrés est décrite notamment chez Cic.
Div. II,34 (72). À ce sujet, cf. J. Scheid, La religion des Romains, Paris, Armand Colin, 1988, p. 95 et suivantes.
84
Val. Max. VII,2,5 : pullariusque non prosperantibus auibus optimum ei auspicium renuntiasset, de fallacia
illius factus certior sibi quidem et exercitui bonum omen datum credidit ac pugnam iniit, ceterum mendacem
ante ipsam aciem constituit, ut haberent di cuius capite, si quid irae conceperant, expiarent. directum est autem
siue casu siue etiam caelestis numinis prouidentia quod primum e contraria parte missum erat telum in ipsum
pullarii pectus eumque exanimem prostrauit. Sur ce passage, cf. F. Prescendi Morresi, Comprendre et décrire le
sacrifice : les réflexions des Romains sur leur propre religion à partir de la littérature antiquaire, Stuttgart, F.
Steiner, 2007, pp. 91-93.
143
apparaît parmi les lettres attribuées à Diogène de Sinope85. On y rapporte comment le cynique
ridiculisa lui aussi un devin (mantis). Levant son bâton, il lui demanda s’il allait le frapper.
Comme le devin répondit par la négative, il le frappa, pour le plus grand plaisir du public86.
Dans ce discours antique, capable d’interroger, voire de rire des coutumes établies,
c’est toutefois moins la divination elle-même que les devins, augures et autres charlatans, qui
font l’objet de la moquerie. Le pseudo-Hécatée, en jouant sur l’homophonie du mot mantis
(« devin ») et du verbe mainomai (être pris de folie, ou de fureur), s’applique d’ailleurs à
ridiculiser celui-ci. Le rituel qu’il décrit, schématisé à l’extrême, trahit néanmoins un manque
évident de familiarité avec les réalités de l’ornithomancie antique87. C’est d’ailleurs à
l’oiseau, et non au devin, qu’est étrangement attribuée une supposée (mais fausse)
connaissance de l’avenir. La satire de Mosollamos porte moins sur le devin que sur l’objet
même auquel s’attache la pratique divinatoire. Et c’est en fin de compte l’oiseau, et non le
devin, qui sera la victime des talents d’archer de Mosollamos. Sans doute, comme le suggère
Erich Gruen, un Grec aurait-il trouvé cela moins drôle88. De toute évidence, l’accent est ici
placé ailleurs.
L’oiseau abattu par l’archer fonctionne dans ce bref récit sur le modèle des idoles
dénoncées par la satire biblique, incapables d’entendre, de voir, de sentir ou de se déplacer
seules89. « Comment cet oiseau, qui n’a pas su pourvoir à son propre salut, nous donnerait-il
sur notre marche une indication sensée », demande Mosollamos ? Plus que l’incompétence du
devin, c’est l’inanité du signe qui est ici mise en avant. Par un geste qui expose les choses
85
Cf. Lewy, « Hekataios von Abdera », p. 129.
EG Diog. Sinop. XXXVIII,2 Hercher ; cf. aussi D.L. VI,24. Comparer également Aesop. 170, cité par BarKochva, Pseudo-Hecataeus, p. 64. Un autre esprit fort du type de Mosollamos, bien que sans lien avec la
question de la divination, est également évoqué dans une anecdote rapportée chez Plu. Moralia 217c-d :
lorsqu’un prêtre, à Samothrace, demanda à Antalcide quelles actions terribles il avait commises au cours de sa
vie, celui-ci le rabroua, répondant que ses actions étaient déjà connues des dieux.
87
Bar-Kochva, Pseudo-Hecataeus, pp. 68-69.
88
Gruen, Heritage and Hellenism, pp. 205-206.
89
Cf. Wills, The Jew in the Court of the Foreign King, p. 132-133.
86
144
telles qu’elles sont, et non telles que l’« autre » les pensait être, c’est une même illusion que
celle supposée par Bel et le dragon qu’il s’agit de dissiper.
L’archer Mosollamos, décrit par l’auteur comme un homme en tout point convenable
(antrôpos ikanôs), à l’âme bien trempée (kata psukhên eurôstos) et le meilleur (aristos) des
archers, apparaît comme le modèle du noble barbare. Ou plutôt, il incarne cette fermeté de
caractère qui est, pour le pseudo-Hécatée, le propre des Juifs. Mosollamos le Juif, comme le
désigne par deux fois explicitement l’auteur, n’est d’ailleurs en fait ni Grec ni barbare90. Son
geste, dès lors, plus qu’il ne ridiculise un devin anonyme, énonce la distinction de cet archer
juif au sein d’une armée faite de Grecs et de barbares. Et la raison supérieure qu’il invoque
pour l’expliquer légitimise peut-être aussi dans ce contexte le recours à la violence.
Mosollamos est l’exemple de cette attitude qui caractérise les Juifs ; un écart les tient à
distance des « autres » et de leurs coutumes religieuses. Il s’agit d’une attitude à certains
égards iconoclaste, qui peut, comme on a déjà pu le voir, trouver sa pleine légitimation dans la
littérature juive d’époque hellénistique. Par son accomodation subtile du paradigme grec
d’une sagesse barbare, l’auteur de cette anecdote parvient à attribuer à l’historien qu’il feint
d’être une approbation pleine et entière de cette attitude des Juifs à l’égard de l’« autre » et de
sa religion.
Sans doute ne se moque-t-on pas impunément des dieux. La fureur du devin et de ses
compagnons esquisse le tracé de cette frontière du tolérable que l’inventeur malicieux de
l’archer Mosollamos devait évidemment percevoir. Mais le récit ne nous dit rien (et pourquoi
le devrait-il ?) des suites de ce geste. Cette même limite est également présente dans Bel et le
dragon. Une fois l’idole abattue et le serpent mort, le roi et son entreprenant conseiller
encourent immédiatement la colère de la foule. Daniel, comme Mosollamos, démontre par sa
Cf. Ps.-Hecat., fr. 1 Holladay, 201 : …καὶ τοξότης δὴ πάντων ὁμολογουμένως καὶ τῶν Ἑλλήνων καὶ τῶν
βαρβάρων ἄριστος.
90
145
seule sagacité le caractère absurde de la religion de l’« autre ». Le surnaturel n’intervient que
pour le sauver du mauvais pas dans lequel il s’est lui-même fourré. Et encore est-ce par le
biais d’un improbable prophète transporté par les cheveux jusqu’à Babylone. Bel et le dragon
n’est pas une invitation au martyre. Le rire de Daniel, en somme, est d’abord une rêverie
dépourvue d’illusion. Cette attitude, aussi intransigeante qu’emblématique, rapproche
effectivement Mosollamos de Daniel ; c’est d’elle qu’il s’agit peut-être de rire ? Le récit ne
nous dit pas si Dieu s’accomode de la religion de l’« autre ».
ARTAPAN, MOÏSE, ET LES ÉGYPTIENS
Dans le neuvième livre de la Préparation évangélique, Eusèbe de Césarée rassemble les
témoignages de plusieurs auteurs grecs ayant mentionné les Juifs91. Il s’agit évidemment de
démontrer l’antiquité des faits hébraïques en regard des Grecs. C’est dans ce contexte qu’il
cite de nombreux passages du traité sur les Juifs d’Alexandre Polyhistor dont quelques
fragments nous sont ainsi parvenus92. Dans son traité, Alexandre Polyhistor, un contemporain
de César, ne faisait lui-même que compiler un certain nombre de textes que l’on admet
aujourd’hui avoir en fait été écrits par des Juifs. C’est par ce biais tortueux, et donc de
troisième main, que l’on peut lire aujourd’hui trois fragments de l’Histoire des Juifs attribuée
91
De manière générale, cf. S. Inowlocki, Eusebius and the Jewish Authors. His Citation Technique in an
Apologetic Context, Leiden – Boston, Brill, 2006.
92
Cf. désormais W. Adler, « Alexander Polyhistor’s Peri Ioudaiôn and Literary Culture in Republican Rome »,
in S. Inowlocki, C. Zamagni (éds.), Reconsidering Eusebius : Collected Papers on Literary, Historical, and
Theological Issues, Leiden ‒ Boston, Brill, 2011, pp. 225-240. Sur Alexandre Polyhistor, cf. J. Freudenthal,
Alexander Polyhistor und die von ihm erhaltenen Reste judäischer und samaritanischer Geschichtswerke,
Breslau, Skutsch, 1875, en particulier pp. 16-35 ; E. Schwartz, « Alexandros von Milet », RE I.2 (1894), col.
1449 ; A.-M. Denis et al., Introduction à la littérature religieuse judéo-hellénistique, 2 vols., Turnhout, Brepols,
2000, pp. 1108-1113 ; C. Zamagni, « Alexandre Polyhistor et Artapan: une mise en perspective à partir des
extraits d’Eusèbe de Césarée », in P. Borgeaud, T. Römer, Y. Volokhine (éds.), Interprétations de Moïse,
Égypte, Judée, Grèce et Rome, Leiden ‒ Boston, Brill, 2009, pp. 57-82, ici pp. 64-78.
146
à Artapan, un curieux auteur, qui porte un nom perse et qui décrit en grec les exploits
égyptiens d’Abraham, de Joseph et de Moïse93.
Ces fragments laissent d’emblée entrevoir la complexité et le dynamisme du jeu
interculturel qui a pu s’établir dans le monde méditerranéen ancien. Leur caractère largement
idiosyncratique a d’ailleurs longtemps laissé planer le doute quant à l’identité exacte de leur
auteur94. Selon Artapan, c’est Abraham qui aurait enseigné l’astrologie aux Égyptiens95.
Quant à Josèphe, il aurait non seulement sauvé l’Égypte de la famine, mais il en serait aussi
devenu le maître96. Le troisième fragment, qui se rapporte à Moïse est de loin le plus long et
le plus intéressant. Artapan identifie en effet Moïse au Musée des Grecs ‒ un Musée promu au
rang de maître d’Orphée. Civilisateur de la Grèce, mais aussi de l’Égypte, ce Moïse est encore
l’inventeur des hiéroglyphes et partant, de la religion égyptienne. C’est lui qui aurait assigné
aux Égyptiens leurs dieux, attribué aux prêtres un territoire réservé et institué dans chacun des
nomes d’Égypte des animaux sacrés. Les prêtres égyptiens reconnurent d’ailleurs en lui
l’équivalent d’un dieu, et l’appelèrent Hermès ‒ le fondateur, aux frontières de l’Égypte et de
l’Éthiopie, d’une Hermopolis, consacrée à l’ibis. Mais le Moïse d’Artapan n’en demeure pas
93
Sur Artapan et les Ioudaïka, je me permets de renvoyer à D. Barbu, « Artapan. Une introduction historique et
historiographique », in Interprétations de Moïse, pp. 3-23 ; Id., « Artapanus (Jewish novelist/historian) », in
Wiley-Blackwell’s Encyclopedia of Ancient History (sous presse). Le texte est cité chez Eus. PE IX,18,1 (fr. 1) ;
23,1-4 (fr. 2) ; 27,1-37 (fr. 3) et Clem. Alex. Strom. I,23,154.2-3 (fr. 3b). Introduction, texte et commentaire chez
C. R. Holladay, Fragments from Hellenistic-Jewish Authors, 4 vols., Chico, puis Atlanta, Scholars Press, 19831996, vol. 1 (Historians), pp. 189-243 ; J. J. Collins, « Artapanus », in J. H. Charlesworth (éd.), The Old
Testament Pseudepigrapha, 2 vols., New York ‒ Garden City , Doubleday, 1983-1985, vol. 2, pp. 889-903 ; R.
Bloch et al., « Les fragments d’Artapan », in Borgeaud, Römer, Volokhine, Interprétations de Moïse, pp. 25-39.
94
Cf. récemment H. Jacobson, « Artapanus Judæus », Journal of Jewish Studies 57.2 (2006), pp. 210-221, et la
réponse de J. J. Collins, « Artapanus Revisited », Novum Testamentum Supplements 136 (2010), pp. 59-68.
L’identification d’Artapan comme auteur judéo-hellénistique est généralement acceptée depuis J. Freudenthal
(cf. infra). Pour l’historiographie de la question, cf. C. R. Holladay, Theios Aner in Hellenistic-Judaism. A
Critique of the Use of this Category on New Testament Christology, Missoula, Scholars Press, 1977, pp. 201204 ; Id., Fragments, vol. 1, p. 195, n. 8a.
95
Artapan, fr. 1 (Eus. PE IX,18,1). Le motif (peut-être un midrash à partir de Ge. XV,5) est connu par ailleurs :
cf. Ps.-Eupolème, fr. 1 (Eus. PE IX,17,1-9) ; Phil. Gig. 62 ; J. AJ I,167-168.
96
Artapan, fr. 2 (Eus. PE IX,23,1-4). Comparer Ph. Jos. 119-120 ; 148-150 ; 166. Sur Joseph dans la littérature
hellénistique, cf. M. Niehoff, The figure of Joseph in Post-Biblical Jewish literature, Leiden – York, Brill, 1992 ;
Gruen, Heritage and Hellenism, pp. 73-109, en particulier pp. 87-89 sur Artapan.
147
moins un héros juif, celui qui, guidé par un dieu tout-puissant et invisible, parvint à libérer les
Hébreux du joug tyrannique du pharaon d’Égypte.
Pour les savants de la Renaissance et de la première modernité, Artapanus historicus
est un témoin privilégié de l’origine hébraïque de la sagesse égyptienne97. Dans ses
Recherches nouvelles sur l’histoire ancienne, parues en 1808, le comte de Volney le
considère encore comme un savant persan, nourri de science égyptienne98. Deux ans
auparavant, paraissait néanmoins à titre posthume, une dissertation de l’helléniste hollandais
Ludovic C. Valckenær sur Aristobule et le judaïsme alexandrin99. Valckenær y soutenait
qu’Artapan, bien que menteur (mendax) et diseur de balivernes (nugator) était néanmoins
juif100. Cette idée est rejetée par Auguste-Ferdinand Dähne, qui préfère voir en Artapan un
néoplatonicien syncrétiste101. De même Heinrich Ewald (le maître de Julius Wellhausen), qui
parle de heidnische Geschichtschreiber102. Comme l’écrit Carl Holladay, ces savants d’un
autre âge ne pouvaient expliquer le curieux mélange de traditions rencontré chez Artapan ‒
cette mixture incompatible avec un judaïsme envisagé en termes de souches pures ‒ que
97
Cf. Marsile Ficin, Theol. Plat. XVIII,10,14 ; De. Christ. relig. XXVI. Le texte de la Préparation est imprimé
pour la première fois par Robert Estienne, en 1544. P.-D. Huet, Demonstratio evangelica ad Serenissimum
delphinum, Amstedolami, Janssonio ‒ Vesbergios, 1680, p. 97, renvoie lui aussi au témoignage d’Artapan, qui
identifie Moïse au Mercure égyptien. Cf. aussi S. Bochart, Geographia sacra : pars prior, Phaleg, de
dispersione gentium et terrarum divisione facta in aedificatione turris Babel, pars posterior, Chanaan, de
coloniis et sermone Phoenicum, Francofurti ad Maenum, Johanni Davidis Zunnari, 1681 (1646), pp. 104-105,
pour lequel Artapan est un scriptor exoticus ignorant l’hébreu. Cf. Borgeaud, Aux origines, pp. 197-198. Sur le
schéma diffusioniste des auteurs des XVI-XVIIe siècles, cf. aussi G. G. Stroumsa, « Noah’s sons and the
religious conquest of the earth : Samuel Bochart and his followers », in M. Muslow, J. Assmann (éds.), Sintflut
und Gedächtnis. Erinnern und Vergessen des Ursprungs, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2006, pp. 307-318
(repris dans G. G. Stroumsa, A New Science. The Discovery of Religion in the Age of Reason, Cambridge MA ‒
London, 2010, Harvard University Press, pp. 77-88).
98
C.-F. Chasseboeuf de Volney, Recherches nouvelles sur l’histoire ancienne, Paris, Bossange Frères, 1822,
(1808), p. 375.
99
L. C. Valckenær, Diatribe de Aristobulo, alexandrino Judæo, scriptore commentarii in legem Moysis, Lugduni
Batavorum, S & J. Luchtmans, 1806, réimprimé dans Th. Gaisford (éd.), Eusebii Pamphili, Evangelicae
Preparationis libri XV, Oxonii, Typographeo Academico, t. IV, 1843, pp. 339-451.
100
Valckenær, Diatribe de Aristobulo, p. 26. Cf. Holladay, Fragments, vol. 3, pp. 54-56.
101
Cf. A. F. Dähne, Geschichtliche Darstellung der jüdisch-alexandrinischen Religionsphilosophie, 2 vols.,
Halle, Verlag der Buchandlung des Maisenhauses, 1834, vol. 2, pp. 201-203. Il est suivi par N. Séguier de SaintBrisson dans sa traduction de la Préparation évnagélique, Paris, Gaume Frères, 1846, vol. 2, p. 559, n. 73. Cf.
néanmoins Id., « Traditions phéniciennes. Dissertation sur l’authenticité des fragments de Sanchoniathon »,
Annales de Philosophie Chrétienne 21 (1840), pp. 30-40, ici p. 38.
102
Cf. H. Ewald, Geschichte des Volkes Israel, Göttingen, Dieterich, 18653, vol. 2, p. 129.
148
comme le reflet du paganisme de son auteur103. Dès 1841, Ernst Hengstenberg suggérait
cependant à son tour qu’Artapan devait effectivement être un auteur juif, bien que prenant le
masque d’un auteur païen rapportant les glorieux exploits des ancêtres des Juifs104. Cette idée
d’une feinte devait être reprise par Jacob Freudenthal (qui parlera de Trugschrift), dont la
monographie consacrée à Alexandre Polyhistor et parue en 1875 marque la fin des
hésitations105.
Le caractère panégyrique du récit constitue le principal argument en faveur de
l’identité juive de son mystérieux auteur. S’il se fait passer pour un païen (un Perse visitant
l’Égypte, voire un prêtre égyptien), suggère Freudenthal, Artapan n’en cherche pas moins à
projeter sur le peuple d’Israël un halo de gloire106. L’argument est également philologique : le
texte traduit une familiarité certaine avec la Bible des Septante107. Or avant le IIe siècle de
notre ère, les Grecs ne lisent pas la Bible en grec. Pour Freudenthal, le nom d’Artapan serait
un pseudonyme, un masque employé par un auteur anonyme en vue d’attribuer à d’autres un
récit élogieux des origines des Juifs108.
103
Holladay, Theios Aner, p. 201.
E. W. Hengstenberger, Die Bücher Moses und Ägypten, Berlin, Oehmigke, 1841, p. 245 (dans un appendice
sur Manéthon et les Hyksos). L’ouvrage est très vite traduit en anglais, sous le titre Egypt and the Books of
Moses, Edinburgh, Thomas Clark, 1845). Comme le remarque Jacobson, « Artapanus Judæus », p. 213, n. 11,
Hengstenberg ne fait jamais référence à Valckenær.
105
Freudenthal, Alexander Polyhistor, pp. 143-174, précédé de Id., « Zur Geschichte der Anschauungen über die
jüdisch-hellenistische Religionsphilosophie », Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums 9
(1869), pp. 399-421. Hengstenberger n’est pas cité par Freudenthal. On peut néanmoins penser que celui-ci a
néanmoins été (même indirectement) influencé par son prédécesseur, notamment via L. Herzfeld, Geschichte des
Volkes Jisrael von der Zerstörung des Ersten Tempels bis zur Einsetzung des Makkabäers Schimon zum
Hohenpriester und Fürsten, 3 vols., Nordhausen, A. Büchting, 1855-1857, qui cite l’opinion de Hengstenberg
(vol. 3, p. 574) et est lui-même cité par Freudenthal, Alexander Polyhistor, p. 146. Jacobson, « Artapanus
Judæus », pp. 220-221, signale ce silence Freudenthal à l’égard de Hengstenberg. Le judaïsme d’Artapan semble
faire, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’objet d’un nouveau et relatif consensus ; cf. H. Grätz, Geschichte
der Juden von den ältesten Zeiten bis auf die Gegenwart, 11 vols., Leipzig, O. Leiner, 1853-1875, vol. 3, p. 41
(cité par Freudenthal, ibid.) ; aussi F. J. Biet, Essai historique et critique sur l’école juive d’Alexandrie, Paris,
Librairie classique d’Eugène Belin, 1854, p. 123, qui se réfère à Valckenær, mais aussi à V. Vaillant, De
historicis qui ante Josephum Judaïcas res scripsêre, Parisiis, Firmin Didot Fratres, 1951.
106
Freudenthal, Alexander Polyhistor, p. 146.
107
Ibid., pp. 215-216. À ce sujet, cf. M. Alexandre, « Écrits judéo-hellénistiques et Pentateuque grec », in M.
Harl, C. Dogniez (éds.), Le Pentateuque d’Alexandrie, Paris, Cerf, 2001, pp. 86-98, ici p. 93. Sur l’utilisation de
la LXX chez Artapan, cf. G. E. Sterling, Historiography and Self-definition : Josephos, Luke-Acts, and
Apologetic Historiography, Leiden, Brill, 1992, pp. 173-174.
108
Freudenthal, Alexander Polyhistor, pp. 151-153.
104
149
Artapan est en effet un nom iranien, sans toutefois être nécessairement un
pseudonyme109. Avec cet anthroponyme réel et dans le même temps exotique, peut-être notre
auteur veut-il laisser croire (à qui le veut bien) qu’il est une sorte d’Hérodote, un voyageur
curieux, s’instruisant auprès des prêtres et des érudits locaux110 ? Le récit qu’il élabore
demeure néanmoins un éloge dithyrambique des origines du peuple juif, fondateurs héroïques
de la Grèce comme de l’Égypte.
Dans une large mesure, Artapan nous échappe, et toute tentative pour le situer repose sur une
argumentation interne. On le situe volontiers au IIe siècle avant notre ère, c’est-à-dire à michemin entre la traduction des Septante et Alexandre Polyhistor111. Les trois fragments
parvenus jusqu’à nous se rapportant à l’Égypte, un contexte égyptien est le plus
vraisemblable112. D’autant plus qu’il n’est pas impossible de voir en Artapan l’expression
d’un certain dialogue, voire d’une compétition interculturelle, telle qu’elle a pu se mettre en
109
Discussion chez Barbu, « Artapan », pp. 12-14. On connaît un personnage du même nom chez Hdt. IV,83 ;
VII,10-18 ; 46-53. G. Mussies, « The Interpretatio Judaica of Thot-Hermes », in M. Heeram Van Voss, D. J.
Hoens, G. Mussies, D. van der Plas, H. Te Velde (éds.), Studies in Egyptian Religions, Dedicated to Professor
Jan Zandee, Leiden, Brill, 1982, pp. 81-120, ici p. 92 recense quelques attestations de noms perses portés par des
Juifs à l’époque hellénistique. Cf. notamment Ad Phil. 50.
110
Cf. Borgeaud, Aux origines, p. 126 ; aussi Gruen, Heritage and Hellenism, p. 150.
111
Cf. E. Schwartz, « Artapanos », RE I.2 (1894), col. 1306. Il est généralement admis que la familiarité
d’Artapan avec le texte de la LXX constitue un terminus post quem, le terminus ante quem étant son utilisation
par Alexandre Polyhistor : il faut donc situer Artapan quelque part entre la seconde moitié du IIIe siècle et la
première moitié du Ier siècle avant notre ère. Discussion chez Collins, « Artapanus », pp. 890-891 ; Id., Between
Athens and Jerusalem. Jewish Identity in the Hellenistic Diaspora, Grand Rapids MI, Eerdmans, 20002, pp. 3839 ; Holladay, Fragments, vol. 1, pp. 189-190 ; Sterling, Historiography and Self-definition, pp. 168-169. H.
Zellentin, « The End of Jewish Egypt. Artapanus and the Second Exodus », in G. Gardner, K. Osterloh (éds.),
Antiquity in Antiquity : Jewish and Christian Pasts in the Greco-Roman World, Tübingen, Mohr Siebeck, 2009,
pp. 2-48, en particulier 27-39, cherche à dater plus précisément Artapan dans le dernier quart du IIe siècle avant
notre ère.
112
Cf. Holladay, Fragments, vol. 1, p. 190. Collins, « Artapanus », p. 891, propose de situer Artapan à
Alexandrie ; P. M. Fraser, Ptolemaic Alexandria, 2 vols., Oxford, Clarendon Press, 1972, vol. 1, p. 706 suggère
Memphis. L’allusion à un temple bâti par la famille de Joseph à Héliopolis rend plausible une localisation à
Héliopolis, voire Léontopolis (dans le nome héliopolitain). En ce sens M. Hengel, Judaism and Hellenism :
Studies in their Encounter in Palestine During the Early Hellenistic Period, London, SCM Press, 19912, pp. 239241 ; J. M. G. Barclay, Jews in the Mediterranean Diaspora : From Alexander to Trajan (323 BCE - 117 CE),
Edinburgh, T & T Clark, 1996, p. 127 ; Borgeaud, Aux origines, p. 119. Sur Joseph comme figure étiologique du
temple juif d’Héliopolis (Léontopolis), cf. G. Bohak, Joseph and Aseneth and the Jewish Temple in Heliopolis,
Atlanta, Scholars Press, 1996. De manière générale, cf. J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d’Égypte de Ramsès
II à Hadrien, Paris, PUF, 1997 (1991), pp. 171-188 .
150
place dans l’Égypte hellénistique113. Pour John J. Collins, Artapan peut à cet égard être
comparé à l’Égyptien Manéthon, ou au Babylonien Bérose, qui ont eux aussi mis par écrit, en
grec, leurs traditions respectives, dans le but d’en souligner la prééminence culturelle114.
Ce faisant, Artapan mêle néanmoins aux récits bibliques des traditions grecques sur
l’Égypte, dont on trouve de nombreux parallèles, notamment dans le premier livre de la
Bibliothèque historique de Diodore de Sicile (il a d’ailleurs été suggéré que l’un et l’autre
travaillent à partir d’une même source, à savoir les Aegyptiaka d’Hécatée d’Abdère)115. Dans
ce jeu d’appropriation et de transformation de motifs culturels partagés, se devine une
dialectique. Les personnages bibliques sont redécrits à la lumière des traditions et des
schémas mythologiques grecs, ou gréco-égyptiens. Abraham, Joseph et Moïse deviennent, on
l’a vu, des personnages civilisateurs, inventeurs de bienfaits culturels ou fondateurs de
temples et de cités116. L’originalité d’Artapan réside moins dans la liberté qu’il prend avec les
récits bibliques, que dans son accommodation décomplexée de matériaux librement
empruntés à la littérature grecque relative à l’Égypte, ses dieux et ses héros117. Ainsi des
schémas narratifs ou mythologiques, se rapportant ailleurs aux figures d’Hermès (Thot), Isis,
Dionysos (Osiris), Sésostris sont-ils combinés, et détournés, au profit d’une redescription des
personnages bibliques, et tout particulièrement de Moïse118.
113
Cf. Collins, « Artapanus », pp. 891-892 ; Id., Between Athens and Jerusalem, pp. 40-42.
Cf. Collins, « Artapanus », pp. 891-892 ; Id., Between Athens and Jerusalem, pp. 39-40. Cf. aussi Holladay,
Theios Aner, p. 215 ; Barclay, Jews in the Mediterranean Diaspora, p. 126.
115
Cf. notamment Holladay, Theios Aner, pp. 209-212 ; Sterling, Historiography and Self-definition, pp. 177178 ; Zellentin, « The End of Jewish Egypt », pp. 8-27. Sur Diodore et Hécatée d’Abdère, cf. supra, pp. 47-48, et
la n. 91.
116
Sur le motif du prôtos heuretês chez Artapan, cf. Holladay, Theios Aner, pp. 209-212, 220-229 ; Mussies,
« The Interpretatio Judaica of Thot-Hermes », p. 97 et suivantes. Cf. Borgeaud, Aux origines, pp. 111-112.
117
Cf. Gruen, Heritage and Hellenism, pp. 155-160 ; Id., Diaspora. Jews amidst the Greeks and Romans,
Cambridge, MA ‒ London, Harvard University Press, 2002, pp. 201-212.
118
Voir le tableau synoptique proposé par Zellentin, « The End of Jewish Egypt », pp. 10-21.
114
151
Les récits proposés par Artapan ne relèvent pas d’une vision folklorique, ou populaire
des épisodes bibliques119 ; encore moins d’une synthèse, ou d’une forme de syncrétisme
judéo-égyptien120. Ils sont au contraire représentatifs, dans leur idiosyncrasie même, d’une
certaine culture, ou paideia, de ces Juifs d’Égypte, partagés entre les traditions bibliques et la
littérature grecque, et capable de jouer sur les deux tableaux. Une culture à proprement parler
judéo-hellénistique.
Sans doute la chose la plus remarquable dans les fragments d’Artapan, est-elle la manière
dont l’auteur fait de Moïse l’inventeur de la religion égyptienne, et tout particulièrement du
culte des animaux sacrés. Par cette curieuse proposition, Artapan met en place une reflexion
tout à fait singulière sur les théologies respectives des Juifs et des Égyptiens.
Le troisième fragment, nous l’avons mentionné, porte sur la vie de Moïse dans la
période qui précède la sortie d’Égypte121. Artapan réinvente la biographie de Moïse telle
qu’elle est racontée dans les deux premiers chapitres de l’Exode. Moïse n’est plus un enfant
rescapé parmi les Hébreux nouveaux-nés, mais le fils adoptif d’une princesse stérile ; avant de
d’être le libérateur des Juifs, il a été tour à tour inventeur, ministre, chef de guerre122,
devenant un dangereux rival du pharaon Chénéphrès123, qui cherchera à l’éliminier.
Artapan commence donc par identifier Moïse à Musée, tout en invertissant la donnée
mythologique traditionnelle. Musée en effet devient ici le maître d’Orphée, et non son fils ou
119
Contre Holladay, Fragments, vol. 1p. 189 ; Sterling, Historiography and Self-definition, p. 169 ; Barclay,
Jews in the Mediterranean Diaspora, pp. 127, 132.
120
Cf. en particulier S. Inowlocki, « Moïse en Égypte : religion et politique dans les fragments d’Artapan »,
Revue de Philosophie Ancienne 12.1 (2004), pp. 5-16.
121
Artapan, fr. 3 (Eus. Praep. Ev. IX,27,1-37).
122
Sur les guerres de Moïse dans les sources juives antiques, cf. I. Lévy, « Moïse en Éthiopie », Revue des études
juives 53 (1907), pp. 201-211 ; T. Rajak, « Moses in Ethiopia : Legend and Literature », Journal of Jewish
Studies 29 (1978), pp. 111-122. Cf. aussi T. Römer, « Les guerres de Moïse », in T. Römer (éd.), La construction
de la figure de Moïse/The Construction of the Figure of Moses, Paris, Gabalda, 2007, pp. 169-193.
123
C. Moro, « L’historien Artapan et le passé multiethnique », in P. Borgeaud, T. Römer, Y. Volokhine (éds.),
Interprétations de Moïse. Égypte, Judée, Grèce et Rome, Leiden ‒ Boston, Brill, 2009, pp. 43-55, propose
derrière ce nom le pharaon historique Sobekhotep IV. Cf. néanmoins, dans le même volume, Bloch et al., « Les
fragments d’Artapan », p. 30, n. 36.
152
son disciple. Moïse, écrit Artapan, « fut appelé Musée par les Grecs. Ce Moïse fut le maître
d’Orphée »124. Orphée est, rappelons-le, par excellence l’instituteur des Grecs125. En faisant
de Moïse le maître d’Orphée, Artapan place bien celui-ci en amont de la culture grecque, mais
aussi égyptienne. Devenu adulte, Moïse transmit d’ailleurs aux hommes « beaucoup de
connaissances utiles ». Il inventa les bateaux et diverses machines de guerre. Mais aussi la
philosophie126. Artapan attribue également à Moïse la division du territoire égyptien en trentesix nomes (un motif attribué, chez Diodore de Sicile, au pharaon Sésostris/Sésoosis), et la
distribution des divinités respectives à chacun de ces nomes127. Moïse, poursuit-il, « confia
aux prêtres les lettres sacrées ; et il y avait aussi des chats, des chiens, des ibis ; il attribua
également aux prêtres un territoire réservé. »128 La tournure difficile de la phrase (que nous
lisons, rappelons-le, de troisième main), ne permet pas de déterminer si les chats, chiens et
ibis dont il est question désignent les pictogrammes de l’écriture sacrée (i.e. les hiéroglyphes),
ou les animaux sacrés129. Mais Artapan fait encore ailleurs allusion aux animaux consacrés
par Moïse130, qu’il semble donc bien décrire comme le fondateur de la « religion
égyptienne » ! Mais il va aussi plus loin, suggérant (je l’ai dit) que les prêtres égyptiens
jugèrent Moïse l’égal d’un dieu (isotheos), et l’appelèrent Hermès, « à cause de
l’interprétation (hermêneia) des lettres sacrées »131. Moïse est ainsi identifié à l’Hermès
Artapan, fr. 3,3-4 (trad. Bloch et al.) : ὑπὸ δὲ τῶν Ἑλλήνων αὐτὸν ἀνδρωθέντα Μουσαῖον προςαγορευθῆναι.
γενέσθαι δὲ τὸν Μώϋσον τοῦτον Ὀρφέως διδάσκαλον. Comparer DS I,96,2.
125
Cf. Mussies, « The Interpretatio Judaica of Thot-Hermes », pp. 95-96 ; Holladay, Fragments, vol. 1, p. 232, n.
45. Sur Orphée et Musée, voir les références réunies par Holladay, Theios Aner, pp. 224 et suivantes.
126
Artapan, fr. 3,4 : ἀνδρωθέντα δ' αὐτὸν πολλὰ τοῖς ἀνθρώποις εὔχρηστα παραδοῦνα. καὶ γὰρ πλοῖα καὶ
μηχανὰς πρὸς τὰς λιθοθεσίας καὶ τὰ Αἰγύπτια ὅπλα καὶ τὰ ὄργανα τὰ ὑδρευτικὰ καὶ πολεμικὰ καὶ τὴν
φιλοσοφίαν ἐξευρεῖν.
127
Ibid. : ἔτι δὲ τὴν πόλιν εἰς λϛʹ νομοὺς διελεῖν καὶ ἑκάστῳ τῶν νομῶν ἀποτάξαι τὸν θεὸν σεφθήσεσθαι.
Comparer DS I,54,3 ; 56,2 ; aussi I,21,6.
128
Ibid. : τά τε ἱερὰ γράμματα τοῖς ἱερεῦσιν, εἶναι δὲ καὶ αἰλούρους καὶ κύνας καὶ ἴβεις· ἀπονεῖμαι δὲ καὶ τοῖς
ἱερεῦσιν ἐξαίρετον χώραν. Comparer DS I,16,1.
129
Cf. Holladay, Fragments, p. 234, n. 51 ; Bloch et al., « Les fragments d’Artapan », p. 31, n. 46.
130
Cf. Artapan, fr. 3,12 ; 35.
131
Artapan, fr. 3,6 : …καὶ ὑπὸ τῶν ἱερέων ἰσοθέου τιμῆς καταξιωθέντα προσαγορευθῆναι Ἑρμῆν, διὰ τὴν τῶν
ἱερῶν γραμμάτων ἑρμηνείαν. Comparer DS I,16,2.
124
153
égyptien, c’est-à-dire le dieu Thot, inventeur de l’écriture132. On lui doit ainsi la fondation
d’une Hermopolis, aux frontières de l’Éthiopie, ville dans laquelle il aurait consacré l’ibis133.
Dans cette mythologie évhémérisée, le dieu égyptien devient une réminiscence d’un héros juif
divinisé134. En ce sens également, Artapan fait de Merris, la mère adoptive de Moïse, mise en
terre dans un pays bientôt appelé Merroé, une divinité adorée par les habitants du lieu à l’égal
d’Isis135.
Le fait qu’Artapan ne condamne pas la religion égyptienne, mais fait au contraire remonter les
origines de celle-ci à la figure de Moïse, a certainement contribué à jeter le doute sur l’identité
de cet auteur, voire à le faire considérer comme le représentant d’un syncrétisme judéeoégyptien136. Mais la perspective d’Artapan sur la religion égyptienne n’est pas aussi évidente,
ni nécessairement bienveillante, qu’on voudrait le croire. Rob Kugler a récemment suggéré
que les fragments d’Artapan, loin d’attester d’un quelconque syncrétisme, révélaient en fait
une forme d’acceptation, ou de tolérance à l’égard de l’Égypte et de sa religion137. Mais il faut
sans doute entendre ici la notion de tolérance dans son sens premier, c’est-à-dire comme
l’expression, aussi, d’une évidente condescendance. Si les dieux égyptiens, ou le culte des
animaux sacrés sont, chez Artapan, rapportés à une mythologie mosaïque et par là (au moins
en partie) revalorisés, ils n’en sont que plus clairement des inventions et des institutions
humaines, établies dans l’histoire par Moïse et les prêtres égyptiens. Les dieux de l’Égypte
À ce sujet, cf. Mussies, « The Interpretatio Judaica of Thot-Hermes ». Sur Thot et l’écriture en Égypte, cf. Y.
Volokhine, « Le dieu Thot et la parole », Revue de l’Histoire des religions 221 (2004), pp. 131-156.
133
Artapan, fr. 3,9 : τοὺς οὖν περὶ τὸν Μώϋσον διὰ τὸ μέγεθος τῆς στρατιᾶς πόλιν ἐν τούτῳ κτίσαι τῷ τόπῳ καὶ
τὴν ἶβιν ἐν αὐτῇ καθιερῶσαι, διὰ τὸ ταύτην τὰ βλάπτοντα ζῷα τοὺς ἀνθρώπους ἀναιρεῖν.
134
Cf. Inowlocki, « Moïse en Égypte », p. 11. Comparer DS I,16,1-2.
135
Artapan, fr. 3,16 : …τὴν μὲν Μέρριν θάψαι, τὸν δὲ ποταμὸν καὶ τὴν ἐν ἐκείνῳ πόλιν Μερόην προσαγορεῦσαι·
τιμᾶσθαι δὲ τὴν Μέρριν ταύτην ὑπὸ τῶν ἐγχωρίων οὐκ ἐλαχίστως ἢ τὴν Ἶσιν. Comparer DS I,18,1 ; III,191,1.
136
Cf. notamment Sterling, Historiography and Self-definition, p. 167 ; Holladay, Fragments, p. 217. Sur la
religion égyptienne chez les auteurs judéo-hellénistiques, cf. Smelik, Hemelrijk, « “Who knows not what
monsters demented Egypt worships ?” », pp. 1906-1920 ; Berthelot, « The Use of Greek and Roman
Stereotypes » ; M. Niehoff, Philo on Jewish identity and culture, Tübingen, Mohr Siebeck, 2001, pp. 45-74.
137
R. Kugler, « Hearing the story of Moses in Ptolemaic Egypt : Artapanus accommodates the Tradition », in A.
Hilhorst (éd.), The Wisdom of Egypt : Jewish, Early Christian, and gnostic Essays in Honour of Gerard P.
Luttikhuizen, Leiden – Boston, Brill, 2005, pp. 67-80 ; suivi par Collins, « Artapanus Revisited ».
132
154
relèvent du nomos, un nomos mis en place, comme le suggère Artapan, pour assurer
l’équilibre politique d’une Égypte pas encore tout à fait civilisée138. Et lorsque les divinités
égyptiennes, comme c’est le cas pour Isis, relèvent non du nomos, mais de la physis, elles sont
subordonnées au pouvoir de Moïse et du bâton par lequel il manifeste le pouvoir du dieu
véritable139, ce dieu qui se révèle à lui dans le désert d’Arabie.
L’épisode du buisson ardent permet le basculement du Moïse égyptien au Moïse juif.
Avant même ce basculement, toutefois, c’est déjà à Dieu (ho theos) que Moïse s’adresse, le
priant « de mettre fin aux malheurs de son peuple », c’est-à-dire les Juifs persécutés par
Chénéphrès. C’est à ce moment-là que la divinité se manifeste au milieu d’un feu qui brûlait
sans qu’il n’y ait ni buisson, ni arbre, ni aucune sorte de bois140. Terrifié, Moïse s’enfuit, mais
il est arrêté par une voix divine, qui lui ordonne « de marcher contre les Égyptiens et de
sauver les Juifs en les ramenant dans leur ancienne patrie »141. Revenu en Égypte, Moïse
déclare au roi qu’il est envoyé par le Maître de l’univers, tês oikoumenês despotên, qui lui a
ordonné de libérer les Juifs142. Il est alors jeté en prison. La nuit venue, les portes s’ouvrent
Cf. Artapan, fr. 3,5 : ταῦτα δὲ πάντα ποιῆσαι χάριν τοῦ τὴν μοναρχίαν βεβαίαν τῷ Χενεφρῇ διαφυλάξαι.
πρότερον γὰρ ἀδιατάκτους ὄντας τοὺς ὄχλους ποτὲ μὲν ἐκβάλλειν, ποτὲ δὲ καθιστάνειν βασιλεῖς, καὶ πολλάκις
μὲν τοὺς αὐτούς, ἐνιάκις δὲ ἄλλους. Comparer DS I,89,5-6.
139
Artapan, fr. 3,32 : διὰ τοῦτο δὲ καὶ τοὺς Αἰγυπτίους τὴν ῥάβδον ἀνατιθέναι εἰς πᾶν ἱερόν, ὁμοίως δὲ καὶ τῇ
Ἴσιδι, διὰ τὸ τὴν γῆν εἶναι Ἶσιν, παιομένην δὲ τῇ ῥάβδῳ τὰ τέρατα ἀνεῖναι. En ce sens également Inowlocki,
« Moïse en Égypte », p. 13 ; Kugler, « Hearing the story of Moses », p. 77.
140
Artapan, fr. 3,21 : τὸν δὲ Μώϋσον εὔχεσθαι τῷ θεῷ, ἤδη ποτὲ τοὺς λαοὺς παῦσαι τῶν κακοπαθειῶν.
ἱλασκομένου δ' αὐτοῦ αἰφνιδίως φησὶν ἐκ τῆς γῆς πῦρ ἀναφθῆναι καὶ τοῦτο κάεσθαι, μήτε ὕλης μήτε ἄλλης
τινὸς ξυλείας οὔσης ἐν τῷ τόπῳ. La persécution des Juifs par Chénéphrès est mentionée seulement en Artapan,
fr. 3,20 : ὑπὸ δὲ τὸν αὐτὸν χρόνον καὶ τὸν Χενεφρῆν πρῶτον ἁπάντων ἀνθρώπων ἐλεφαντιάσαντα μεταλλάξαι·
τούτῳ δὲ τῷ πάθει περιπεσεῖν διὰ τὸ τοὺς Ἰουδαίους προστάξαι σινδόνας ἀμφιέννυσθαι, ἐρεᾶν δὲ ἐσθῆτα μὴ
ἀμπέχεσθαι, ὅπως ὄντες ἐπίσημοι κολάζωνται ὑπ' αὐτοῦ. Vers la même époque aussi Chénéphrès, ayant le
premier de tous les hommes contracté l’éléphantiasis, quitta ce monde ; or il était tombé ainsi malade pour avoir
obligé les Judéens à se vêtir de suaires, sans porter de vêtements de laine, afin de pouvoir les reconnaître et les
châtier. À ce sujet, cf. Borgeaud, Aux origines, pp. 132-133.
141
Artapan, fr. 3,21 : Μώϋσον δείσαντα τὸ γεγονὸς φεύγειν· φωνὴν δ' αὐτῷ θείαν εἰπεῖν στρατεύειν ἐπ'
Αἴγυπτον καὶ τοὺς Ἰουδαίους διασώσαντα εἰς τὴν ἀρχαίαν ἀγαγεῖν πατρίδα. τὸν δὲ θαρρήσαντα δύναμιν
πολεμίαν ἐπάγειν διαγνῶναι τοῖς Αἰγυπτίοι.
142
Artapan, fr. 3,22 : τὸν δὲ βασιλέα τῶν Αἰγυπτίων πυθόμενον τὴν τοῦ Μωΰσου παρουσίαν καλέσαι πρὸς
αὑτὸν καὶ πυνθάνεσθαι ἐφ' ὅ τι ἥκοι· τὸν δὲ φάναι, διότι προστάσσειν αὐτῷ τὸν τῆς οἰκουμένης δεσπότην
ἀπολῦσαι τοὺς Ἰουδαίους.
138
155
d’elles-mêmes (comme elles le font devant Dionysos dans les Bacchantes d’Euripide)143.
Trouvant les gardiens endormis et leurs armes brisées, Moïse se dirige vers le palais du roi. Il
pénètre dans la chambre du souverain terrifié et murmure à son oreille le véritable nom du
dieu qui l’a envoyé144. Lorsqu’il entend le nom divin, le roi tombe sans voix, et Moïse doit le
ramener à la vie145. Le même nom, résolument efficace, pourra une fois gravé sur une tablette,
tuer dans d’horribles convulsions celui des prêtres égyptiens qui osera encore le mépriser146.
Le dieu qui agit à travers le bâton de Moïse, apparaît comme une divinité
véritablement redoutable, suscitant les prodiges qui amèneront le roi d’Égypte à libérer les
Juifs147. Devant la Mer rouge, la voix divine ordonne à Moïse de frapper les eaux. Moïse
« toucha l’eau de son bâton et de la sorte le flot resta divisé ; et la troupe fit route à pied
sec »148. Et lorsque les Égyptiens entrèrent à leur tour dans la mer, « un feu jaillit devant eux
et la mer reflua sur la route ; les Égyptiens périrent tous du feu et des grandes eaux »149.
Durant les quarante ans que les Juifs passent par la suite dans le désert, ce dieu fit pleuvoir sur
eux la manne150. Quant au roi d’Égypte, il périt, avec troupes et toupeaux sacrés, dans le
déluge d’eau et de feu qui s’est refermé sur lui.
Artapan, fr. 3,23 : τὸν δὲ πυθόμενον εἰς φυλακὴν αὐτὸν καθεῖρξαι· νυκτὸς δὲ ἐπιγενομένης τάς τε θύρας
πάσας αὐτομάτως ἀνοιχθῆναι τοῦ δεσμωτηρίου. Cf. E. Ba. 443-448. Pour d’autres exemples de resémantisation
des Bacchantes d’Euripide, cf. F. Massa, « La promotion des Bacchantes d’Euripide chez les Pères de l’Église »,
Cahiers du Centre Gustave Glotz 21 (2010), pp. 419-434.
144
Artapan, fr. 3,24 : ξελθόντα δὲ τὸν Μώϋσον ἐπὶ τὰ βασίλεια ἐλθεῖν· εὑρόντα δὲ ἀνεῳγμένας τὰς θύρας
εἰσελθεῖν καὶ ἐνθάδε τῶν φυλάκων παρειμένων τὸν βασιλέα ἐξεγεῖραι. τὸν δὲ ἐκπλαγέντα ἐπὶ τῷ γεγονότι
κελεῦσαι τῷ Μωΰσῳ τὸ τοῦ πέμψαντος αὐτὸν θεοῦ εἰπεῖν ὄνομα, διαχλευάσαντα αὐτόν.
145
Artapan, fr. 3,25 : τὸν δὲ προσκύψαντα πρὸς τὸ οὖς εἰπεῖν, ἀκούσαντα δὲ τὸν βασιλέα πεσεῖν ἄφωνον,
διακρατηθέντα δὲ ὑπὸ τοῦ Μωΰσου πάλιν ἀναβιῶσαι.
146
Artapan, fr. 3,26 : γράψαντα δὲ τοὔνομα εἰς δέλτον κατασφραγίσασθαι τῶν τε ἱερέων τὸν φαυλίσαντα ἐν τῇ
πινακίδι τὰ γεγραμμένα μετὰ σπασμοῦ τὸν βίον ἐκλιμπάνειν. Sur la force magique du nom divin, cf. G. Bohak,
Ancient Jewish Magic. A History, Cambridge – New York, Cambridge University Press, 2008, pp. 17-19, 117119, 127, 305-307, 376-378.
147
Artapan, fr. 3,27-29 ; 31-32.
148
Artapan, fr. 3,36 : τῷ δὲ Μωΰσῳ φωνὴν θείαν γενέσθαι πατάξαι τὴν θάλασσαν τῇ ῥάβδῳ καὶ διαστῆσαι. τὸν
δὲ Μώϋσον ἀκούσαντα ἐπιθιγεῖν τῇ ῥάβδῳ τοῦ ὕδατος, καὶ οὕτως τὸ μὲν νᾶμα διαστῆναι, τὴν δὲ δύναμιν διὰ
ξηρᾶς ὁδοῦ πορεύεσθαι.
149
Artapan, fr. 3,37 : συνεμβάντων δὲ τῶν Αἰγυπτίων καὶ διωκόντων φησὶ πῦρ αὐτοῖς ἐκ τῶν ἔμπροσθεν
ἐκλάμψαι, τὴν δὲ θάλασσαν πάλιν τὴν ὁδὸν ἐπικλύσαι· τοὺς δὲ Αἰγυπτίους ὑπό τε τοῦ πυρὸς καὶ τῆς
πλημμυρίδος πάντας διαφθαρῆναι.
150
Ibid. : οὺς δὲ Ἰουδαίους διαφυγόντας τὸν κίνδυνον τεσσαράκοντα ἔτη ἐν τῇ ἐρήμῳ διατρῖψαι, βρέχοντος
αὐτοῖς τοῦ θεοῦ κρίμνον ὅμοιον ἐλύμῳ, χιόνι παραπλήσιον τὴν χρόαν.
143
156
Le dieu des Juifs, de toute évidence, est ontologiquement d’une tout autre nature que
les divinités égyptiennes instituées par Moïse.
Mais il y a aussi, chez Artapan, une véritable interprétation de cette religion égyptienne
inventée par Moïse. Comme le fera Diodore de Sicile, Artapan suggère que les animaux
consacrés en Égypte l’ont été en raison de leur utilité pour les hommes151. L’ibis, notamment,
parce qu’il chasse les insectes nuisibles152. On se souvient que le sophiste Prodicos, au Ve
siècle avant notre ère, avait déjà expliqué avec le même rationalisme les origines de la
religion instituée : « Le Soleil, la Lune, les fleuves, les sources et, en général, tout ce qui est
utile à notre vie, étaient considérés par les anciens comme des dieux, du fait de leur utilité.
C’est ainsi que les Égyptiens font du Nil un dieu. »153. La vache, écrit Diodore, « donne
naissance à des bœufs travailleurs, et laboure elle-même un sol léger »154. Ainsi les Égyptiens
vénèrent-ils à Memphis et Héliopolis des taureaux sacrés, dont Diodore évoque les funérailles
grandioses155. Les mêmes éléments apparaissent aussi dans le texte d’Artapan, mais révèlent
une position totalement différente, et pas nécessairement bienveillante.
Les inventions de Moïse avaient pour but de mettre un terme à la stasis qui paralysait
l’Égypte et d’assurer une certaine stabilité au royaume de Chénéphrès156. Mais celui-ci étant
jaloux de Moïse et de sa popularité, l’envoya en Éthiopie avec une armée de fortune, espérant
qu’il serait ainsi facilement vaincu par ses ennemis157. Or non seulement Moïse revint
Cf. notamment DS I,87. À ce sujet, cf. Smelik, Hemelrijk, « “Who knows not what monsters demented Egypt
worships ?” », pp. 1898-1903.
152
Artapan, fr. 3,9 : καὶ τὴν ἶβιν ἐν αὐτῇ καθιερῶσαι, διὰ τὸ ταύτην τὰ βλάπτοντα ζῷα τοὺς ἀνθρώπους ἀναιρεῖν.
Comparer DS I,75,1.
153
Prodicos, fr. B5 Diels-Kranz (S.E. M. IX,18) : Πρόδικος δὲ ὁ Κεῖος “ἥλιόν” φησι “καὶ σελήνην καὶ ποταμοὺς
καὶ κρήνας καὶ καθόλου πάντα τὰ ὠφελοῦντα τὸν βίον ἡμῶν οἱ παλαιοὶ θεοὺς ἐνόμισαν διὰ τὴν ἀπ' αὐτῶν
ὠφέλειαν, καθάπερ Αἰγύπτιοι τὸν Νεῖλον”.
154
DS I,87,1 (trad. Vernière) : τὴν μὲν γὰρ θήλειαν βοῦν ἐργάτας τίκτειν καὶ τὴν ἐλαφρὰν τῆς γῆς ἀροῦν.
155
DS I,84.
156
Cf. supra, n. 138.
157
Artapan, fr. 3,7 : τὸν δὲ Χενεφρῆν ὁρῶντα τὴν ἀρετὴν τοῦ Μωΰσου φθονῆσαι αὐτῷ καὶ ζητεῖν αὐτὸν ἐπ'
εὐλόγῳ αἰτίᾳ τινὶ ἀνελεῖν. καὶ δή ποτε τῶν Αἰθιόπων ἐπιστρατευσαμένων τῇ Αἰγύπτῳ τὸν Χενεφρῆν
151
157
victorieux de cette campagne, mais il réussit même à se faire aimer des Éthiopiens, auxquels il
enseigna la circoncision158. Chénéphrès chercha alors à détourner à son profit les idées de
Moïse, mais aussi à dissimuler les traces de leur origine mosaïque. Il demanda ainsi à Moïse
s’il y avait encore d’autres choses utiles aux hommes (et qu’il conviendrait donc d’instituer
comme des divinités). Moïse répondit : « l’espèce des bœufs, parce que la terre est labourée
par eux ». Alors Chénéphrès prit un taureau, le nomma « Apis » et « ordonna aux foules de lui
construire un temple et d’y apporter les animaux consacrés par Moïse pour les y ensevelir,
voulant ainsi enterrer les projets de Moïse »159.
En d’autres termes, les cultes originellement institués par Moïse ont été détournés, ou
pervertis par le souverain égyptien. Et aux animaux vivants consacrés par Moïse ont été
substitués des animaux morts et rituellement enterrés. Les sépultures des Apis défunts, et les
autres nécropoles animales de l’Égypte hellénistique, ne relèvent pas du culte établi par
Moïse160. Elles en sont au contraire une perversion161.
La religion égyptienne contemporaine de l’auteur n’est autre que le produit d’une
altération des cultes établis pour les Égyptiens par le plus sage des législateurs, le législateur
des Juifs. Au final, Artapan ne réduit aucunement la distance qui sépare les Juifs de l’«
autre ». Cette paidea partagée et multiple dont Artapan est un témoin n’aboutit pas à la
dissolution des identités spécifiques. Au contraire, elle en redéfinit la valeur. Aussi singuliers
ὑπολαβόντα εὑρηκέναι καιρὸν εὔθετον πέμψαι τὸν Μώϋσον ἐπ' αὐτοὺς στρατηγὸν μετὰ δυνάμεως· τὸ δὲ τῶν
γεωργῶν αὐτῷ συστῆσαι πλῆθος, ὑπολαβόντα ῥᾳδίως αὐτὸν διὰ τὴν τῶν στρατιωτῶν ἀσθένειαν ὑπὸ τῶν πολεμίων ἀναιρεθήσεσθαι.
158
Artapan, fr. 3,10 : οὕτω δὴ τοὺς Αἰθίοπας, καίπερ ὄντας πολεμίους, στέρξαι τὸν Μώϋσον ὥστε καὶ τὴν
περιτομὴν τῶν αἰδοίων παρ' ἐκείνου μαθεῖν· οὐ μόνον δὲ τούτους, ἀλλὰ καὶ τοὺς ἱερεῖς ἅπαντας.
159
Artapan, fr. 3,12 : τὸν δὲ ἐλθόντα μετὰ Μωΰσου εἰς Μέμφιν πυθέσθαι παρ' αὐτοῦ εἴ τι ἄλλο ἐστὶν εὔχρηστον
τοῖς ἀνθρώποις· τὸν δὲ φάναι γένος τῶν βοῶν, διὰ τὸ τὴν γῆν ἀπὸ τούτων ἀροῦσθαι· τὸν δὲ Χενεφρῆν,
προσαγορεύσαντα ταῦρον Ἆπιν, κελεῦσαι ἱερὸν αὐτοῦ τοὺς ὄχλους καθιδρύσασθαι καὶ τὰ ζῷα τὰ καθιερωθέντα
ὑπὸ τοῦ Μωΰσου κελεύειν ἐκεῖ φέροντας θάπτειν, κατακρύπτειν θέλοντα τὰ τοῦ Μωΰσου ἐπινοήματα.
160
Cf. Bloch et al., « Les fragments d’Artapan », p. 32, n. 59. À ce sujet, cf. les études reunies dans S. Ikram
(éd.), Divine Creatures. Animal Mummies in Ancient Egypt, Cairo, American University in Cairo Press, 2005.
161
En ce sens également, E. Koskenniemi, « Greeks, Egyptians and Jews in the Fragments of Artapanus »,
Journal for the Study of the Pseuepigrapha 13.1 (2002), pp. 17-31.
158
que soient les fragments d’Artapan, ils n’en dessinent pas moins une identité qui éloigne
autant qu’elle rapproche, les Juifs de leurs voisins.
ARISTÉE LE TOURISTE
« Hérodote le touriste » est le titre donné par James Redfield à son analyse du système
ethnologique hérodotéen162. Ce texte, avec la monographie de François Hartog Le miroir
d’Hérodote163, a définitivement renouvelé notre interprétation des histoires d’Hérodote. Je
chercherai ici à appréhender la construction narrative de la Lettre d’Aristée à Philocrate,
suggérant que l’auteur anonyme de la Lettre construit délibérément son personnage
(« Aristée ») comme un autre Hérodote, un touriste érudit et curieux qui ferait le récit de sa
visite de la Judée et de Jérusalem, et des merveilles qu’il y a découvertes. Ce récit pseudoethnographique dessine les contours d’une identité juive tout à fait particulière, susceptible de
reflèter tout à la fois une certaine représentation grecque des Juifs comme peuple de
philosophes, et une interprétation de la Loi de Moïse comme véritable propédeutique à la vie
philosophique.
Sous le nom de Lettre d’Aristée à Philocrate, on désigne donc un petit texte d’époque
hellénistique rapportant comment la Torah fut traduite en grec, sous le règne de Ptolémée II
Philadelphe (283-256 av. n.è.)164. Selon une légende qui s’est sans doute très tôt développée
162
J. Redfield, « Herodotus the tourist », Classical Philology 80.2 (1985), pp. 97-118.
F. Hartog, Le miroir d’Hérodote : essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980.
164
Le texte est édité et traduit en français par A. Pelletier, Lettre d’Aristée à Philocrate, Paris, Cerf, 1962,
introduction pp. 7-98. Sur la Lettre d’Aristée, cf. H. T. Andrews, « The Letter Of Aristeas », in R. H. Charles
(éd.), The Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament in English : with Introductions and Critical and
Explanatory Notes to the Several Books, 2 vols., Oxford, Clarendon Press, 1913, vol. 2, pp. 83-93 ; R. J. H.
Shutt, « Letter of Aristeas », in J in J. H. Charlesworth (éd.), The Old Testament Pseudepigrapha, 2 vols., New
York ‒ Garden City , Doubleday, 1983-1985, vol. 2, pp. 7-11 ; Denis, Introduction à la littérature religieuse, pp.
911-946 ; Collins, Between Athens and Jerusalem, pp. 97-103. Le texte se présente en vérité non pas comme une
lettre, mais comme un récit (diegesis) ; cf. Ad Phil. 8. Flavius Josèphe, AJ XII,100 se réfère à τὸ Ἀρισταίου
163
159
dans les milieux juifs alexandrins, le roi aurait lui-même commandé cette traduction pour la
bibliothèque165. Il aurait ainsi dépêché une ambassade auprès du grand-prêtre des Juifs, à
Jérusalem, afin que celui-ci lui envoie septante-deux traducteurs maîtrisant aussi bien l’hébreu
que le grec. Réalisée en septante-deux jours et en tout point conforme à l’original, leur
traduction fut accueillie par les Juifs d’Égypte comme une seconde révélation. Selon Philon
d’Alexandrie, ils en célébraient d’ailleurs de son temps encore chaque année le jour
anniversaire166.
La Lettre d’Aristée est la plus ancienne attestation connue de cette légende. Le texte se
présente comme une relation des évènements, rédigé par un membre de l’ambassade envoyée
à Jérusalem par le roi Ptolémée. La perspective est celle d’un officier de la cour, Aristée,
transcrivant à l’adresse de Philocrate, son frère, le récit de son voyage en Judée et ses
considérations sur les Juifs, leur grand-prêtre et les septante-deux sages qu’il ramènera avec
lui à Alexandrie. C’est d’ailleurs dans une large mesure en sa qualité de témoin direct des
origines de la Bible grecque, que la Lettre doit d’avoir traversé les siècles.
Les arguments contre son authenticité sont toutefois nombreux et connus depuis le
début du XVIIIe siècle167. L’auteur de la Lettre, que l’on désigne souvent du nom inapproprié
de « pseudo-Aristée », est sans doute un Juif alexandrin du IIe siècle avant notre ère, pétri de
culture hellénistique168. De toute évidence, le texte est un panégyrique des Juifs et de leur Loi.
βιβλίον. Sur le genre et l’intitulé de l’œuvre, cf. S. Honigman, The Septuagint and Homeric Scholarship in
Alexandria. A Study in the narrative of the Letter of Aristeas, London ‒ New York, Routledge, 2003, pp. 1-2 et
13-35.
165
Cf. G. Dorival, « La traduction de la Torah en grec », in C. Dogniez et M. Harl (éds.), Le Pentateuque
d’Alexandrie, Paris, Cerf, pp. 31-41. Cf. notamment Ph. Mos. II,25-33 ; Y. Meg. 1,71d ; B. Meg. 9a. Pour les
témoignages patristiques, cf. Pelletier, Lettre d’Aristée, pp. 81-96.
166
Ph. Mos. II,41.
167
Cf. Andrews, « Letter of Aristeas », pp. 83-84, qui résume les principaux arguments, connus depuis H. Hodii
(Hody), De Bibliorum textibus originalibus, versionibus graecis et latina Vulgata libri IV, Oxonii, Thef.
Scheldoniano, 1705, pp. 1-89 : Liber I. Contra Historiam LXX Interpretum Aristeae Nominum inscriptam.
168
Denis, Introduction, p. 932 suggère que l’auteur de la Lettre emprunte son nom à Aristée d’Argos, arrivé à
Alexandrie vers 272 avant notre ère. Cf. J. E. Stambaugh, « Aristeas of Argos in Alexandria », Ægyptus 47
(1967), pp. 69-74. Je suis néanmoins l’opinion de O. Murray, « Aristeas and Ptolemaic Kingship », Journal of
Theological Studies 18 (1967), pp. 337-371, ici p. 343 ; Honigman, The Septuagint and Homeric Scholarship, p.
2, selon laquelle le nom d’Aristée ne se réfère pas à une figure historique, mais fictive. Aristée n’est donc pas un
160
Ses digressions enthousiastes sur le mobilier du temple ou les vêtements du grand-prêtre, ou
encore sa description de Jérusalem, s’inspirent d’ailleurs des textes bibliques, que l’auteur lit
dans la version des Septante169. L’œuvre dénote toutefois une maîtrise patente de la langue et
des canons littéraires grecs, ce qui trahit un auteur également entraîné aux exigences d’une
certaine paideia. Sa connaissance du fonctionnement de la chancellerie lagide suggère qu’il
s’agissait peut-être effectivement d’un fonctionnaire de la cour170. À partir d’une analyse du
lexique et des formules de salutations des documents qui sont cités, Elias Bickerman a pu
démontrer que l’œuvre n’a pas pu être écrite avant 150171. Si certains des arguments mis en
avant par Bickerman demeurent controversés, le consensus actuel continue de pencher pour
une date dans la seconde moitié du IIe siècle avant notre ère172. Un siècle au moins sépare le
texte des évènements dont il est le prétendu témoin.
La Lettre d’Aristée est donc le produit d’une certaine culture judéo-hellénistique, telle
qu’elle s’est développée dans l’Égypte du IIe siècle avant notre ère. À ce titre elle nous en dit
sans doute davantage sur son auteur, le contexte dans lequel il écrit et les milieux auxquels il
s’adresse, que sur les origines de la Bible grecque. Sa valeur en vue de reconstituer les
origines de celle-ci n’a d’ailleurs que peu d’importance. Force est de constater que le récit de
la traduction à proprement parler n’occupe en vérité que la portion congrue du texte. La
pseudonyme, mais le nom du personnage inventé par l’auteur anonyme de la Lettre. Comme le note Honigman,
ibid. : « If this is indeed the case, there is no Aristeas (or Aristaios) to whom to refer a Pseudo-Aristeas (or
Aristaios). (…) There is no reason, either, to confuse the author with the narrator by calling him
‘Aristeas’/‘Aristaios’ ».
169
Cf. O. Murray, «Aristeas and his Sources », in E. Livingstone (éd.), Studia Patristica XII, Berlin, Akademie
Verlag, 1975, pp. 123-128, ici p. 124 ; H. M. Orlinsky, « The Septuagint as Holy Writ and the Philosophy of the
Translators », Hebrew Union College Annual 46 (1975), pp. 89-114.
170
Cf. V. Tcherikover, « The Ideology of the Letter of Aristeas », Harvard Theological Review 51 (1958), pp.
59-85, ici pp. 63-70 ; Murray, «Aristeas and his Sources », p. 125 ; Pelletier, Lettre d’Aristée, p. 56 ; Denis,
Introduction, p. 934.
171
E. J. Bickerman, « Zur Datierung des Pseudo-Aristeas », ZNW 29 (1930), pp. 280-98 = « The Dating of
Pseudo-Aristeas », in Studies in Jewish and Christian History. A New Edition in English including The God of
the Maccabees, 2 vols., Leiden ‒ Boston, Brill, 2007, vol. 1, pp. 108-133.
172
Discussion chez Denis, Introduction, pp. 936-941 ; Murray, « Aristeas and Ptolemaic Kingship », pp. 338339 ; Collins, Between Athens and Jerusalem, pp. 98-100. Shutt, « Letter of Aristeas », pp. 8-9, opte pour une
date dans la première moitié du IIe siècle avant notre ère. En ce sens également Pelletier, Lettre d’Aristée, pp. 5758.
161
légende des Septante sert avant tout de décor. Elle n’est que le fond sur lequel se détachent les
divers personnages de la Lettre. Le cœur de la pièce est à chercher ailleurs, dans les longs
développements que ce récit encadre. En particulier, un long discours sur la Loi attribué à
Éléazar, grand-prêtre des Juifs, et le compte rendu détaillé des propos échangés par le roi et
les septante-deux traducteurs au cours d’un banquet de sept jours organisé en leur honneur.
Le discours du grand-prêtre intervient lorsque les ambassadeurs sont sur le point de retourner
à Alexandrie173. À travers la voix de ce personnage, l’auteur se lance dans une interprétation
allégorique des commandements bibliques. La législation de Moïse, explique Éléazar, a été
minutieusement réfléchie en vue d’inciter les hommes auxquels elle s’adresse au
perfectionnement moral et à la pratique de la justice. Et les commandements qu’elle contient
sont avant tout des symboles, dont le sens ne réside pas dans leur signification obvie. Chacune
de ces prescriptions a une raison profonde, accessible aux hommes d’intelligence. En regard
de la raison naturelle en effet, toutes les créatures procèdent de la même origine. Le
législateur a néanmoins distingué parmi les animaux ceux qu’il faut considérer comme impurs
de ceux qui sont purs. Les animaux qu’il a qualifiés d’impurs sont, par exemple, les oiseaux
sauvages et carnassiers, qui font usage de la force pour asservir d’autres espèces et les
dévorer, au mépris de toute justice. Les volatiles jugés comestibles, au contraire, sont tous
domestiqués et se distinguent par leur pureté, ne se nourrissant que de graines ou de légumes.
C’est donc sur le modèle de ceux-ci qu’il convient de diriger sa vie, sans exercer de violence
envers ses congénères ni se prévaloir de la force. Comme le dit Éléazar : « Par ces animaux, le
législateur a donc donné à comprendre aux hommes intelligents qu’il faut être juste, ne rien
faire par violence, et ne pas profiter de sa force pour opprimer les autres »174. Les
173
Ad Phil. 128-171.
Ad Phil. 148 (trad. Pelletier) : Διὰ τῶν τοιούτων οὖν παραδέδωκεν ὁ νομοθέτης σημειοῦσθαι τοῖς συνετοῖς,
εἶναι δικαίους τε καὶ μηδὲν ἐπιτελεῖν βίᾳ, μηδὲ τῇ περὶ ἑαυτοὺς ἰσχύι πεποιθότας ἑτέρους καταδυναστεύειν.
174
162
prescriptions alimentaires, qui intriguent tant de gens (comme le souligne Aristée) se
rapportent donc à la justice et à la pratique de la justice dans la vie sociale. Rien dans la Loi
n’a été fixé au hasard, et c’est de manière générale que ses commandements visent à ce qu’en
toutes leurs actions les Juifs pratiquent la justice et se remémorent en permanence la toutepuissance et la sollicitude de Dieu.
Mais la Loi permet aussi de préserver les Juifs de toute influence néfaste, susceptible
de les détourner de cet idéal. Selon Éléazar, c’est un fait reconnu que la fréquentation
d’hommes intelligents et sages incite à progresser dans son mode de vie, tandis que la
fréquentation d’hommes de mauvaise compagnie pervertit. Or tous les autres hommes sauf
nous, dit le grand-prêtre, considèrent qu’il existe plusieurs dieux. Et des auteurs de
découvertes utiles à la vie, ils élèvent d’insensibles images devant lesquelles ils se
prosternent175. Plus vains encore sont les Égyptiens, qui vénèrent des animaux féroces et leur
offrent des sacrifices aussi bien lorsqu’ils sont vivants que lorsqu’ils sont morts176. Pour
préserver les Juifs de ces vaines opinions, le législateur les a donc entourés d’une palissade
insécable et de murailles de fer177. Tout fait chez les Juifs l’objet d’un code, d’un réseau de
prescriptions qui protège leur pureté du contact des gens indignes. La mise en œuvre des
commandements maintient les Juifs à part parmi les autres hommes. Et tandis que la plupart
de ceux-ci se souillent par des relations contre-nature et la pratique de l’inceste, les Juifs
demeurent à l’écart de ces vices. C’est d’ailleurs à juste titre que les prêtres d’Égypte
Ad Phil. 134-135 : Ποιησάμενος οὖν τὴν καταρχὴν ταύτην, καὶ δείξας ὅτι πάντες οἱ λοιποὶ παρ' ἡμᾶς
ἄνθρωποι πολλοὺς θεοὺς εἶναι νομίζουσιν, αὐτοὶ δυναμικώτεροι πολλῷ καθεστῶτες ὧν σέβονται ματαίως
ἀγάλματα γὰρ ποιήσαντες ἐκ λίθων καὶ ξύλων, εἰκόνας φασὶν εἶναι τῶν ἐξευρόντων τι πρὸς τὸ ζῆν αὐτοῖς
χρήσιμον, οἷς προσκυνοῦσι, παρὰ πόδας ἔχοντες τὴν ἀναισθησίαν.
176
Ad Phil. 138 : Τῶν γὰρ ἄλλων πολυματαίων τί δεῖ καὶ λέγειν, Αἰγυπτίων τε καὶ τῶν παραπλησίων, οἵτινες ἐπὶ
θηρία καὶ τῶν ἑρπετῶν τὰ πλεῖστα καὶ κνωδάλων τὴν ἀπέρεισιν πεποίηνται, καὶ ταῦτα προσκυνοῦσι, καὶ θύουσι
τούτοις καὶ ζῶσι καὶ τελευτήσασι.
177
Ad Phil. 139 : Συνθεωρήσας οὖν ἕκαστα σοφὸς ὢν ὁ νομοθέτης, ὑπὸ θεοῦ κατεσκευασμένος εἰς ἐπίγνωσιν
τῶν ἁπάντων, περιέφραξεν ἡμᾶς ἀδιακόποις χάραξι καὶ σιδηροῖς τείχεσιν, ὅπως μηθενὶ τῶν ἄλλων ἐθνῶν
ἐπιμισγώμεθα κατὰ μηδέν, ἁγνοὶ καθεστῶτες κατὰ σῶμα καὶ κατὰ ψυχήν, ἀπολελυμένοι ματαίων δοξῶν, τὸν
μόνον θεὸν καὶ δυνα-τὸν σεβόμενοι παρ' ὅλην τὴν πᾶσαν κτίσιν.
175
163
appellent « hommes de Dieu » ces hommes qui ne se soucient pas des loisirs, du boire et du
manger, consacrent leur vie à l’étude de la divinité178.
Le discours du grand-prêtre donnerait facilement à penser que l’auteur de la Lettre
plaide pour une vision dichotomique du monde. Il y a d’un côté les Juifs qui vénèrent le dieu
unique dans un état permanent de piété et de justice, et de l’autre cette humanité qui s’égare
dans le vice ou la violence, et se perd dans les méandres d’un évhémérisme absurde. Cette
lecture au premier degré néglige toutefois plusieurs points importants. En premier lieu le fait
que les propos d’Éléazar sont en fait mis en abîme à l’intérieur du récit d’Aristée.
Du point de vue de l’auteur, Aristée échappe de toute évidence à la dichotomie établie par le
grand-prêtre. On ne saurait en effet oublier que dans la Lettre, le rôle principal, celui du
narrateur ou, si l’on préfère, la voix-off du texte, revient à un non-Juif. On s’est interrogé sur
l’identité de cet Aristée au nom duquel est écrit le récit qui nous intéresse. Il a ainsi été
suggéré qu’il pouvait s’agir d’Aristée d’Argos, arrivé vers 272 avant notre ère à
Alexandrie179. Mais l’identité réelle du personnage n’a que peu d’importance et il faut sans
doute considérer que le nom fait partie de la tradition reçue et à partir de laquelle l’auteur
travaille180. La même remarque est d’ailleurs valable pour Démétrius de Phalère, l’homme qui
aurait conseillé au roi de faire traduire la Loi des Juifs, et dont on sait qu’il était en fait tombé
en disgrâce après l’accession au trône de Ptolémée Philadelphe181. Ce qui nous importe,
toutefois, c’est l’identité que l’auteur façonne pour ses personnages, qu’ils soient Juifs ou non.
Ad Phil. 140 : Ὅθεν οἱ Αἰγυπτίων καθηγεμόνες ἱερεῖς, ἐγκεκυφότες εἰς πολλὰ καὶ μετεσχηκότες πραγμάτων,
ἀνθρώπους θεοῦ προσονομάζουσιν ἡμᾶς· ὃ τοῖς λοιποῖς οὐ πρόσεστιν, εἰ μή τις σέβεται τὸν κατὰ ἀλήθειαν θεόν,
ἀλλ' εἰσὶν ἄνθρωποι βρωτῶν καὶ ποτῶν καὶ σκέπης.
179
Cf. supra, n. 168.
180
En ce sens Tcherikover, « The Ideology of the Letter of Aristeas », p. 61.
181
Cf. Gruen, Heritage and Hellenism, p. 209 ; Honigman, The Septuagint and Homeric Scholarship, p. 90. Sur
Démétrius de Phalère, cf. E. Martini, « Demetrios von Phaleron », RE IV.1 (1901), cols. 2817-2841.
178
164
À cet égard, on remarquera que dans la Lettre, on discute d’abord entre
gentilshommes. La personnalité de Philocrate, l’interlocuteur invisible auquel le texte
s’adresse, est introduite dès les premiers paragraphes182. Philocrate a un penchant pour les
choses saintes et pour les hommes qui vivent selon leur loi. Il est celui qui veut apprendre,
écouter, et ainsi enrichir son âme. Philocrate est caractérisé par sa curiosité d’esprit : il est
philomatês. Lui et son frère ne s’intéressent pas aux richesses matérielles, se préoccupant
essentiellement de l’épanouissement de la culture et de tout ce qui peut s’y rapporter. De
manière générale, tous les intervenants sont d’ailleurs kaloi kai agathoi, hommes de cultures,
d’éducation et de principes. Le grand-prêtre Éléazar n’échappe pas à la règle, qui est décrit
par Aristée comme un homme plein de noblesse (kalokagathia)183. Aristée et André, les deux
ambassadeurs, sont en retour qualifiés par le grand-prêtre d’hommes de mérite, qui se
distinguent par leur culture. Ils sont à cet égard les dignes représentants du roi lui-même, de sa
conduite exercée et de sa justice184. Le roi Ptolémée, rappelle en effet Éléazar, est un ami du
bien, s’entourant d’hommes d’éducation et de jugement. De tels hommes sont certainement,
par leurs conseils francs et utiles, la meilleure défense d’un royaume. Aristée en particulier,
l’homme qui parle, se signale lors de son intervention auprès du roi, visant à faire libérer les
Juifs réduits en esclavage du temps de son père, lors des guerres des diadoques185. Le projet
de traduire les lois des Juifs lui paraît le moment idéal pour exprimer cette requête, motivée
par sa philanthropie et son souci de justice et des bonnes actions.
On remarquera aussi que les personnages de la Lettre semblent tous reconnaître
l’existence d’un dieu souverain et unique. C’est ce dieu, se plaît à répèter l’auteur, qui a
accordé le trône au souverain régnant et qui veille au maintien de la paix dans le royaume.
Comme le rappelle Aristée au roi ‒ dans une phrase qui, placée dans sa bouche par un auteur
182
Ad Phil. 1-8 ; 322.
Ad Phil. 3.
184
Ad Phil. 43.
185
Ad Phil. 12-27.
183
165
juif, n’est pas sans surprendre : « le maintien de la prospérité dans ton royaume vient du
même Dieu qui a établi [la Loi des Juifs], comme me l’ont appris mes recherches. Car c’est le
Dieu souverain maître et créateur de l’univers qu’ils adorent, celui qu’adorent tous les
hommes et que, nous autres, ô roi, nous appelons seulement d’une façon différente, Zeus ou
Dis » 186. Sans doute de tels gentilshommes, sages et cultivés, tels ceux dépeints par l’auteur,
approuveraient-ils facilement la critique d’Éléazar contre l’anthropomorphisme, la crédulité
des foules et les inepties animalières des indigènes égyptiens. Il y a donc chez les « autres »
des hommes qui ne relèvent pas de cette altérité extrême et radicale que le discours du grandprêtre reléguait au ban de l’humanité.
Il faut également replacer le discours d’Éléazar dans le contexte de l’expérience
« théorétique » du voyageur Aristée187. Comme il l’indique lui-même, Aristée est un homme
qui aime à scruter les choses religieuses (ta theia)188. D’esprit curieux, comme son frère, il
aurait d’ailleurs déjà entamé des recherches sur les Juifs auprès des prêtres égyptiens, ces
sages parmi les sages189. Et c’est de lui-même qu’il s’est proposé pour cette mission en Judée,
précisément afin de pouvoir rencontrer cet homme en tous points admirable qu’est le grandprêtre des Juifs.
C’est dans le contexte de cette fiction ethnographique qu’il faut replacer la
conversation d’Aristée avec Éléazar. Le texte est d’abord le récit d’un nouvel Hérodote,
frappé d’admiration devant les merveilles de la Judée et les coutumes particulières de ses
habitants. Aux principes énoncés par le grand-prêtre répond la géographie de la Judée qui
Ad Phil. 16 : Τὸν γὰρ πάντων ἐπόπτην καὶ κτίστην θεὸν οὗτοι σέβονται, ὃν καὶ πάντες, ἡμεῖς δέ, βασιλεῦ,
προσονομάζοντες ἑτέρως Ζῆνα καὶ Δία.
187
Sur la notion de theoria (au sens de « contemplation ») et ses liens avec la philosophie, cf. F. Hartog,
Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996, pp. 98-99. Chez Isoc. Bus.
22 ; 28, le prêtre égyptien apparaît comme le modèle de l’anêr theôrêtikos.
188
Ad Phil. 3.
189
Ad Phil. 6.
186
166
occupe, selon Aristée, une position centrale par rapport aux pays voisins190. Au centre de la
Judée, sur une haute montagne, s’élève Jérusalem191. Le temple est quant à lui situé, tout
naturellement, au sommet de cette montagne192. La ville est bâtie de manière harmonieuse.
Conformément aux intentions avisées de ses premiers habitants, elle n’est ni trop grande ni
trop petite, mais de proportion convenable193. Les grandes villes, explique le narrateur,
entraînent en effet les paysans à délaisser leurs campagnes pour s’adonner à une vie de
loisirs194. C’est notamment le cas à Alexandrie, où le roi a dû interdire aux fermiers et à leurs
agents de demeurer plus de vingt jours en ville. En Judée au contraire, les paysans sont
laborieux, et la campagne est toute plantée d’arbres, de vignes, de céréales et de légumes,
malgré un sol ingrat195. Le pays, doté de montagnes et de plaines, situé à mi-chemin des mines
d’Arabie et des ports philistins, protégé par d’imprenables défenses naturelles, se conforme au
modèle de l’état idéal des philosophes grecs196.
La Judée d’Aristée est d’abord une utopie, comme l’est sans doute le judaïsme de ce
grand-prêtre fictif dont le narrateur rapporte les enseignements. Hiérocratie établie de manière
idéale par un législateur sage et scrupuleux, la Judée est en Syrie un îlot de prêtresphilosophes, encerclé de hautes montagnes, à l’écart des Nations et voué au culte du vrai dieu.
Une représentation qui évoque inévitablement la perspective de ces auteurs grecs, qui dans les
premières années de l’époque hellénistique, avaient « découvert » les Juifs197.
190
Ad Phil. 115.
Ad Phil. 83.
192
Ad Phil. 84.
193
Ad Phil. 107 ; 113.
194
Ad Phil. 108-111.
195
Ad Phil. 112. Arist.
196
Cf. Honigman, The Septuagint and Homeric Scholarship, pp. 23-25. Comparer notamment Arist. Pol.
VII,11 ; Ath. 16. Cf. également J. CA II,216. Sur la Judée en tant que Palestina biblica dans la Lettre, cf.
Tcherikover, « The Ideology of the Letter of Aristeas », pp. 77-78. Cf. Ez. XLVII,1.
197
Cf. supra, chap. 1, pp. 31-42.
191
167
Le caractère utopique de la Lettre n’est sans doute nulle part plus évident que dans la scène du
banquet, qui occupe presque le tiers de l’œuvre198. Le narrateur admet lui-même qu’il s’est
longuement attardé sur cet épisode, en raison de l’admiration (thauma) extraordinaire qu’il en
est arrivé à concevoir pour ces hommes199. À l’instar du grand-prêtre, les septante-deux
traducteurs envoyés à Alexandrie se distinguent en effet par leur mérite et leur éducation200.
Dignes représentants des vertus de leur chef, ils peuvent s’entretenir de tout passage de la Loi.
De manière caractéristique, ils sont décrits par Aristée comme des hommes préoccupés de
tenir le juste milieu, qui est en tout le plus beau. Ils sont dépouillés de toute rudesse et de tout
défaut de culture. Maîtrisant aussi bien le grec que l’hébreu, ce sont des hommes exercés à la
conversation. C’est d’ailleurs au cours du symposium organisé pour les accueillir qu’ils se
révèleront véritablement admirables, non seulement aux yeux du roi ou d’Aristée, mais à
l’ensemble des philosophes de la cour201.
En leur honneur, le roi a en effet organisé un banquet au cours duquel, et sept jours
durant, il va poser à tour de rôle une question à chacun des traducteurs. Les repas seront
expressément préparés en conformité avec les usages de ces hôtes de Judée. Il n’y aura donc
ni sacrificateur, ni hérauts sacrés et ce sont les prêtres juifs qui vont mener les prières202. Ce
banquet des sages se conforme ensuite aux caractéristiques du genre, avec une succession de
questions-réponses se rapportant pour l’essentiel à la royauté et à la bonne gouvernance203.
Les vertus du monarque idéal sont ainsi égrenées : la magnanimité, la philanthropie, la justice,
la générosité, la piété, etc. D’autres questions portent sur des lieux communs, du type
« qu’est-ce que la philosophie ? », « qu’est-ce qui mérite le nom de beau ? », ou encore
« comment ne pas céder à l’orgueil ? »
198
Ad Phil. 187-300.
Ad Phil. 295.
200
Ad Phil. 121-122.
201
Ad Phil. 200 ; 235 ; 294-296.
202
Ad Phil. 184.
203
À ce sujet, cf. Murray, « Aristeas on Ptolemaic Kingship ». Comparer notamment DS I,70.
199
168
Le dialogue relève d’une forme de philosophie hellénistique très conventionelle dont
les mots-clés sont la tempérance, la maîtrise des passions, la sobriété, la vérité, la quête du
juste milieu, de la mesure, du bien, de la vérité, de la justice, etc. Sans doute quelques-unes
des sentences énoncées relèvent-elles davantage du modèle biblique que proprement
philosophique. Ainsi faut-il par exemple veiller à honorer ses parents, ou ne jamais oublier
que le roi est subordonné à la Loi204. Nulle part toutefois ne sont mentionnés les Juifs, ni
Moïse et sa législation.
Dans chacune de leurs réponses, les traducteurs parviennent toutefois à placer, même
si c’est parfois quelque peu artificiel, une mention du Dieu souverain. Ce qui amène le roi à
dire aux philosophes de sa cour : « Je crois nos hôtes d’une vertu supérieure et d’une grande
intelligence, puisqu’à ces questions imprévues, ils ont bien répondu en faisant tous de Dieu le
principe de leur réponse »205. Un de ces philosophes, Ménédème d’Érétrie (qui n’a en fait
jamais été à Alexandrie) incarne la réponse proprement stoïcienne en invoquant la pronoia, la
providence qui gouverne l’univers206. Mais ces sages venus d’Orient, suggère le narrateur,
semblent en fait surpasser les philosophes tant par leur formation que par leur éloquence, et en
prenant Dieu pour principe207. Et c’est à ce titre qu’ils seront en fin de compte admirés par
tous pour leur sagesse supérieure. On l’aura compris, ici aussi les Juifs apparaissent comme
les représentants d’une sagesse barbare conviée à la table des philosophes ‒ et donc
essentiellement pensée selon des catégories grecques.
204
Ad Phil. 228 ; 238 ; 279.
Ad Phil. 200 : πρὸς τοὺς φιλοσόφους εἶπεν ὁ βασιλεύς – οὐκ ὀλίγοι γὰρ παρῆσαν τούτοις – · Οἴομαι
διαφέρειν τοὺς ἄνδρας ἀρετῇ καὶ συνιέναι πλεῖον, οἵτινες ἐκ τοῦ καιροῦ τοιαύτας ἐρωτήσεις λαμβάνοντες, ὡς
δέον ἐστὶν ἀποκέκρινται, πάντες ἀπὸ θεοῦ τοῦ λόγου τὴν καταρχὴν ποιούμενοι.
206
Ad Phil. 201. Sur Ménédème d’Érétrie, cf K. von Fritz, « Menedemos aus Eretria », RE XV.1 (1931), cols.
788-794.
207
Ad Phil. 235 : Καὶ γὰρ ταῖς ἀγωγαῖς καὶ τῷ λόγῳ πολὺ προέχοντες αὐτῶν ἦσαν, ὡς ἂν ἀπὸ θεοῦ τὴν καταρχὴν
ποιούμενοι.
205
169
Dans un article important paru d’abord en hébreu en 1949, puis en traduction anglaise en
1958, Victor Tcherikover a définitivement établi que la Lettre d’Aristée ne s’adresse pas à un
public grec, mais à un public juif208. La Lettre n’est pas l’œuvre d’un apologiste, et c’est à
l’attention de sa propre communauté qu’il adresse son discours. Et de manière plus
particulière encore à ceux qui, au sein de cette communauté, seraient à l’image de Philocrate,
mus par leur curiosité d’esprit et leur soif d’apprendre. Si l’auteur ne doit pas être confondu
avec le narrateur, cette voix qu’il emprunte tout au long du texte et qui lui permet d’attribuer à
son propos l’objectivité d’un observateur extérieur, il ne construit pas moins ses personnages
comme autant de reflets de lui-même et de ses interlocuteurs. Juifs et Grecs participent, dans
la Lettre d’Aristée, d’un même environnement culturel, défini par des valeurs communes,
comme la sagesse, la vertu, la piété, l’éducation ou encore la justice. La Lettre produit ainsi
pour la communauté à laquelle elle s’adresse une identité tout à la fois pleinement grecque et
juive.
L’interprétation allégorique de la Loi de Moïse permet de mettre en lumière la raison
profonde qui en gouverne les prescriptions. Et comme le souligne le discours d’Éléazar, c’est
en préservant le mode de vie instauré par le législateur, sans rien négliger de ses
commandements, que les Juifs accèdent à l’idéal intellectuel de ce monde duquel ils
participent. Cette posture n’est en fin de compte en rien incompatible avec les idéaux de la
paideia, mais en est au contraire l’expression aboutie. C’est à la fois en tant que Juifs et en
tant que Grecs que les Juifs sont, dans la Lettre d’Aristée, un peuple de sages parmi les
Nations.
208
Tcherikover, « The Ideology of the Letter of Aristeas », cit.
170
PHILON ET LE TAUREAU ÉGYPTIEN
Par la voix d’Éléazar, on l’a vu, la Lettre d’Aristée à Philocrate fait l’apologie d’une
interprétation allégorique de la loi de Moïse. Dans cette perspective, les commandements
établis par Moïse doivent être envisagés comme des symboles, dont il convient de révéler le
sens profond. La Loi est d’abord un instrument, conçu par le législateur en vue de conduire
les hommes vers cet idéal de morale, de piété et de justice qui est la véritable vie
philosophique. Équipés d’un tel instrument, les Juifs qui se conforment à leurs patria nomima
sont donc pour ainsi dire des philosophes sans effort. Et ces commandements qui tissent
ensemble une épaisse palissade préservent ce peuple de philosophes du contact des nations
indignes et des vaines opinions sur les dieux. Les Juifs, affirme Éléazar, demeurent à l’écart
des autres hommes209.
De tous temps et en tous lieux, Moïse a sans doute été le meilleur des législateurs.
C’est ce que dira Philon d’Alexandrie, qui est à n’en pas douter, au Ier siècle de notre ère, le
plus important représentant de l’école allégorique210. Tandis que les lois des autres peuples
ont toutes, avec le temps, les guerres, la violence des hommes et les cataclysmes, été
On ne peut à cet égard s’empêcher de penser à ce que dira Maïmonide plus de mille ans plus tard, lorsque la
loi de Moïse sera à nouveau lue par les Juifs à travers le prisme de la tradition philosophique. Cf. notamment
Guides des égarés III,27 : « La Loi véritable, qui, comme nous l’avons dit, est unique, je veux dire la loi de
Moïse, notre maître, ne nous est parvenue que pour nous apporter cette double perfection [la perfection du corps
comme la perfection de l’âme]. Elle règle, d’une part, les relations mutuelles des hommes, en faisant cesser
parmi eux la violence réciproque et en les polissant par des mœurs nobles et généreuses, afin que les populations
puissent se perpétuer, qu’il puisse s’établir parmi elles un rapport stable, et que par là chaque individu puise
arriver à la première perfection ; d’autre part, elle améliore les croyances et produit des idées saines, par
lesquelles on puisse parvenir à la dernière perfection. La Tôrâ parle de l’une et de l’autre, et elle nous apprend
que le but de toute la loi est de nous faire parvenir à ces deux perfections. Il y est dit : L’Éternel nous a ordonéée
de pratiquer toutes ces lois, de craindre l’Éternel, notre Dieu, afin que nous soyons toujours heureux et que nous
vivions aujourd’hui [De. VI,24] » (trad. Munk). Dans ce qui suit, je reconnais ma dette envers les pages de S.
Stroumsa consacrées à Maïmonide en tant que « phénoménologue » de la religion, in S. Stroumsa, Maimonides
in His World. Portrait of a Mediterranean Thinker, Princeton – Oxford, Princeton University Press, 2009, chap.
IV (« La Longue Durée : Maimonides as a Phenomelogist of Religion»).
210
Cf. Ph. Mos. II,12. Pour une introduction à la vie et à l’œuvre de Philon d’Alexandrie, cf. récemment A.
Kamesar (éd.), The Cambridge Companion to Philo, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, et en
particulier A. Kamesar, « Biblical interpretation in Philo », pp. 65-91. Cf. également M. Hadas-Lebel, Philon
d’Alexandrie. Un penseur en diaspora, Paris, Fayard, 2003. Sur l’exégèse de Philon, cf. P. Borgen, Philo of
Alexandria. An Exegete for His Time, Leiden ‒ New York ‒ Köln, Brill, 1997.
209
171
modifiées, la constitution de Moïse est demeurée ferme, inébranlable. Malgré les revers de
l’histoire, les Juifs n’en ont pas changé le plus infime détail211. La loi de Moïse, suggère
Philon, échappe à l’inexorable corruption du temps qui s’écoule212.
Mais elle est aussi la seule qui incite véritablement les hommes à la paix, ou à la
philantrôpia213. Cette philantrôpia dont Philon écrit, dans son traité sur les vertus, qu’elle est
sœur jumelle de la piété214. L’humanité entière, écrit Philon, « du levant au couchant, toute
contrée, toute race, toute cité, tous sont hostiles aux institutions étrangères et pensent accroître
le respect pour les leurs propres s’ils le refusent à celles qui sont en vigueur chez les
autres »215. Les lois des Juifs, au contraire, attirent vers elles des hommes de tous les peuples,
« barbares, grecs, continentaux, insulaires, nations d’Orient, d’Occident, Europe, Asie, toute
la terre habitée d’une extrémité à l’autre »216. Le peuple qui porte la loi de Moïse est lui-même
une nation de prêtres, choisie entre toutes les nations pour éclairer l’humanité entière, et
enseigner le bien au genre humain217.
Pas plus que pour Éléazar (ou encore Maïmonide), le sens allégorique de la Loi
n’annule, pour Philon, le sens littéral. Dans son Commentaire allégorique, Philon dénonce
Ph. Mos. II,13-15 : τὰ μὲν τῶν ἄλλων νόμιμα εἴ τις ἐπίοι τῷ λογισμῷ, διὰ μυρίας προφάσεις εὑρήσει
κεκινημένα, πολέμοις ἢ τυραννίσιν ἤ τισιν ἄλλοις ἀβουλήτοις, ἃ νεωτερισμῷ τύχης κατασκήπτει· πολλάκις δὲ
καὶ τρυφὴ πλεονάσασα χορηγίαις καὶ περιουσίαις ἀφθόνοις καθεῖλε νόμους, “τὰ λίαν ἀγαθὰ” τῶν πολλῶν φέρειν
οὐ δυναμένων, ἀλλὰ διὰ κόρον ἐξυβριζόντων· ὕβρις δ' ἀντίπαλον νόμῳ. τὰ δὲ τούτου μόνου βέβαια, ἀσάλευτα,
ἀκράδαντα, καθάπερ σφραγῖσι φύσεως αὐτῆς σεσημασμένα, μένει παγίως ἀφ' ἧς ἡμέρας ἐγράφη μέχρι νῦν καὶ
πρὸς τὸν ἔπειτα πάντα διαμενεῖν ἐλπὶς αὐτὰ αἰῶνα ὥσπερ ἀθάνατα, ἕως ἂν ἥλιος καὶ σελήνη καὶ ὁ σύμπας
οὐρανός τε καὶ κόσμος ᾖ. τοσαύταις γοῦν χρησαμένου τοῦ ἔθνους μεταβολαῖς κατά τε εὐπραγίας καὶ
τοὐναντίον, οὐδὲν ἀλλ' οὐδὲ τὸ μικρότατον τῶν | διατεταγμένων ἐκινήθη, πάντων ὡς ἔοικε τὸ σεμνὸν καὶ
θεοπρεπὲς αὐτῶν ἐκτετιμηκότων.
212
À ce sujet, cf. supra, chap. 1, p. 55.
213
Sur cette question, voir . K. Berthelot, Philantrôpia judaica. Le débat autour de la « misanthropie » des lois
juives dans l’Antiquité, Leiden, E. J. Brill, 2003, pp. 252-255. Cf. également Borgen, Philo of Alexandria, pp.
243-260.
214
Ph. Virt. 51 : Τὴν δ' εὐσεβείας συγγενεστάτην καὶ ἀδελφὴν καὶ δίδυμον ὄντως ἑξῆς ἐπισκεπτέον
φιλανθρωπίαν.
215
Ph. Mos. II,19 (trad. Arnaldez et al.) : ἀλλὰ σχεδὸν οἱ ἀφ' ἡλίου ἀνιόντος ἄχρι δυομένου, πᾶσα χώρα καὶ
ἔθνος καὶ πόλις, τῶν ξενικῶν νομίμων ἀλλοτριοῦνται καὶ οἴονται τὴν τῶν οἰκείων ἀποδοχήν, εἰ τὰ παρὰ τοῖς
ἄλλοις ἀτιμάζοιεν, συναυξήσειν.
216
Ph. Mos. II,20 : ἀλλ' οὐχ ὧδ' ἔχει τὰ ἡμέτερα· πάντας γὰρ ἐπάγεται καὶ συνεπιστρέφει, βαρβάρους, Ἕλληνας,
ἠπειρώτας, νησιώτας, ἔθνη τὰ ἑῷα, τὰ ἑσπέρια, Εὐρώπην, Ἀσίαν, ἅπασαν τὴν οἰκουμένην ἀπὸ περάτων ἐπὶ
πέρατα.
217
Ph. Mos. I,149 ; Abr. 98 ; Spec. II,163.
211
172
d’ailleurs ceux qui ne retiennent des lois que le caractère symbolique, négligeant la lettre218.
Ces hommes, écrit-il, « agissent comme s’ils vivaient tout seuls au désert, ou s’ils étaient
devenus des âmes désincarnées : ils ne connaissent plus ni cité, ni bourg, ni maison, ni
finalement plus aucun groupement humain… »219 Si l’exégèse allégorique révèle le sens
profond de la Loi, c’est-à-dire son âme, le sens littéral de ses commandements, le corps en
lequel l’âme réside, ne doit en aucun cas être écarté220. Des coutumes établies par les
personnages inspirés du passé, il ne faut rien abolir221. Car ce sont ces nomoi qui rendent
possible l’existence même d’une société humaine, qui définissent le groupe, la communauté,
auxquels chaque homme appartient. La Loi demeure fondamentale dans la définition d’une
identité propre, que la quête du seul sens allégorique ne peut que dissoudre. C’est donc à la
fois au sens obvie et au sens caché des commandements qu’il convient de s’attacher pour
demeurer, précisément, une nation de prêtres parmi les nations.
Les lois et les coutumes que Moïse a données aux Juifs n’enseignent rien d’autre,
rappelle Philon dans l’Exposition de la Loi, que ce que recherche la philosophie la plus
savante. Cette philosophie, les Juifs, par leurs lois et leurs coutumes, y sont pour ainsi dire
naturellement disposés. Car la Loi enseigne « la connaissance de la Cause la plus haute et la
Ph. Migr. 89 : εἰσὶ γάρ τινες οἳ τοὺς ῥητοὺς νόμους σύμβολα νοητῶν πραγμάτων ὑπολαμβάνοντες τὰ μὲν
ἄγαν ἠκρίβωσαν, τῶν δὲ ῥᾳθύμως ὠλιγώρησαν· οὓς μεμψαίμην ἂν ἔγωγε τῆς εὐχερείας· ἔδει γὰρ ἀμφοτέρων
ἐπιμεληθῆναι, ζητήσεώς τε τῶν ἀφανῶν ἀκριβεστέρας καὶ ταμιείας τῶν φανερῶν ἀνεπιλήπτου. Certains hommes
comprennent que les lois, dans leur énoncé, sont des symboles des réalités intelligibles ; ils se montrent
excessivement minutieux dans l’analyse du symbole, mais en prennent à leur aise avec la lettre, qu’ils
mépriseraient. Je leur reproche volontiers pour ma part la facilité qu’ils se donnent. Car il faudrait s’appliquer en
même temps à la poursuite minutieuse du contenu invisible et à l’administration irréprochable du contenu visible
(trad. Cazeaux).
219
Ph. Migr. 90 : νυνὶ δ' ὥσπερ ἐν ἐρημίᾳ καθ' ἑαυτοὺς μόνοι ζῶντες ἢ ἀσώματοι ψυχαὶ γεγονότες καὶ μήτε
πόλιν μήτε κώμην μήτ' οἰκίαν μήτε συνόλως θίασον ἀνθρώπων εἰδότες…
220
Ph. Migr. 93 : ἀλλὰ χρὴ ταῦτα μὲν σώματι ἐοικέναι νομίζειν, ψυχῇ δὲ ἐκεῖνα· ὥσπερ οὖν σώματος, ἐπειδὴ |
ψυχῆς ἐστιν οἶκος, προνοητέον, οὕτω καὶ τῶν ῥητῶν νόμων ἐπιμελητέον. Non il faut admettre que ces deux
aspects (de la Loi) correspondent l’un au corps, l’autre à l’âme, et donc, comme il faut songer au corps parce
qu’il est la maison de l’âme, qu’il faut pareillement se soucier des lois telles qu’elles sont énoncées.
221
Ph. Migr. 90 : οὓς ὁ ἱερὸς λόγος διδάσκει χρηστῆς ὑπολήψεως πεφροντικέναι καὶ μηδὲν τῶν ἐν τοῖς ἔθεσι
λύειν, ἃ θεσπέσιοι καὶ μείζους ἄνδρες ἢ καθ' ἡμᾶς ὥρισαν. À ceux-là portant la Parole Sainte enseigne qu’il faut
à la fois cultiver l’intelligence féconde et ne rien abolir des coutumes déterminées par des personnages inspirés
qui dépassent nos contemporains.
218
173
plus ancienne de toutes, ce qui leur a évité l’erreur de croire à des dieux engendrés »222. La
Loi, dans sa lettre même, façonne un certain type d’homme, enclin à la philanthrôpia, à la
piété (eusebeia), à la sainteté (hosiotês) et surtout, elle enseigne la distinction ontologique qui
sépare la Cause première, c’est-à-dire Dieu, de sa création, ou de tout ce qui est créé223.
C’est ici que se dessine la véritable frontière entre « nous » et les « autres ». Je ne
pourrai évidemment pas couvrir ici la problématique de la construction philonienne de
l’identité juive224. Je me contenterai de suggérer que le second commandement définit dans ce
contexte une frontière ultime, irréductible, entre une humanité qui s’égare dans l’erreur et les
disciples de Moïse, inculturés dès leur plus jeune âge à la réalité d’un dieu souverain,
transcendant, qui échappe à l’image225.
Le premier commandement pose pour Philon le principe, non pas du « monothéisme »,
mais bien de la monarchie divine226. Or la plus grande erreur des hommes a été d’attribuer des
honneurs divins aux principes subalternes de cette monarchie, l’univers, les astres, les quatres
éléments, négligeant la Cause première, l’auteur de toutes choses, lui-même incréé et
éternel227. Moïse, dans le but de corriger cette erreur, inscrivit donc dans la Loi le précept
suivant : « Garde-toi, voyant le soleil, la lune, les astres, tout l’ornement du ciel, de te
fourvoyer et de te prosterner devant eux ! »228 Les « dieux visibles » ne sont pas des dieux
Ph. Virt. 65 (trad. Arnaldez) : ὅπερ γὰρ ἐκ φιλοσοφίας τῆς δοκιμωτάτης περιγίνεται τοῖς ὁμιληταῖς αὐτῆς,
τοῦτο διὰ νόμων καὶ ἐθῶν Ἰουδαίοις, ἐπιστήμη τοῦ ἀνωτάτω καὶ πρεσβυτάτου πάντων αἰτίου, τὸν ἐπὶ τοῖς
γενητοῖς θεοῖς πλάνον ἀπωσαμένοις.
223
Cf. notamment Ph. Spec. Leg. I,30 ; 59.
224
À ce sujet, voir l’ouvrage essentiel de Niehoff, Philo on Jewish identity and culture ; cf. aussi Id., « Philo’s
views on Paganism », in G. N. Stanton, G. G. Stroumsa (éds.), Tolerance and Intolerance in Early Judaism and
Christianity, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, pp. 135-158.
225
Sur la question de l’idolâtrie chez Philon, cf. K.-G. Sandelin, « The Danger of Idolatry According to Philo of
Alexandria », Temenos 27 (1991), pp. 109-150. Sur l’attitude de Philon à l’égard de l’art et des images en
général, cf. Id., « Philo’s Ambivalence towards Statues », Studia Philonica 13 (2001), pp. 122-138.
226
Cf. Ph. Decal. 51 ; 52-64; 155. Sur la théologie de Philon, cf. R. Radice, « Philo’s Theology and Theory of
Creation », in Cambridge Companion to Philo, pp. 124-145, en particulier ici pp. 124-131.
227
Ph. Decal. 52-64 ; Spec. Leg. I,13-20.
228
Ph. Spec. Leg. I,15 (trad. Daniel) : μὴ ἰδὼν τὸν ἥλιον καὶ τὴν σελήνην καὶ τοὺς ἀστέρας καὶ πάντα τὸν
κόσμον τοῦ οὐρανοῦ πλανηθεὶς προσκυνήσῃς αὐτοῖς. Comparer LXX De. IV,19 : καὶ μὴ ἀναβλέψας εἰς τὸν
οὐρανὸν καὶ ἰδὼν τὸν ἥλιον καὶ τὴν σελήνην καὶ τοὺς ἀστέρας καὶ πάντα τὸν κόσμον τοῦ οὐρανοῦ πλανηθεὶς
προσκυνήσῃς αὐτοῖς καὶ λατρεύσῃς αὐτοῖς.
222
174
souverains (episkopei thous ouk autokrateis), mais seulement des gouverneurs ou des
satrapes, établis par l’Être suprême, le pilote du monde, auquel seul doivent être adressés les
marques de piété des hommes. Le « dieu des dieux » (theos theôn), rappelle Philon, est
immatériel (aeidês), invisible (aoratos), et accessible non pas par les sens mais exclusivement
par l’intelligence (dianoia) ; et c’est une impiété que de transférer les hommages qui lui sont
dûs à d’autres que lui229. Si les astres célestes et les éléments sont effectivement, à la
différence des hommes, des êtres immortels, il sont néanmoins nos frères, puisqu’ils ont eux
aussi été créés230.
Le « polythéisme », dans cette perspective, n’est pas nécessairement le fait de croire
en l’existence de multiples dieux, mais d’abord le fait de privilégier les parties au tout, de
diperser les honneurs dus au seul dieu souverain. C’est là que réside essentiellement la
polutheos doxa, cette opinion qui, en fin de compte, amène à oublier Dieu231, voire à
l’athéisme (atheotês) – comme l’affirme Philon dans son Commentaire allégorique : « …le
polythéisme produit l’athéisme dans l’âme des insensés »232. Car les hommes ne se contentent
bientôt plus des seuls dieux célestes et visibles. Ils donnent des corps à ces dieux, façonnent
des images dont ils remplissent la terre, multipliant l’impiété, l’ignorance et la confusion233.
En accordant des honneurs divins à toutes choses, l’on se met à vénérer de la matière inerte. À
des sculpteurs l’on demande de forger des dieux, en prenant pour modèle des êtres mortels ;
« puis on construit et on élève [pour ces images] des temples, on leur érige des autels, on met
Ph. Spec. Leg. I,19-20 : πάντας οὖν τοὺς κατ' οὐρανὸν οὓς αἴσθησις ἐπισκοπεῖ θεοὺς οὐκ αὐτοκρατεῖς
νομιστέον, τὴν ὑπάρχων τάξιν εἰληφότας, ὑπευθύνους μὲν φύσει γεγονότας, ἕνεκα δ' ἀρετῆς εὐθύνας οὐχ
ὑφέξοντας. ὥσθ' ὑπερβάντες τῷ λογισμῷ πᾶσαν τὴν ὁρατὴν οὐσίαν ἐπὶ τὴν τοῦ ἀειδοῦς καὶ ἀοράτου καὶ μόνῃ
διανοίᾳ καταληπτοῦ τιμὴν ἴωμεν, ὃς οὐ μόνον θεὸς θεῶν ἐστι νοητῶν τε καὶ αἰσθητῶν ἀλλὰ καὶ πάντων
δημιουργός. ἐὰν δέ τις τὴν τοῦ ἀιδίου καὶ ποιητοῦ θεραπείαν ἄλλῳ προσνέμῃ νεωτέρῳ καὶ γενητῷ, φρενοβλαβὴς
ἀναγεγράφθω καὶ ἔνοχος ἀσεβείᾳ τῇ μεγίστῃ. Cf. également Decal. 61 ; 64. Sur la question des « dieux
visibles », cf. supra, chap. 1, p. 44.
230
Ph. Decal. 64 : πᾶσαν οὖν τὴν τοιαύτην τερθρείαν ἀπωσάμενοι τοὺς ἀδελφοὺς φύσει μὴ προσκυνῶμεν, εἰ καὶ
καθαρωτέρας καὶ ἀθανατωτέρας οὐσίας ἔλαχον – ἀδελφὰ δ' ἀλλήλων τὰ γενόμενα καθὸ γέγονεν, ἐπεὶ καὶ πατὴρ
ἁπάντων εἷς ὁ ποιητὴς τῶν ὅλων ἐστίν.
231
Cf. Ph. Decal. 62.
232
Ph. Ebr. 110 : τὸ (…) πολύθεον ἐν ταῖς τῶν ἀφρόνων ψυχαῖς ἀθεότητα <κατασκευάζει>. Cf. également Conf.
144.
233
Ph. Ebr. 109 ; Decal. 66.
229
175
un soin et une minutie extrêmes à leur rendre hommage au moyen de sacrifices, de
processions, des autres rites et cérémonies religieuses, tandis que prêtres et prêtresses
s’efforcent de donner à ces vaines parades la plus grande solennité possible. À ces gens, le
Père de l’univers adresse cet avertissement : “Vous ne ferez pas des dieux d’argent et
d’or” »234.
Car c’est en raison de l’emprise de ces fumées, de ce non sens (tuphô), sur le genre
humain, au sein duquel ces vaines opinions ont été adoptées non pas sous la contrainte, mais
volontairement, et pour lutter contre la disparition définitive de la véritable piété, qu’a été
établie la Loi. La Loi qui « grave et imprime » dans l’esprit de ses zélateurs les marques
profondes de la véritable sainteté (hosiotês), affirmant et répétant « qu’Il est le Dieu unique,
Fondateur et artisan de toutes choses… »235. Phénoménologue plus qu’historien des religions,
Philon établit une taxinomie des « polythéismes », c’est-à-dire des différentes formes d’erreur
en matière religieuse qui définissent le mal en réponse auquel a été établie la législation
mosaïque. Car il y a une gradation des opinions polythéistes, qui va des hommes qui servent
les astres et les éléments célestes à ceux qui vénèrent des images faites de main d’homme, et
qui sont autant d’objets insensibles et inanimés, puis enfin les « Égyptiens », terme qui
désigne dans cette échelle, plus que le peuple égyptien à proprement parler, une catégorie
typologique : les hommes dont les opinions sur les dieux relèvent du dernier degré de l’erreur,
et qui, en plus des statues et des images, consacrent comme dieux des animaux privés de
Ph. Spec. Leg. I,21-22 : Εἰσὶ δέ τινες οἳ χρυσὸν καὶ ἄργυρον ἀνδριαντοποιοῖς ὡς θεοπλαστεῖν ἱκανοῖς
παρέδοσαν· οἱ δὲ λαβόντες ἀργὴν ὕλην θνητῷ παραδείγματι προσχρησάμενοι, τὸ παραλογώτατον, θεοὺς ὅσα τῷ
δοκεῖν ἐμόρφωσαν· καὶ νεὼς κατασκευάσαντες καὶ ἱδρυσάμενοι βωμοὺς ἐδείμαντο θυσίαις τε καὶ πομπαῖς καὶ
ταῖς ἄλλαις ἱερουργίαις τε καὶ ἁγιστείαις ἐπιμελῶς πάνυ καὶ πεφροντισμένως γεραίρουσιν, ἱερέων τε καὶ ἱερειῶν
τὸν περὶ ταῦτα τῦφον ὡς ἔνι μάλιστα σεμνοποιούντων. οἷς ὁ τῶν ὅλων πατὴρ προαγορεύει λέγων· “οὐ ποιήσετε
μετ' ἐμοῦ θεοὺς ἀργυροῦς καὶ χρυσοῦς”. Cf. LXX Ex. XX,23.
235
Ph. Spec. Leg. I,30 (trad. Daniel, modifiée) : διὰ τοῦτ' ἐπιστάμενος ἐπὶ μέγα δυνάμεως προεληλυθότα τὸν
τῦφον καὶ δορυφορούμενον ὑπὸ τοῦ πλείστου γένους ἀνθρώπων οὐκ ἐξ ἀνάγκης ἀλλ' ἑκουσίοις γνώμαις,
εὐλαβηθεὶς μή ποτε καὶ οἱ ζηλωταὶ τῆς ἀδεκάστου καὶ ἀληθοῦς εὐσεβείας καθάπερ ὑπὸ χειμάρρου
παρασυρῶσιν, ἐνσφραγίζεται βαθεῖς τύπους ταῖς διανοίαις ἐγχαράττων ὁσιότητος, ὑπὲρ τοῦ μὴ συγχυθέντας ἢ
ἐπιλεανθέντας ἀμαυρωθῆναί ποτε χρόνῳ, καὶ συνεχῶς ἐπᾴδει ποτὲ μὲν λέγων ὅτι θεὸς εἷς ἐστι καὶ κτίστης καὶ
ποιητὴς τῶν ὅλων. Cf. également I,59.
234
176
raison (zôa aloga)236. L’« Égyptien » est d’abord ici l’homme qui, non content de ne pas voir
l’Être suprême, ne lève même pas son regard en direction du ciel, mais tout au contraire vers
le niveau le plus bas de la création, les animaux, entièrement dépourvus d’intelligence.
Comme l’écrit Philon dans le De vita Contemplativa :
Pour les dieux des Égyptiens, il est même incongru d’y faire allusion, car ils ont
choisi, dans tout le monde sublunaire, pour les élever aux honneurs divins, des
animaux sans raison, et pas seulement des animaux domestiques, mais aussi les
plus féroces des bêtes sauvages : parmi celles de la terre sèche, le lion ; parmi
celles des eaux, le crocodile, qui est de leur pays ; parmi les oiseaux, l’épervier et
l’ibis d’Égypte. Ils voient qu’elles sont engendrées, qu’elles ont besoin
d’aliments, qu’elles sont insatiables de nourriture, qu’elles sont pleines
d’excréments, venimeuses, mangeuses d’hommes, sujettes à des maladies
diverses, qu’elles périssent non seulement de mort violente ; et pourtant ils se
prosternent devant elles : êtres policés devant les bêtes grossières et sauvages,
êtres raisonnables devant les bêtes sans raison, parents de la divinité devant les
bêtes que l’on ne saurait comparer à des Thersites, maîtres et seigneurs devant des
êtres qui sont par nature sujets et esclaves.237
L’Égypte, pour Philon, c’est le pays du corps, comme l’a récemment rappelé Sarah Pearce238.
Et sans doute l’identité des Juifs et du judaïsme n’apparaît nulle part plus clairement, dans
l’œuvre de Philon, qu’au miroir de l’Égypte239. Les Égyptiens sont l’antithèse même des Juifs,
non pas une nation de prêtres, mais une nation d’impies, les yeux rivés sur le sol.
236
Cf. Ph. Decal. 66-81 ; Contempl. 3-9.
Contempl. 8-9 (trad. Miquel) : τῶν μὲν γὰρ παρ' Αἰγυπτίοις οὐδὲ μεμνῆσθαι καλόν, οἳ ζῷα ἄλογα καὶ οὐχ
ἥμερα μόνον ἀλλὰ καὶ θηρίων τὰ ἀγριώτατα παραγηόχασιν εἰς θεῶν τιμὰς ἐξ ἑκάστου τῶν κάτω σελήνης,
χερσαίων μὲν λέοντα, ἐνύδρων δὲ τὸν ἐγχώριον κροκόδειλον, ἀεροπόρων δὲ ἴκτινον καὶ τὴν Αἰγυπτίαν ἶβιν. καὶ
ταῦτα ὁρῶντες γεννώμενα καὶ τροφῆς χρείαν ἔχοντα καὶ περὶ ἐδωδὴν ἄπληστα καὶ μεστὰ περιττωμάτων ἰοβόλα
τε καὶ ἀνθρωποβόρα καὶ νόσοις ἁλωτὰ παντοίαις καὶ οὐ μόνον θανάτῳ τῷ κατὰ φύσιν ἀλλὰ καὶ βιαίῳ πολλάκις
διαφθειρόμενα προσκυνοῦσιν, οἱ ἥμεροι τὰ ἀνήμερα καὶ ἀτίθασα καὶ οἱ λογικοὶ τὰ ἄλογα καὶ οἱ συγγένειαν
ἔχοντες πρὸς τὸ θεῖον τὰ μηδ' ἂν Θερσίτῃσι | συγκριθέντα, οἱ ἄρχοντες καὶ δεσπόται τὰ ὑπήκοα φύσει καὶ δοῦλα.
Comparer notamment Decal. 78-81.
238
Pearce, The Land of the Body, et en particulier chap. IV (« The Egyptians as Symbols »).
239
Cf. Niehoff, Philo on Jewish identity, chap. 2 (« Egyptians as Ultimate Other »).
237
177
Les Égyptiens sont, pour Philon, des ennemis du genre humain qui vénèrent, on l’a vu, non
seulement des animaux dépourvus de raison, mais qui plus est des bêtes sauvages et
dangereuses pour l’homme. Josèphe, on le sait, reprendra cet argument en vue de souligner
précisément la misanthropie égyptienne240. Philon connaît, de toute évidence, les explications
rationalisantes du culte des animaux sacrés, évoquées plus haut et dont témoigne Diodore de
Sicile241. Ainsi admet-il que le bœuf de labour, « qui ouvre les sillons au temps des
semailles », ou le bélier qui fournit aux hommes sa laine et son cuir, rendent en effet service à
l’humanité242. Mais les Égyptiens honorent de temples et d’enceintes sacrées, d’assemblées et
de processions, des lions, des crocodiles, des aspics venimeux, des bêtes carnivores, sauvages,
violentes. Eux-mêmes sont d’ailleurs relégués en dehors de l’humanité, avec ces bêtes qu’ils
vénèrent : « Toutes les personnes qui ont goûté à la droite culture, horrifiés de voir magnifier
de si peu magnifiques objets, s’apitoient sur les célébrants et, non sans apparence, les réputent
plus misérables que les bêtes qu’ils honorent et en quoi, en leur âme, ils ont été
métamorphosés au point de donner l’impression d’animaux sauvages circulant sous une
enveloppe humaine »243. Diodore de Sicile rapportait l’opinion selon laquelle les animaux
bénéficiaient, en Égypte, de tous ces honneurs parce que jadis, les dieux étaient descendus sur
terre et avaient pris la forme des animaux pour échapper à leurs ennemis. En repartant, leur
règne enfin stabilisé. « Et reconnaissants envers leurs anciens sauveurs, ils consacrèrent les
espèces d’animaux dont ils avaient revêtu la forme » 244. Ce mythe est entièrement inversé
240
Cf. notamment J. CA II,66.
Cf. DS I,87-89.
242
Ph. Decal. 78.
243
Ph. Decal. 80 : ὅσοι δὲ παιδείας ὀρθῆς ἐγεύσαντο, τὴν ἐπ' ἀσέμνοις πράγμασι σεμνοποιίαν καταπλαγέντες
οἰκτίζονται τοὺς χρωμένους, ἀθλιωτέρους, ὅπερ εἰκός, ὑπολαμβάνοντες εἶναι τῶν τιμωμένων, μεταβεβληκότας
εἰς ἐκεῖνα τὰς ψυχάς, ὡς ἀνθρωποειδῆ θηρία περινοστεῖν δοκεῖν.
244
DS I,86. Sur la fuite des dieux en Égypte et leurs métamorphoses, cf. Nicandre, chez Ant. Lib. Met. 28 ; Ov.
Met. V,325 et suivants ; J. CA II,128.
241
178
chez Philon, pour lequel ce sont les Égyptiens qui sont des bêtes sauvages ayant pris
apparence humaine.
Sans doute le contexte historique de Philon explique-t-il en grande partie l’hostilité
avec laquelle il s’en prend aux Égyptiens : tout au long de la première moitié du Ier siècle de
notre ère les relations entre Juifs et Alexandrins se sont particulièrement dégradées, explosant,
en l’an 38, en un conflit d’une rare violence245. Philon fut d’ailleurs à la tête de la délégation
qui partit pour Rome, auprès de l’empereur Caligula, à la suite de ces évènements ‒ dont on
connaît les détails essentiellement au travers des deux traités historiques qu’il entreprit
d’écrire à son retour (le Contre Flaccus et l’Ambassade à Gaïus)246. Dans ces traités, Philon
assimile explicitement les adversaires alexandrins des Juifs aux « Égyptiens ». Pour lui, la
crise qui a éclaté en 38 est le résultat du caractère séditieux des Égyptiens, ainsi que de leur
haine envers les Juifs247. Le peuple égyptien, écrit-il, est habitué « à souffler sur la moindre
étincelle pour créer de graves désordres »248. Lorsqu’il rapporte comment l’empereur Caligula
voulut soudain se faire reconnaître pour dieu, il souligne, non sans ironie, que les Alexandrins
furent les premiers à le suivre, ajoutant : « Le titre de dieu a pour eux tant de prestige qu’ils
l’attribuent même aux ibis, aux vipères venimeuses du pays et à bien d’autres bêtes
féroces ! »249
Chez Philon, la ferme condamnation de la religion égyptienne ne dépend toutefois pas
de ces seuls évènements politiques. Elle reflète également d’autres enjeux. En faisant de la
religion égyptienne l’antithèse du judaïsme, Philon cherche à délimiter clairement, lui aussi,
les « murailles de fer » qui doivent entourer les Juifs ; en particulier dans une Alexandrie où
De manière générale voir J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien, Paris, PUF,
1997, pp. 229-239.
246
Sur l’homme Philon et son contexte, cf. récemment D. R. Schwartz, « Philo, His Family, and His Time », in
Cambridge Companion to Philo, pp. 9-31.
247
Cf. Ph. Flacc. 29.
248
Ph. Flacc. 17 (trad. Pelletier) : …τὸ Αἰγυπτιακὸν τὰ πρωτεῖα φέρεται διὰ βραχυτάτου σπινθῆρος εἰωθὸς
ἐκφυσᾶν στάσεις μεγάλας.
249
Ph. Legat. 163 (trad. Pelletier) : θεοῦ κλῆσις οὕτως ἐστὶ σεμνὸν παρ' αὐτοῖς, ὥστε καὶ ἴβεσι καὶ ἰοβόλοις
ἀσπίσι ταῖς ἐγχωρίοις καὶ πολλοῖς ἑτέροις τῶν ἐξηγριωμένων αὐτῆς θηρίων μεταδεδώκασιν.
245
179
se fabriquait une nouvelle culture gréco-égyptienne en laquelle pouvaient se fondre les
spécificités culturelles. Le propre neveu de Philon, Tiberius Julius Alexander ‒ dont on
connaît l’impressionnante carrière militaire (préfet de Thébaïde en 42, procurateur de Judée
en 46, préfet d’Égypte en 66 et peut-être préfet du prétoire à Rome après avoir été chef de
l’état major de Titus durant le siège de Jérusalem en 69/70) ‒ n’aurait selon Josèphe, pas
persévéré « dans les coutumes de ses pères »250. À cet égard, il convient de relever que Philon,
dans deux de ses traités philosophiques (De providentia, De animalibus), attribue à Alexandre
des positions qui vont à l’encontre de la Loi, et auxquelles s’oppose le philosophe. Dans le De
animalibus, en particulier, le frère de Philon lit à celui-ci un discours d’Alexandre dans lequel
ce dernier défendait l’idée que les animaux, comme les hommes, ont également la raison en
partage. À quoi Philon répond : « Cessons donc de critiquer la nature et par là de commettre
un sacrilège. Élever les animaux au niveau de la race humaine et accorder l’égalité à ceux qui
ne sont pas égaux est le sommet de l’injustice »251. Mais le cas de Tiberius Julius Alexander
n’était certainement pas isolé.
C’est ce que semble révéler l’exégèse que fait Philon du récit du veau d’or ‒ un
épisode qu’il a inclus à deux reprises dans sa Vie de Moïse et auquel il fait de nombreuses
allusions ailleurs dans son œuvre252. Sans doute aurait-il pu, comme Josèphe, simplement
éluder l’épisode. Celui-ci ne risquait-il pas de conforter l’opinion selon laquelle les Juifs
étaient en vérité eux-mêmes des Égyptiens d’origine et qui plus est tout aussi zoolâtres,
adorant une tête d’âne en or dans leur temple de Jérusalem ?253 Mais pour Philon, l’enjeu,
J. AJ XX,100 : τοῖς γὰρ πατρίοις οὐκ ἐνέμεινεν οὗτος ἔθεσιν. À ce sujet, cf. S. Etienne, « Réflexion sur
l’apostasie de Tibérius Julius Alexander », The Studia Philonica Annual 12 (2000), pp. 122-142.
251
Ph. Alex. 100 (trad. Terian).
252
Cf. Ph. Mos. II,161-173 ; 270-274 ; également Sacr. 130 ; Post. 158-167 ; Ebr. 66-71 ; 95-110 ; Her. 20 ;
Fug. 90-94 ; Spec. Leg. I,79 ; III,124-127. Sur l’exégèse philonienne du veau d’or cf. Sandelin, « The Danger of
Idolatry », pp. 131-134 ; Niehoff, Philo on Jewish identity and culture, pp. 46-47 ; L. H. Feldman, « Philo’s
Account of the Golden Calf Incident », Journal of Jewish Studies 46.2 (2005), pp. 245-264 ; Pearce, The Land of
the Body, pp. 292-307.
253
On se souviendra que Tac. Hist. V,4, écrira précisément que les Juifs honoraient ainsi l’animal qui les avaient
guidés hors d’Égypte. Cf. P. C. Bori, The Golden Calf and the origins of the anti-Jewish Controversy, Atlanta,
250
180
ainsi que l’audience, sont différents, et l’argument est ailleurs, s’inscrivant précisément dans
le cadre d’un débat sur l’identité juive. Pour lui, en effet, les adorateurs du veau d’or ne sont
pas simplement (comme le dira Paul254) des idolâtres, ce sont des « apostats », des gens qui
ont franchi la frontière entre « nous » et cet « autre » ultime qu’incarne l’« Égyptien »255. Les
adorateurs du veau d’or, écrit Philon, « ont répudié leurs coutumes ancestrales » (tôn patriôn
ekdiaitêsin)256 ; ou encore : ils ont subi un « changement de [mode de] vie » (ekdiaitêsis)257.
Les Juifs ont, dans le désert, adoré « le dieu d’Égypte » (ton aiguption theon)258, « l’idole des
Égyptiens » (to aiguptiôn aphidruma)259 ; ils ont imité les tuphoi, les fumées, les
illusions inconsistantes du pays du Nil260, se laissant persuader par les fables que forgent les
Égyptiens sur les « animaux privés de raison, et en particulier sur les taureaux »261.
Philon est ainsi le premier auteur à associer le veau d’or aux divinités de l’Égypte. Bien qu’il
emploie parfois le terme consacré par les Septante, moschos, « veau »262, il n’hésite pas à
parler de tauros, « taureau »263. Un taureau dont il fait précisément le symbole de la religion
égyptienne, ou plutôt des tuphoi vénérés en Égypte264. Les Juifs ayant adoré le veau d’or ont
sombré dans la non-religion des Égyptiens265. À leur taureau d’or, ils ont offert « des
sacrifices qui n’étaient pas des sacrifices, monté des chœurs qui n’étaient pas des chœurs,
Scholars Press, 1990, pp. 101-113. Également L. Smolar, M. Aberbach, « The Golden-Calf Episode in
Postbiblical Literature », Harvard Union College Annual 39 (1968), pp. 91-116, ici p. 92 ; Feldman, « Philo’s
Account of the Golden Calf », pp. 246-247. Pour une explication différente, cf. L. H. Feldman, « Josephus’
Portrait of Moses. Part Two », The Jewish Quarterly Review 83.1-2 (1992), pp. 7-50, en particulier pp. 28-30.
Sur l’onolâtrie supposée des Juifs, cf. supra, chap. 1, pp. 68-73.
254
1 Ep. Cor. X,7.
255
En ce sens Feldman, « Philo’s Account of the Golden Calf », p. 205.
256
Ph. Mos. II,270.
257
Ph. Mos. II,167.
258
Ph. Sacr. 130.
259
Ph. Post. 158.
260
Ph. Mos. II,161 ; 169 ; 270 ; Fug. 90 ; Spec. Leg. I,79 ; III,125.
261
Ph. Spec. Leg. I,79 : οἳ τὴν Αἰγυπτιακὴν ἔπεισαν ζηλοῦν ἠλιθιότητα καὶ τὸν ἐγχώριον τῦφον, ὃν ἐπ' ἀλόγοις
ζῴοις καὶ μάλιστα ταύροις μυθοπλαστοῦσι.
262
Cf. Ph. Post. 158 ; 162 ; 163 ; 166 ; Ebr. 96 ; Fug. 90.
263
Cf. Ph. Spec. Leg. II,79 ; III,125 ; Mos. II,162 ; 165 ; 270.
264
Cf. Ph. Spec. Leg. II,79 ; Ebr. 95.
265
Cf. Niehoff, Philo on Jewish identity and culture, p. 46.
181
chanté des hymnes ne différant en rien des marches funèbres… » Les adorateurs du veau d’or
sont ceux qui se sont détournés de la piété pour aller vers le corps. « Sous le coup d’une
double ivresse, celle du vin et celle de la folie » écrit Philon, ils « organisaient des cortèges
bachiques, banquetaient toute la nuit ; insoucieux de l’avenir, ils vivaient unis aux délices du
vice »266.
Chez Philon, pas un mot sur le rôle joué par Aaron dans la fabrication du veau d’or ‒
alors même que dans la LXX, c’est explicitement à celui-ci, et non aux Israélites, qu’est
attribuée la responsabilité d’avoir proclamé : « Voici tes dieux, Israël, qui t’ont fait sortir
d’Égypte ! »267. Le silence de Philon exonère Aaron de sa faute, tout comme chercheront à
l’exonérer les traditions exégétiques ultérieures, aussi bien chrétiennes que juives, ou encore
coraniques268. Pour Philon, les coupables sont à chercher ailleurs. Le peuple, écrit-il, suivit
« les conseils de quelques ignorants » (eniôn agnômosin)269, des gens de nature instable (mê
bebaioi)270 qui profitèrent de l’absence de chef ‒ de l’absence de Moïse ‒ pour propager
l’anarchie271. « Oublieux du respect que l’on doit à Celui qui est », ils se sont rués vers
l’impiété en se faisant les « adorateurs des fables égyptiennes »272. Ailleurs il accuse « ceux
qui ne sont pas pacifiques par nature » d’avoir rempli le camp de vices et d’avoir tourné « en
dérision les recommandations, si parfaites dans leur beauté, concernant l’hommage à rendre
Ph. Mos. II,162 : εἶτα χρυσοῦν ταῦρον κατασκευασάμενοι, μίμημα τοῦ κατὰ τὴν χώραν ἱερωτάτου ζῴου
δοκοῦντος εἶναι, θυσίας ἀθύτους ἀνῆγον καὶ χοροὺς ἀχορεύτους ἵστασαν ὕμνους τε ᾖδον θρήνων οὐδὲν
διαφέροντας καὶ ἐμφορηθέντες ἀκράτου διπλῇ μέθῃ κατίσχοντο, τῇ μὲν ἐξ οἴνου, τῇ δὲ καὶ ἀφροσύνης, κωμάζοντές τε καὶ παννυχίζοντες ἀπροόρατοι τοῦ μέλλοντος ἡδέσι κακοῖς συνεβίουν.
267
Cf. LXX Ex. XXXII,4 : …καὶ εἶπεν Οὗτοι οἱ θεοί σου, Ισραηλ, οἵτινες ἀνεβίβασάν σε ἐκ γῆς Αἰγύπτου.
268
Cf. notamment LAB XII,2-3. Sur les liens entre Philon et le Liber antiquitatum biblicarum, cf. Feldman,
« Philo’s Account of the Golden Calf », pp. 249-251. Sur l’exonération d’Aaron dans la tradition patristique, cf.
Bori, The Golden Calf, pp. 17-22 ; et juive, cf. Smolar, Aberbach, « The Golden-Calf Episode in Postbiblical
Literature », pp. 109-113. Dans le Coran (VII,142-156 ; XX,83-93), la fabrication du veau d’or est attribuée à un
mystérieux « Samaritain ». À ce sujet, cf. U. Rubin, « Traditions in Transformation. The Ark of the Covenant
and the Golden Calf in Biblical and Islamic Historiography », Oriens 36 (2001), pp. 196-214.
269
Ph. Spec. Leg. I,79.
270
Ph. Mos. II,161.
271
Cf. Ph. Mos. II,161 ; Spec. Leg. III,125.
272
Ph. Mos. II,161 : τὴν ἀπουσίαν αὐτοῦ καιρὸν ἐπιτήδειον εἶναι νομίσαντες οἱ μὴ βέβαιοι τὰς φύσεις, ὥσπερ
ἀναρχίας γενομένης, ἄφετοι πρὸς ἀσέβειαν ὥρμησαν καὶ ἐκλαθόμενοι τῆς πρὸς τὸ ὂν ὁσιότητος ζηλωταὶ τῶν
Αἰγυπτιακῶν γίνονται πλασμάτων.
266
182
au Dieu réellement existant »273. Les adorateurs du veau d’or dansent devant une vaine fumée
(tuphos), séduits par celle-ci « non pas parce que les cordes de leur âme étaient trop
mollement tendues, non pas malgré eux, ni accablés par la force puissante de leurs
adversaires. Ils ont imité ceux qui sont volontairement esclaves, spontanément se sont jetés
aux pieds de maîtres cruels, et par naissance ils étaient libres… »274
Comme le fils rebelle, c’est de sang-froid et volontairement qu’ils ont éliminé « de
leur âme la sobriété, pour adopter le délire »275. Le fils rebelle (De. XXI,18-21), pour Philon,
c’est celui qui, délaissant les cérémonies pieuses, s’adonne à des concours d’ivresse et de
gloutonnerie, propageant autour de lui l’athéisme et l’impiété276. C’est l’enfant qui non
seulement refuse d’honorer ses parents, mais qui aussi les méprise277. Il a, écrit Philon, « fait
un dieu de son corps, il a fait un dieu de la vaine fumée (tuphos) qu’on vénère surtout chez les
Égyptiens et dont le symbole est la construction du taureau d’or ; tout autour, mettant les
chœurs en place, ils chantent les forcenés, et donnent le branle… »278 Le fils rebelle, ayant fait
le choix de se détourner de la piété, n’a aucun espoir de salut ; et il doit subir complète
destruction, afin d’« édifier et remettre sur le bon chemin ceux qui peuvent être sauvés »279.
De même les adorateurs du veau d’or durent-ils être massacrés par les Lévites, qui mirent
Ph. Spec. Leg. III,125 : οἱ μὴ τὰς φύσεις εἰρηνικοὶ τῶν ἐξ ἀναρχίας κακιῶν πάντα κατέπλησαν καὶ τέλος
προσέθηκαν ἀσέβειαν· τὰς μὲν ἀρίστας καὶ καλὰς ὑφηγήσεις περὶ τῆς τοῦ ὄντως ὄντος θεοῦ τιμῆς χλευάσαντες,
ταῦρον δὲ κατασκευασάμενοι χρυσοῦν, Αἰγυπτιακοῦ μίμημα τύφου.
274
Ph. Ebr. 122 : ἔνιοι δ' οὐ τῷ μαλθακωτέροις τοῖς ψυχῆς κεχρῆσθαι τόνοις ἀνέπεσον ἄκοντες ὑπ'
ἐρρωμενεστέρας τῶν ἀντιπάλων ἰσχύος πιεσθέντες, ἀλλὰ μιμησάμενοι τοὺς ἐθελοδούλους ἑκόντες ἑαυτοὺς
πικροῖς δεσπόταις ὑπέρριψαν γένος ὄντες ἐλεύθερο.
275
Ph. Ebr. 123 : καὶ γὰρ ἐκεῖνοι γνώμῃ τὸν ἄκρατον, οὐ βιασθέντες προςφέρονται, ὥστε καὶ γνώμῃ τὸ μὲν
νηφάλιον ἐκτέμνουσι τῆς ψυχῆς, τὸ δὲ παράληρον αἱροῦνται.
276
Ph. Ebr. 18-29. Cf. Feldman, « Philo’s Account of the Golden Calf », pp. 253-254 ; Niehoff, Philo on Jewish
identity and culture, p. 47.
277
Cf. Ph. Ebr. 17 : νόμου κελεύοντος, εἰ τύχοι, τοὺς | γονεῖς τιμᾶν, ὁ μὲν μὴ τιμῶν ἀπειθής, ὁ δ' ἀτιμάζων
φίλερις.
278
Ph. Ebr. 95 : ὡς θεοπλαστεῖν μὲν τὸ σῶμα, θεοπλαστεῖν δὲ τὸν παρ' Αἰγυπτίοις μάλιστα τιμώμενον τῦφον, οὗ
σύμβολον ἡ τοῦ χρυσοῦ ταύρου | κατασκευή, περὶ ὃν χοροὺς ἱστάντες οἱ φρενοβλαβεῖς ᾄδουσι καὶ ἐξάρχουσιν…
279
Ph. Ebr. 29 : <φθορὰν> δὲ ἐνδέξασθαι παντελῆ πρὸς νουθεσίαν καὶ σωφρονισμὸν τῶν οἵων τε.
273
183
ainsi un terme à la propagation de l’impiété280. C’est à ce prix-là que se maintient la frontière
qui nous sépare de l’« autre ».
Pour Philon, la scène qui s’est jouée alors que Moïse montait sur la montagne et recevait la
Loi de la main même de dieu, ne relève évidemment pas du « fait historique ». Elle incarne un
conflit typologique entre l’âme et le corps qui se perpétue alors même qu’il écrit281. À l’ombre
du Sérapéum d’Alexandrie, le temple de l’Osiris-Apis, nouveau grand dieu d’Égypte, la
menace qu’incarnent aussi bien le fils rebelle que les adorateurs du veau d’or n’est toutefois
pas une simple allégorie282. Pour Philon, les Lévites, qui accédèrent au sacerdoce pour prix
d’avoir massacré les adorateurs du veau d’or, incarnent surtout la guerre implacable au nom
de la piété que mènent les partisans de Moïse. Une guerre qui ne cesse pas avant que ne soient
détruits tous les concepts (dogmata) de leurs adversaires, en particulier ceux relatifs au « dieu
de l’Égypte ». Contre « l’âme dévoyée » qui se tourne vers le « dieu d’Égypte », s’élancent
« les paroles saintes » (oi hieroi logoi) dont l’arme est la raison, c’est-à-dire l’exposition juste
de la vérité des Écritures283. Philon, qui était peut-être lui-même d’ascendance sacerdotale
(c’est-à-dire « lévite ») ne vise-t-il pas précisément à poursuivre, non par l’épée mais par les
mots, cette lutte implacable contre l’« Égypte » et ses tuphoi, auxquels succombent encore les
« natures faibles »284. Le veau n’appartient pas à un lointain passé, révolu, mais incarne au
280
Cf. Ex. XXXII,26-29 et ici Ph. Sacr. 130 ; Fug. 90 ; Spec. Leg. I,79 ; III,126.
En ce sens Pearce, The Land of the Body, pp. 295-296.
282
Cf. Feldman, « Philo’s Account of the Golden Calf », pp. 251-252. Sur Sarapis et la fabrique d’une religion
gréco-égyptienne, cf. P. Borgeaud, Y. Volokhine, « La formation de la légende de Sérapis : une approche
transculturelle », Archiv für Religionsgeschichte 2.1 (2000), pp. 37-76.
283
Ph. Sacr. 130 : ὅτε γοῦν ἡ ψυχὴ τραπεῖσα τὸν Αἰγύπτιον θεόν, τὸ σῶμα, ὡς χρυσὸν ἐξετίμησε, τόθ' οἱ ἱεροὶ
λόγοι πάντες αὐτοκέλευστοι μεθ' ὅπλων ὁρμήσαντες ἀμυντηρίων, τῶν κατ' ἐπιστήμην ἀποδείξεων, ἡγεμόνα
προστησάμενοι καὶ στρατηγὸν τὸν ἀρχιερέα καὶ προφήτην καὶ φίλον τοῦ θεοῦ Μωυσῆν πόλεμον ἀκήρυκτον
ὑπὲρ εὐσεβείας ἐπολέμουν καὶ οὐ πρότερον ἀπηλλάγησαν, ἢ πάντα τὰ τῶν ἐναντιουμένων δόγματα καταλῦσαι.
284
L’ascendance sacerdotale de Philon est suggérée par Hier. Vir. ill. 11. À ce sujet, cf D. R. Schwartz, « Philo’s
Priestly Descent », in F. E. Greenspahn et al. (éds.), Nourished with Peace : Studies in Hellenistic Judaism in
Memory of Samuel Sandmel, Chico, Scholars Press, 1984, pp. 155-171.
281
184
contraire un enjeu eminemment actuel285. Il n’est pas l’illustration d’une nostalgie éprouvée
par les Juifs pour les coutumes du pays qu’ils venaient de quitter, mais le symbole de la
tentation pernicieuse de se fondre dans la culture gréco-égyptienne : de devenir, soi-même, un
« autre ».
En comparaison avec les siècles ultérieurs, où le motif du veau d’or joue un rôle fondamental
dans les débats qui opposent Juifs et Chrétiens en devenir, peu d’auteurs se sont arrêtés, à
l’époque hellénistique, sur les évènements décrits en Exode XXXII286. De manière
emblématique, Flavius Josèphe, dans ses Antiquités juives, choisit de taire l’épisode. Mais
sans doute ce silence est-il éloquent. Il n’y a qu’un pas, en effet, du veau sous la forme duquel
les Hébreux adorent le dieu qui a les a faits sortir d’Égypte, à cet âne d’or que les Juifs sont
accusés, on l’a vu, de dissimuler dans le Saint des Saints du temple de Jérusalem. Ce pas sera
d’ailleurs vite franchi, par les Pères de l’Église notamment, pour lesquels l’épisode du veau
d’or devient précisément le lieu où se définit une identité nouvelle, chrétienne, en opposition
au judaïsme dont elle est issue287.
285
Niehoff, Philo on Jewish identity and culture, p. 47 : « The Exodus is not only a historical event, but rather a
topical demand. » Cf. en ce sens, à propos de la mort des nouveaux-nés égyptiens, Ph. Sacr. 134 : “ἐν ᾗ” δέ
φησιν “ἡμέρᾳ ἐπάταξα πᾶν πρωτότοκον ἐν γῇ Αἰγύπτῳ, ἡγίασα ἐμοὶ πᾶν πρωτότοκον ἐν Ἰσραήλ” (Num. 3, 13),
οὐχ ἵνα τοῦθ' ὑποτοπήσωμεν, ὅτι κατ' ἐκεῖνον μόνον τὸν χρόνον, καθ' ὃν ἐπλήγη τὴν μεγάλην πληγὴν φθορᾷ τῶν
πρωτοτόκων Αἴγυπτος, οἱ Ἰσραὴλ πρωτότοκοι ἐγένοντο ἅγιοι, ἀλλ' ὅτι καὶ πάλαι καὶ νῦν καὶ αὖθις καὶ ἀεὶ τοῦτο
συμβαίνειν ἐπὶ ψυχῆς πέφυκεν.
286
Cf. notamment Sir XLV,6-22, qui élude l’épisode du veau d’or et développe au contraire un éloge soutenu
d’Aaron, grand-prêtre paradigmatique ; cf. aussi . XVIII,21-25. L’exception à cet égard est le Liber antiquitatum
biblicarum. À ce sujet, cf. C. T. Begg, « The Golden Calf Episode according to Pseudo-Philo », in M. Vervenne
(éd.), The Book of Exodus : Redaction, Reception, Interpretation, Leuven, Leuven University Press ‒ Peeters, pp.
577-594, ici p. 592, qui suggère que le choix de l’auteur du LAB d’inclure l’épisode du veau d’or dans sa
paraphrase biblique s’explique par sa volonté de décrire l’histoire d’Israël en termes de contrastes marqués entre
l’infidélité du peuple et le pardon de Dieu. La question se pose néanmoins si cette dynamique ne répond pas déjà
à une polémique proto-chrétienne en train d’émerger et dont atteste notamment Ac. Ap. VII,39-41 ; Barn. IV,68 ; XIV,4. De manière générale, l’« idolâtrie » est un thème récurrent du LAB. À ce sujet, cf. F. J. Murphy,
« Retelling the Bible : Idolatry in Pseudo-Philo », Journal of Biblical Literature 107 (1998), pp. 275-287.
287
Cf. notamment Ps.-Clem. Rec. I,35 ; Tert. Adv. Iud. I ; Aug. In Ps. LXII,5 ; LXIV,13 ; Isid. Etym. VIII,11,86.
À ce sujet, cf. Bori, The Golden Calf, passim.
185
Bien des siècles plus tard, l’auteur du Zohar, le Livre des Splendeurs ‒ chef-d’œuvre
de la mystique juive médiévale ‒ révèlera à son tour que les magiciens égyptiens avaient réuni
dans le veau deux esprits, mâle et femelle, celui d’un bœuf… et celui d’un âne288.
Philon est le premier auteur, dans l’Antiquité, à identifier le veau d’or aux taureaux
vénérés en Égypte, emblémes du « modèle égyptien ». Ce faisant, il a sans doute contribué à
ériger le fameux épisode biblique en clé typologique. L’épisode du veau d’or devient le lieu
où s’oppose le dieu véritable aux dieux de mensonge ; le lieu où, en d’autres termes, se
séparent religion et idolâtrie.
288
Cf. Zohar XI,84-88.
186
Chapitre 4 : Tu ne te feras pas d’idole
Los mas principales destos idolos, y en quien ellos mas fe y creencia tenian, derroqué yo de sus
sillas y los fiche echar por las escaleras abajo, é fice limpiar quellas capillas donde los tenian,
porque todas estaban llenas de sangre, de las victimas humanas que sacrifican, y puse en ellas
imagines de nuestra Señora y de otros santos, lo que no poco el dicho Muctezuma y los
naturales sintieron.
Hernán Cortés
Dans le présent chapitre, je souhaite aborder, même si ce n’est que partiellement, l’histoire
(voire la préhistoire) de l’idée d’idolâtrie. Il va sans dire que par « idolâtrie », je n’entends pas
une catégorie descriptive (« culte d’une image »), mais une hérésiologie, ou une hérétologie,
c’est-à-dire un discours visant à définir l’« autre » et sa religion, par rapport à soi1. L’idolâtrie,
dans cette perspective, est d’abord une catégorie du discours religieux, une catégorie
subjective, dynamique, et dialectique, en ce sens qu’elle est toujours définie (et redéfinie) en
relation à un pôle opposé, que par commodité on pourra appeler « religion ».
L’« idole » dont l’idolâtrie serait le culte, n’a que progressivement acquis le sens très
matériel qu’à la suite des traductions grecques, puis latines de la Bible hébraïque, nous lui
attribuons2. L’eidolôn grec, comme nous le verrons, est bien une image, mais une image
polysémique. Les reflets des morts comme les constellations dans le ciel peuvent être des
eidôla. Chez Platon, le terme désigne la forme nécessairement trompeuse des réalités
1
Cf. M. de Certeau, Heterologies : Discourse on the Other, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986.
Sur l’évolution moderne de la notion d’idole, dans un sens métaphorique, cf. R. Deconinck, « Des idoles de
bois aux idoles de l’esprit. Les métamorphoses de l’idolâtrie dans l’imaginaire moderne », Revue théologique de
Louvain 35 (2004), pp. 203-216.
2
187
sensibles. Quelque chose de cette ambiguïté a passé, avec le mot, dans la tradition juive, et
chrétienne après elle. Sans doute le terme était particulièrement apte à englober l’ensemble
des éléments proscrits par le second commandement, l’image sculptée, mais aussi toute image
de « ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de
la terre », c’est-à-dire de la Création.
Premier auteur à avoir consacré un traité à la question de l’idolâtrie, Tertullien fait
précisément l’étymologie de l’idole : « Le grec εἶδος signifie forma ; εἴδωλον en est issu
comme un diminutif, de même que de forma nous avons fait formula. C’est pourquoi toute
forma, grande ou petite, doit être appelée idole. »3 Mais l’idolâtrie se passe d’idole, pourra
dire Tertullien, car l’image n’est jamais qu’une illusion employée par le Diable pour
détourner de Dieu le regard des hommes. Chez Tertullien, ce sont les anges déchus, les
Veilleurs descendus sur terre pour coucher avec les filles des hommes, qui ont enseigné à
faire des images. Au-delà de celles-ci toutefois, c’est toute la Création, tout ce que
contiennent les cieux, la mer et la terre, qu’ils ont consacré à la place de Dieu.
On se souviendra évidemment que Paul, chez qui apparaît le mot « idolâtrie »,
énonçait d’emblée dans son épître aux Romains le principe de cette erreur, de cette confusion
fondamentale entre Création et Créateur. Éblouis par le spectacle du monde, les hommes
n’ont pas su voir à travers les signes qui le rendaient manifeste, le dieu invisible qui a ordonné
le monde :
Ce qu’il a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à
travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité, en sorte qu'ils sont
inexcusables ; puisque, ayant connu Dieu, ils ne lui ont pas rendu comme à un
Dieu gloire ou actions de grâces, mais ils ont perdu le sens dans leurs
Tert. Idol. III,4 : Εἶδος Graece formam sonat ; ab eo per diminutionem εἴδωλον deductum ; aeque apud nos
forma formulam fecit. Igitur omnis forma vel formula idolum se dici exposcit. Inde idololatria omnis circa omne
idolum famulatus et seruitus.
3
188
raisonnements et leur cœur inintelligent s’est enténébré : dans leur prétention à la
sagesse, ils sont devenus fous et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible
contre une représentation, simple image d’hommes corruptibles, d’oiseaux, de
quadrupèdes, de reptiles.4
« Ils ont échangé la gloire de Dieu (êllaxan tên doxan) ». Une expression réminiscente du
Psaume CVI, qui récapitule les péchés des Hébreux au désert : « Ils échangèrent leur gloire
(êllaxanto tên doxan) contre l’image d’un taureau, mangeur d’herbe »5. Ailleurs, Paul reprend
l’image du veau d’or, enjoignant aux Corinthiens : « Ne devenez pas idolâtres comme certains
d’entre eux, dont il est écrit : Le peuple s’assit pour manger et boire, puis ils se levèrent pour
s’amuser. »6 (Un motif fondamental dans ce qui deviendra, comme nous aurons l’occasion d’y
revenir en épilogue, l’autodéfinition du premier christianisme par rapport au judaïsme qui l’a
précédé7). Il faut fuir l’idolâtrie, écrit encore Saint Paul, toutes les tentations qui éloignent de
Dieu, avant de rappeler que la viande sacrifiée aux idoles ne va pas à Dieu, mais aux démons8.
Rédigée au plus tôt une ou deux générations avant les épîtres de Paul, la Sagesse de
Salomon s’en prend également aux hommes qui « en partant des biens visibles, n’ont pas été
capables de connaître Celui-qui-est, et qui, en considérant les œuvres, n’ont pas reconnu
l’Artisan »9. La Sagesse de Salomon fait le lien entre la polémique biblique contre les images
divines et des récits grecs relatifs à l’invention des arts. Le livre est sans doute l’œuvre d’un
Juif alexandrin parfaitement exercé aux exigences de la paideia grecque, comme le suggère la
Ep. Rom. I,20-23 (Bible de Jérusalem) : τὰ γὰρ ἀόρατα αὐτοῦ ἀπὸ κτίσεως κόσμου τοῖς ποιήμασιν νοούμενα
καθορᾶται, ἥ τε ἀΐδιος αὐτοῦ δύναμις καὶ θειότης, εἰς τὸ εἶναι αὐτοὺς ἀναπολογήτους· διότι γνόντες τὸν θεὸν
οὐχ ὡς θεὸν ἐδόξασαν ἢ ηὐχαρίστησαν, ἀλλ' ἐματαιώθησαν ἐν τοῖς διαλογισμοῖς αὐτῶν καὶ ἐσκοτίσθη ἡ
ἀσύνετος αὐτῶν καρδία. φάσκοντες εἶναι σοφοὶ ἐμωράνθησαν, καὶ ἤλλαξαν τὴν δόξαν τοῦ ἀφθάρτου θεοῦ ἐν
ὁμοιώματι εἰκόνος φθαρτοῦ ἀνθρώπου καὶ πετεινῶν καὶ τετραπόδων καὶ ἑρπετῶν.
5
LXX Ps. CV,20 : καὶ ἠλλάξαντο τὴν δόξαν αὐτῶν ἐν ὁμοιώματι μόσχου ἔσθοντος χόρτον.
6
1 Ep. Cor. X,7. Cf. Ex. XXXII,6.
7
Cf. infra, pp. 273-275. À ce sujet, cf. P. C. Bori, The Golden Calf and the Origins of the Jewish-Christian
Controversy, Atlanta, Scholars Press, 1990.
8
1 Ep. Cor. X,14.20.
9
Sap. XIII,1 : Μάταιοι μὲν γὰρ πάντες ἄνθρωποι φύσει, οἷς παρῆν θεοῦ ἀγνωσία καὶ ἐκ τῶν ὁρωμένων ἀγαθῶν
οὐκ ἴσχυσαν εἰδέναι τὸν ὄντα οὔτε τοῖς ἔργοις προσέχοντες ἐπέγνωσαν τὸν τεχνίτην.
4
189
langue qu’il emploie, mais aussi son évidente connaissance du vocabulaire et des débats de la
philosophie contemporaine, en particulier stoïcienne10. C’est dans la Sagesse aussi que la
question des origines de l’idolâtrie vient prendre place au sein d’une histoire culturelle de
l’humanité. Car les images n’existaient pas à l’origine ; elles furent créées, conformément à
un vieux schéma de la tradition classique, non pas par le Diable, mais par la douleur des
hommes confrontés à la mort des êtres qui leur sont chers. Un motif qui sera, à côté de celui
de l’imitatio diabolica, au cœur de ce qui deviendra une histoire chrétienne de l’idolâtrie,
c’est-à-dire de toutes les religions11.
La Bible hébraïque ne dit rien (et pourquoi le ferait-elle ?) des origines de l’idolâtrie.
Elle n’en propose pas moins une vision résolument déterministe de l’histoire, qui ne peut
qu’être le récit d’une dégénérescence. L’homme a d’abord été créé pour s’occuper d’un jardin
et dominer un monde en tout parfait. L’expulsion du jardin d’Éden évoque d’emblée une
chute dans la condition humaine, la déchéance de cette humanité primitive parfaite, à laquelle
l’homme fut arraché. Une telle perspective encourage l’image d’une pureté originelle,
primitive, du passé, du temps d’avant la chute. Ou celle d’un peuple élu, d’une nation de
prêtres, dont le père fondateur aurait seul reconnu l’existence du vrai dieu, et qui par le don
d’une Loi qui sanctionne l’alliance avec cette divinité, deviendrait une société idéale, ou au
moins le reflet, sur terre, de ce paradis perdu. Mais Israël, cette nation chérie de Dieu, n’en est
pas moins une nation coupable, infidèle, et finalement châtiée. Dans ce cadre narratif, les
auteurs bibliques ne cessent de revenir à cette image d’un temps meilleur, caractérisé par
l’alliance avec Dieu, temps qui fut précisément suivi par un lent déclin. Ainsi, et de manière
10
Cf. en particulier M. Gilbert, La critique des dieux dans le Livre de la Sagesse (Sg 13-15), Rome, Biblical
Institute Press, 1984, ici pp. 301-313. Sur la Sagesse, cf. également G. W. E. Nickelsburg, Jewish Literature
Between the Bible and the Mishnah, Minneapolis, Fortress Press, 20052, pp. 205-212 ; T. Legrand, « Sagesse de
Salomon », in T. Römer, J.-D. Macchi, C. Nihan (éds.), Introduction à l’Ancien Testament, Genève, 20092, pp.
773-781.
11
Sur la question de l’imitatio diabolica, cf. P. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, Seuil,
2004, pp. 200-203.
190
sans doute emblématique, le récit de la redécouverte, au temps du roi Josias, du livre de la
Loi, nous ramène au temps de Moïse, à un temps où Israël se souvenait de son dieu et de ses
préceptes, avant que ceux-ci ne sombrent dans l’oubli12. Un temps sans idoles, mais qui
précède de peu la première d’entre elles, lorsque les Hébreux inquiets de ne pas voir revenir
Moïse demandèrent à son frère de leur faire un dieu qui marche devant eux, le veau d’or.
Cette vision déterministe de l’histoire, ce primitivisme israélite, sont d’abord le fait
des scribes Judéens cherchant un sens à l’histoire suite à la catastrophe de l’exil. C’est face au
constat de la déchéance qu’il convient de revenir sur le long récit où se succèdent les étapes
de la dégénérescence. Le primitivisme, cet élan vers les origines, suggéraient Boas et
Lovejoy, appartient en propre aux hommes qui, mécontents de l’état actuel du monde,
cherchent dans un passé originel, ou dans un exotisme lointain, un contre-exemple idéalisé13.
C’est chez les Grecs (on l’a vu) le retour à l’âge de Cronos. Dans ce contexte, toutefois, cette
perspective est inséparable de son opposé, qui veut que l’histoire de l’humanité soit une
succession de progrès. Dès Prodicos de Céos, évoqué plus haut, on rencontre ainsi l’opinion
selon laquelle les hommes ont divinisé les choses qui leur étaient utiles. Évhémère de Messine
fera le reste, avec son roman de Panchaïa14. Les dieux de la tradition mythologique sont des
grands hommes de jadis, divinisés en raison de leurs découvertes.
C’est ce schéma qui est approprié et inversé, dans la Sagesse de Salomon et bientôt, la
tradition chrétienne. L’évolution culturelle de l’humanité, l’invention des arts, s’inscrivent
12
2 Reg. XXII. À ce sujet, cf. notamment B. J. Diebner, C. Nauerth, « Die Inventio der spr htwrh in 2 Kön 22 :
Struktur, Intention und Funktion von Ausffindungslegenden », Dielheimer Blätter zum Alten Testament 18
(1984), pp. 95-118 ; T. Römer, « Transformations in Deuteronomistic and Biblical Historiography. On “BookFinding” and other Literary Strategies », Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft 109.1 (1997), pp. 111. Cf. également Id., « Deuteronomy in search of origins », G. N. Knoppers, J. G. McConville (éds.),
Reconsidering Israel and Judah. Recent Studies on the Deuteronomistic History, Wiona Lake, Eisenbrauns,
2000, pp. 112-138.
13
A. O. Lovejoy, G. Boas, Primitivism and related ideas in Antiquity, New York, Octagon Books Inc., 1965
(1935), pp. 7-11.
14
Sur Évhémère et l’évhémérisme, cf. M.Winiarczyk, Euhemeros von Messene : Leben, Werk und Nachwirkung,
München, Saur, 2002. Sur la réception des traditions évhémeristes, notamment chez les Pères de l’Église, cf. T.
S. Brown, « Euhemerus and the historians », Harvard Theological Review 39 (1946), pp. 259-274 ; J. D. Cooke,
« Euhemerism : A Mediaeval Interpretation of Classical Paganism », Speculum 2.4 (1927), pp. 396-410.
191
désormais dans le récit de la chute, d’un élan vers l’idolâtrie. Le mythe des Veilleurs, qui
prend forme dans le judaïsme palestinien d’époque hellénistique, avant d’inspirer
l’anthropologie du premier christianisme (ainsi Tertullien), postule quant à lui que ce sont des
anges rebelles à Dieu qui ont enseigné les arts aux hommes, introduisant par là le péché dans
le monde15. Un motif que complète déjà le livre des Jubilés, qui nous apprend que les démons,
nés de l’union des anges rebelles avec les filles des mortelles, ont incité les hommes à faire
des idoles. Pour les Pères de l’Église, qui seront les héritiers de ces deux tendances,
évhémeriste et démonologique, la corruption de l’humanité n’est pas nécessairement liée à la
nature humaine, mais peut précisément s’expliquer par l’action constante et répétée d’un
agent extérieur, réifié en la figure du Diable, ou de ses multiples serviteurs. L’idolâtrie n’est
pas, dans cette pensée chrétienne en constitution, un syndrome congénital de l’humanité, mais
bien une maladie infectieuse, dont seul un électrochoc pourra la libérer.
Dans ce qui est appelé à devenir la tradition rabbinique, à l’inverse, l’idolâtrie est
d’abord le fait des hommes, qui se sont progressivement éloignés de Dieu et ont adjoint à son
culte celui des éléments de sa création. C’est avant le déluge, au temps d’Énosh, qu’ils ont
commencé à profaner le titre de Dieu en attribuant celui-ci aux parties du monde. Nul besoin,
ici, de postuler que la déchéance de l’humanité a été orchestrée par Satan, inscrivant celle-ci
dans une vision téléologique de l’histoire qui aboutit à la mort et à la résurrection du Christ.
Selon Genèse IV,26 : « À Seth, lui aussi, il naquit un fils ; il lui donna pour nom Énosh. Alors
on commença d’invoquer le nom de l’Éternel. »16 Ce verset, interprété de manière positive
dans la littérature juive pré-rabbinique, devient pour les Sages le lieu où s’énoncent les
15
De manière générale, sur ce motif et sa réception dans la littérature juive et chrétienne ancienne, cf. A.
Yoshiko Reed, Fallen angels and the history of Judaism and Christianity. The Reception of Enochic Literature,
Cambridge, Cambridge University Press, 2005.
16
Ge. IV,26 : ‫ְשם י ְהו ֹֽה‬
ֶ֔ ‫ּול ְֵ֤שת ַָם־הּוא֙ יֻל‬.
ִּ֥ ‫ַד־בן וַיק ְִּ֥רא אֶת־ש ְֵּ֖מֹו אֱנָ֑ ֹוש ַ֣אז הּו ֶַ֔חל לק ְֵּ֖רא ב‬
192
origines de l’idolâtrie17. Ainsi le Targum, qui entend la génération d’Énosh comme celle où
les hommes commencèrent à errer et à vénérer des idoles18. Pour R. Éliezer, dans la Mekhilta,
un Midrash sur l’Exode compilé entre les IIIe et IVe siècles de notre ère, c’est au temps
d’Énosh que l’on commença à invoquer d’« autres dieux »19. Comme le dira Rashi, dans son
commentaire ad loc., le verbe houḥal, « commencer », peut être rapproché de ḥoulin,
« profanation ». Du temps d’Énosh, écrit-il : « On donnait aux hommes et aux plantes des
noms du Saint béni soit-Il, en leur rendant un culte idolâtre et en les désignant comme des
dieux. »20
Au XIIe siècle, le grand Maïmonide détaillera, dans son commentaire du traité
mishnaïque consacré à l’idolâtrie, les étapes qui jalonnent ce parcours de l’un au multiple, et
enfin aux images21. À l’époque d’Énosh les hommes s’égarèrent, croyant honorer Dieu en
rendant un égal hommage aux étoiles et aux astres, ses premiers serviteurs, établis dans le ciel
pour diriger l’univers. Bientôt des faux prophètes se levèrent, instituant pour telle ou telle
étoile en particulier un temple et une image, devant laquelle se prosterneraient les foules. Les
images se multiplièrent, l’idolâtrie se généralisa, on offrait aux astres et à leurs vaines images
libations et sacrifices et avec le temps qui passait on oublia Dieu. Seule une poignée de justes,
d’Hénoch à Noé et de Sem à Eber, le connaissaient encore. Puis naquit Abraham, qui
enjoignit aux siens de briser les idoles et fut le premier à proclamer à voix haute qu’il n’existe
qu’un seul dieu qu’il convient d’adorer. Les hommes qui se joignèrent à lui, c’est la Maison
d’Abraham. En Égypte, toutefois, les enfants d’Abraham furent eux aussi contaminés par les
17
Cf. S. D. Fraade, Enosh and his Generation : Pre-Israelite Hero and History in Postbiblical Interpretation,
Chico, Scholars Press, 1984 ; mais aussi Id., « Enosh and his Generation Revisited », in M. E. Stone, T. A.
Bergren (éds.), Biblical Figures outside the Bible, Harrisburg, Pa, Trinity Press, 1998, pp. 59-86.
18
Tg. Ps.-J., ad loc. : ‫הוא דרא דביומוהו למטעי להון מעוון‬. Sur les différentes interprétations de ce verset dans les
Targums, cf. Fraade, Enosh and his Generation, pp. 111-119.
19
Mek., Baḥodesh 6.
20
Rashi, ad loc. : ‫אז הוחל לשון חולין לקרא את שמות האדם ואת שמות העצבים בשמו של הקדוש ברוך הוא לעשותן אלילים‬
‫ולקרותן אלהות‬.
21
Cf. Moïse Maïmonide, Le livre de la connaissance, traduit de l’hébreu noté par V. Nikiprowetsky et A. Zaoui,
Paris, Quadrige – PUF, 20043,pp. 221-228.
193
coutumes locales, et se mirent à nouveau à rendre un culte aux astres. C’est le Maïmonide
médecin du Guide des égarés qui soulignera combien la Loi et chacune de ses prescriptions
ont été données par Dieu dans son immense clémence pour guérir les hommes, non pas une
fois pour toutes, mais progressivement, à travers un traitement chronique, permanent, et dont
aucun des éléments qui le constitue ne peut être jamais abandonné : « …ce qui est le but
principal de la Loi, c’est de faire cesser cette croyance (l’idolâtrie) et d’en effacer la trace,
comme nous l’avons exposé »22.
Dans les premiers siècles de notre ère, les Sages à l’origine de la Mishna et du Talmud
avaient jeté les bases du discours rabbinique sur l’« autre » et sa religion23. Pour les Sages,
l’humanité se divisait entre Israël et le groupe indifférencié des Nations. Israël est le peuple
que Dieu s’est choisi parmi tous les peuples, un peuple saint (am qadosh), c’est-à-dire
consacré, mis à l’écart. La liturgie qui clôt le shabbat rappelle que « (Dieu) sépare le sacré du
profane, la lumière de l’obscurité, Israël des Nations (ammim), le septième jour des six
(autres) jours de la création »24. Dans cette dichotomie qui oppose Israël et les Nations, aux
qualités de l’un répondent évidemment les vices des autres : les goyim sont corrompus,
dangereux, licencieux, ils sont une source d’impureté, et surtout, ils se livrent tous, de manière
indifférenciée, à l’idolâtrie25. L’idolâtrie est, dans la littérature rabbinique, la quintessence
même de l’altérité. Le Talmud rappelle l’opinion de R. Yohanan, selon laquelle « quiconque
renonce à l’idolâtrie est appelé un juif » (kol ha-kopher be-avoda zara niqra yehudi)26. Au
sein d’Israël, rapporte le Talmud, le penchant vers l’idolâtrie (yetsara de-avoda zara) aurait
22
Maïmonide, Guide III,30 (trad. Munk).
Cf. S. Stern, Jewish Identity in Early Rabbinic Writings, Leiden ‒ New York ‒ Köln, Brill, 1994, en particulier
pp. 1-50. Cf. également C. Hayes, « The “Other” in Rabbinic Literature », in C. E. Fonrobert, M. S. Jaffee (éds.),
The Cambridge Companion to the Talmud and Rabbinic Literature, Cambridge – New York, Cambridge
University Press, 2007, pp. 243-269.
24
B. Ḥul. 26b ; Pes. 103b.
25
Cf. Stern, Jewish Identity, pp. 22-30. Sur ce type de discours, cf. D. Frankfurter, « Religion in the Mirror of
the Other : A Preliminary Investigation », in F. Prescendi, Y. Volokhine (éds.), Dans le laboratoire de l’historien
des religions. Mélanges offerts à Philippe Borgeaud, Genève, Labor et Fides, 2011, pp. 74-90.
26
B. Meg. 13b.
23
194
été éradiqué du temps d’Esdras le scribe, et enfermé dans un chaudron scellé avec du plomb 27.
L’idolâtre, c’est l’« autre », le non-juif, celui qui s’égare dans les méandres d’une fausse
religion.
Dans la perspective des Sages, l’idolâtrie est d’abord un culte déplacé, ou inapproprié.
L’expression avoda zara est pour la première fois attestée dans la Mishna, compilée vers l’an
200 de notre ère28. En hébreu biblique, le terme avoda désigne littéralement le « travail »,
mais aussi le « culte » ‒ aussi bien le culte légitime adressé à Yahvé que celui que les
Israélites infidèles peuvent rendre à de faux dieux et autres idoles. La notion de zar, quant à
elle, signale un écart, une distance, la qualité de ce qui est autre, différent, étranger29. Le
Lévitique rapporte comment Nadav et Abihu, les fils d’Aaron, perdirent la vie parce qu’ils
avaient offert à Yahvé un feu que la divinité n’avait pas prescrit, un feu « irrégulier » (selon la
formule retenue par la Bible de Jérusalem), esh zara30. Dans le livre des Proverbes,
l’expression ’isha zara désigne une femme qui se détourne du droit chemin, s’abandonne à la
luxure et oublie l’alliance de Dieu31. Le concept rabbinique d’idolâtrie, avoda zara, désigne à
la fois un culte étrange et étranger, un culte rendu de la mauvaise manière au mauvais objet,
par les mauvaises personnes.
B. Yom. 69b ; San. 64a. Cf. Aggadoth du Talmud de Babylone. La source de Jacob – ‘Ein Yaakov, traduit et
annoté par A. Elkaïm-Sartre, Lagrasse, Verdier, 1982, pp. 370-371. D’après le Midrash, le penchant à l’idolâtrie
aurait été éliminé du temps de l’exil à Babylone ; cf. Shir ha-Sh. R. VII,7.
28
Du moins est-ce là l’opinion courante quant à la datation de la Mishna, dont la clôture est attribuée à R. Juda le
Prince. Cf. récemment F. Schmidt, « L’élaboration de la Loi », in A. Germain, B. Lellouch, E. Patlagean, Les
juifs dans l’histoire. De la naissance du judaïsme au monde contemporain, Paris, Champ Vallon, 2011, pp. 4776, ici pp. 51-54. On trouve néanmoins dans le Pesher Habaquq, l’expression ovdei atsavim ; cf. 1QpHab XIII,3.
29
Sur la notion de zar dans la Bible hébraïque, cf. L. A. Snijders, The Meaning of Zar in the Old Testament,
Leiden, Brill, 1953. Dans le Pentateuque, le terme qualifie les personnes qui n’appartiennent pas à un groupe
social ou familial donné ; cf. Ex. XXX,33 ; Le. XXII,10-13 ; Nu. I,51 ; III,10.38 ; XVII,5 ; XXVIII,4.7. Ailleurs,
le mot peut aussi désigner l’amant, ou l’héritier illégitime ; cf. Ez. CVI,32 ; La. V,2 ; Os. V,7 ; peut-être VII,2 ;
VIII,7. Il est aussi employé pour désigner des divinités « étrangères », c’est-à-dire autres que Yahvé, notamment
en De. XXXII,16 ; Is. XLIII,12 ; Ps. XLIV,21 ; LIV,5 ; XXI,10 ; ou des peuples étrangers, le plus souvent dans
le cadre d’une situation conflictuelle ; cf. Is. I,7 ; XXV,2 ; XXIX,5 ; Jer. XXX,8 ; LI,2.55 ; Ez. VII,21 ; XI,9 ;
XXVIII,7.10 ; XXX,12 ; XXXI,12 ; Hb. I1,11.
30
Le. X1-2 ; Nu. III,4 ; XXVI,61.
31
Pr. II,16-17 ; V,3.
27
195
Déjà dans la Mishna, le concept d’avodah zarah est susceptible d’être
« substantivisé », de désigner aussi bien l’idolâtrie comme catégorie, que l’« idole », ou
l’objet même auquel est adressé un culte erroné. Mais l’idole, dans le judaïsme rabbinique,
comme le suggéraient d’ailleurs les traditions évoquées plus haut sur la génération d’Énosh et
les origines de l’idolâtrie, conserve également cette qualité d’ubiquité que lui accorde la
tradition chrétienne. Ainsi cette anecdote qui veut que lorsque trois Sages arrivèrent à Rome,
on leur demanda pourquoi Dieu ne mettait pas un terme à l’idolâtrie, étant donné que celle-ci
allait contre sa volonté. Les Sages répondirent : « Si (les hommes) vénéraient une chose qui
soit inutile au monde, Il y mettrait un terme. Mais voyez ! Ils vénèrent le soleil et la lune et les
étoiles et les planètes ! Détruira-t-Il son monde en raison de ces fous ? »32. Le Talmud de
Babylone développe une anecdote similaire, à partir de la légendaire rencontre entre un
philosophe et Rabban Gamaliel (celui-là même dont une tradition fera le maître de Paul) :
Il est écrit dans votre Torah : « (Vous ne vous ferez aucune image) car Yahvé ton
Dieu est un feu dévorant, un Dieu jaloux » (De. IV,26). Pourquoi, toutefois, est-Il
jaloux de ceux qui servent l’idole, et non de l’idole elle-même ? Gamaliel
répondit : « Je vais te donner une parabole : à quoi la chose est-elle comparable ?
À un roi humain qui a un fils, et ce fils élève un chien auquel il donne le nom de
son père ; de sorte qu’à chaque fois qu’il prête serment, il s’exclame : “Par la vie
du chien, mon père !” Lorsque le roi l’entend, contre qui est-il en colère ? Son fils,
ou le chien ? Contre son fils, sans doute ! » Le philosophe lui dit : « Tu traites
l’idole de chien, mais il y a en elle quelque chose de réel ! » Le rabbin demanda :
« Quelle preuve as-tu ? » Il répondit : « Un jour il y eut un incendie dans notre
ville, et toute la ville fut détruite, à l’exception du temple ! » Gamaliel lui
répondit : « Je vais te donner une parabole : à quoi la chose est-elle comparable ?
À un roi humain contre lequel une province se révolte. S’il part en guerre contre
elle, s’en prend-il aux vivants ou aux morts ? » Le philosophe répondit : « Tu
M. AZ IV,7 : ‫ אילו לדבר שאין לעולם צורך בו‬,‫ אמרו להן‬.‫ מפני מה אינו מבטלה‬,‫ אם אין רצונו בעבודה זרה‬,‫שאלו את הזקנים ברומי‬
‫ מפני השוטים‬,‫ ולכוכבים; יאבד עולמו‬,‫ וללבנה‬,‫ הרי הם עובדין לחמה‬.‫ היה מבטלו‬,‫היו עובדין‬.
32
196
traites l’idole de chien, et maintenant de chose morte. Mais alors, qu’Il les
supprime du monde ! » Le rabbin répondit : « Si quoi que ce soit qui est vénéré
dans ce monde n’était pas indispensable, alors Il le supprimerait. Mais les
hommes vénèrent le soleil, la lune, les étoiles et les planètes, des ruisseaux et des
vallées. Doit-il détruire son monde en raison de ces fous ? »33
Chacune des paraboles de Rabban Gamaliel décrit l’une des facettes que prend une réalité
unique, l’« idole », cet objet aux multiples visages qui détourne les hommes de Dieu.
L’idolâtrie ne se limite pas aux idoles. Le grand Midrash sur la Genèse rapporte comment la
lumière, lorsqu’elle fut créée, devait permettre aux hommes de voir d’un bout à l’autre de la
terre. Mais la méchanceté des hommes de la génération d’Énosh, le déluge et la Tour de Babel
firent que cette lumière fut retirée du monde et préservée seulement dans les hautes sphères, à
l’attention des justes34. C’est toute la corruption du monde que peut recouvrir le concept
d’idolâtrie.
Comme le notait Guy Stroumsa dans le Rire du Christ, Juifs et Chrétiens ont établi en
parallèle, voire en compétition, le corpus « secondaire » qui pourra fournir la « bonne clé
herméneutique des Écritures qui leur étaient communes », à savoir la Mishnah et le Nouveau
Testament35. Sans doute ces deux horizons culturels encore en formation, judaïsme et
christianisme, ont-ils longtemps continué de se développer en relation l’un à l’autre36. Mais
B. AZ 54b : ‫שאל פלוספוס אחד את ר"ג כתוב בתורתכם כי ה' אלהיך אש אוכלה הוא אל קנא מפני מה מתקנא בעובדיה ואין מתקנא‬
‫בה אמר לו אמשול לך משל למה"ד למלך בשר ודם שהיה לו בן אחד ואותו הבן היה מגדל לו את הכלב והעלה לו שם על שם אביו וכשהוא‬
‫נשבע אומר בחיי כלב אבא כששמע המלך על מי הוא כועס על הבן הוא כועס או על הכלב הוא כועס הוי אומר על הבן הוא כועס אמר לו‬
‫כלב אתה קורא אותה והלא יש בה ממש אמר לו ומה ראית אמר לו פעם אחת נפלה דליקה בעירנו ונשרפה כל העיר כולה ואותו בית‬
<‫עבודה זרה} לא נשרף אמר לו אמשול לך משל למה"ד למלך ב"ו שסרחה עליו מדינה כשהוא עושה מלחמה עם החיים { >עבודת כוכבים‬
‫הוא עושה או עם המתים הוא עושה הוי אומר עם החיים הוא עושה א"ל כלב אתה קורא אותה מת אתה קורא אותה א"כ יאבדנה מן העולם‬
‫אמר לו אילו לדבר שאין העולם צריך לו היו עובדין הרי הוא מבטלה הרי הן עובדין לחמה וללבנה לכוכבים ולמזלות לאפיקים ולגאיות‬
‫יאבד עולמו מפני שוטים‬.
34
Gen. R. XXIII,6.
35
G. Stroumsa, Le rire du Christ. Essais sur le christianisme antique, Paris, Bayard, 2006, p. 121. Cf. Id.,
Hidden Wisdom. Esoteric Traditions and the Roots of Christian Mysticism, Leiden – Boston, Brill, 20052, pp.
88-91.
36
À ce propos, cf. évidemment D. Boyarin, La Partition du judaïsme et du christianisme, Paris, Cerf, 2011.
33
197
leurs conceptions respectives de ce qu’est l’idolâtrie, et de ses origines, permet précisément
d’entrevoir aussi bien la fracture qui se dessine, que la perméabilité qui la précède.
Ce ne sont ici que quelques pistes à travers un territoire immense, quelques pistes qui
apparaissent comme autant de préfigurations d’une histoire des religions construite autour de
la question de l’idolâtrie, de sa nature, de son histoire.
CHRISTIANISME ET AVODAH ZARAH
Pour illustrer la qualité relative de la notion d’idolâtrie, mais aussi en guise d’exercice de
défamiliarisation, il convient peut-être de prendre les choses à rebours et de proposer un
parcours qui part d’un constat précis, à savoir que jusqu’à la fin du Moyen Âge, le
christianisme a représenté dans le jus judaicarum, c’est-à-dire la halakha, une forme évidente
d’idolâtrie, ou de fausse religion37. N’étant pas spécialiste de la littérature rabbinique (et
encore moins du Moyen Âge !), le parcours que je propose ici est en grande partie
exploratoire, et donc nécessairement incomplet – sans pour autant être, du moins je l’espère,
dénué d’intérêt38.
Dans un livre remarquable sur le rapport des Juifs à leur environnement visuel et au
monde des images, au Moyen Âge et à l’époque moderne, Kalman Bland nous invite à suivre
deux voyageurs du XIIe siècle, Petahiah de Ratisbonne et Benjamin de Tudèle39. Arrivé à
Jérusalem, Petahiah découvre le Dôme du Rocher, bâti par les Musulmans sur l’ancien
Cf. J. Katz, Exclusion et tolérance. Chrétiens et Juifs du Moyen Âge à l’ère des Lumières, Paris, Lieu
Commun, 1987 ; cf. aussi D. Banon, « Entre affrontement et reconnaissance. Le Juif face au chrétien », in S.
Trigano, P. Gisel, D. Banon, Judaïsme et christianisme, entre affrontement et reconnaissance, Paris, Bayard,
2005, pp. 41-64.
38
Pour une approche plus décomplexée de la notion d’idolâtrie dans la tradition juive, cf. M. Halbertal, A.
Margalit, Idolatry, Cambridge – London, Harvard University Press, 1992.
39
K. P. Bland, The Artless Jew. Medieval and Modern Affirmations and Denials of the Visual, Princeton,
Princeton University Press, 2000, pp. 109-116.
37
198
emplacement du Temple. Il évoque « un sanctuaire magnifique (heichal naʼeh), que les
Ismaélites fondèrent lorsque Jérusalem était entre leurs mains », et dont le Calife avait
concédé l’usage exclusif aux Juifs40. Mais, ajoute-t-il, les goyyim, c’est-à-dire les Chrétiens
(nous sommes aux temps des croisades), « survinrent et y placèrent leurs images (tselamim) ;
comme elles tombèrent, ils les incrustèrent dans l’épaisseur du mur. Cependant, dans le lieu
où était autrefois le Saint des saints, il leur fut impossible de faire tenir une image »41. À une
demi-journée de Jérusalem, Petahiah visite le tombeau de Rachel. Il rapporte que les prêtres
chrétiens (ha-komerim) habitant non loin de là tentèrent en vain de prendre l’une des pierres
qui recouvraient ce tombeau (la « pierre de Jacob ») afin de l’installer dans ce qu’il appelle
leur « édifice idolâtre » (binyan avodah zarah). Kalman Bland constate combien ce
vocabulaire appliqué aux lieux de cultes chrétiens diffère des considérations répétées de
Petahiah, relatives aux lieux saints pacifiquement partagés entre Juifs et Musulmans (à
Jérusalem et ailleurs). Benjamin de Tudèle n’emploie quant à lui jamais la notion rabbinique
d’avodah zarah (« idolâtrie ») à propos des bâtiments chrétiens. Il fait néanmoins usage d’un
terme biblique éminemment péjoratif, bamah, « haut-lieu », pour parler aussi bien des églises
qu’il rencontre sur son chemin, que des sanctuaires des « adorateurs du soleil » (ovdim lashemesh) de l’Inde42. Mosquées et synagogues, en revanche, sont désignées de manière
interchangeable par le terme kenissah, « lieu de rassemblement » ou « lieu d’assemblée ».
Selon Kalman Bland : « The terminology suggests that Benjamin classified Judaism and
Islam in one category and Christianity in another »43. Il conviendrait évidemment
‫היכל נאה שבנו הישמעאלים בימי קדם כשהיתה ירושלים בידם‬. Je cite d’après l’édition bilingue de M. E. Carmoly, ‫סבוב‬
‫ העולם‬: Tour du monde, ou voyages du Rabbin Pethachia de Ratisbonne, Paris, Imprimerie royale, 1831, pp. 98101 ; la traduction française est quelque peu modifiée.
41
‫אך באו הגוים ושמו בו צלמיהם וכאשר נפךו קבוע אותם בעובי הכותל ואולם במקום שהיה מלפנים הדדש הקדשים לא היו יכולים‬
‫לעמוד צלם‬.
42
Il s’agit plus spécifiquement des habitants de Quilon, dans l’actuelle province du Kérala ; cf. la note de M. N.
Adler, The Itinerary of Rabbi Benjamin of Tudela, London, Henry Frowde, Oxford University Press, 1907, pp.
63-64. Bland, Artless Jew, cite à partir de l’édition d’A. Asher, The Itinerary of Rabbi Benjamin of Tudela, vol. I,
London – Berlin, A. Asher & Co., 1840, ici p. 140 (anglais) et p. 92 (hébreu).
43
Bland, Artless Jew, p. 115.
40
199
d’approfondir cette analyse. Celle-ci suggère néanmoins que dans la Weltanschauung de ces
deux auteurs juifs du Moyen Âge, judaïsme, islam et christianisme ne relèvent pas
nécessairement du même phénomène ; et leur manière de construire, presque instinctivement,
une taxinomie des religions, est révélatrice d’une certaine perception de ce qu’est (ou peutêtre de ce que n’est pas) une religion.
Pour le Maïmonide de l’Épître au Yémen (rédigé en 1172), on ne saurait comparer le judaïsme
à ces deux autres religions que sont le christianisme et l’islam. Il n’y a pas de différence entre
notre religion (datenu) et le reste des religions (sh’ar ha-datot), écrit-il, « sauf la différence
qu’il y a entre un homme vivant et sensible et une image (tselem) sculptée dans le bois par un
artiste ou fondue en métal (en argent ou en or) ou taillée dans un bloc de pierre ou dans les
blocs de marbre et autres semblables, jusqu’à ce qu’on les dessine et les taille à l’image de
l’homme (tsorat adam) »44. Les autres religions sont, pour Maïmonide, ce que les idoles sont
à Dieu, des œuvres de mains d’hommes, des imitations. Ces religions qui se comparent au
judaïsme sont des objets sans intériorité, « des récits et des fictions que leur auteur a conçus
pour sa propre gloire ». Mise à nu, cette imposture ne peut que susciter le rire et la
plaisanterie, comme font rire les gesticulations du singe qui veut imiter les hommes. Entre la
véritable révélation divine et ces fictions forgées par les hommes, il y a toute la distance qui
sépare l’idée de son reflet, l’original de la copie, l’homme du singe.
Dans l’Épître au Yémen, Maïmonide se fait aussi le relais d’une certaine représentation
juive des origines du christianisme, en tant que religion autre, distincte du judaïsme. Le
christianisme, rappelle-t-il, ne serait pas né suite à la prédication de Jésus de Nazareth, mais
44
Maïmonide, Épîtres, traduction par J. de Hulster, Paris, Verdier, 1983, p. 59, à partir la traduction hébraïque de
Nahum ha-Maaravi (XVIIe siècle) : ‫ואין הפרש ךתנו זאת לשאר הדתות שחצים לדמותם אליה אלא כמו שיש הפרש בין האדם החי‬
‫המרגיש ובין הצלם שפסלו האומן מעץ או שיצקו ממתכם כלומר מכסף או מזהב או שפיתח מאבן גלל כלומר מאבני שיש וזולתו עד שתקנו‬
‫וצירו בצורת אדם‬. Sur l’Épître au Yémen, cf. J. L. Kraemer, « Moses Maimonides. An Intellectual Portrait », in K.
Seeskin (éd.), The Cambridge Companion To Maimonides, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, pp.
10-57, en particulier pp. 33-34.
200
lorsque les Nations inventèrent une autre religion, se réclamant de lui45. Jésus, le fils d’une
mère israélite et d’un père gentil, voulut, écrit Maïmonide, se faire passer pour le messie et
abolir la Torah et ses commandements. Les Sages mirent toutefois en lumière ses déficiences,
et il fut mis à mort avant d’avoir pu causer de réels dommages. Inventer une religion nouvelle
ne lui était pas venu à l’esprit. Et ce n’est qu’après une longue période qu’apparut, parmi les
fils d’Ésaü, une religion autre.
Sans doute les traditions juives sur Jésus et les origines du christianisme, telles
qu’elles se sont développées tout au long du Moyen Âge et telles qu’elles sont connues sous
le nom de Toledoth Yeshu (Générations, ou Vie de Jésus), faisaient-elles partie intégrante de
l’horizon culturel du Rambam et de ses lecteurs46.
Cette littérature protéiforme reflète, dans une certaine mesure, une réflexion juive sur
la séparation des chemins, entre Juifs et Chrétiens47. Ou du moins propose-t-elle une « contrehistoire », élaborée du point de vue juif, de la vie de Jésus et des origines de la religion
chrétienne48. Le récit des Toledoth Yeshu épouse le schéma narratif des Évangiles et des Actes
des Apôtres, tout en en détournant le propos. Jésus est ainsi dépeint, non pas comme le fils
Cf. Maïmonide, Épîtres, traduction par J. de Hulster, Paris, Verdier, 1983, p. 58. Sur l’attitude de Maïmonide à
l’égard du christianisme, cf. D. Novak, Jewish-Christian Dialogue. A Jewish Justification, New York – Oxford,
Oford University Press, 1989, pp. 57-72.
46
L’édition critique de référence demeure S. Krauss, Das Leben Jesu nach jüdischen Quellen, Berlin, S. Calvary
& Co., 1902 ; cf. également W. Horbury, A Critical Examination of the Toledoth Jeshu, Ph. D. Diss., Cambridge,
1970 ; R. Di Segni, Il Vangelo del Ghetto, Rome, Newton Compton, 1985. Certaines versions des Toledoth
Yeshu ont été traduites en français par J.-P. Osier, Jésus raconté par les Juifs ou l’Évangile du Ghetto. La
légende juive de Jésus du IIe au Xe siècle, Paris, Berg International, 1999. Pour un bref survol de l’histoire de
cette littérature, je me permets de renvoyer à D. Barbu, « De Jésus à Voltaire. Variations sur les origines du
christianisme », in F. Prescendi, Y. Volokhine (éds.), Dans le laboratoire de l’historien des religions. Mélanges
offerts à Philippe Borgeaud, Genève, Labor & Fides, 2011, pp. 31-44.
47
Cf. E. Bammel, « Christian Origins in Jewish Tradition », New Testament Studies 13, 1967, pp. 317-335. Cf.
aussi S. Pines, « The Jewish Christians of the Early Centuries of Christianity According to a New Source », in
Proceedings of the Israel Academy of Sciences and Humanities, vol. II, Jerusalem, The Israel Academy of
Sciences and Humanities, 1968, pp. 237-309, ici pp. 277-279 ; D. Stökl Ben Ezra, « An Ancient List of Christian
Festivals in Toledot Yeshu : Polemics as Indication for Interaction », Harvard Theological Review 102.4 (2009),
pp. 481-496. Pour une réévaluation de cette question de la « séparation des chemins », cf. les études réunies dans
A. H. Becker, A. Yoshiko Reed (éds.), The Ways That Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and
the Early Middle Ages, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003.
48
Cf. A. Funkenstein, Perceptions of Jewish History, Berkeley – Los Angeles, University of California Press,
1993, pp. 36-40. Cf. néanmoins les remarques de D. Biale, « Counter-History and Jewish Polemics Against
Christianity : The Sefer toldot yeshu and the Sefer zerubavel », Jewish Social Studies 6.1 (1999), pp. 130-145.
45
201
d’une vierge, mais comme le fruit monstrueux du viol de Marie, abusée par son voisin alors
même qu’elle était en état d’impureté. Lorsqu’il découvre son origine infamante, Jésus dérobe
le Nom explicite, préservé dans le Saint des Saints du Temple de Jérusalem, en vue d’opérer
divers prodiges, guérir les malades et ressusciter les morts, et enfin se proclamer fils de Dieu.
Mais ses ruses seront finalement mises à jour par les Sages, et il sera pendu (à une racine de
chou), puis rapidement enterré49. Ce n’est toutefois qu’après sa mort que commencent les
véritables problèmes. Car les disciples de Jésus continuent de semer le trouble en Israël. Il
faudra donc scier la branche pourrie, pour que d’une manière ou d’une autre Juifs et Chrétiens
se séparent. Ce sera le rôle des apôtres, Paul (Élie) et Pierre (Simon), de mener à bien cette
tâche, en infiltrant le groupe des disciples de Jésus pour lui donner de nouvelles règles, le
distinguant des juifs. Ces véritables agents doubles prescrivent ainsi à une communauté à la
dérive d’adorer une image de bois (le crucifix), de travailler le jour du shabbat et de se reposer
le dimanche, d’abandonner la circoncision, de manger d’absolument tous les animaux, de
remplacer Pâques par l’Ascension, Shavuot par la Pentecôte, etc. Le produit de la séparation
des chemins, c’est-à-dire le christianisme, n’est au fond rien d’autre qu’un judaïsme en
négatif, un judaïsme inversé50.
Les premiers chapitres de la Mishna Avodah Zarah délimitent le cadre des relations entre
Juifs et non-Juifs. De toute évidence, l’idéologie de la Mishna est à cet égard très différente de
49
Sur ce motif cf. H. I. Newman, « The Death of Jesus in the Toledot Yeshu literature », Journal of Theological
Studies 50.1 (1999), pp. 59-79. Cf. aussi R. Di Segni, « La morte di Gesù nelle “Toledoth Jeshu” », in Gesù e la
sua morte, Brescia, Paideia, 1984, pp. 379-388.
50
Sur ces variations autour des Actes des Apôtres dans les Toledoth Yeshu, cf. Krauss, Das Leben Jesu, pp. 172181, 226-230 ; S. Légasse, « La légende juive des Apôtres et les rapports judéo-chrétiens dans le haut Moyen
Âge », Bulletin de littérature ecclésiastique 75 (1974), pp. 99-132. Bien que ceux-ci n’apparaissent que dans les
versions tardives des Toledoth, ces récits ont vraisemblablement été énoncés dans l’Antiquité tardive déjà,
comme le montre Stoekl Ben Ezra, « An Ancient List of Christian Festivals ». Sur les figures des Apôtres, et en
particulier Pierre, dans la tradition juive, cf. W. van Bekkum, « The Rock on Which the Church is Founded :
Simon Peter in Jewish Folktale », in M. Poorthuis, J. Schwartz (éds.), Saints and Role Models in Judaism and
Christianity, Leiden, Brill, 2004, pp. 289-310 ; J. G. Gager, « Simon Peter, Founder of Christianity or Saviour of
Israel ? », in P. Schäfer, M. Meerson, Y. Deutsch (éds.), Toledoth Yeshu (« Life of Jesus ») Revisited. A
Princeton Conference, Tübingen, Mohr Siebeck, 2011, pp. 221-245.
202
celle que nous avons rencontrée, notamment, dans le premier livre des Maccabées. Dans le
contexte de la Palestine romaine, il ne s’agit plus d’appliquer l’injonction deutéronomique ‒
« Voici ce que vous ferez à ces nations : leurs autels, vous les démolirez ; leurs stèles, vous les
briserez ; leurs poteaux sacrés, vous les casserez; leurs images, vous les brûlerez »51 ‒ mais de
définir les règles d’un modus vivendi52. Selon le conseil que le Midrash attribue à Yohanan
ben Zakkaï, un tanna du Ier siècle : « Ne te hâte pas de détruire les temples païens (bamot
goyyim), pour ne pas devoir les rebâtir de tes mains. Ne détruis pas (un temple) de briques : ils
t’ordonneront d’en faire un en pierres ; (ni ne détruis un temple) de pierres : ils t’ordonneront
d’en faire un en bois »53. La Mishna va d’ailleurs jusqu’à envisager le cas d’un homme dont la
maison aurait un mur commun avec un « temple idolâtre » (beit avodah zarah). Si le mur
s’écroule, il lui est interdit de le rebâtir. Il devra au contraire reculer de quatre pas sur son
propre terrain et seulement là, rebâtir un mur54. Les prescriptions énoncées dans le traité
Avodah Zarah visent en premier lieu à éviter aux Juifs toute participation, même involontaire
(et tout soutien, même indirect) à un culte « étranger ». À ce titre, la Mishna donne à voir une
stratégie qui relève davantage de l’accomodation que de l’opposition.
51
De. VII,5.
Cf. L. Vana, « Le traité de la Mishna ʽAbodah Zarah : traduction, notes, analyse. Contribution à l’étude des
relations entre Juifs et païens en Judée romaine », École pratique des hautes études, Section des sciences
religieuses. Annuaire 105 (1996-1997), pp. 531-536, ici pp. 535-536 ; M. Halbertal, « Coexisting with the
enemy : Jews and Pagans in the Mishnah », in G. N. Stanton, G. G. Stroumsa (éds.), Tolerance and Intolerance
in Early Judaism and Christianity, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, pp. 159-172. En ce sens
également Y. Furstenberg, « The Rabbinic View of Idolatry and the Roman Political Conception of Divinity »,
The Journal of Religion 90.3 (2010), pp. 335-366, ici pp. 335-337, pour lequel les prescriptions mishnaïques
relatives à l’« annulation de l’idolâtrie » (bittul avodah zarah) ‒ c’est-à-dire l’invalidation d’une image de culte ‒
viennent précisément supplanter l’injonction deutéronomique. Cf. notamment M. AZ IV,4-5. À ce sujet, cf. G.
Blidstein, « Nullification of Idolatry in Rabbinic Law », Proceedings of the American Academy for Jewish
Research 41/42 (1973/1974), pp. 1-44. Sur les religions de la Palestine romaine, cf. N. Belayche, IudaeaPalaestina. The Pagan Cults in Roman Palestine (Second to Fourth Century), Tübingen, Mohr Siebeck, 2001.
Cf. également S. Lieberman, « Rabbinic Polemics against Idolatry », in Id., Hellenism in Jewish Palestine, New
York, Jewish Theological Seminary of America, 1950, pp. 115-27 ; M. Hadas-Lebel, « Le paganisme dans la
Palestine romaine d’après les sources rabbiniques (Ier-IIe siècles) », École pratique des hautes études, Section des
sciences religieuses. Annuaire 85 (1976-1977), pp. 457-458, et désormais E. Friedheim, Rabbinisme et
paganisme en Palestine romaine. Étude historique des realia talmudiques, Leiden, Brill, 2006.
53
Midrash Tannaim, Hoffmann éd., p. 58 : ‫מיכן היה ר' יוהנן בן זכאי אומר אל תבהל לסתור במות גוים שלא תבנה בידך שלא‬
‫תסתור של לבינים ויאמרו לך עשם של אבנים של אבנים ויאמרו לך עשם של עץ‬.
54
M. AZ III,6 : ‫ ובונה‬,‫ כונס לתוך שלו‬:‫ כיצד הוא עושה‬.‫אסור לבנותו‬--‫ ונפל‬,‫מי שהיה ביתו סמוך לבית עבודה זרה‬.
52
203
Dans la littérature rabbinique ancienne, les Chrétiens ne sont à priori pas comptés
parmi les « nations », les goyim, mais parmi les « hérétiques », les minim55. On trouve
d’ailleurs dans le Talmud, l’affirmation selon laquelle « il n’y a pas de minim parmi les
nations idolâtres (ein minim be-ummot ovedei kochavim) »
56
. Il en va cependant tout
autrement pour les Juifs du Moyen Âge.
Dans l’expérience des Juifs médiévaux, il n’y avait à priori aucune solution de
continuité entre les Nations d’autrefois et celles d’aujourd’hui57. Ainsi pour Maïmonide les
prescriptions énoncées dans la Mishna s’appliquent-elles aux Chrétiens58.
Pour les petites communautés juives de la vallée du Rhin, toutefois, il en allait
nécessairement autrement. L’interaction avec les Chrétiens était inévitable, et les prescriptions
de la Mishna impossibles à appliquer. On doit à Jacob Katz d’avoir décrit comment les
réalités sociales de l’Ashkénaz médiéval ont progressivement donné lieu à une
réinterprétation du christianisme59. La loi rabbinique restreint, on l’a vu, les échanges,
notamment commerciaux, entre Juifs et non-Juifs. Ainsi la Mishna interdit-elle tout commerce
et tout échange commercial avec les Gentils (goyim) durant les trois jours qui précèdent leurs
jours de fête60. Certaines voix, dans le Talmud de Babylone, suggéraient déjà d’atténuer ces
restrictions. Ainsi l’opinion attribuée à R. Samuel selon laquelle, en diaspora, l’interdiction de
commercer avec les Gentils était limitée aux seuls jours de fêtes eux-mêmes61. Du temps des
55
Cf. R. Kalmin, « Christians and Heretics in Rabbinic Literature of Late Antiquity », Harvard Theological
Review 87 (1994), pp. 155-169, qui recense les occurrences où le terme minim se réfère aux chrétiens dans la
littérature rabbinique ancienne. De manière générale, cf. désormais A. Schremer, Brothers Estranged. Heresy,
Christianity and Jewish Identity in Late Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2010, en particulier ici pp.
87-100. Pour un état de la question, cf. égalment P. W. van der Horst, Hellenism-Judaism-Christianiy. Essays in
their Interaction, Leuven, Peeters, 1993, chap. 8 (« The birkat ha-minim in recent research »).
56
B. Ḥul. 13b.
57
Katz, Exclusion et tolérance, p. 45.
58
Cf. Novak, Jewish-Christian Dialogue, pp. 57-64.
59
Katz, Exclusion et tolérance, pp. 43-58.
60
M. AZ I,1 : ,‫ מלהלוותן ומללוות מהן‬,‫ ומלהשאילן ומלשאול מהן‬,‫ אסור מלשאת ומלתת עימהן‬,‫לפני אידיהן של גויים שלושה ימים‬
‫מלפורען ומלפרוע מהן‬. Je suis ici le texte de W. A. L. Elmslie, The Mishna on Idolatry ‘Aboda Zara, Cambridge,
University Press, 1911. Dans les éditions censurées du Talmud, le mot ‫ גויים‬a été remplacé par l’acronyme ‫עכו''ם‬,
ovdei kokhavim u-mazalot. À ce sujet, cf. Stern, Jewish Identity, p. 9 et la note.
61
B. AZ 7b : ‫דאמר שמואל בגולה אין אסור אלא יום אידם‬. Aussi B. AZ 11b.
204
Tossafistes toutefois, les commentateurs médiévaux du Talmud, l’interdit était de facto
devenu désuet : Juifs et Chrétiens traitaient tous les jours de la semaine, même le dimanche62.
Comme le note Jacob Katz, il ne s’agissait pas, pour les exégètes du Talmud, d’aligner la
pratique sociale sur les normes énoncées dans la Loi mais au contraire de trouver, dans la Loi
elle-même, la justification des réalités sociales63. Gershom ben Yehuda, un important
talmudiste du Xe siècle, avait déjà suggéré de casser les décisions d’un collègue cherchant à
imposer à sa communauté la loi rabbinique dans toute sa rigueur, en s’appuyant notamment
sur cette opinion attribuée dans le Talmud à R. Yohanan : « Les Gentils (nekharim) en dehors
de la terre d’Israël ne sont pas des idolâtres ; ils ne font que perpétuer les coutumes de leurs
ancêtres »64. Sur cette base, Rabbenu Gershom conclut que les Chrétiens, s’ils sont bien des
idolâtres, échappent néanmoins aux prescriptions relatives à l’idolâtrie65. À sa suite, Rashi, et
après lui les Tossafistes, entérineront la formule selon laquelle « les idolâtres vivant parmi
nous ne pratiquent pas l’idolâtrie »66. L’ambiguïté même de la formule laisse évidemment
entrevoir, note Amos Funkenstein, tout l’écart qui demeure entre raison et sentiment67.
C’est un rabbin originaire de Narbonne, influencé aussi bien par la casuistique des
Tossaphistes ashkénazes que par le rationalisme de Maïmonide et ses émules provençaux, qui
va ériger en principe cette distinction fondamentale68. Pour R. Menahem ben Shlomo, dit HaMeiri (c. 1259-1315), les « Nations » auxquelles faisaient référence les Sages de la Mishna et
du Talmud appartiennent à un âge aujourd’hui révolu : « ...ces choses ont été dites en leur
Cf. B. AZ 2a, Tos., s.v. ‫אסור‬.
Katz, Exclusion et tolérance, pp. 48-49.
64
B. Ḥul. 13b : ‫א"ר יוחנן נכרים שבחוצה לארץ לאו עובדי <עבודת כוכבים> {עבודה זרה} הן אלא מנהג אבותיהן בידיהן‬.
65
S. Eidelberg, The Responsa of Rabbenu Gershom Meor Hagolah, New York, Yeshiva University, 1955, p. 77 :
‫ואע''פ שעובדין ע''ז אינה נחשבת ע''ז‬.
66
B. AZ 2a, Tos., ad loc. : ‫נראה דטעם ההיתר משום דעכוי''ם שבינינו קים לז בגוויהו דלא פלחו לעבודת־כוכבים‬.
67
A. Funkenstein, Perceptions of Jewish History, Bekeley ‒ Los Angeles, University of California Press, 1993,
p. 171.
68
Cf. Katz, Exclusion et tolérance, pp. 153-170 ; Novak, Jewish-Christian Dialogue, pp. 53-56 ; M . Halbertal,
« “Ones Possesed of Religion” : Religious Tolerance in the Teachings of the Me’iri », The Edah Journal 1.1
(2000), disponible à l’adresse [http://www.edah.org/backend/JournalArticle/halbertal.pdf]. Cf. également
Halbertal, Margalit, Idolatry, pp. 212-213. On pourra également consulter Banon, « Entre affrontement et
reconnaissance », pp. 53-64.
62
63
205
temps, lorsque ces nations adhéraient au culte des idoles (avodat ha-elilim), mais aujourd’hui
l’idolâtrie a disparu de la plupart des lieux »69. Pour distinguer les Chrétiens, ses
contemporains, de ces antiques nations, Ha-Meiri va élaborer une nouvelle dichotomie,
opposant les nations pourvues de « religion » (dat) à celles dépourvues de « religion »70. Les
nations d’autrefois, en effet, ne possédaient pas de religion au monde, n’étaient soumises à la
crainte d’aucune divinité, brûlaient de l’encens pour les astres et vénéraient des idoles 71. Les
nations d’aujourd’hui, au contraire, sont « retenues par les voies des religions » (ummot hagedurot be-darkei ha-datot) ; elles « croient en l’existence, l’unité et la toute-puissance de
Dieu (béni soit-Il), même si elles sont égarées quant à certains points selon nos croyances »72.
Il y a chez Ha-Meiri, comme écho anticipé de Voltaire, et de la notion de tolérance telle
qu’elle va s’imposer au siècle des Lumières : le droit à l’autre d’avoir tort. Ici, la ligne de
partage ne passe plus entre Juifs et non-Juifs, mais bien entre nations soumises à des lois
Beit Ha-Behirah Avodah Zarah, Sofer éd., p. 28 : ‫דברים אלו כלם בזמנם נאמרו שהיו אותם הגוים אדוקים בעבודת האלילים‬
‫אבל עכשיו פסקה עבודת האלילים מרוב המקומות‬.
70
Le mot dat, « religion », qu’emploiera l’hébreu médiéval et moderne, est un emprunt, à travers l’araméen, au
vieux-perse d ta : « ce qui est établi », la « loi ». Cf. E. Klein, A Comprehensive Etymological Dictionary of the
Hebrew Language for Readers of English, Jerusalem, Carta, s.v. ‫דת‬. Voir également I. Fried, The Analytic and
Synthetic Etymology of the Hebrew Language / ‫האטימולוגיה האנליטית והסינטטית של הלשון העברית‬, Boston, Hebrew
Etymology Project, 2004, qui rapproche le mot de l’anglais deed, de l’allemand tat, et du latin dato et dito. C’est
dans ce sens premier, ou encore pour désigner les décrets royaux, qu’on le rencontre notamment dans le livre
d’Esther (Es. I,13 ; III,14 ; VIII,13 ; IX,1 ; 14 ; cf. également Da. VI,16). Un passage de la Mishna l’emploie
pour désigner aussi bien la « loi » de Moïse que la « coutume » juive, c’est-à-dire, respectivement, les
prescriptions relatives aux interdits alimentaires et à la pureté rituelle telles qu’elles sont consignées dans la
Torah, et une certaine décence morale (il s’agit, dans le contexte, de l’attitude des femmes mariées). M. Ket.
VII,6 : ‫ ולא קוצה‬,‫ ומשמשתו נידה‬,‫מאכילתו שאינו מעושר‬--‫ איזו היא דת משה‬.‫ ויהודית‬,‫העוברת על דת משה‬--‫אלו יוצאות שלא בכתובה‬
.‫ ומדברת עם כל אדם‬,‫ וטווה בשוק‬,‫יוצאה וראשה פרוע‬--‫ איזו היא דת יהודית‬.‫ ונודרת ואינה מקיימת‬,‫לה חלה‬. Le Talmud de
Babylone recourt généralement à ce terme pour parler plus spécifiquement de la « loi de Dieu » (dat el ; B. San.
109b), ou de la « loi de la Torah » (dat shel Torah ; B. Meg. 12a) voire, le plus souvent, de la « loi de feu » (esh
dat) imposée par Dieu (B. Bets. 25b ; Ber. 6a ; 62a ; Yom. 53b ; Sot. 4b ; cf. De. XXXIII,2). De manière
générale, cf. M. Jastrow, Dictionary of Targumim, Talmud and Midrashic Literature, Peabody Ma, Hendrickson
Publishers, 2006 (1927), s.v. ‫דת‬. En plusieurs lieux, les Sages débattent de cas où une femme ou un homme
« transgresse la loi » (over[et] al dat), c’est-à-dire là encore, les commandements de la Torah (B. Sot. 25a ; Ket.
101a ; 54b ; San. 104b). Cette évolution en direction d’un sens plus proche de notre mot « religion » se laisse en
particulier entrevoir dans les discussions relatives à l’« apostasie » (hamarat dat) : on peut, selon B. Zev. 12b ;
Yev. 71a ; Pes. 96a, « changer de loi » (le-hamir dat). Il est ainsi rappelé qu’au temps des persécutions
d’Antiochos IV, une certaine Myriam, fille de Bilgah, aurait « apostasié » (hamirah datah) et épousé un Grec.
Cf. B. Suk 56b : ‫ת"ר מעשה במרים בת בילגה שהמירה דתה והלכה ונשאת לסרדיוט אחד ממלכי יוונים‬. Cf. également Y. Suk.
V,8 ; T. Suk. IV,28.
71
Beit Ha-Behirah Avodah Zarah, Sofer éd., p. 39 : ‫שכל אלו מאחת שאינם בעלי שום דת בעולמ ואינם נכנעים יראת אלהות‬
‫אלא שמקטירים לצבא השמים ועובדים את האלילים‬.
72
Beit Ha-Behirah Gitin, Schlesinger éd, pp. 257-258 : ‫אומות הגדורות בדרכי הדתות ומאמינים במציאותו ית' לאחדותו‬
‫פ שמשתבשין בקצת דברים אמונתנו אין להם מקום בדברים אלו‬″‫ויכלתו אע‬.
69
206
(c’est-à-dire possédant une « religion », dat) et nations « hors-la-loi » ou, comme le suggère
Moshe Halbertal, entre barbarisme et civilisation73. « Religion » et non « idolâtrie ». Pour HaMeiri, l’« idolâtrie » a disparu pour ne plus subsister qu’aux confins du monde74. Le
Christianisme, lui, est devenu religion, et échappe aux prescriptions des Sages.
DIEUX ÉTRANGES ET ÉTRANGERS
Le dieu de la Bible a un corps75. Un corps que, toutefois, on ne représente pas. Dans le
Deutéronome, Moïse rappelle aux Hébreux qu’ils n’ont vu aucune forme (temunah) lorsque
Yahvé s’est manifesté au Sinaï : « Yahvé vous parla alors du milieu du feu ; vous entendiez le
son des paroles, mais vous n’aperceviez aucune forme, rien qu’une voix »76. Dès lors, ils ne
devront faire aucune image de Yahvé, ni sous la forme d’un homme ou d’une femme, ni
d’aucun animal77. Le corps de Dieu échappe à l’image78. De manière emblématique, l’épisode
Halbertal, « “Ones Possesed of Religion” », p. 7.
Beit Ha-Behirah Avodah Zarah, p. 214.
75
Cf. par exemple Ex. III,20 ; VI,8 ; VII,4-5 ; IX,3 ; XXXII,20-23 ; Nu. VI,24 ; XII,8 ; Ez. I,26 ; Ps. XXXIV,16 ;
passim. Sur les débats relatifs au corps de Dieu dans le judaïsme ancien, cf. J. Costa, « Le corps de Dieu dans le
judaïsme rabbinique ancien. Problèmes d’interprétation », Revue de l’histoire des religions 227.3 (2010), pp.
283-316.
76
De. IV,12 (Bible de Jérusalem) : ‫שמ ְֶ֔עים ּותְ מּונֶּ֛ה אֹֽינְכֶ ִּ֥ם ר ֵּ֖אים ז ֹּֽול ִּ֥תי קֹֹֽול‬
ֹֽ ‫יכם מ ַ֣תֹוְך ה ָ֑אש ֵ֤קֹול דְ ברים֙ א ֶ ַַ֣תם‬
ֵּ֖ ֶ ‫ ַוי ְדַ בֶׁ֧ר י ְהוֶּ֛ה אֲל‬. Le
mot temunah désigne littéralement le « contour », l’« aspect extérieur », ou encore l’apparence. Il dérive de la
même racine que le mot min, l’espèce, au sens biologique, et implique l’idée de délimitation. Cf. S. Schroer, In
Israel gab es Bilder : Nachrichten von darstellender Kunst im Alten Testament, Fribourg ‒ Göttingen,
Universit tsverlag ‒ Vandenhoeck & Ruprecht, 1987, pp. 335-336.
77
De. IV,15-18 : ‫יתם‬
ֶ֔ ְ‫יכָ֑ם כַ֣י לֵ֤ א ְראיתֶ ם֙ כל־ת‬
ֶ ‫שמ ְַר ֶ ִּ֥תם מ ְֵּ֖אד ְלנַפְשֹֽת‬
ְ ‫וְנ‬
ִּ֥ ֶ ‫מּונה בְיָ֗ ֹום ד ֶ֨בר י ְהוֶׁ֧ה אֲליכֶ ֶּ֛ם בְח ֵּ֖רב מ ִּ֥תֹוְך האֹֽש׃ ֶ֨פן־תַ שְח ֶ֔תּון וַ ֹֽעֲש‬
‫ֲשר ת ֵּ֖עּוף בַּׁשמֹֽים׃ יח תַ ב ְֶנית כל־ר ֵּ֖מש‬
ַ ְ‫לכֶ ֶּ֛ם ֶ ֵּ֖פסֶל ת‬
ַ֣ ֶ ‫ל־סמֶל תַ בְנִּ֥ית זכֵּ֖ר ִּ֥אֹו נְקבֹֽה׃ תַ ב ְֶנית כל־בְה ֵּ֖מה א‬
ִּ֥ ֶ ‫ֲשר ב ָ֑א ֶרץ תַ בְני ֙ת כל־צפַ֣ ֹור כ ֶ֔נף א‬
ָ֑ ‫מּונַ֣ת כ‬
‫בֹֽאֲד ָ֑מה תַ בְנֶּ֛ית כל־דגִּ֥ה ֲאשֶר־ב ַ ֵַּ֖מים מ ַ ִּ֥תחַת לא ֶֹֽרץ‬.
78
Je ne peux, ici, citer toute la bibliographie à ce sujet. Cf. les références notées supra, p. 11, n. 1 et chap. 1, n. 4.
De manière générale, cf. les études réunies dans K. van der Toorn (éd.), The Image and the Book. Iconic Cults,
Aniconism, and the Rise of Book Religion in Israel and the Ancient Near East, Leuven, Peeters, 1997. Également
B. B. Schmidt, « The Aniconic Tradition. On Viewing Images and Reading Texts », in D. V. Edelman (éd.), The
Triumph of Elohim : From Yahwisms to Judaisms, Den Haad, Pharos, 1995, pp. 75-105.
73
74
207
du veau d’or postule tout à la fois que l’on peut ‒ ou qu’on a pu ‒ représenter la divinité et
qu’il est faux de le faire79.
L’histoire des royaumes d’Israël et de Juda (et tout particulièrement d’Israël) apparaît
dans l’historiographie biblique comme une longue série de répétitions de cette première
erreur80. Les rois qui se sont conformés aux prescriptions iconoclastes du Deutéronome ont
bénéficié de la bénédiction de Yahvé81 ; ceux qui au contraire ont érigé des images de culte
sont cause de sa colère, et en définitive de la chute des royaumes d’Israël et de Juda aux mains
des Assyriens et des Babyloniens82. Plus d’un millénaire après ces évènements, les rabbins
suggéreront, je l’ai évoqué, que la tentation de l’idolâtrie (yetsara’ de-‘avodah zarah) ne fut
éradiquée en Israël qu’après l’exil.
Dans cette perspective, l’image devient le lieu de l’« autre ». Elle est rejetée en dehors
des frontières de ce qui constitue l’identité d’Israël, ce peuple saint (‘am qadosh), consacré,
mis à part parmi les Nations83 : « Quand tu lèveras les yeux vers le ciel, quand tu verras le
soleil, la lune, les étoiles et toute l’armée des cieux, ne va pas te laisser entraîner à te
prosterner devant eux et à les servir. Yahvé ton dieu les a donné en partage à tous les peuples
qui sont sous le ciel, mais vous Yahvé vous a pris et vous a fait sortir du creuset de fer,
79
Ex. XXXII ; De. IX,16-21.
Cf. en particulier 1 Reg. XII,28-33 ; X,29 ; 2 Reg. XVII,16. Le « péché de Jéroboam » (c’est-à-dire
l’évènement « historique » qui correspond au modèle « mythique » du veau d’or au désert) est également rappelé
en 1 Reg. XV,34 ; XI,19 ; 26 ; 31 ; XXII,53 ; 2 Reg. III,2 ; XIII,2 ; 11 ; XIV,24 ; XV,9 ; 18 ; 24 ; 28. Cf. aussi
Os. VIII,3-6. À ce sujet, T. Römer, « Le jugement de Dieu et la chute d’Israël selon Exode 32 », Foi et Vie 91
(1992), pp. 3-14. Cf. aussi L. Smolar, M. Aberbach, « Aaron, Jeroboam, and the Golden Calves », Journal of
Biblical Literature 86 (1967), pp. 129-140 ; G. N. Knoppers, « Aaron’s Calf and Jeroboam’s Calves », in A.
Beck, A. Bartelt, P. Raabe, C. Franke (éds.), Fortunate the Eyes that See : Essays in Honor of David Noel
Freedman in Celebration of His Seventieth Birthday, Grand Rapids, Eerdmans, 1995, pp. 92-104. Au traitement
du veau d’or en Ex. XXXII,20 ; De. IX,21, fait écho à l’extirpation, par le roi Josias, à Jérusalem, des objets de
culte interdits, en 2 Reg. XXIII,4-6.
81
Cf. 1 Reg. XV,11-13 ; 2 Reg. XVIII,3-7, et dans une certaine mesure 2 Reg. XXII,19-20.
82
Cf. 2 Reg. XVII ; XXI.
83
Cf. par exemple Ex. XIX,5-6 ; De. VII,6. Sur cette thématique, voir notamment T. Römer, Le peuple élu et les
autres : l’Ancien Testament entre exclusion et ouverture, Poliez-le-Grand, Éditions du Moulin, 1997. Cf.
également supra, chap. 2, p. 98 et suivantes. Pour une analyse anthropologique de la notion de séparation comme
système classificatoire dans la Bible hébraïque, cf. les pages désormais classiques de M. Douglas, De la
souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, 2001, pp. 61-76. Cf. également F.
Schmidt, La pensée du temple. De Jérusalem à Qoumrân, Paris, Seuil, 1994, pp. 81-87.
80
208
l’Égypte, pour que vous deveniez le peuple de son héritage, comme vous l’êtes encore
aujourd’hui »84.
La satire biblique contre l’idolâtrie vise précisément à expliciter cette mise à distance
des images divines, à en souligner aussi bien l’étrangeté que le caractère étranger85. En
d’autres termes, il n’est pas impossible de reconnaître dans ces compositions poétiques, sans
doute rédigées dans le contexte de l’exil à Babylone, au VIe siècle avant notre ère et pour
l’essentiel préservées dans le corpus prophétique de la Bible hébraïque, une forme
d’estrangement, dans le sens précis de cette rhétorique de la défamiliarisation dont nous avons
parlé dans le préambule de cette étude86. Les objets sont décrits comme s’ils étaient vus pour
la première fois, et à travers des mots empruntés à un registre sémantique qui ne leur
correspond pas. Jérémie exhorte ainsi les Israélites : « N’apprenez pas la voie des Nations, ne
soyez pas terrifiés par les signes du ciel, même si les Nations en éprouvent de la terreur. Les
coutumes des Nations ne sont que vanité ; ce n’est que du bois coupé dans une forêt, travaillé
par le sculpteur, ciseau en main, puis enjolivé d’argent et d’or. Pour qu’ils ne bougent pas, on
les fixe. Comme un épouvantail dans un champ de concombres ils ne parlent pas. Il faut les
porter, car ils ne marchent pas. N’en ayez pas peur ! Ils ne peuvent faire du mal, et du bien pas
davantage » 87. Pour parler de l’idole, les textes bibliques n’hésitent pas à employer un détour
De. IV,19-20 : ‫ְתחֲוִּ֥ית ל ֶ ֵּ֖הם וַ ֹֽ ֲעבַדְ ָ֑תם‬
ֹֽ ַ ‫ּׁשמֶש ְואֶת־הַי ֶּ֜ר ַח ְואֶת־ ַהכֹֹֽוכ ָ֗בים ִּ֚כל צ ְַ֣בא הַּׁש ֶַ֔מים וְנדַ ח ְֶּ֛ת וְהש‬
ֶ ֨ ‫ּופֶן־ת ֨שא עי ֶֶּ֜ניך הַּׁש ַָ֗מי ְמה ַ֠וְ ֹֽראית אֶת־ ַה‬
‫ְהוה וַיֹוצִּ֥א אֶתְכֶ ֶּ֛ם מכִּ֥ ּור ַהב ְַר ֶזֵּ֖ל ממצ ְָ֑רים ל ֹֽ ְהיִֹּ֥ות לֶּ֛ ֹו לְעַ ִּ֥ם נַ ֹֽחֲלֵּ֖ה ַכיִֹּ֥ום‬
ֶ֔ ‫שר ח ֶַּ֜לק י ְהוֵ֤ה אֱל ֶ֨הי ֙ך א ֶ֔תם לְכל֙ הֹֽע ֶַ֔מים ַ ֵּ֖ת ַחת כל־הַּׁשמֹֽים׃ ְואֶתְ כֶם֙ ל ַ ַ֣קח י‬
ֶ ֨ ‫ֲא‬
‫ ַה ֶז ֹֽה‬.
85
Cf. Jer. X,1-16 ; LI,15-18 ; Is. XL,18-20 ; XLI,6-7 ; XLII,17 ; XLIV,9-21 ; XLV,16-17 ; 20 ; XLVI,1-7 ;
XLVIII,5 ; XL,18-19 ; Ha. II,18-19 ; Ps. XCV,3-8 ; CXXXV,15-18. Sur ces textes, cf. récemment N. B. Levtow,
Images of Others : Iconic Politics in Ancient Israel, Winona Lake, Eisenbrauns, 2008, en particulier ici chap. 2
(« Israelite Icon Parodies »). Pour une approche historico-critique, cf. W. M. W. Roth, « For Life, He Appeals to
Death (Wis 13:18). A Study of Old Testament Idol Parodies », The Catholic Biblical Quarterly 37 (1975), pp.
21-47. Cf. également S. Weeks, « Man Made Gods ? Idolatry in the Old Testament », in S. C. Barton (éd.),
Idolatry. False Worship in the Bible, Early Judaism and Christianity, London, T&T Clark, 2007, pp. 7-21, en
particulier pp. 15-20.
86
Cf. supra, pp. 16-19.
87
Jer. X,2-5 : ‫ֶל־ד ֶרְך הַָֹוים֙ ַאל־תל ְֶ֔מדּו ּומֹֽא ִּ֥תֹות הַּׁש ַ ֵּ֖מים ַאל־ת ָ֑חתּו כ ֹֽי־י ַחִּ֥תּו הַָֹויֵּ֖ם מהֹֽמה׃‬
ָ֗ ‫ָאמר י‬
ֵ֤ ֶ ‫ְהוה א‬
ַ֣ ַ ‫כ ֹֽי־ח ִֻּ֥קֹות הֹֽע ֵַּ֖מים ֶ ַ֣הבֶל ָ֑הּוא כי־ ַ֣כה‬
‫ְשה ֨המה֙ וְלַ֣ א י ְדַ ֶ֔ברּו נ ִּ֥שֹוא‬
ִּ֥ ‫ֲשה י ְדֹֽי־ח ֵּ֖רש בַ ֹֽ ַמעֲצֹֽד׃ בְכֶ ִּ֥ סֶף ּובְז ֵּ֖הב יְי ַָ֑פהּו ְב ַמ ְסמ ְֶׁ֧רֹות ּו ְבמַקבֶּ֛ ֹות י ְ ַחז ְֵּ֖קּום וְלִּ֥ ֹוא יפ ֹֽיק׃ כ ְ֨תמֶר מק‬
ִּ֥ ‫ע ֙ץ מ ַיַ֣עַר כְר ֶ֔תֹו מַ ֹֽע‬
‫יטיב אִּ֥ין אֹותֹֽם‬
ְ ‫ינ ֵּ֖שּוא כַ֣י לַ֣ א יצ ְָ֑עדּו ַאל־ת‬.
ֵּ֖ ‫ֹֽיר ֵ֤אּו מהֶם֙ כי־לַ֣ א י ֶ֔רעּו ְוגַם־ה‬
84
209
du langage88. L’idole est désignée comme chose vaine, abjecte, voire abominable. Isaïe
proclame ainsi : « Le pays est rempli de vanités (elilim), ils se prosternent devant l’ouvrage de
leurs mains, devant ce que leurs doigts ont fabriqué »89. Dans le Deutéronome, Moïse évoque
les « abominations » (shiqutsim) et autres « choses immondes » (gilulim) que vénèrent les
nations parmi lesquelles les Hébreux ont passé : du bois, de la pierre, de l’argent et de l’or90.
Les images sont ramenées à leur matérialité brute. Le Deutéro-Isaïe dénonce l’artisan qui
donne forme au dieu, puis révère l’image qu’il a façonnée de ses propres mains.
L’image, comme le mythe, n’est jamais qu’une approximation, une manière (éminemment
plurielle, variable, voire même fugace) de donner forme à ce qui demeure inaccessible, et qui
fondamentalement nous échappe. L’image, suggère Maurizio Bettini à propos du monde
classique, ne vise pas nécessairement à la ressemblance91. À travers elle, la divinité
s’accommode aux exigences d’une nécessaire tangibilité, au sens fort du terme. L’image
permet de réifier, de donner corps, de circonscrire le dieu. L’image est, et en même temps
n’est pas, le dieu. La mythologie antique joue avec l’idée d’un contact, d’une transmission,
voire d’une forme de métonymie qui unirait l’image à son modèle. L’image relèverait ainsi
davantage d’un rapport de contiguïté avec son référent que de similitude. Les récits antiques
insistent, note Bettini, sur la valeur indicielle de l’image (au sens peircien), c’est-à-dire sur les
connexions réelles qui lient le signe à l’objet signifié92. L’image ne se contente pas de
représenter, elle doit être efficace, ou performative. Nous aurons l’occasion d’évoquer
comment, par le détournement du nom efficace de Yahvé, le veau d’or devient une idole
Sur le vocabulaire de l’image dans la Bible hébraïque, cf. Schroer, In Israel gab es Bilder, chap. 5 (« Das
Wortfeld “Bild/Goetterbild” im Alten Testament. Ein terminologisch orientierter Ueberblick »).
89
Is. II,8 : ‫ֲשר ע ֵּ֖שּו ֶא ְצבְעתֹֽיו‬
ְ ‫וַתמלִּ֥א‬.
ִּ֥ ֶ ‫ַאר ֵּ֖צֹו אֱלילָ֑ים לְמַ ֹֽע ֲֵ֤שה ידי ֙ו יֹֽשְתַ חֲוֶ֔ ּו לַ ֹֽא‬
90
De. XXIX,16 : ‫ֲשר עמהֶ ֹֽם‬
ִּ֥ ֶ ‫יהם ַ֣עץ ו ֶֶ֔אבֶן כֶ ִּ֥ סֶף וְז ֵּ֖הב א‬
ָ֑ ֶ ‫וַת ְרא ּ֙ו אֶת־ש ַ֣קּוצי ֶֶ֔הם ו ְֵּ֖את ָלֻ ֹֽל‬.
91
Cf. M. Bettini, Le portrait de l’amant(e), Paris, Belin, 2011, chap. 5 (« Le signe entaché de réalité »). Cf.
également. R. Gordon, « The Real and the Imaginary : Production and Religion in the Graeco-Roman World »,
Art History 2.1 (1979), pp. 5-34.
92
Bettini, Le portrait de l’amant(e), pp. 60-61.
88
210
vivante, dans ce que, à défaut de meilleur terme, j’appellerai l’afterlife du récit biblique93.
Qu’il suffise ici de rappeler que les prophètes bibliques eux-mêmes reconnaissent, même si
c’est pour le rejeter, le potentiel terrifiant des images divines : « Ne les craignez pas ! ».
La satire contre l’idolâtrie présuppose ce caractère potentiellement efficace, terrifiant,
des images divines. Et c’est précisément pour en réduire, ou en rejeter l’impact, qu’elle
soumet les images à une radicale « défamiliarisation ».
Dans le contexte du Proche-Orient ancien, suggère Elena Cassin, il en va de l’érection
des statues divines comme de la création de l’homme94. Dans l’Atrahasis, la grande épopée
cosmogonique babylonienne, Nintu façonne l’homme à la manière d’un artisan, à partir du
sang de We-ilu mêlé à de l’argile95. Dans l’Enuma elish, c’est avec le sang de Kingu que
Marduk crée les hommes96. L’homme est une image, fabriquée par les dieux, en vue de les
servir. Mais il faut animer cet artefact divin, lui donner vie. Les hommes doivent donner corps
aux dieux. Pour devenir le dieu, l’image doit être fabriquée, préparée, consacrée
conformément à des prescriptions rituelles précises97. Cette coroplastique rituelle efface du
corps divin toute trace de son origine manufacturée, humaine. Au deuxième jour du rite (dans
la version ninivite) les artisans du temple témoignent de ce qu’ils n’ont pas fait la statue : ce
sont les dieux titulaires de leurs arts respectifs qui ont façonné le dieu98. Par la manipulation
93
Cf. infra.
E. Cassin, « Forme et identité des hommes et des dieux chez les Babyloniens », in C. Malamoud, J.-P. Vernant
(éds.), Corps des dieux, Paris, Gallimard, 1986, pp. 83-101, ici p. 96.
95
Cf. J. Bottéro, S. N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris,
Gallimard, 1989, pp. 537-538.
96
Cf. P. Talon, Enūma Eliš. The Standard Babylonian Creation Myth, Helsinki, The Neo-Assyrian Text Corpus
Project, 2005, pp. 99-110.
97
Sur le rituel du mīs pî, cf. A. Berjelung, « Washing the Mouth : the consecration of divine images in
Mesopotamia », in K. van der Toorn (éd.), The Image and the Book. Iconic Cults, Aniconism and the Rise of
Book Religion in Israel and the Ancient Near East, Leuven, Peeters, 1997, pp. 45-72. Cf. aussi Levtow, Images
of Others, chap. 3. Les variantes du rituel, telles qu’on les connaît au premier millénaire, sont transcrites et
éditées par C. Walker, M. Dick, The Induction of the Cult Image in Ancient Mesopotamia. The Mesopotamian
Mīs Pî Ritual, Helsinki, The Neo-Assyrian Text Corpus Project, 2001.
98
Cf. Berjelung, « Washing the Mouth », p. 62.
94
211
rituelle, l’image acquiert son efficacité. Elle est investie de la puissance divine, ou « activée ».
Elle peut désormais entendre, parler, sentir, marcher, manger, boire99.
C’est cette transformation rituelle que parodient les textes bibliques100. Le geste de
l’artisan devient trivial : il choisit un arbre, coupe du bois, bat le fer. La parodie désacralise le
rite, et le rend ridicule. Le Deutéro-Isaïe énumère les acteurs qui participent à l’élaboration de
l’image, forgerons, orfèvres, sculpteurs : « Chacun aide son compagnon, il dit à l’autre :
“Courage !” L’artisan donne courage à l’orfèvre, et celui qui polit au marteau à celui qui bat
l’enclume. Il dit de la soudure : “Elle est bonne”, il la renforce avec des clous pour qu’elle ne
vacille pas »101. Les acteurs du rite ne sont que des hommes : devant la chaleur des braises, le
forgeron qui bat son marteau s’épuise et perd ses forces. Il a faim et soif. Le sculpteur sur bois
tend son cordeau, trace une image, l’exécute au ciseau, la dessine au compas. Il taille le bois
« à l’image de l’homme, selon la beauté humaine, pour qu’elle habite un temple »102. C’est
pourtant le même bois qu’il emploie pour se chauffer et allumer son four. Mais il en fait
néanmoins un dieu qu’il révère, une image taillée devant laquelle il se prosterne103.
Ramenée à un processus artisanal, humain, l’élaboration rituelle de l’image divine est
privée de son efficacité. Le dieu n’est jamais, dans cette perspective, que la matière dont il
fait : « Ce n’est que du bois coupé dans une forêt, travaillé par le sculpteur, ciseau en main,
puis enjolivé d’argent et d’or. Avec des clous, à coups de marteau, on le fixe, pour qu’il ne
Sur le rapport entre le dieu et l’image dans le contexte mésopotamien, cf. notamment Walker, Dick, The
Induction of the Cult Image, pp. 6-8 ; cf. aussi M. S. Smith, The origins of biblical monotheism : Israel’s
polytheistic background and the Ugaritic texts, New York, Oxford University Press, 2001, pp. 83-103. De
manière générale, cf. A. Berjelung, Die Theologie der Bilder : Herstellung und Einweihung von Kultbildern in
Mesopotamien und die alttestamentliche Bilderpolemik, Fribourg – Göttingen, Universitätsverlag –
Vandenhoeck & Ruprecht, 1998.
100
Cf. Berjelung, Theologie der Bilder, pp. 315-413.
101
Is. XLI,6-7 : ‫ש אֶת־צ ֶ֔רף מַ ֹֽחֲלִּ֥יק פ ֵַּ֖טיש אֶת־הַ֣ ֹולֶם ָ֑פעַם א ֵ֤מר לַדֶ֨ בֶק֙ טַ֣ ֹוב ֶ֔הּוא ַוי ְ ַחז ְִּ֥קהּו‬
֙ ‫ְָאחיו יאמַ ִּ֥ר חֲז ֹֽק׃ ַויְחַזֵ֤ק חר‬
ֵּ֖ ‫אִּ֥יש אֶת־ר ֵּ֖עהּו יַע ְָ֑זרּו ּול‬
‫ ְב ַמ ְסמ ְֵּ֖רים לִּ֥ א ימֹֹֽוט‬.
102
Is. XLIV,12-13 : ‫לא־שתה ַ ֵּ֖מים וַייעֹֽף׃ ח ַ ַ֣רש‬
‫ח ַ ֵ֤רש ב ְַרזֶל֙ מַ ֹֽע ֲֶ֔צד ּופ ַעל֙ ַבפ ֶֶ֔חם ּו ַבמַק ֵּ֖בֹות יצ ְָ֑רהּו וַיפְע ֨לה ּ֙ו בז ְַ֣רֹו ַע כ ֶ֔חֹו ַָם־רע ֙ב ו ְַ֣אין ֶ֔כ ַח‬
ִּ֥
‫ָאדם ל ֶ ִּ֥שבֶת בֹֽית‬
ֶ ֶ֔ ‫עצים֮ נַ֣טה קו֒ י ְתֹֽא ֲַ֣רהּו ַב‬.
ֵּ֖ ‫ש ֶרד ַיֹֽע ֲ֨שה ּ֙ו ַב ַמ ְקצ ֶֻ֔עֹות ּו ַבמְחּוגֵּ֖ה י ְתֹֽא ֳָ֑רהּו וַ ֹֽיַע ֲ֨שה ּ֙ו כְתַ בְנַ֣ית ֶ֔איש כְתפְאֶ ִֶּ֥רת‬
103
Is. XLIV,15 : ‫וְהיֵ֤ה לְָאדם֙ לְב ֶ֔ער וַי ַ ֵ֤קח מהֶם֙ ו ֶַ֔יחם ַאף־י ֵַּ֖שיק ו ְַ֣אפה ָ֑לחֶם ַאף־י ְפעַל־אל֙ וַיש ְֶ֔תחּו ע ִּ֥שהּו ֶ ֵּ֖פסֶל וַיסְָד־ל ֹֽמֹו‬.
99
212
bouge pas »104. La transformation, ou la métamorphose de l’image en divinité, n’a pas lieu.
L’image demeure un objet sans vie, impuissant, vain, l’œuvre de mains humaines. C’est ce
que scande de manière emblématique le Psaume CXV :
Pas à nous, Yahvé, pas à nous, mais à ton nom donne la gloire,
Pour ta loyauté, pour ta fidélité.
Pourquoi les Nations disent-elles : « Où donc est leur dieu ? »
Notre dieu est dans les Cieux. Tout ce qu’il a voulu, il l’a fait.
Leurs idoles (atsabbeihem) sont de l’or et de l’argent,
L’œuvre de mains d’hommes.
Elles ont une bouche et ne parlent pas,
Elles ont des yeux et ne voient pas,
Elles ont des oreilles et n’entendent pas,
Elles ont un nez et ne sentent pas,
Leurs mains, et elles ne touchent pas,
Leurs pieds, et elles ne marchent pas,
Elles ne font sortir aucun son de leur gorge.
Comme elles seront ceux qui les ont faites,
Tous ceux qui mettent leur confiance en elles.105
Nathaniel Levtow a récemment interprété les parodies bibliques de l’idole comme une forme
de violence discursive, qui au-delà de ridiculiser les autres divinités, les détruit, voire les tue
in utero106. Dans cette perspective, la poésie devient presque un acte guerrier. En ramenant les
dieux à leur matérialité, la parole n’est pas moins performante (ou performative) que les
Jer. X,3-4 : ‫ֲשה י ְדֹֽי־ח ֵּ֖רש בַ ֹֽ ַמעֲצֹֽד׃ בְכֶ ִּ֥ סֶף ּובְז ֵּ֖הב יְי ַָ֑פהּו ְב ַמ ְסמ ְֶׁ֧רֹות ּו ְבמַקבֶּ֛ ֹות י ְ ַחז ְֵּ֖קּום וְלִּ֥ ֹוא יפ ֹֽיק‬
ִּ֥ ‫כי־ע ֙ץ מ ַיַ֣עַר כְר ֶ֔תֹו מַ ֹֽע‬.
Ps. CXV,1-8 :
‫ְהוה ֹ֫לא לִּ֥נּו כ ֹֽי־ ְ֭ ְלשמְך ַ֣תן כ ָ֑בֹוד עַל־ ַ֝ ַחסְדְ ָ֗ך עַל־אֲמ ֶתֹֽך‬
ָ֗ ‫לֵ֤ א לִּ֥נּו י‬
‫ה־נא ֱאלֹֽהיהֶ ֹֽם‬
ָ֗ ַ֝ ‫ְ֭למה י ֹֽאמ ְַ֣רּו הַָֹויָ֑ם אַי‬
‫ו ֹֽאלהִּ֥ינּו בַּׁש ָ֑מים ֵּ֖כל ֲאשֶר־חפַ֣ץ עשֹֽה‬
‫ְ֭עצַביהֶם ֶ ַ֣כסֶף וְז ָ֑הב ַ֝מַ ֹֽע ֲָ֗שה י ְַ֣די ָאדֹֽם‬
‫ֹֽה־להֶם וְלַ֣ א י ְדַ ָ֑ברּו עינַ ִּ֥ים ַ֝ל ֶָ֗הם וְלַ֣ א י ְראֹּֽו‬
ְ֭ ֶ‫פ‬
‫ָאז ְַנַ֣ים ְ֭להֶם וְלַ֣ א יש ְָ֑מעּו אַ ִּ֥ף ַ֝ל ֶָ֗הם ְולַ֣ א י ְריחֹּֽון‬
‫ישּון ְ֭ ַרגְליהֶם וְלַ֣ א יְהַלָ֑כּו לֹֽא־ ַ֝י ֶהְָָ֗ ּו בגְרֹונ ֹֽם‬
ָ֗ ‫יהם ׀ ו ְֹ֬לא י ְמ‬
ֵ֤ ֶ ‫י ְד‬
‫יהם ֵּ֖כל ֲאשֶר־ב ַ֣ט ַח בהֶ ֹֽם‬
ָ֑ ֶ ‫ ְ֭ ְכמֹוהֶם י ֹֽ ְהיַּ֣ו עֹֽש‬.
106
Levtow, Images of Others, p. 168.
104
105
213
mutilations et destructions effectives que les souverains néo-Assyriens et néo-Babyloniens
infligent aux images divines des cités vaincues.
Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont ces textes font de l’image divine
un objet essentiellement étrange, tout autant qu’étranger. Le poète construit une opposition
symétrique entre Yahvé et les divinités de Babylone, réduites à leurs corps impuissants,
insensibles et inanimés. Face à elles, Yahvé, qui n’a pas (ou plus) de corps tangible, est un
dieu véritablement vivant. Dans le contexte d’une pragmatique de l’image largement partagée
dans le Proche-Orient ancien, les auteurs de ces textes énoncent les critères d’une mise à
distance, non pas tant de l’image que du groupe auquel cette image appartient. D’un point de
vue sociologique, ils opèrent ce qu’on peut appeler, avec Bourdieu, une « distinction »107. Audelà de la forme rhétorique, le discours qui sous-tend la satire biblique vise à mettre en œuvre
la singularisation, ou l’estrangement (au sens fort), de ces Judéens exilés au cœur de
Babylone. Ou peut-être, d’une certaine manière, a-t-il pour intention de « façonner » le
sentiment d’exil lui-même ; et par là, la communauté qui s’en revendique.
Le chapitre IV du Deutéronome annonce l’exil aux Hébreux : « Yahvé vous dispersera parmi
les peuples, et il ne restera de vous qu’un petit nombre, au milieu des nations où Yahvé vous
aura conduits. Vous y servirez des dieux faits de main d’homme, du bois et de la pierre,
incapables de voir et d’entendre, de manger et de sentir »108. La littérature juive d’époque
hellénistique a pu mettre en scène l’écart, ou le décalage qui oppose les Judéens exilés aux
Babyloniens109. Ainsi ce récit (on l’a vu), transmis par la version grecque du livre de Daniel,
107
Cf. P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
De. IV,27-28 : ‫שר יְנ ֶַׁ֧הג י ְהוֶּ֛ה אֶתְ ֶ ֵּ֖כם שֹֽמה׃‬
ֶ ֨ ‫ַָֹוים ֲא‬
ֶ ‫ְַארתֶ ם֙ מ ְַ֣תי מס ְֶ֔פר ב‬
ְ ‫ֶתְכֵּ֖ם בֹֽע ַָ֑מים וְנש‬
ֶ ‫ֱלהים מַ ֹֽע ֲֵּ֖שה י ְַ֣די וְהפֶׁ֧יץ י ְהוֶּ֛ה א‬
ֶ֔ ‫ם־שם א‬
ַ֣ ֶ‫וַ ֹֽ ֲעבַדְ ת‬
‫יחֹֽן‬
ֻ ‫שמ ְֶ֔עּון וְלִּ֥ א י ֹֽאכְלֵּ֖ ּון וְלִּ֥ א י ְר‬
ְ ‫ֲשר לֹֽא־י ְראּו ֙ן וְלַ֣ א י‬
ֵ֤ ֶ ‫ָאדם ַ֣עץ ו ֶֶ֔אבֶן א‬
ָ֑ .
109
De manière générale, cf. L. M. Wills, The Jew in the Court of the Foreign King. Ancient Jewish Court
Legends, Minneapolis, Fortress Press, 1990. Sur les représentations littéraires de l’exil, cf. aussi R. Albertz,
Israel in Exile. The History and Literature of the Sixth Century BCE, Leiden – Boston, Brill, 2004, pp. 4-44
(« Conceptions of the Exile »).
108
214
dans lequel Daniel (le paradigme du Judéen exilé) s’oppose à la volonté du roi de Babylone,
lui enjoignant d’adorer le dieu Bel110. Daniel répond au roi qu’il ne vénère que le Seigneur,
créateur du ciel et de la terre. Bel ne serait-il pas un dieu, demande alors le roi ?
« Aucunement ! », répond Daniel : « il est de glaise en dedans et de bronze en dehors »111. Le
roi se prosterne en fait devant une image, une idole. Et ce sont en vérité les prêtres qui se
remplissent la panse avec les riches offrandes adressées quotidiennement à ce dieu insensible.
Daniel inaugure ici cette manière de voir, ce regard distant, extérieur, qui autorise la
défamiliarisation et fait le jeu de la critique.
La Lettre de Jérémie est sans doute le plus extraordinaire témoignage du développement
que connaît, dans ce contexte, la satire biblique contre l’idolâtrie112. Ce texte apocryphe a
vraisemblablement été d’abord rédigé en hébreu, à la fin du IVe siècle avant notre ère113. Il se
présente comme une copie de la lettre envoyée par Jérémie aux Judéens exilés à Babylone114.
Le prophète prévient ceux-ci :
110
Sur ce texte, cf. supra, chap. 3, pp. 132-141.
Bel 4-7 : καὶ εἶπεν ὁ βασιλεὺς τῷ Δανιηλ Διὰ τί οὐ προςκυνεῖς τῷ Βηλ; καὶ εἶπε Δανιηλ πρὸς τὸν βασιλέα
Οὐδένα σέβομαι ἐγὼ εἰ μὴ κύριον τὸν θεὸν τὸν κτίσαντα τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν καὶ ἔχοντα πάσης σαρκὸς
κυρ<ι>είαν. εἶπεν δὲ ὁ βασιλεὺς αὐτῷ Οὗτος οὖν οὐκ ἔστι θεός; οὐχ ὁρᾷς ὅσα εἰς αὐτὸν δαπανᾶται καθ' ἑκάστην
ἡμέραν; καὶ εἶπεν αὐτῷ Δανιηλ Μηδαμῶς· μηδείς σε παραλογιζέσθω· οὗτος γὰρ ἔσωθεν μὲν πήλινός ἐστιν,
ἔξωθεν δὲ χαλκοῦς· ὀμνύω δέ σοι κύριον τὸν θεὸν τῶν θεῶν, ὅτι οὐθὲν βέβρωκε πώποτε οὗτο.
112
Cf. notammen Roth, « For Life, He Appeals to Death », pp. 40-42 ; J. Tromp, « The critique of Idolatry in the
Context of Jewish Monotheism », in P. W. van des Horst (éd.), Aspects of Religious Contact and Conflict in the
Ancient World, Utrecht, Faculteit der Godgeleerdheid Universiteit Utrecht, pp. 105-120.
113
C’est-à-dire très peu de temps après la restauration, par Alexandre le Grand, des cultes babyloniens, et
notamment du temple de Bel ; cf. Str. XVI,1-5 ; ps.-Hecatée, fr. 1 Holladay (J. CA I,192) ; Arr. An. VII,17,1-3.
Cette datation néanmoins incertaine a été proposée sur la base de la prophétie en Ep. Jer. 2, qui annonce un exil
de sept générations ; cf. C. J. Ball, « The Epistle of Jeremiah », in R. H. Charles (éd.), The Apocrypha and
Pseudepigrapha of the Old Testament in English : with Introductions and Critical and Explanatory Notes to the
Several Books, 2 vols., Oxford, Clarendon Press, 1913, vol. 1, pp. 596-611, ici pp. 596-597, et les remarques de
C. A. Moore, Daniel, Esther and Jeremiah : the Additions, Garden City NY, Doubleday, 1977, pp. 317-358, ici
pp. 334-335. Comme en Dn. IX,24, la Lettre atteste ici d’un réajustement de la durée de 70 ans annoncée en Jer.
XXV,12 ; XXIX,1. Le terminus ad quem pour la composition de l’original hébreu est la traduction du texte en
grec, vraisemblablement déjà au IIe siècle avant notre ère, comme le suggère l’allusion probable à la Lettre en 2
Ma. II,2, mais aussi un fragment grec découvert à Qumrân, et que l’on peut dater du début du I er siècle avant
notre ère (7Q 2). De manière générale, cf. désormais I. Assan-Dhôte, J. Moatti-Fine (éds.), Baruch,
Lamentations, Lettre de Jérémie, Paris, Cerf (La Bible d’Alexandrie 25.2), 2005, pp. 289-308.
114
Cf. Jer. XXIX.
111
215
…Maintenant vous allez voir à Babylone des dieux d’argent, d’or et de bois,
soulevés sur des épaules, faisant connaître la crainte aux nations. Mais prenez
garde de ne pas vous assimiler aux étrangers (allophuloi) et que la crainte ne vous
saisisse à cause d’eux, en voyant la foule, en face et derrière eux, se prosterner
devant eux, mais dites par la pensée : « C’est devant toi qu’il faut se prosterner,
maître. »115
Les dieux de Babylone sont impressionnants, recouverts d’or, d’argent. Ils sont habillés de
vêtements de pourpre, tiennent en leur main des sceptres, sont installés dans des temples
gigantesques où on leur présente des offrandes. Mais, scande l’auteur de la Lettre, ils ne sont
pas des dieux : ouk eisin theoi116. L’or et l’argent dont ils sont recouverts doit être nettoyé
pour ne pas ternir. Leur figure est noircie par la fumée, leurs yeux pleins de poussière. Leurs
habits de pourpre pourrissent sur eux. Ils sont incapables de se défendre, de se déplacer,
encore moins de faire tomber la pluie, délivrer les opprimés ou rendre la vue aux aveugles.
Les prêtres tirent profit de l’or qui les recouvre et des sacrifices qui leur sont offerts. Leur
temple brûle-t-il, ces dieux resteront là, à brûler, comme des poutres. « Par des ouvriers et des
orfèvres ils ont été façonnés. Ils ne deviendront rien d’autre que ce que les artisans veulent
qu’ils soient »117. Au-dessus de leur tête volent des oiseaux et des chauves-souris ; et leur
corps de bois est rongé par les vers.
La Lettre démolit ces dieux dénués d’âme (pneuma). Ils sont insensibles, indifférentes,
ne voient pas, ne sentent pas. Il n’y a en eux aucune œuvre divine (theou ergon) et ils ne sont
tout au contraire qu’une œuvre humaine (erga cheirôn). La longue suite d’arguments qui, l’un
après l’autre, réifie ces fausses divinités, n’est interrompue que par l’exhortation répétée : « ce
Ep. Jer. 3-5 (trad. Assan-Dhôte, Moatti-Fine, modifiée) : νυνὶ δὲ ὄψεσθε ἐν Βαβυλῶνι θεοὺς ἀργυροῦς καὶ
χρυσοῦς καὶ ξυλίνους ἐπ' ὤμοις αἰρομένους δεικνύντας φόβον τοῖς ἔθνεσιν. εὐλαβήθητε οὖν μὴ καὶ ὑμεῖς
ἀφομοιωθέντες τοῖς ἀλλοφύλοις ἀφομοιωθῆτε καὶ φόβος ὑμᾶς λάβῃ ἐπ' αὐτοῖς. ἰδόντας ὄχλον ἔμπροσθεν καὶ
ὄπισθεν αὐτῶν προσκυνοῦντας αὐτά, εἴπατε δὲ τῇ διανοίᾳ Σοὶ δεῖ προσκυνεῖν, δέσποτα.
116
Ep. Jer. 14 ; 22 ; 28 ; 64 ; 68 ; et les variantes en 39 et 45 ; 51 ; 56 ; 71.
117
Ep. Jer. 45 : Ὑπὸ τεκτόνων καὶ χρυσοχόων κατεσκευασμένα εἰσίν· οὐθὲν ἄλλο μὴ γένωνται ἢ ὃ βούλονται οἱ
τεχνῖται αὐτὰ γενέσθαι.
115
216
ne sont pas des dieux, ne les craignez pas ! ». C’est comme à des morts qu’on leur présente
des offrandes. Ces dieux de bois, de métal et d’argent, répète encore l’auteur de la Lettre, sont
comparables à un mort jeté dans l’obscurité. Le texte se clôt l’évocation de ces dieux,
pourrissant lentement dans l’obscurité, et cette observation générale : « Mieux vaut l’homme
juste, sans idoles, car il se tiendra loin de l’opprobre »118.
Derrière sa méticuleuse déconstruction des dieux babyloniens, la Lettre dessine en
creux le portrait d’une divinité qui échappe aux vicissitudes de l’usure, qui n’est pas enfermée
dans un temple, tout en demeurant présente parmi les exilés. Un dieu qui se rend manifeste,
non pas par des images de bois, d’or et d’argent, mais dans l’obéissance que lui témoignent
les corps célestes, les nuages, le vent, la foudre. Les autres dieux sont incapables de « faire
connaître parmi les nations des signes dans le ciel, de briller comme le soleil ou d'éclairer
comme la lune »119. Ils ne sont d’ailleurs faits à la ressemblance ni de la forme ni de la
puissance de ces éléments naturels. Rien en eux ne manifeste la puissance divine. Dans cette
perspective, La Lettre de Jérémie apparaît comme un hymne à la puissance divine, définie
dans l’opposition à ce qui (du point de vue de l’auteur) constitue son antithèse la plus
évidente.
Mais la Lettre est aussi une forme de contre-ethnographie de la religion et des cultes
de Babylone. L’auteur témoigne en effet d’un intérêt tout à fait inédit pour les realia cultuels
babyloniens120. Si la description est détournée au profit d’une lecture polémique, elle est
Ep. Jer. 72 : κρείσσων οὖν ἄνθρωπος δίκαιος οὐκ ἔχων εἴδωλα, ἔσται γὰρ μακρὰν ἀπὸ ὀνειδισμοῦ.
Ep. Jer. 66 : σημεῖά τε ἐν ἔθνεσιν ἐν οὐρανῷ οὐ μὴ δείξωσιν οὐδὲ ὡς ὁ ἥλιος λάμψουσιν οὐδὲ φωτίσουσιν ὡς
σελήνη.
120
Cf. I. Assan-Dhôte, J. Moatti-Fine, Baruch, Lamentations, Lettre de Jérémie, pp. 298-299. Les liens entre la
Lettre et la documentation mésopotamienne ont été étudiés en détail par W. Neumann, Untersuchungen über den
apokryphen Jeremiasbrief, Giessen, A. Töpelmann, 1913, pp. 2-31. Pour une mise à jour, on pourra comparer les
éléments cultuels mentionnés dans la Lettre avec la documentation rassemblée par M. J. H. Linssen, The Cults of
Uruk and Babylon. The Temple Ritual Texts as Evidence for Hellenistic Cult Practice, Leiden – Boston, Brill –
Styx, 2004, en particulier pp. 65-67 (cérémonies d’habillement du dieu) ; pp. 67-70 (processions) ; pp. 130-138
(repas cultuels) ; pp. 145-147 (fumigations) ; pp. 151-154 (bains rituels). Sur les processions, cf. également B.
Pongratz-Leisten, « Prozession (sstraße) », RA 11.1/2 (2006), pp. 98-103. Sur les cérémonies et les murmures qui
118
119
217
néanmoins présente, et nourrit l’argumentation de l’auteur. S’il en détourne le sens, il
multiplie néanmoins les observations « objectives » : les dieux sont portés en processions, on
leur nettoie le visage, on les couronne ; certains d’entre eux ont à la main un sceptre, ou une
épée, ou une hache ; (en dehors des processions) ils sont tenus à l’écart des foules, et les
portes des temples demeurent fermées ; les viandes sacrificielles sont vendues par les prêtres,
ou salées par des femmes ; les femmes qui ont accouché, ou qui sont indisposées, viennent
toucher les victimes ; les muets sont conduits au temple de Bel (Marduk), afin de recouvrer la
parole. La Lettre évoque encore la pratique de la prostitution sacrée, qui suscitait déjà
l’indignation d’Hérodote121 ; ou les cris et les hurlements que poussent des prêtres à la tête et
au visage rasés, les vêtements déchirés, lors de cérémonies qui ressemblent à un repas
funéraire122. Tout cela suggère, derrière la construction rhétorique d’une altérité radicale,
répulsive, une évidente familiarité qu’il convient précisément de briser (ou avec laquelle il
convient, précisément, de se défamiliariser).
La Lettre, de toute évidence, ne vise pas à rendre compte des coutumes babyloniennes,
mais au contraire à les déformer, à mettre à nu tout ce qui fait de la religion de l’« autre » un
culte aussi vain et creux que les dieux auxquels elle s’adresse. Il s’agit d’ériger l’« autre » en
antithèse du soi. La Lettre ne décrit pas vraiment les realia cultuels babyloniens, mais elle les
redéfinit, les redécrit en des termes qui soulignent leurs aspects funestes, sombres, voire
inquiétants et, de manière générale, leur caractère inapproprié.
entourent l’exposition de la statue de Dumuzi, cf. A.-C. Rendu Loisel, Bruit et émotion dans la littérature
akkadienne, Thèse de doctorat, Genève, 2011, pp. 346-347.
121
Ep. Jer. 42-43. Selon Hdt. I,199 (duquel dépend Str. XVI,1,20), le rite était adressé à Aphrodite (Ishtar). Luc.
Syr.D. 6 mentionne la même pratique, en lien avec le deuil rituel d’Adonis (Tamouz), auquel fait
vraisemblablement allusion Ep. Jer. 30-31.
122
Ep. Jer. 30-31. Le lien avec les rites associés au deuil de Tamouz/Dumuzi était déjà suggéré par Ball,
« Epistle of Jeremiah », p. 605. À ce sujet, et en particulier les cris accompagnant le deuil de Dumuzi, cf. Rendu
Loisel, Bruit et émotion, pp. 210-217, et la bibliographie. Ez. VIII,14, mentionne des femmes pleurant Tamouz
sur le seuil du temple de Jérusalem.
218
L’ethnographie vise à rendre l’« autre » intelligible, à le traduire. Traduits, les dieux de
Babylone ne sont que des idoles, et les cultes qui les entourent sont absurdes, voire choquants.
Ils ne sont pas rendus intelligibles, mais au contraire inintelligents. S’il faut chercher à les
comprendre, c’est uniquement pour rendre plus évidente leur ineptie, et la nécessité de
maintenir l’écart, ou la distance. Ou plutôt, pour creuser l’écart, et ainsi dessiner en négatif de
cet « autre » repoussoir, les critères de sa propre identité.
IDOLÂTRIE : LE MOT, LA CHOSE
Idolâtrie, le mot, apparaît dans le contexte du judaïsme hellénistique, dans le prolongement de
l’usage qu’ont fait les traducteurs de la Torah en grec (les Septante), de la notion d’eidôlon123.
C’est dans les Oracles Sibyllins du judaïsme égyptien que l’on rencontre la première
occurrence connue du terme « idolâtre » (eidôlolatrês)124. La Sibylle s’adresse à ceux qui
adorent des animaux, des idoles muettes, des « statues de pierre ». Ils sont une « race
sanguinaire, rusée, mauvaise, d’hommes impies, menteurs, à la langue double, au naturel
pervers, malfrats voleurs d’épouses, idolâtres, ne respirant que ruses, portant la malice en leur
poitrine, une convoitise furieuse, se dépouillant eux-mêmes, ayant un cœur sans scrupule »125.
Cf. infra, pp. 225-238. Sur l’évolution sémantique du mot latreia à partir de son emploi dans la Bible grecque
et dans la tradition chrétienne, cf. R. T. Bentley, « Worship God Alone ». The Emerging Christian Tradition of
Latreia, Ph. D. Diss., Charlotteville VA, University of Virginia, 2009. Cf. aussi S. Daniel, Recherches sur le
vocabulaire du culte dans la Septante, Paris, C. Klincksieck, 1966, chap. 3.
124
Or. Sib. III,38. L’ensemble du passage (1-96) est une addition au livre, que l’on date néanmoins de l’époque
hellénistique tardive ou des premières années de la domination romaine. Cf. J. J. Collins, « Sibylline Oracles »,
in J. H. Charlesworth (éd.), The Old Testament Pseudepigrapha, 2 vols., New York ‒ Garden City , Doubleday,
1983-1985, vol. 1, pp. 317-469, ici pp. 359-361.
125
Or. Sib. III,36-40 (traduction Nikiprowetzky, modifiée) : αἶ γένος αἱμοχαρὲς δόλιον κακὸν ἀσεβέων τε
ψευδῶν διγλώσσων ἀνθρώπων καὶ κακοηθῶν λεκτροκλόπων εἰδωλολατρῶν δόλια φρονεόντων, οἷς κακὸν ἐν
στέρνοισιν, ἔνι μεμανημένος οἶστρος, ὐτοῖς ἁρπάζοντες, ἀναιδέα θυμὸν ἔχοντες. L’auteur de la Sagesse, s’il est
plus ou moins contemporain, n’emploie pas le terme eidôlolatreia lorsqu’il se réfère au culte des images,
recourant plutôt à l’expression peu commune d’eidôlon threskeia en Sap. XIV,27, ce qui peut peut-être suggérer
qu’aucun concept fixe ne désigne encore la chose.
123
219
L’idolâtrie s’inscrit ainsi d’emblée dans une rhétorique de l’accumulation qui creuse ce fossé
qui doit nous séparer des « autres ».
Paul est le premier auteur à faire un usage prolifique des termes « idolâtres » et
« idolâtrie » ‒ ce qui explique certainement l’immense succès du concept auprès de ses
lecteurs chrétiens. Pour Paul, comme pour la Sibylle, l’idolâtrie est l’un des vices qui
caractérisent les Gentils (ta ethnê)126. Mais l’apôtre des Gentils cherche précisément à
dépasser la dichotomie traditionnelle opposant Juifs et Gentils. Au sein des communautés
qu’il établit, « il n’y a plus ni Juifs ni Grecs », écrit-il aux Galates, « car tous, vous n’êtes
qu’un en Jésus Christ »127. Paul est évidemment étranger au concept de « Chrétien(s) » ; et
nous sommes encore très loin de l’idée du christianisme comme tertium genus, selon
l’expression de Tertullien128. Paul continue évidemment de penser en termes de Juifs et de
Gentils129. La mort et la résurrection du Christ ouvrent un espace intermédiaire dans lequel la
distinction entre les deux groupes, Juifs et Gentils, disparaît. « En Jésus Christ », les Gentils
peuvent désormais eux aussi avoir part au Royaume de Dieu130. Paul s’adresse à ceux qui,
parmi les Gentils, se sont détournés « des idoles pour servir le Dieu vivant et véritable et pour
attendre des cieux son Fils qu’il a ressuscité des morts… »131 ; ceux qui, écrit-il, étaient des
126
Cf. 1 Ep. Cor. V,10-11 ; VI,9 ; Ep. Gal. V,20 ; Ep. Col. III,5 ; cf. également Ep. Eph. V,5 ; 1 Ep. Pet. IV,3.
L’exception est 1 Ep. Cor. X,7, où les « idolâtres » sont les Hébreux adorateurs du veau d’or. De manière
générale, cf. F. Büschel, « εἴδωλον, εἰδωλόθυτον, εἰδωλεῖον, κατείδωλος, εἰδωλάτρης, εἰδωλατρία », in G. Kittel
(éd.), Theological Dictionary of the New Testament, 10 vols., Grand Rapids ‒ London, Eerdmans, 1964-1976,
vol. 2, pp. 375-380.
127
Ep. Gal. III,38 : οὐκ ἔνι Ἰουδαῖος οὐδὲ Ἕλλην, οὐκ ἔνι δοῦλος οὐδὲ ἐλεύθερος, (…) πάντες γὰρ ὑμεῖς εἷς
ἐστε ἐν Χριστῷ Ἰησοῦ.
128
Tert. Ad nat. I,8. Cf. P. Richardson, Israel in the apostolic Church, London, Cambridge University Press,
1969, pp. 22-25 ; P. L. Townsend, « Who Were the First Christians ? Jews, Gentiles, and the Christianoi », in E.
Iricinschi, H. Zellentin (éds.), Heresy and Identity in Late Antiquity, Tübingen, Mohr Siebeck, 2008, pp. 212230. Cf. aussi la discussion chez E. Iricinschi, « Good Hebrew, Bad Hebrew : Christians as Triton Genos in
Eusebius’ Apologetic Writings », in S. Inowlocki, C. Zamagni (éds.), Reconsidering Eusebius : Collected
Papers on Literary, Historical, and Theological Issues, Leiden ‒ Boston, Brill, 2011, pp. 69-86.
129
De manière générale, cf. J. G. Gager, Reinventing Paul, Oxford, Oxford University Press, 2000.
130
Cf. P. L. Townsend, Another Race ? Ethnicity, Universalism, and the Emergence of Christianity, PhD. Diss.,
Princeton, 2009, pp. 32-37.
131
1 Ep. Thess. I,9 : καὶ πῶς ἐπεστρέψατε πρὸς τὸν θεὸν ἀπὸ τῶν εἰδώλων δουλεύειν θεῷ ζῶντι καὶ ἀληθινῷ.
220
Gentils (ethnê ête), adorant des « idoles muettes » (eidôla aphôna)132. La catégorie « Gentil »
se divise désormais en deux sous-catégories, ceux qui hériteront du Royaume de Dieu, « ceux
du dedans », et les autres, ceux qui sont demeurés ce qu’ils étaient, « ceux du dehors ». Ce
sont ces derniers que viennent désigner, parmi d’autres qualificatifs, les termes « idolâtre(s) »
et « idolâtrie ». Ceux-ci participent ainsi d’emblée d’une construction polémique de l’«
autre » visant à délimiter le cadre de sa propre identité.
La plupart des occurrences de ces termes apparaît dans la première épître aux
Corinthiens, que Paul rédige à Éphèse au début de l’année 55133. Aux Corinthiens Paul écrit :
« Ni les débauchés, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les homosexuels, ni
les voleurs, ni les cupides, ni les ivrognes, ni les calomniateurs, ni les rapaces n’hériteront du
Royaume de Dieu »134. Mais ceux qu’il appelle « les Saints » (oi hagioi) échappent désormais
à ces catégories de l’injustice. Ils ont été « lavés », « consacrés », « rendus justes » « au nom
du Seigneur Jésus Christ et par l’Esprit de notre Dieu »135. Ce sont eux qui hériteront du
Royaume de Dieu et qui, lors de l’eschaton, jugeront le monde, et jugeront les anges136.
L’ekklêsia, la communauté à laquelle Paul s’adresse, doit donc se purifier « du vieux levain
pour être une pâte nouvelle », une pâte sans levain (i.e. le pain de la Pâque, associée au
sacrifice du Christ), c’est-à-dire sans péchés, sans « méchanceté », ni « perversité ». Il
convient de ne pas « se mêler », sunanamignusthai, avec les débauchés, les cupides, les
malhonnêtes ou les idolâtres, d’exclure ceux-ci de la table commune137. Et Paul de rendre
1 Ep. Cor. XII,2 : Οἴδατε ὅτι ὅτε ἔθνη ἦτε πρὸς τὰ εἴδωλα τὰ ἄφωνα ὡς ἂν ἤγεσθε ἀπαγόμενοι.
Cf. C. Moreschini, E. Norelli, Histoire de la littérature chrétienne ancienne grecque et latine, 1. De Paul à
l’ère de Constantin, Genève, Labor et Fides, 2000, p. 30.
134
1 Ep. Cor. VI,9-10 : ἢ οὐκ οἴδατε ὅτι ἄδικοι θεοῦ βασιλείαν οὐ κληρονομήσουσιν; μὴ πλανᾶσθε· οὔτε πόρνοι
οὔτε εἰδωλολάτραι οὔτε μοιχοὶ οὔτε μαλακοὶ οὔτε ἀρσενοκοῖται οὔτε κλέπται οὔτε πλεονέκται, οὐ μέθυσοι, οὐ
λοίδοροι, οὐχ ἅρπαγες βασιλείαν θεοῦ κληρονομήσουσιν.
135
1 Ep. Cor. VI,11 : καὶ ταῦτά τινες ἦτε· ἀλλὰ ἀπελούσασθε, ἀλλὰ ἡγιάσθητε, ἀλλὰ ἐδικαιώθητε ἐν τῷ ὀνόματι
τοῦ κυρίου Ἰησοῦ Χριστοῦ καὶ ἐν τῷ πνεύματι τοῦ θεοῦ ἡμῶν.
136
Cf. 1 Ep. Cor. VI,3.
137
1 Ep. Cor. V,7-11 : ἐκκαθάρατε τὴν παλαιὰν ζύμην, ἵνα ἦτε νέον φύραμα, καθώς ἐστε ἄζυμοι. καὶ γὰρ τὸ
πάσχα ἡμῶν ἐτύθη Χριστός· ὥστε ἑορτάζωμεν, μὴ ἐν ζύμῃ παλαιᾷ μηδὲ ἐν ζύμῃ κακίας καὶ πονηρίας, ἀλλ' ἐν
ἀζύμοις εἰλικρινείας καὶ ἀληθείας. Ἔγραψα ὑμῖν ἐν τῇ ἐπιστολῇ μὴ συναναμίγνυσθαι πόρνοις, οὐ πάντως τοῖς
132
133
221
explicite la logique du « dedans » et du « dehors », la dynamique du « nous » et du « eux »,
qui sous-tend sa pensée : « Est-ce à moi, en effet, de juger ceux du dehors (tous exô) ? N’estce pas ceux du dedans (tous esô) que vous avez à juger ? Ceux du dehors, Dieu les jugera.
Ôtez le méchant du milieu de vous »138. Vers la fin du premier siècle de notre ère, l’auteur de
l’Apocalypse écrira lui aussi : « Heureux ceux qui lavent leurs robes, afin d’avoir droit à
l’arbre de vie, et d’entrer, par les portes, dans la Cité. Dehors les chiens et les sorciers, les
débauchés et les meurtriers, les idolâtres et tous ceux qui aiment ou pratiquent le
mensonge ! »139.
La plus ancienne définition connue du terme eidôlolatreia apparaît chez Clément
d’Alexandrie, qui commente précisément les épîtres de Paul. L’idolâtrie, écrit Clément, « est
un partage (epinemêsis) du seul [dieu] en de multiples dieux »140. En ce sens le problème est
moins l’image (eidôlon) que le fait d’offrir à d’autres un culte (latreia) qui revient à Dieu
seul141. L’idolâtrie est d’abord une forme d’adultère. Telle est également l’opinion de
Tertullien, selon qui l’idolâtrie est une fraude envers Dieu, en ce qu’elle lui refuse les
honneurs qui lui sont dus et les confère à d’autres142. Ces autres, ce sont les démons, qui se
cachent derrière l’idole143. Dans la première épitre aux Corinthiens, Paul affirmait déjà que
πόρνοις τοῦ κόσμου τούτου ἢ τοῖς πλεονέκταις καὶ ἅρπαξιν ἢ εἰδωλολάτραις, ἐπεὶ ὠφείλετε ἄρα ἐκ τοῦ κόσμου
ἐξελθεῖν. νῦν δὲ ἔγραψα ὑμῖν μὴ συναναμίγνυσθαι ἐάν τις ἀδελφὸς ὀνομαζόμενος ᾖ πόρνος ἢ πλεονέκτης ἢ
εἰδωλολάτρης ἢ λοίδορος ἢ μέθυσος ἢ ἅρπαξ, τῷ τοιούτῳ μηδὲ συνεσθίειν.
138
1 Ep. Cor. V,12-13 : τί γάρ μοι τοὺς ἔξω κρίνειν; οὐχὶ τοὺς ἔσω ὑμεῖς κρίνετε; τοὺς δὲ ἔξω ὁ θεὸς κρινεῖ.
ἐξάρατε τὸν πονηρὸν ἐξ ὑμῶν αὐτῶν.
139
Apoc. XXII,14-15 : Μακάριοι οἱ πλύνοντες τὰς στολὰς αὐτῶν, ἵνα ἔσται ἡ ἐξουσία αὐτῶν ἐπὶ τὸ ξύλον τῆς
ζωῆς καὶ τοῖς πυλῶσιν εἰσέλθωσιν εἰς τὴν πόλιν. ἔξω οἱ κύνες καὶ οἱ φάρμακοι καὶ οἱ πόρνοι καὶ οἱ φονεῖς καὶ οἱ
εἰδωλολάτραι καὶ πᾶς φιλῶν καὶ ποιῶν ψεῦδος ; aussi XXI 8. Cf. également le catalogue des vices en 3 Ba.
VIII,5 et XIII,4.
140
Clem. Al. Strom. III,12,89 : ὡς <ἡ> εἰδωλολατρεία ἐκ τοῦ ἑνὸς εἰς τοὺς πολλοὺς ἐπινέμησις οὖσα θεούς.
141
Cf. Aug. CD X,1.
142
Tert. Idol. I,3 : At enim idololatria fraudem deo facit honores illi suos denegans et conferens alii.
143
Cf. 1 Ep. Cor. X,19-21 et déjà 1 Hen. XCIX,6-7 ; LXX Ps. XCVI,5. Cf. ici J. C. M. Van Winden, « Idolum
and Idololatria in Tertullian », Vigiliae Christianae 36.2 (1982), pp. 108-114. De manière générale, cf. J.M.Vercruysse, « Voir le Diable derrière l’idole à l’époque patristique », in R. Deconinck, M Watthee-Delmotte
(éds.), L’idole dans l’imaginaire occidental, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 117-128. Cf. également C. Clerc, Les
222
« l’idole n’est rien dans ce monde »144, et que la viande sacrifiée aux idoles (eidôlothutos)
était en vérité offerte aux démons145. Pour Tertullien, l’idolâtrie peut d’ailleurs se passer
d’idoles : elle inclut tous les péchés, tout ce qui en offensant Dieu, sert la cause des
démons146.
Rédigé au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère, le De idololatria de Tertullien
sanctionne la réception latine du terme. Au sens littéral, écrit Tertullien, le mot « idolâtrie »
désigne le culte (famulatus, servitus) adressé à une image (forma)147. Mais l’idolâtrie précède
précisément l’invention des images (statuarum, imaginum, simulacrum) ; et avant que Satan
n’eût fait apparaître celles-ci, elle existait déjà148. Le mythe selon lequel l’invention des arts et
de la religion fut une étape dans l’histoire culturelle de l’humanité, est ici récupéré aux fins
d’en expliquer la chute149. Dans cette perspective, les premiers artisans deviennent les
instruments du Diable.
Selon Tertullien, ce sont les anges déchus qui ont incité les hommes à vénérer tout ce
que contiennent les cieux, la mer et la terre, toutes choses créées et non le Créateur lui-même.
théories relatives au culte des images chez les auteurs grecs du IIe siècle après J.-C., Paris, Fontemoing & Cie.,
1915, pp. 147-168 ; Borgeaud, Aux origines, pp. 200-203.
144
1 Ep. Cor. VIII,4.
145
1 Ep. Cor. X,19-21. À ce sujet, cf. D. G. Horrell, « Idol-Food, Idolatry and Ethics in Paul », in S. C. Barton
(éd.), Idolatry. False Worship in the Bible, Early Judaism and Christianity, London, T. &T. Clark, 2007, pp.
120-140.
146
Tert. Idol. I,5 ; cf. Van Winden, « Idolum and Idololatria in Tertullian », pp. 112-113.
147
Cf. Tert. Idol. III,4, cité supra, n. 3.
148
Tert. Idol. III,1-3 : Idolum aliquamdiu retro non erat. Priusquam huius monstri artifices ebullissent, sola
templa et uacuae aedes erant, sicut in hodiernum quibusdam locis uetustatis uestigia permanent. Tamen
idololatria agebatur, non in isto nomine, sed in isto opere. Nam et hodie extra templum et sine idolo agi potest.
At ubi artifices statuarum et imaginum et omnis generis simulacrorum diabolus saeculo intulit, rude illud
negotium humanae calamitatis et nomen de idolis consecutum est et profectum. Exinde iam caput facta est
idololatriae ars omnis quae idolum quoquomodo edit. Neque enim interest, an plastes effingat, an caelator
exculpat, an phrygio detexat, quia nec de materia refert, an gypso, an coloribus, an lapide, an aere, an argento,
an filo formetur idolum. Quando enim et sine idolo idololatria fiat, utique, cum adest idolum, nihil interest,
quale sit, qua de materia, qua de effigie, ne qui putet id solum idolum habendum, quod humana effigie sit
consecratum.
149
Cf. supra, chap. 1, et E. Panofsky, « The Early History of Man in a Cycle of Paintings by Piero di Cosimo »,
Journal of the Warburg Institute 1.1 (1937), pp. 12-30, ici pp. 15-19 ; A. A. Donohue, Xoana and the origins of
Greek sculpture, Atlanta GA, Scholars Press, 1988, en particulier pp. 59-62. Selon les éditeurs du De idololatria,
Tertullien dépend à cet égard des Antiquités divines de Varron ; cf. J. H. Waszink, J. C. M. Van Winden (éds.),
Tertullianus, De Idololatria. Critical Text, translation and Commentary, Leiden ‒ New York ‒ København ‒
Köln, Brill, 1987, pp. 104-106.
223
Les images de ces choses sont des idoles et la consécration de ces images, l’idolâtrie (eorum
imagines idola imaginum consecratio idololatria). Les anges apostats identifiés aux démons
ont ainsi fait du monde le théâtre de l’idolâtrie, et sont par là parvenus à être euxmêmes consacrés « à la place de Dieu, contre Dieu »150.
Pour Tertullien, écrivant dans le contexte d’un christianisme encore largement méfiant
à l’égard des images, le mot idolum, emprunté au grec, n’est précisément pas un équivalent du
simulacre ou de l’image de culte, c’est-à-dire de l’idole. À travers ce mot, la loi divine
condamne en fait absolument toute chose visible, tout ce qui dans la création est susceptible
d’être adoré en lieu et place du Créateur151. L’idolâtrie est en tout lieu parce qu’elle est
d’abord adoration du visible, de ce qui est vu. Dans cette perspective, elle est une forme
d’erreur, l’erreur d’une humanité éblouie par le spectacle du monde et incapable de voir le
dieu invisible derrière ses œuvres qui pourtant le rendent manifeste, une humanité qui
succombe à l’image, aux idoles152.
150
Tert. Idol. IV,2 : omnia elementa, omnem mundi censum, quae caelo, quae mari, quae terra continentur, in
idololatrian uersuros daemonas et spiritus desertorum angelorum, ut pro deo aduersus deum consecrarentur ;
cf. aussi IX,1. Sur le mythe des Veilleurs, cf. infra. Comparer Clem. Alex. Protr. IV,58,4 : Σκηνὴν πεποιήκατε
τὸν οὐρανὸν καὶ τὸ θεῖον ὑμῖν δρᾶμα γεγένηται καὶ τὸ ἅγιον προσωπείοις δαιμονίων κεκωμῳδήκατε, τὴν ἀληθῆ
θεοσέβειαν δεισιδαιμονίᾳ σατυρίσαντες. Vous avez fait du ciel une scène, le divin est devenu pour vous une
pièce de théâtre ; vous avez joué en comédie ce qui est saint, sous le masque des démons ; et votre superstituion
a transformé la vraien piété en drames satyriques (trad. Mondésert).
151
Tert. Idol. IV,1 : lex diuina proclamat, ne feceris idolum, et coniungens, neque similitudinem eorum quae in
caelo sunt et quae in terra et quae in mari, toto mundo eiusmodi artibus interdixit seruis dei. Cf. aussi Aug.
Quaest. in Hept. II,71,1. Dans la Vulgate, le second comandement porte déjà plus spécifiquement sur l’image
scupltée ; VG Ex. XX,4, De. V,8 : Non facies tibi sculptile. À ce sujet, cf. J.-C. Schmitt, « Les idoles
chrétiennes », in Rencontres de l’École du Louvre. L’idolâtrie, Paris, La Documentation française, 1990, pp.
107-118.
152
Cf. Ep. Rom. I,19-25. Cf. aussi Sap. XIII-XV et Ph. Spec. I,13-20 ; Decal. 52-77.
224
DES EIDÔLA AUX IDOLES
Le très subtil Tertullien n’avait pas besoin des ressources de la philologie moderne pour
comprendre qu’un eidôlon est bien plus qu’une idole. Il n’est en effet pas inutile de rappeler
qu’en grec « classique », le terme eidolôn n’appartient pas au vocabulaire de l’image de
culte153. Et en dehors de la Bible grecque et de la littérature qui en dépend, l’idole précisément
ne se dit pas eidolôn154. Formé à partir du thème indo-européen *weid-, qui exprime l’idée du
visible (du même thème dérivent le latin video et le grec idein, « voir »), le terme désigne
d’abord l’apparence, ou la forme, que prend la chose vue155. De manière emblématique, les
Atomistes appelleront eidôla les fines membranes qui, se détachant continuellement de la
surface des choses, viennent se refléter dans l’œil156.
Les sens du mot sont en vérité multiples. Dans la poésie homérique, il peut désigner la
forme évanescente des morts qui échappent un instant aux Enfers157. Ou les morts euxmêmes. Ainsi lit-on dans l’Odyssée que l’au-delà est peuplé d’eidôla158. Mais le terme peut
également désigner l’apparence revêtue par une déesse, au moment de se glisser dans un
Sur l’eidôlon dans la littérature grecque, cf. H. Joly, « Pour une petite polysémie de l’idole grecque », in Actes
du XVIIIe congrès des sociétés de philosophie de langue française, Strasbourg ‒ Paris, Association des
publications près des universités de Strasbourg ‒ Vrin, 1980, pp. 245-249 ; S. Saïd, « Deux noms de l’image en
grec ancien : idole et icône », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 131.2
(1987), pp. 309-330 ; Id., « ΕΙΔΩΛΟΝ. Du simulacre à l’idole. Histoire d’un mot », in Rencontres de l’École du
Louvre. L’idolâtrie, Paris, La Documentation française, 1990, pp. 11-21. Cf. aussi les études sur l’images de J.P. Vernant, désormais dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, 2 vols., Paris, Seuil, 2007, vol. 1, pp. 533545 (« Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le kolossos »), en particulier pp. 537-542 ;
pp. 546-556 (« De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence »), en particulier pp. 546-548;
vol. 2, pp. 1538-1546 (« La figure des morts I »), en particulier pp. 1540-1544, en particulier pp. 546-548 ; pp.
2019-2031 (« Figuration et image »). Sur les noms grecs de la statue divine, cf. T. S. Scheer, Die Gottheit und
ihr Bild. Untersuchungen zur Funktion griechischer Kultbilder in Religion und Politik, München, C. H. Beck,
2000, pp. 8-33 ; S. Bettinetti, La statua di culto nella pratica rituale greca, Bari, Levante, 2001, pp. 25-63.
154
Parmi les exceptions, Büschel, « εἴδωλον », p. 376 signale Plb. XXXI,3,13-15. On relèvera également DS
XVI,9.
155
Saïd, « Deux noms de l’image en grec ancien », p. 310.
156
Cf. G. S. Kirk, J. E. Raven, The Presocratic Philosophers, Cambridge, University Press, 1957, p. 422 (fr.
588). Cf. aussi, notamment, D.L. X,46. À ce sujet, Joly, « Pour une petite polysémie de l’idole grecque », pp.
246-247.
157
Cf. Hom. Il. XXIII,72 ; Od. XI,213.
158
Hom. Od. XI,475-476 : πῶς ἔτλης Ἄϊδόσδε κατελθέμεν, ἔνθα τε νεκροὶ ἀφραδέες ναίουσι, βροτῶν εἴδωλα
καμόντων. Cf. aussi Od. XI,83 ; 601-602 ; XX,355 ; XXIV,14. C’est là une acception courante du terme dans la
littérature grecque ; cf. notamment J. BJ VII,472 ; Luc. DMort. XVI,5.
153
225
rêve159 ; ou le simulacre, l’image illusoire d’un héros qui lui-même est en fait ailleurs. Alors
qu’Énée est blessé, Apollon l’emporte derrière les murs de Troie et fait apparaître à sa
place un eidôlon « à la ressemblance d’Énée lui-même et tel pour les armes »160. L’eidôlon est
un double, ou un substitut ; une manière de présentifier l’absent, de lui donner un corps,
même momentané. Mais à ce titre, il demeure un leurre, un faux-semblant. S’il est en tout
semblable au modèle dont il emprunte l’apparence, ce corps visible « laisse échapper
l’essence de ce qu’il copie si parfaitement » ‒ comme l’écrit Suzanne Saïd161. Lorsqu’Ulysse
cherche à embrasser l’eidolôn de sa mère, le fantôme échappe à son emprise « comme une
ombre ou un rêve »162. Le poète Stésichore suggérait que l’Hélène enlevée par Pâris ne fût pas
en fait la véritable Hélène, qui n’aurait (comme nous l’apprend également Hérodote163) jamais
quitté l’Égypte164. Pour Euripide, cet eidôlon animé et parfaitement ressemblant parvint
d’ailleurs à duper Ménélas lui-même165. Chez Hérodote, le terme désigne ces effigies des rois
de Sparte morts au combat, dont Hérodote nous dit qu’on les ramenait au pays pour y être
enterrées166. Image des morts ou des absents, l’eidôlon est d’abord une figure de l’invisible, le
mirage momentané de ce qu’on ne peut en fait étreindre.
Chez Platon, le terme sert ainsi à disqualifier tout ce qui relève des seules
apparences167. L’eidôlon platonicien désigne tout ce qui existe sans être, comme les ombres
que projette le feu ou les reflets qui se forment à la surface des eaux168. Ces trompe-l’œil nous
éloignent des réalités véritables, qui ne sont elles-mêmes que des images des réalités
159
Hom. Od. IV,795-841.
Hom. Il. V,449-450 : αὐτὰρ ὃ εἴδωλον τεῦξ' ἀργυρότοξος Ἀπόλλων αὐτῷ τ' Αἰνείᾳ ἴκελον καὶ τεύχεσι τοῖον.
161
Saïd, « Deux noms de l’image en grec ancien », p. 316.
162
Hom. Od. XI,208 ; cf. aussi Il. XXIII,99-100.
163
Hdt. II,113-120.
164
Cf. Bettini, Le portrait de l’amant(e), pp. 31-32.
165
E. Hel. 32, 34, 71-71, 557-591, 683, 1136 ; aussi Ele. 1283.
166
Hdt. VI 58. Cf. Vernant, Oeuvres, vol. 2, p. 1543.
167
Cf. Saïd, « Deux noms de l’image en grec ancien », pp. 316-319 ; Vernant, Oeuvres, vol. 2, pp. 1728-1751.
168
Pl. Soph. 240b-c ; 266b-c.
160
226
supérieures, insensibles et impérissables, que sont les idées169. Xénophon faisait déjà de
l’image un double imparfait, auquel échappe la substance du modèle170. L’eidôlon, suggérera
Platon, est en fait incapable de reproduire la réalité au-delà de ce que perçoivent les sens171. Il
est la forme que prend ce qui n’a pas d’existence réelle. En tant que tel, c’est un objet
trompeur, une imposture. Le mot en vient d’ailleurs à désigner tous les faux-semblants, tout
ce qui se donne pour la chose sans l’être. Au même titre que le peintre produit des images
trompeuses, le sophiste produit de faux discours, des eidôla legomena172. L’un et l’autre ne
sont qu’illusion et mensonge.
C’est dans la Bible grecque que l’eidôlon est devenu idole. La légende veut que la Torah ait
été traduite par soixante-dix, ou soixante-douze sages (les Septante) invités dans ce but à
Alexandrie par le roi Ptolémée (II)173. Sans doute s’agit-il là d’une vision quelque peu
idéalisée des origines de la traduction grecque du texte révélé, employée par les communautés
juives d’Égypte au moins dès la fin du IIIe siècle avant notre ère174. Elle en souligne
Cf. E. Cassirer, Écrits sur l’art, Paris, Cerf, 1995, pp. 27-52 (« Eidos et eidôlon »).
X. Mem. III 10.1-8.
171
Pl. Resp. 598b-c ; 601b ; Criti. 107d ; Soph. 235e.
172
Pl. Soph. 234c.
173
Ce récit est déjà rapporté au IIe siècle avant notre ère par l’auteur de la Lettre d’Aristée. Sur la traduction, cf.
en particulier, Ad Phil. 301-316. Sur la Lettre d’Aristée, cf. supra, chap. 3, pp. 159-170. Cf. également
Aristobule, fr. 3a Holladay ; Ph. Mos. II,25-44 ; J. AJ XII,56 ; et, dans la littérature rabbinique, cf. notamment Y.
Meg. 1,71d ; B. Meg. 9a. Sur les développements de la légende dans la littérature patristique, cf. A. Pelletier, La
Lettre d’Aristée à Philocrate, Paris, Cerf, 1962, pp. 81-96. Pour une introduction à l’histoire de la LXX, cf. M.
Harl, G. Dorival, O. Munnich, La Bible grecque des Septante. Du judaïsme hellénistique au christianisme
ancien, Paris, Cerf – CNRS, 1988.
174
Le plus ancien témoignage d’une citation du texte de la LXX apparaît chez Démétrius le chronographe, que
l’on date du règne de Ptolémée IV (221-204 avant notre ère). De manière générale, cf. M. Alexandre, « Écrits
judéo-hellénistiques et Pentateuque grec », in C. Dogniez, M. Harl (éds.), Le Pentateuque d’Alexandrie, Paris,
Cerf, 2001, pp. 86-98. L’évidence papyrologique suggère elle aussi un terminus ante quem au II e siècle avant
notre ère. L’hypothèse que la traduction ne fut pas entreprise sous l’impulsion du pouvoir lagide, mais participe
davantage d’un processus étendu dans la durée et suscité d’abord par les besoins liturgiques de la communauté
juive d’Alexandrie a notamment été défendue par H. St. J. Thackeray, The Septuagint and Jewish Worship. A
Study in Origins, Londres, Oxford University Press, 1921. P. Kahle, The Cairo Genizah, Oxford, Blackwell,
19592, pp. 132-179 a formalisé l’idée selon laquelle la LXX se soit progressivement formée à partir de
traductions orales et partielles, sortes de targumim grecs, essentiellement employés dans le contexte synagogal.
En ce sens, cf. encore A. Momigliano, Alien Wisdom. The Limits of Hellenization, Cambridge – New York,
Cambridge University Press, 1971, pp. 91-92. E. J. Bickerman, « The Septuagint as a Translation », republié in
Studies in Jewish and Christian History. A New Edition in English including The God of the Maccabees, 2 vols.,
169
170
227
néanmoins la pleine légitimité et le caractère autoritaire de cette traduction. Ainsi Philon
pourra-t-il écrire, au Ier siècle de notre ère, que les traducteurs avaient prophétisé, plus qu’ils
n’avaient traduit, produisant un texte en tout conforme à l’original. « Le mot propre
chaldéen », écrit-il dans sa Vie de Moïse, « fut rendu exactement par le même mot propre en
grec, parfaitement adapté à la chose signifiée ». Et Philon de signaler qu’à son époque encore,
une fête était célébrée chaque année en souvenir de cet évènement175.
Le vocabulaire du Pentateuque des Septante a sans doute considérablement influencé
les traductions subséquentes (qui s’échelonnent vraisemblablement entre les IIIe et Ier siècles
avant notre ère) de l’ensemble de la Bible hébraïque176. Or il n’est pas impossible de
considérer que l’introduction du mot eidôlon dans le lexique de la Bible grecque puisse
refléter un choix sémantique délibéré, et donc signifiant. C’est ce que suggère, en particulier,
la traduction grecque du second commandement. Il est en effet remarquable que les Septante
aient opté pour le terme eidôlon au moment de traduire, dans le Décalogue, l’interdit sur
l’image177.
Le texte hébreu parle à cet égard d’une image au sens matériel d’un objet taillé ou
sculpté, produit par l’industrie humaine. Le terme pesel désigne l’objet produit par l’action de
« tailler », ou de « sculpter » ‒ actions décrites par la racine verbale correspondante p-s-l. La
Vulgate traduira d’ailleurs ce mot par sculptile, un dérivé de sculpō, « façonner », « tailler »,
« graver »178. De même les Septante ont-ils le plus souvent traduit pesel par glupton, qui
Leiden – Boston, Brill, 2007, vol. 1, pp. 134-162, a néanmoins défendu avec force l’hypothèse que la LXX
résultait bien d’une initiative royale ou officielle. Il est suivi par G. Dorival, « Les origines de la Septante : la
traduction grecque des cinq livres de la Torah », in M. Harl, G. Dorival, O. Munnich (éds.), La Bible grecque des
Septante. Du judaïsme hellénistique au christianisme ancien, Paris, Cerf – CNRS, 1988, pp. 39-82, ici pp. 66-78.
Pour un état des lieux, cf. également G. Dorival, « La traduction de la Torah en grec », in Le Pentateuque
d’Alexandrie, pp. 31-41.
175
Cf. Ph. Mos. II,38-44.
176
Daniel, Recherches sur le vocabulaire du culte, p. 388.
177
LXX Ex. XX,4 ; De. V,8. Les témoins ne sont toutefois pas unanimes, certains manuscrits attestant la leçon
glupton en De. V,8 ; cf. C. Dogniez, M. Harl, La Bible d’Alexandrie. Vol. 5 : Le Deutéronome, Paris, Cerf, 1992,
ad loc.
178
Cf. supra, n. 153.
228
désigne l’objet produit à l’aide du gluptêr, le ciseau à bois, ou le burin179. L’exception est,
précisément, le second commandement. Les autres occurrences du terme dans le Pentateuque
grec peuvent suggérer que pour les Septante, un eidôlon est bien un objet matériel180. Dans un
cas au moins, le terme désigne spécifiquement des images de métal fondu, des eidôla
knôneuta181. D’autres cas sont toutefois plus ambigus et conduisent à penser que le terme
définit une catégorie de réalités qui va au-delà de l’objet « image ».
Selon Suzanne Saïd, « la polémique philosophique permet de comprendre pourquoi les
eid[ô]la ont pu devenir des idoles ». Devenu, avec Platon, le terme central de la
dévalorisation de l’image, eidôlon peut désormais, dans sa réappropriation juive, consacrer
l’absurdité des images divines, dont la fausseté se confond avec les faux dieux auxquels elles
renvoient182. Dans un article influent, Friedrich Büschel suggérait lui aussi que l’emploi
d’eidôlon par les Septante signalait une « polémique contre le paganisme »183. Selon Büschel,
les Juifs d’Alexandrie ont en fait forgé, à partir d’un terme existant, une nouvelle expression,
celle de « faux-dieu », eidôlon. L’utilisation du terme par les Septante relèverait ainsi
d’emblée d’une forme de polémique, la notion d’eidôlon permettant de reléguer aussi bien les
dieux que leurs images dans le domaine de l’irréel, du faux. Les non-Juifs vénèrent des
eidôla, et non le dieu véritable. Ce serait donc la valeur négative du mot qui aurait favorisé
son appropriation.
179
Cf. LXX Le. XXVI,1 ; De. IV,16. 23.25 ; VII,5.25 ; XII,3 ; XXVII,15. À de rares exceptions près (LXX 2 Ch.
XXXIII,22 ; XXXIV,7 ; Is. XXX,22), cet usage a d’ailleurs été suivi dans l’ensemble des livres de la Bible
grecque.
180
Cf. LXX Ge. XXXI,19.34.35 ; De. XXIX,16.
181
LXX Nu. XXXIII,52. On notera que c’est là la seule occurrence de l’hébreu tselem, « image », dans le
Pentateuque qui soit traduite en grec par eidôlon. L’« image » (tselem) de Dieu, à la ressemblance de laquelle
l’Homme est fait, n’est pas traduite par eidôlon, mais par eikôn (Cf. LXX Ge. I,26.27 ; V,1.3 ; IX,6). Sur la
différence sémantique entre les deux termes, cf. tout particulièrement Saïd, « Deux noms de l’image ». Le mot
eikôn peut toutefois également, dans le Pentateuque grec, désigner une « idole » ; cf. LXX De. IV,16, et en
dehors du Pentateuque : 2 Reg. XI,18 ; 2 Ch. XXXIII,7 ; Os. XIII,2 ; Is. XIV,19.20 ; Ez. VII,20 ; XVI,17 ; Da.
III, passim.
182
Saïd, « Deux noms de l’image », p. 319.
183
Büschel, « εἴδωλον », p. 377.
229
Cette opinion est suivie par W. Barnes Tatum, pour lequel l’emploi d’eidôlon par les
Septante, dans le contexte du second commandement, marque une étape dans l’histoire de son
interprétation184. Selon Barnes Tatum en effet, les Septante ont ainsi redéfini le champ du
second commandement, auquel échappe désormais l’image au sens large. Par eidôlon, les
Septante entendent spécifiquement une image des autres dieux, sur lesquels porte dès lors
essentiellement l’interdit185.
De la notion d’eidôlon toutefois, ni les Septante ni leurs successeurs ne font un usage
systématique. Aussi, pour parler des dieux (c’est-à-dire des autres dieux), ceux-ci se
contentent le plus souvent (et tout simplement) du mot theoi186. La notion de theos n’est pas
réservée, dans la Bible grecque, au seul « vrai dieu »187. Même lorsqu’il s’agit de dire,
précisément, que les autres dieux ne sont que des « idoles », des dieux de bois et de pierre, de
métal fondu, d’argent ou d’or, des dieux « faits de main d’homme »188. Comme on l’a vu,
l’amalgame qui réduit les autres dieux à leurs vaines représentations est toutefois au cœur de
184
W. Barnes Tatum, « The LXX Version of the Second Commandment : A Polemic against Idols, not Images »,
in Journal for the Study of Judaism 17.2 (1986), pp. 177-195. Voir néanmoins les remarques de R. Hayward,
« Observations on Idols in Septuagint Pentateuch », in S. C. Barton (éd.), Idolatry : False Worship in the Bible,
Early Judaism and Christianity, London, T. & T. Clark, 2007, pp. 40-57, ici pp. 53-54.
185
Barnes Tatum « The LXX Version of the Second Commandment », pp. 180-181 prend à cet égard comme
point de départ le fait que, dans la tradition juive (c’est-à-dire rabbinique) l’interdiction d’avoir d’autres dieux et
celle de faire une image relèvent d’un seul et même commandement. En ce sens également Aug. Quaest. in
Hept. II,71.1-2 et à sa suite la tradition latine, qui considère toutefois qu’il s’agit là du premier commandement.
Pour Origène néanmoins (Hom. In Ex. VIII,2), les deux interdits définissent respectivement le premier et le
second commandement. Cette division était, semble-t-il, déjà adoptée par Flavius Josèphe (AJ III,90-92 ) et
Philon d’Alexandrie (Her. 169 ; Decal. 51 ; 155-156), ce qui suggère qu’elle l’était peut-être aussi par les
Septante. Sur les différentes divisions du Décalogue, cf. I. Himbaza, Le Décalogue et l’histoire du texte. Études
des formes textuelles du Décalogue et leurs implications dans l’histoire du texte de l’Ancien Testament, Fribourg
– Göttingen, Academic Press ‒ Vandenhoeck & Ruprecht, 2004, pp. 93-116.
186
Cf. LXX Ge. XXXI,30.32.53 ; XXXV,2.4 ; Ex. XII,12 ; XV,11 ; XVIII,11 ; XX,3.23 ; XXII,19.27 ;
XXIII,13.32.33 ; XXXIV,15.16 ; De. IV,28 ; VII,4.16 ; XI,16.28 ; XII,2.30 ; XIII,3.8.14 ; XVII,3 ; XX,18 ;
XXVIII,36 ; XXIX,17.25 ; XXXI,18.20 ; XXXII,12.17.
187
En dehors du Pentateuque, cf. LXX Jo. XXIII,16 ; XXIV passim ; Jd. II,2 ; III,6 ; V,8 ; VI,10 ; X passim ; Ru.
I,15 ; 1 Sam. VII,3 ; VIII,8 ; XXVI,19 ; XXVIII,13 ; 2 Sam. V,21 ; 1 Reg. IX,6 ; XVIII passim ; XIX,2 ; XX,10 ;
2 Reg. I,2.16 ; XVII passim ; XVIII,34.35 ; XIX,18 ; XXII,17 ; 1 Ch. XIV,12 ; XVI,25 ; 2 Ch. II,4 ; VII,19 ;
XIII,8 ; XXV,14.15.20 ; XXVIII,23.25 ; XXXII,14.19 ; XXXIII,15 ; XXXIV,25 ; Ps. XLIV,21 ; LXXXI,1 ;
LXXXV,8 ; XCIV,3 ; XCV,4 ; XCVI,9 ; CXXXIV,5 ; Os. III,1 ; So. II,11 ; Ma. II,11 ; Is. XIX,3 ; XXXVI,19 ;
XLIV,15.17 ; XLV,20 ; Jer. I,16 ; II,11 ; V,7.19 ; VII,18 ; XI,12 ; XVI,13.20 ; XIX,13 ; XXII,9 ; XXXI,35 ;
XXXIX,29 ; LI passim ; Ez. XX,28 ; Da. III,14.18 ; V,1. 4 ; XI,8.37. 38 ; et aussi : Add. Esth. IV,17 ; Bar. I,22 ;
Ju. III,8 ; V,7 ; VIII,18 ; 2 Ma. XI,23 ; 3 Ma. VI,11 ; Sap. XII,24.27 ; XIII,2.10 ; XIV,8.15 ; XV,8.15.16 ; Ep.
Jer. passim.
188
Cf. LXX Ex. XX,23 ; XXXIV,17 ; Le. XIX,4 ; De. IV,28 ; XXVIII,36. De manière emblématique, on
remarquera que dans la Lettre de Jérémie, le mot eidôlon n’apparaît qu’une seule fois (Ep. Jer. 72).
230
la polémique prophétique contre l’image divine189. Le Deutéronome nous apprend que les
dieux des nations parmi lesquelles Israël sera dispersé ne sont que « du bois et de la pierre,
incapables de voir et d’entendre, de manger et de sentir »190. À l’inverse, le dieu d’Israël se
dérobe évidemment à toute représentation. Les Hébreux n’ont vu aucune forme (temunah) au
Sinaï, mais seulement entendu la voix de Dieu191. Et c’est parce qu’ils n’ont vu aucune forme
qu’il leur est interdit de ne rien vénérer qui en ait une, ni image ni représentation des éléments
de la Création, ni même les étoiles visibles dans le ciel192. C’est là le lot des autres peuples,
auxquels Dieu ne s’est pas révélé. Pour W. Barnes Tatum, en employant le mot eidôlon, qui
relègue ce qu’il désigne en-deçà du réel, les Septante ne font que prolonger cette tradition
polémique193. Cette opinion doit toutefois être vérifiée dans le texte, c’est-à-dire à partir de
l’ensemble des occurrences du mot eidôlon dans le Pentateuque grec. Peut-on effectivement
dégager la cohérence de ses usages dans la traduction de la Torah en grec ?
Le terme eidôlon apparaît douze fois dans le Pentateuque grec, où il sert à traduire jusqu’à
sept termes hébreux différents194. Ainsi en Lévitique XIX,4 le mot elilim. Ce terme (qui est
toujours au pluriel) désigne littéralement une chose vaine et inutile195. Les prophètes Isaïe et
Habacuc appellent d’ailleurs elilim les images des dieux, objets de bois recouverts d’argent et
d’or, que façonnent les artisans et devant lesquels les sots se prosternent196. Mais le mot peut
également servir à qualifier de manière plus générale les dieux étrangers, auxquels Yahvé ne
189
Cf. Os. XIII,17 ; Is. XL,18-19 ; XLIV,9-21 ; XLVI,1-7 ; Jer. X,2-14 ; XVI,19-20 ; Hb. II,18-19. À ce sujet,
voir Roth, « For Life, He Appeals to Death ». Sur le lexique de l’image et de l’image divine dans la Bible
hébraïque, cf. Schroer, In Israel gab es Bilder, pp. 304-341 et 342-353.
190
De. IV,28 ; cf. aussi Ps. CVI,34-42 ; CXXXV,15-18.
191
De. IV,12.15.
192
De. IV,16-19.
193
Barnes Tatum « The LXX Version of the Second Commandment », p.186.
194
Quinze si l’on considère l’ensemble du corpus de la Bible grecque. Cf. E. Hatch, H. A. Redpath, A
concordance to the Septuagint and the other Greek versions of the Old Testament, 2 vols., Graz, Akademische
Druck und Verlagsanstalt, 1975, vol. 1, p. 376.
195
Cf. Schroer, In Israel gab es Bilder, pp. 350-351, qui parle à cet égard de Nichtigkeit.
196
Is. II,8.20 ; XXXI 7 ; Hb. II,18.
231
saurait être comparé : « Les divinités des [autres] peuples sont des elilim. Yahvé a fait le ciel
et la terre »197. Le mot n’apparaît que deux fois dans le Pentateuque, en Lévitique XIX,4 et en
Lévitique XVI,1, où il est rappelé aux Hébreux que Yahvé, leur dieu, les a fait sortir d’Égypte
et qu’ils ne se feront ni inanité (elilim) ni image (pesel). Dans ce cas précis, toutefois, les
Septante n’ont pas traduit elilim par eidôla198. Considérant que l’interdit porte sur des images
au sens strictement matériel, ils auront interprété ici les elilim comme des objets manufacturés
(kheiropoiêta). Pourquoi, dès lors, employer le terme eidôlon en Lévitique XIX,4 ? Sans doute
parce que le chapitre fait, dans son ensemble, assurément écho au Décalogue, et que
l’injonction de ne pas se tourner vers les elilim ni faire des dieux de métal fondu (elohei
masekah) trouve ainsi son parallèle dans les interdits énoncés dans le second commandement.
Mais les Septante auront aussi été sensibles au fait que les elilim désignent ici ce qui pourrait,
plus globalement, détourner (panah) les Israélites de Yahvé. Dans ce contexte, ils auront donc
identifié derrière le mot ce qui pour eux relève bien de l’eidôlon199.
Deux autres occurrences du terme qui nous intéresse traduisent, dans le Pentateuque
grec, l’hébreu gilulim200. Le mot gilulim (également toujours pluriel) participe du champ
sémantique de l’ordure ou du fumier et est à ce titre encore plus éminemment péjoratif201. Ses
quelque
quarante-huit
occurrences
dans
la
Bible
hébraïque
désignent
presque
systématiquement des dieux étrangers et/ou leurs images202. Les rois Asa et Josias sont loués
pour avoir aboli les « ordures » (gilulim) vénérées par leurs pères203. Selon le second Livre des
Rois, c’est entre autres parce qu’ils ont vénéré des gilulim que les habitants du royaume
197
1 Ch. XVI,26 ; Ps. XCVI,5 ; cf. aussi Ps. XCVII,7 ; Is. XIX,1.3 ; Ez. XXX,13. Sur le mot elilim, cf. Schroer
In Israel gab es Bilder, pp. 350-351.
198
De manière générale, l’hébreu elilim n’est d’ailleurs traduit par eidôla dans la Bible grecque qu’en Le.
XIX,4 ; Ps. XCVII,7 et Hb. II,18.
199
En ce sens Hayward, « Observations on Idols », pp. 51-52.
200
LXX Le. XXVI,30 ; De. XXIX,17.
201
Cf. Schroer, In Israel gab es Bilder, pp. 418-419.
202
Pour un aperçu, cf. M. I. Gruber, « Gillulim », in K. van der Toorn, B. Becking, P. W. van der Horst (éds.),
Dictionary of Deities and Demons in the Bible, Leiden – Boston – Köln, Brill, 19992, pp. 346-347.
203
1 Reg. XV,12 ; 2 Reg. XXIII,24.
232
d’Israël ont été emmenés en exil204. En Ézéchiel, le mot désigne de manière privilégiée tout ce
qui fait l’objet des amours adultères d’Israël205. Infidèles envers Dieu, les enfants d’Israël ont
adoré des gilulim. C’est pour cela que sa fureur s’est déversée contre eux206. Dans le Lévitique,
Yahvé menace d’entasser les cadavres des Israélites infidèles sur les cadavres de leurs
éventuels gilulim207. Et en effet, en Ézéchiel VI, le prophète annonce que les enfants d’Israël
seront exterminés devant leurs ordures (gilulim) et leurs corps dispersés parmi celles-ci208.
Dans le Deutéronome, Moïse évoque les « abominations » (shiqutsim) et autres « choses
immondes » (gilulim) que vénèrent les nations parmi lesquelles les Hébreux ont passé. Du
bois, de la pierre, de l’argent et de l’or, tels sont les dieux de ces nations-là209. Or pour
Ézéchiel, les Israélites se sont précisément souillés avec les ordures d’Assur et des Nations210.
Ils n’ont pas abandonné les impuretés de l’Égypte211. Les traducteurs du livre d’Ézéchiel, qui
rassemble à lui seul trente-neuf occurrences du terme, n’ont pas systématiquement choisi de
traduire gilulim par eidôla212. Mais pour les Septante, ces objets de dégoût, intrinsèquement
liés à l’inconstance d’Israël, sont bien des « idoles ».
Dans la version grecque du Cantique de Moïse (Deutéronome XXXII), le mot eidôlon
traduit l’hébreu hevel213. Le terme hevel, dont c’est la seule occurrence dans le Pentateuque,
désigne une chose sans consistance, absurde, une chimère ou un souffle. Dans les Psaumes,
l’homme est hevel214. Hevel havalim, « vanité des vanités », écrit l’Ecclésiaste, « tout n’est
204
2 Reg. XVII,12.
Cf. Ez. XIV ; XIV ; XVI,36 ; XVIII,6.12.15 ; XX ; XXIII ; XXXVII,23 ; XLIV,10.12.
206
Cf. Ez. VI ; XX,8 ; XXIII,49 ; XXXVI,18.
207
Le. XXVI,30.
208
Ez. VI,4-5.13.
209
De. XXIX,16-17.
210
Ez. XXIII,7.30.
211
Ez. XX,7-8.
212
Pace Gruber, « Gillulim », p. 347. Le terme est effectivement employé en ce sens en LXX Ez. VI,4.5.6.13 ;
VIII,10 ; XVIII,12 ; XXIII,39 ; XXXIII,25(A) ; XXXVI,18(A).25 ; XXXVII,23 ; XLIV,12. Cf. néanmoins LXX
Ez. VI,9 ; XIV,3.4 ; XIV,5 ; XVI,36 ; XVIII,6.15 ; XX, passim ; XXII, passim ; XLIV,10.
213
LXX De. XXXII,21.
214
Cf. Ps. XXXIX,6-7.12 ; LXII,10 ; CXLIV,4.
205
233
que vanité »215. Mais pour Jérémie, le terme qualifie en premier lieu les rivaux de Yahvé216.
Ainsi le prophète accuse-t-il les enfants d’Israël d’avoir marché derrière les havalim et de
s’être ainsi rendus vains217. Ils ont offensé Dieu avec des statues (pesalim), des vanités
étrangères (havlei nechar)218. En effet, la voie des Nations est absurde (hevel) : comment ces
objets impotents, du bois pris dans la forêt et travaillé par l’artisan, pourraient-ils être
comparés à Yahvé ?219 Ces vaines images dénuées de souffle (ruach) ne sont elles-mêmes que
du vent (hevel)220. Les vanités des Nations (havlei ha-goyim), rappelle encore Jérémie, ne font
pas tomber la pluie221. Cette tradition polémique, qui unit dans la notion de hevel les dieux
étrangers et toute image divine, trouve précisément son parallèle en Deutéronome XXXII. Le
Cantique de Moïse rappelle qu’Israël est l’apanage de Yahvé222. Et pourtant les Hébreux ont
rendu Dieu jaloux avec des étrangers (zarim), ils l’ont offensé avec des abominations
(to‘avot), ils ont sacrifié aux démons (shedim), à ce qui n’est pas dieu (lo eloah), à des dieux
que leurs pères n’avaient pas connus223. Comme le dit Yahvé lui-même : « Ils m’ont rendu
jaloux avec des non-dieux (lo elohim), offensé avec leurs vanités (havalim). Et je les rendrai
jaloux avec un non-peuple (lo ‘am), les offenserai avec une nation insensée (goy naval) »224.
Les successeurs des Septante n’emploieront presque jamais le mot eidôlon pour traduire hevel
dans le reste du corpus biblique225. Mais pour les traducteurs du Pentateuque, c’est bien ce mot
qui paraît le mieux à même de confondre, en une seule et même réalité, ces faux dieux et
215
Qo. I,2.
Aussi Ps. XXXI,7 ; 1 Reg. XVI,13 ; 2 Reg. XVII,15.
217
Jer. II,5.
218
Jer. VIII,19.
219
Jer. X,3-6.
220
Jer. LI,17-18.
221
Jer. XIV,22.
222
De. XXXII,9.
223
De. XXXII,16-17.
224
De. XXXII,21.
225
À l’exception de LXX Jer. XIV,22 ; XVI,19.
216
234
démons, diverses expressions de l’infidélité d’Israël, qu’englobe unanimement la notion de
hevel226.
Le fait qu’en Genèse XXXI, les teraphim de Laban deviennent, dans le Pentateuque
grec, des eidôla, des « idoles », est peut-être moins évident227. Les teraphim, ce sont, dans le
récit de la fuite de Jacob, de petits objets que Rachel a dérobés à son père, Laban, et que celuici (aussi bien dans le texte hébreu que dans le texte grec) appelle ses dieux228. La nature exacte
des teraphim bibliques a été largement débattue par les auteurs modernes229. Si les teraphim
de Laban, en Genèse XXXI, doivent être relativement petits pour que Rachel puisse les cacher
dans le bât de son chameau, une autre anecdote, en 1 Samuel, suggère qu’un teraphim pouvait
aussi être suffisamment grand pour figurer un homme230. Ainsi Mikal aurait-elle substitué un
teraphim à David, son mari, afin de duper les hommes du roi Saül venus pour le tuer. Jetant
un rapide coup d’œil, ceux-ci se laissent tromper ; du moins dans un premier temps. Force est
d’admettre, toutefois, que l’objet ne pouvait qu’être, sinon de forme, au moins de taille
humaine.
Que les teraphim sont d’abord des objets de culte peut se déduire de plusieurs autres
textes bibliques231. Plus précisément, les prophètes semblent associer ceux-ci à la pratique de
Selon Hayward, « Observations on Idols », pp. 42-45, l’usage d’eidôlon dans une traduction du Cantique de
Moïse antérieure au Pentateuque des Septante pourrait être à l’origine de leur appropriation du terme. Mais le
modèle selon lequel le Pentateuque grec serait composé à partir de traductions partielles et antérieures, servant
en premier lieu à des fins liturgiques, a toutefois solidement été contesté. Cf. supra, n. 175.
227
LXX Ge. XXXI,19.34.35. Là encore les successeurs des Septante n’ont généralement pas suivi leur
traduction. Le mot teraphim, qui n’était peut-être plus compris, est le plus souvent simplement translittéré dans
la Bible grecque (cf. LXX Jg. XVII,5 ; XVIII, passim ; 1 Sam. XV,23 ; 2 Reg. XXIII,24), ou traduit d’une toute
autre manière (cf. LXX 1 Sam. XIX,13.16 ; Os. III,4 ; Za. X,12). En LXX Ez. XXI,36, le mot est bien interprété
comme désignant une image, une « idole », mais c’est le mot glupton qui est employé.
228
Ge. XXXI,30.32.
229
Pour un état des lieux, voir T. J. Lewis, « Teraphim », in Dictionary of Deities and Demons in the Bible, pp.
844-850. Sur l’étymologie du mot, cf. H. A. Hoffner Jr., « Hittite Tarpiš and Hebrew Ter phîm », Journal of
Near Eastern Studies 27.1 (1968), pp. 61-68.
230
1 Sam. XIX,13-16. Teraphim est ici un pluriel d’excellence ; cf. K. van der Toorn, « The Nature of the
Biblical Teraphim in the Light of the Cuneiform Evidence », Catholic Biblical Qquarterly 52 (1990), pp. 203222, sp. 206.
231
Cf. en particulier Jg. XVII-XVIII ; mais aussi 2 Reg. XXIII,24 ; Os. III,4.
226
235
la divination (qesem)232. Une interprétation juive bien connue voudrait d’ailleurs que Rachel
ait dérobé les teraphim de Laban afin d’empêcher celui-ci de prédire la fuite de Jacob233. Le
prophète Zacharie se gausse de ce que « les teraphim ont parlé faux » (ha-teraphim dibru
aven) et les devins vu des mensonges (ha-qosemim chazu sheker)234.
Selon Karel van der Toorn, une lecture parallèle de 2 Rois XXIII,24 et Deutéronome
XVIII,11 suggère que les teraphim ont été, plus spécifiquement, associés à la nécromancie, la
divination par les morts235. L’un et l’autre textes fournissent en effet une liste analogue de
pratiques divinatoires interdites ; mais là où le livre des Rois parle des teraphim, le
Deutéronome évoque les morts (ha-metim)236. Van der Toorn souligne d’ailleurs que le mot
elohim (« dieux »), par lequel Laban désigne les objets qui lui ont été dérobés, peut également
se référer aux morts, ou aux esprits des morts que les vivants consultent par le biais des devins
et des nécromants237. Lorsque Saül fait monter Samuel d’entre les morts, c’est sous la forme
d’un elohim que le vieillard apparaît238. Ce « spectre » de Samuel, reconnaissable à son
manteau, c’est évidemment ce que les Grecs auraient appelé un eidôlon. Ce jeu d’associations
amène van der Toorn à conclure que les teraphim de l’ancien Israël devaient être des sortes
d’imagines maiorum, les figures d’ancêtres morts, que l’on pouvait consulter à des fins
divinatoires. Quel que soit le crédit que l’on accorde à cette interprétation, celle-ci a le mérite
de dégager une image cohérente des teraphim à partir de la seule intertextualité biblique.
Josèphe semble d’ailleurs lui aussi associer les teraphim à un culte ancestral, désignant en
ceux-ci des « objets sacrés et ancestraux » (hiera te patria) que vénéraient déjà les aïeux
232
Cf. 1 Sam. XV,23 ; Ez. XXI,26 ; Za. X,2 et sans doute 2 Reg. XXIII,24 ; cf. également Jg. XVIII,5. À ce sujet
voir van der Toorn, « The Nature of the Biblical Teraphim », pp. 212-213 ; Lewis, « Teraphim », p. 849.
233
Cf. M. Greenberg, « Another Look at Rachel’s Theft of the Teraphim », Journal of Biblical Literature 81.3
(1962), pp. 239-248, sp. 239.
234
Za. X,2 ; l’association entre teraphim et « fausseté » (aven) se retrouve en 1 Sam. XV,23.
235
Van der Toorn, « The Nature of the Biblical Teraphim », pp. 215-217.
236
Cf. aussi Hoffner, « Hittite Tarpiš and Hebrew Ter phîm », p. 66, qui suggère que l’étymologie du mot
teraphim va d’ailleurs dans ce sens.
237
Cf. Is. VIII,19.
238
1 Sam. XXVIII,13.
236
(progonoi) de Laban239. Et les traducteurs des livres de Samuel, pour lesquels les teraphim
sont des kenotaphia, des « tombes vides », ont sans doute également été sensibles à ce lien qui
unit les teraphim au monde des morts240. Certainement les Septante n’étaient pas moins fins
exégètes. Ceux-ci ne pouvaient évidemment ignorer le mépris avec lequel certains prophètes
ont mentionné les teraphim ; ni que ces mêmes objets et autant d’autres « choses abjectes »
s’étaient vus éliminés de Judée par le pieux roi Josias. En choisissant de traduire teraphim par
eidôla, les Septante ont peut-être retenu la valeur négative que peuvent prendre l’un et l’autre
termes, soulignant par là même l’aspect trompeur et faux des dieux de Laban241. Mais cette
traduction peut tout aussi bien dériver d’une acception pour ainsi dire plus banale du
mot eidôlon, comme image des morts.
C’est ce que peut également suggérer la traduction insolite du mot elohim, dieu(x), par
eidôlon en Nombres XXV, c’est-à-dire dans la péricope du Baal de Péor, qui rapporte
comment les Israélites errant dans le désert se livrèrent à la débauche avec les filles de Moab.
Celles-ci en effet, appelèrent le peuple à participer aux sacrifices de leurs dieux (zivchei
eloheihen) ; et le peuple mangea et se prosterna devant leurs dieux (eloheihen). Israël s’était
mis sous le joug du Baal de Péor, suscitant encore une fois la colère de Yahvé242. Dans le texte
grec, les « dieux » des Moabites sont donc désignés par le terme eidôla. Mais selon le Psaume
CVI, qui fait allusion à l’épisode, c’est bien en mangeant des sacrifices aux morts (zivchei
metim) que les Israélites se sont mis sous le joug du Baal de Péor243. Il n’est donc pas
impossible que ce soit d’abord en ce sens que les Septante auront interprété les « dieux » des
Moabites.
239
Jos. AJ I,316.
LXX 1 Sam. XIX,13.16. Cf. néanmoins LXX 1 Sam. XV,23, où le terme est simplement translittéré.
241
En ce sens Hayward, « Observations on Idols », p. 47.
242
Nu. XXV,1-3.
243
Ps. XVI,28. Sur le Baal de Péor, dont le culte peut effectivement être interprété comme un culte aux morts, cf.
K. Spronk, « Baal of Peor », in Dictionary of Deities and Demons in the Bible, pp. 147-148.
240
237
À la question de savoir si, pour les Septante, le concept d’eidôlon renvoie déjà à une catégorie
univoque, il n’y a pas de réponse simple. Peut-être serait-il prudent de ne pas considérer qu’en
choisissant de traduire par ce mot les diverses appellations que revêt l’« idole » dans la Bible
hébraïque, ceux-ci ont délibérément voulu lui donner le sens qu’il va bientôt prendre. Mais la
traduction de la Torah en grec est indubitablement le lieu où se joue la fabrique de la notion
d’« idole », et partant d’« idolâtrie ». Si les Septante n’ont pas forgé le mot, la langue qu’ils
emploient en expose déjà les termes. En introduisant le mot eidôlon dans le vocabulaire de la
Bible grecque, ils auront permis le redéploiement de sa valeur sémantique. Mais celui-ci
conserve toute son ambivalence.
Ainsi peut-il tout à la fois désigner l’image des morts et ces « idoles » impuissantes
que renferment les temples, voire toutes les réalités sensibles, quelles qu’elles soient,
auxquelles les hommes ignorants du Dieu invisible ont accordé leurs faveurs. Pour Philon
d’Alexandrie, les eidôla du Lévitique sont aussi une allégorie des vaines richesses, l’or et
l’argent, qui ne sont que des fantômes (phasmata) sans consistance, abusant nos sens. Ce sont
ces choses-là, écrit-il « que l’Écriture appelle des idoles »244. Et l’auteur de la Sagesse, qui le
premier relira le mythe classique de l’invention des arts comme une étiologie du « culte des
idoles », pourra quant à lui suggérer que l’idolâtrie est née lorsqu’un père endeuillé fit faire
une image de son enfant défunt245. Car c’est peut-être bien dans le pothos, le regret des
vivants, que naît l’idolâtrie.
244
245
Ph. Spec. Leg. I,25-26.
Sap. XIV,15-16.
238
L’INVENTION DE L’IMAGE
Les images n’existaient donc pas à l’origine. Selon Diodore de Sicile, c’est dans la Rhode
primitive que les Telchines furent les premiers à fabriquer des statues des dieux. Les
Telchines, qui dans la mythologie sont les fils de la Mer et les gardiens de Poséidon ont, écrit
Diodore, « inventé plusieurs arts et fait connaître quelques autres découvertes utiles aux
hommes ». Plusieurs statues archaïques portent d’ailleurs leur nom246. Dans son Histoire
naturelle, Pline rappelle que la question des origines de la peinture est obscure : « Les
Égyptiens assurent que cet art fut inventé chez eux six mille ans avant de passer en Grèce.
C’est évidemment une vaine prétention. Parmi les Grecs, les uns disent qu’il fut découvert à
Sicyone, les autres à Corinthe, tous convenant que les commencements en furent de
circonscrire par une ligne l’ombre d’un homme. »247 Maurizio Bettini a montré les liens
complexes qui unissent, dans la littérature antique, cette première image à ce sentiment que
les Anciens appelaient pothos en grec et desiderium en latin248. L’art est né lorsqu’une jeune
fille éperdument amoureuse dut se résigner à laisser partir son amant. Elle traça sur un mur les
contours de son ombre. Ce fut le premier dessin. Sensible, son père, qui était potier, donna
forme à cet eidôlon éphémère, et fit ainsi la première statue249.
Au IIe siècle de notre ère, le chrétien Athénagore se réfère au témoignage d’Hérodote
pour lequel, on s’en souvient, Hésiode et Homère ont donné leur nom, leur généalogie et leur
DS V,55 : Τὴν δὲ νῆσον τὴν ὀνομαζομένην Ῥόδον πρῶτοι κατῴκησαν οἱ προσαγορευόμενοι Τελχῖνες· οὗτοι
δ' ἦσαν υἱοὶ μὲν Θαλάττης, ὡς ὁ μῦθος παραδέδωκε, μυθολογοῦνται δὲ μετὰ Καφείρας τῆς Ὠκεανοῦ θυγατρὸς
ἐκθρέψαι Ποσειδῶνα, Ῥέας αὐτοῖς παρακαταθεμένης τὸ βρέφος. γενέσθαι δ' αὐτοὺς καὶ τεχνῶν τινων εὑρετὰς
καὶ ἄλλων τῶν χρησίμων εἰς τὸν βίον τῶν ἀνθρώπων εἰσηγητάς. ἀγάλματά τε θεῶν πρῶτοι κατασκευάσαι
λέγονται, καί τινα τῶν ἀρχαίων ἀφιδρυμάτων ἀπ' ἐκείνων ἐπωνομάσθαι.
247
Plin. NH XXXV,15 : De picturae initiis incerta nec instituti operis quaestio est. Aegyptii sex milibus
annorum aput ipsos inventam, priusquam in Graeciam transiret, adfirmant, vana praedicatione, ut palam est;
Graeci autem alii Sicyone, alii aput Corinthios repertam, omnes umbra hominis lineis circumducta.
248
Cf. Bettini, Le portrait de l’amant(e), pp. 51-54.
249
Plin. NH XXXV,43. Cf. aussi XXXIV,3.
246
239
figure, leur eidos, aux dieux250. Avant que n’existe la plastique, la peinture et la sculpture,
écrit Athénagore, il n’y avait pas d’images des dieux. Un certain Saurias traça les contours de
l’ombre d’un cheval, et inventa le dessin. Puis vint Craton, qui le premier coloria les
silhouettes d’un homme et d’une femme sur une planche préalablement blanchie. La sculpture
n’apparut que lorsqu’une jeune Corinthienne reproduisit sur le mur l’ombre de son amant,
esquisse dont son père tailla le relief. Enfin Dédale et ses semblables inventèrent la statuaire.
« L’époque de la première apparition des images et des simulacres est donc si rapprochée de
nous », conclut Athénagore, « que nous pourrions indiquer l’auteur de chaque dieu »251.
L’histoire de l’art est, dans cette perspective, indissociable de l’histoire des religions.
C’est autour de la première image que les hommes commencèrent à honorer les dieux, ou
qu’ils sombrèrent définitivement, du point de vue des Pères, dans l’idolâtrie.
Le motif de l’image comme substitut du mort, suscité par le regret des vivants, est un vieux
thème de la littérature classique252. Euripide avait consacré une tragédie au mythe de
Laodamie253. La jeune veuve du premier guerrier mort à Troie ne pouvait se résoudre à ce
deuil prématuré. Elle supplia les dieux de lui accorder quelques heures avec le fantôme de son
250
Hdt. II,52 ; cf. supra, chap. 1, pp. 43-44.
Athenag. Leg. XVII : Σκέψασθε δέ μοι διὰ βραχέων (ἀνάγκη δὲ ἀπολογούμενον ἀκριβεστέρους παρέχειν
τοὺς λογισμοὺς καὶ περὶ τῶν ὀνομάτων, ὅτι νεώτερα, καὶ περὶ τῶν εἰκόνων, ὅτι χθὲς καὶ πρῴην γεγόνασιν ὡς
λόγῳ εἰπεῖν· ἴστε δὲ καὶ ὑμεῖς ταῦτα ἀξιολογώτερον ὡς ἂν ἐν πᾶσιν καὶ ὑπὲρ πάντας τοῖς παλαιοῖς
συγγιγνόμενοι)· φημὶ οὖν Ὀρφέα καὶ Ὅμηρον καὶ Ἡσίοδον εἶναι τοὺς καὶ γένη καὶ ὀνόματα δόντας τοῖς ὑπ'
αὐτῶν λεγομένοις θεοῖς. μαρτυρεῖ δὲ καὶ Ἡρόδοτος· “Ἡσίοδον γὰρ καὶ Ὅμηρον ἡλικίην τετρακοσίοισι ἔτεσι
δοκέω πρεσβυτέρους ἐμοῦ γενέσθαι, καὶ οὐ πλείοσι· οὗτοι δέ εἰσιν οἱ ποιήσαντες θεογονίην Ἕλλησι καὶ τοῖσι
θεοῖσι τὰς ἐπωνυμίας δόντες καὶ τιμάς τε καὶ τέχνας διελόντες καὶ εἴδεα αὐτῶν σημήναντες.” αἱ δ' εἰκόνες μέχρι
μήπω πλαστικὴ καὶ γραφικὴ καὶ ἀνδριαντοποιητικὴ ἦσαν, οὐδὲ ἐνομίζοντο· Σαυρίου δὲ τοῦ Σαμίου καὶ
Κράτωνος τοῦ Σικυωνίου καὶ Κλεάνθους τοῦ Κορινθίουκαὶ κόρης Κορινθίας ἐπιγενομένων καὶ σκιαγραφίας μὲν
εὑρεθείσης ὑπὸ Σαυρίου ἵππον ἐν ἡλίῳ περιγράψαντος, γραφικῆς δὲ ὑπὸ Κράτωνος ἐν πίνακι λελευκωμένῳ
σκιὰς ἀνδρὸς καὶ γυναικὸς ἐναλείψαντος, – ἀπὸ δὲ τῆς κόρης ἡ κοροπλαθικὴ εὑρέθη (ἐρωτικῶς γάρ τινος
ἔχουσα περιέγραψεν αὐτοῦ κοιμωμένου ἐν τοίχῳ τὴν σκιάν, εἶθ' ὁ πατὴρ ἡσθεὶς ἀπαραλλάκτῳ οὔσῃ τῇ
ὁμοιότητι – κέραμον δὲ εἰργάζετο – ἀναγλύψας τὴν περιγραφὴν πηλῷ προς-ανεπλήρωσεν· ὁ τύπος ἔτι καὶ νῦν ἐν
Κορίνθῳ σῴζεται), – τούτοις δὲ ἐπιγενόμενοι Δαίδαλος, Θεόδωρος, Σμῖλις ἀνδριαντοποιητικὴν καὶ πλαστικὴν
προσεξεῦρον. ὁ μὲν δὴ χρόνος ὀλίγος τοσοῦτος ταῖς εἰκόσι καὶ τῇ περὶ τὰ εἴδωλα πραγματείᾳ, ὡς ἔχειν εἰπεῖν
τὸν ἑκάστου τεχνίτην θεοῦ. Sur Dédale comme inventeur des statues, cf. notamment DS IV,76.
252
Cf. Bettini, Le portrait de l’amant(e), passim.
253
Cf. la notice dans Euripide, Tome VIII.2, Fragments. Bellérophon-Protésilas, texte établi et traduit par F.
Jouan, H. Van Looy, Paris, Belles Lettres, 2000, pp. 567-684. Le mythe de Laodamie est notamment rapporté
par Hyg. F. CIV ; ps.-Apollol. III,30 (Epit.). Cf. également E. Alc. 448 et suivants.
251
240
mari (c’est-à-dire son eidôlon). Mais lorsqu’elle dut le laisser partir une seconde fois, elle
succomba à la douleur et le rejoignit dans l’Hadès. Une autre version du mythe veut que pour
se consoler, Laodamie ait fait faire une image de son époux. Elle se mit toutefois à rendre un
culte si intense à cette effigie qu’il fallut y mettre un terme : son père, Acaste, fit brûler la
statue. La jeune fille se jeta alors dans le bûcher et mourut dans les flammes (comme l’idole
de cire détruite par son père). Avant ce dénouement tragique, le mythe esquisse lui aussi ce
lien, qui unit la douleur, ou le regret, suscitée par un deuil à l’origine des images et du culte
qui leur est adressé.
On se souvient évidemment de ces propos de Cicéron, inconsolable après la mort de sa
fille Tullia : « Et si jamais un être vivant a mérité d’être divinisé, celui-là en tout cas l’a bien
mérité. (…) C’est ce que je vais faire, et toi, la meilleure et la plus savante de tous, avec
l’entière approbation des dieux immortels eux-mêmes, tu seras placée dans leur assemblée, et,
aux yeux de tous les mortels, je ferai de toi une divinité »254. Lactance, auquel on doit ce
fragment, précise que Cicéron souhaitait, en l’honneur de sa fille, consacrer une statue. Dans
son excès de douleur, écrit le chrétien Lactance, Cicéron révélait comment les premières
images des dieux furent consacrées, et l’origine du culte qu’on leur rend255.
L’auteur de la Lettre d’Aristée connaissait, on l’a vu, cette théorie évhémériste de
l’origine des images. Du moins attribue-t-il au personnage d’Éléazar, grand-prêtre des Juifs,
une critique de l’idée selon laquelle les images des dieux représentaient des protoi heurêtai,
les auteurs antiques de quelque découverte utile à l’existence des hommes : « Si la condition
pour faire un dieu n’est guère que le mérite d’une découverte, c’est absolument stupide : car
ces personnages n’ont fait que prendre dans la création certains éléments qu’ils ont combinés
254
Cic. Consol. fr. 23 Vitelli (Lact. Inst. I,15,20 ; trad. Monat) : Quod si ullum unquam animal consecrandum
fuit, illud profecto fuit. (…) Quod quidem faciam, teque omnium optimam doctissimamque, approbantibus diis
immortalibus ipsis, in eorum coetu locatam, ad opinionem omnium mortalium consecrabo.
255
Lact. Inst. I,15,18 : Nam dum imaginem filiae eodem modo se consecraturum esse profiteretur, quo illi a
veteribus sunt consecrati, et illos mortuos esse docuit, et originem vanae superstitionis ostendit.
241
et dont ils ont fait connaître l’utilisation, sans leur avoir eux-mêmes donné l’être. Aussi, est-ce
chose vaine et sans portée que de déifier ses pareils. Car enfin, de nos jours, beaucoup
d’hommes sont plus inventifs et plus savants que les hommes d’autrefois, et pourtant ils ne
sauraient s’empêcher d’aller se prosterner devant eux ». Mais ceux qui ont façonné ces
mythes, c’est-à-dire les poètes, suggère Éléazar, passent néanmoins pour les plus savants des
Grecs256.
La Sagesse de Salomon a, de manière plus explicite encore, réadapté cette mythologie
antique qui lie l’invention des images, et du culte qui les honore, à un deuil prématuré. Pour
l’auteur de la Sagesse, les idoles n’existaient pas à l’origine :
C’est par la vanité des hommes qu’elles ont fait leur entrée dans le monde. (…)
Un père que consumait un deuil prématuré a fait faire une image de son enfant si
tôt ravi. Et celui qui hier encore n’était qu’un homme mort, il l’honore maintenant
comme un dieu et il transmet aux siens des mystères et des rites, puis avec le
temps la coutume se fortifie et on l’observe comme loi.
C’est encore sur l’ordre des souverains que les images sculptées recevaient un
culte. Des hommes qui ne pouvaient les honorer en personne, parce qu’ils
habitaient à distance, représentèrent leur lointaine figure et firent une image
visible du roi qu’ils honoraient ; ainsi, grâce à ce zèle, on flatterait l’absent
comme s’il était présent.257
Ad Phil. 136-137 (trad. Pelletier) : Εἴτε γὰρ κατ' ἐκεῖνό τις θεοῖ, κατὰ τὴν ἐξεύρεσιν, παντελῶς ἀνόητον· τῶν
γὰρ ἐν τῇ κτίσει λαβόντες τινὰ συνέθηκαν καὶ προσυπέδειξαν εὔχρηστα, τὴν κατασκευὴν αὐτῶν οὐ ποιήσαντες
αὐτοί· διὸ κενὸν καὶ μάταιον τοὺς ὁμοίους ἀποθεοῦν. Καὶ γὰρ ἔτι καὶ νῦν εὑρεματικώτεροι καὶ πολυμαθέστεροι
τῶν ἀνθρώπων τῶν πρίν εἰσι πολλοί, καὶ οὐκ ἂν φθάνοιεν αὐτοὺς προσκυνοῦντες. Καὶ νομίζουσιν οἱ ταῦτα
διαπλάσαντες καὶ μυθοποιήσαντες τῶν Ἑλλήνων οἱ σοφώτατοι καθεστάναι.
257
Sap. XIV,13-17 (Bible de Jérusalem) : οὔτε γὰρ ἦν ἀπ' ἀρχῆς οὔτε εἰς τὸν αἰῶνα ἔσται· (…) ἀώρῳ γὰρ πένθει
τρυχόμενος πατὴρ τοῦ ταχέως ἀφαιρεθέντος τέκνου εἰκόνα ποιήσας τόν ποτε νεκρὸν ἄνθρωπον νῦν ὡς θεὸν
ἐτίμησεν καὶ παρέδωκεν τοῖς ὑποχειρίοις μυστήρια καὶ τελετάς· εἶτα ἐν χρόνῳ κρατυνθὲν τὸ ἀσεβὲς ἔθος ὡς
νόμος ἐφυλάχθη. καὶ τυράννων ἐπιταγαῖς ἐθρησκεύετο τὰ γλυπτά, οὓς ἐν ὄψει μὴ δυνάμενοι τιμᾶν ἄνθρωποι διὰ
τὸ μακρὰν οἰκεῖν τὴν πόρρωθεν ὄψιν ἀνατυπωσάμενοι ἐμφανῆ εἰκόνα τοῦ τιμωμένου βασιλέως ἐποίησαν, ἵνα ὡς
παρόντα τὸν ἀπόντα κολακεύωσιν διὰ τῆς σπουδῆς.
256
242
La tradition chrétienne fera de ce passage de la Sagesse le locus classicus de toute discussion
sur les origines de l’idolâtrie258. De la Sagesse aux Pères de l’Église, on peut d’ailleurs suivre
cette interprétation qui joue sur le vieux sens homérique et le sens biblique du mot eidôlon, et
qui fait de l’idole l’image d’un mort ou d’un absent. « Voilà vos dieux », écrira Clément
d’Alexandrie, les idoles, les ombres, des fantômes qui tournent autour des tombes259.
Dans ses Étymologies, Isidore de Séville ricane de ces auteurs latins qui, ne connaissant pas le
grec, font par ignorance dériver idolum du mot dolus, c’est-à-dire la « duperie », parce que par
le biais des idoles le Diable a pu duper les hommes260. On rencontre chez Fulgence, qui
ignorait le grec, une étymologie quelque peu similaire. Le mythographe chrétien raconte en
effet comment un Égyptien avait fait faire une image de son fils défunt, dans l’espoir de
trouver en celle-ci un remède à sa peine. Mais cette image ne fit en fin de compte
qu’augmenter sa douleur. C’est pourquoi, écrit Fulgence, on l’appela idole, « c’est-à-dire idos
dolu, ce que nous, Latins, appelons image de la douleur (species doloris) »261. Comme le note
finement Maurizio Bettini : « l’érudition extravagante de Fulgence nous offre une définition
juste, précisément parce qu’elle est erronée »262.
Pour les Pères de l’Église, il ne fait guère de doute que les idoles des païens sont bien
des images des morts263. La théorie évhémériste postulait déjà que les dieux des poètes et de
la cité étaient en fait des rois d’autrefois, immortalisés par leurs exploits et leurs découvertes.
258
Cf. F. Schmidt, « Naissance des polythéismes (1624-1757) », Archives des sciences sociales des religions
59.1 (1985), pp. 77-90 ; Id., « Les polythéismes : dégénérescence ou progrès ? », in F. Schmidt (éd.),
L’impensable polythéisme. Études d’historiographie religieuse, Paris, Éditions des archives contemporaines,
1988, pp. 13-91.
259
Cf. Clem. Alex. Protr. IV,55,5-56,1.
260
Isid. Etym. VIII,11,14 : Quidam vero Latini ignorantes Graece inperite dicunt idolum ex dolo sumpsisse
nomen, quod diabolus creaturae cultum divini nominis invexit.
261
Fulg. Myth. XVI,31 : Denique idolum dictum est, id est idos dolu, quod nos Latine species doloris dicimus.
262
Bettini, Le portrait de l’amant(e), p. 54.
263
Cf. Cooke, « Euhemerism », pp. 398-403.
243
Dans l’Apologétique, Tertullien s’insurge contre ces magistrats qui accusent les Chrétiens
d’athéisme :
Vos dieux, nous avons cessé de les honorer, du moment que nous avons reconnu
qu’ils ne sont pas des dieux. Ce que vous devez donc exiger de nous, c’est que
nous prouvions qu’ils ne sont pas des dieux et, partant, qu’il ne faut pas les
honorer.264
Il cite alors les mythes (rapportés notamment par « Diodore le Grec »265) qui énumèrent les
voyages de Saturne en Italie et en Grèce, les lieux où il s’est arrêté, les inventions qu’on lui
attribue. Ces récits prouvent bien, selon Tertullien, que Saturne était un homme, né d’un
homme. Apparaissant néanmoins ici et là à l’improviste, on l’appela bientôt fils du ciel ; ce
qui ne veut pas dire, ajoute Tertullien, « que les hommes menaient alors une vie si grossière,
que l’apparition de n’importe quel homme inconnu les frappait à l’égal d’une apparition
divine, puisqu’aujourd’hui encore, devenus civilisés, ils consacrent et mettent au nombre des
dieux des hommes dont ils ont attesté la mort en leur donnant la sépulture, au milieu du deuil
public, quelques jours auparavant »266. Il conclut enfin :
J’en ai dit assez de Saturne, bien que je l’aie fait en peu de mots. On démontrera
de même que Jupiter aussi était un homme, étant fils d’un homme, et que tout
l’essaim des dieux issus de cette famille est morte, étant semblable à son auteur.267
264
Tert. Apol. X,2 (trad. Waltzing) : Deos uestros colere desiuimus, ex quo illos non esse cognouimus. Hoc igitur
exigere debetis, uti probemus, non esse illos deos et ideirco non colendos.
265
Cf. DS V,77.
266
Tert. Apol. X,10 : Proinde Saturno repentinoubique caelitem contigit dici; nam et terrae filios vulgus vocat,
quorum genusincertum est. Taceo quod ita rudes adhuc homines agebant, ut cuiuslibet noviviri adspectu quasi
divino commoverentur, cum hodie iam politi, quos antepaucos dies luctu publico mortuos sint confessi, in deos
consecrent.
267
Tert. Apol. X,11 : Satis iam de Saturno, licet paucis. Etiam Iovemostendemus tam hominem quam ex homine,
et deinceps totum generis examen tammortale quam seminis sui par.
244
Son proche contemporain, Minucius Felix, écrit de même : « Il serait oiseux de passer les
dieux en revue un par un et de dérouler toute la généalogie de cette race, puisque la condition
mortelle vérifiée dans leurs premiers parents a passé chez tous les autres par simple
transmission héréditaire »268. Nos ancêtres (maiores nostri), proclame le jeune chrétien
Octavius, étaient irréfléchis (inprouidi), crédules (creduli) ; et de même que, dans leur
simplicité première, ils croyaient aux prodiges, ils avaient aussi cru aux dieux. Comme ils
entouraient leurs rois d’honneurs religieux, ils désirèrent continuer de les voir après leur mort,
ils en firent des images, et perpétuèrent leur souvenir à travers des statues. Ce qui était
d’abord une consolation, poursuit Octavius, devint un culte. Bientôt chaque nation adorait son
fondateur, ou un chef célèbre, ou l’auteur de quelque bienfait ou invention utile269. Mais un
véritable dieu ne saurait mourir, et « ces êtres dont nous lisons qu’ils sont nés et dont nous
savons qu’ils sont morts n’étaient que des hommes ». Et c’est aux effigies consacrées de ces
personnages mortels que la foule adresse ses prières, « parce que l’opinion, l’esprit des gens
ignorants se laisse abuser par les grâces de l’art, éblouir par l’éclat de l’or, fasciner par le
brillant de l’argent et la blancheur de l’ivoire »270.
Dans cette mythologie chrétienne des origines de l’idolâtrie toutefois, la naïveté
naturelle de l’humanité première n’explique pas, à elle seule, comment la terre s’est soudain
peuplée d’idoles. Pour que le souvenir des morts devienne religion, il faut, pour les Pères de
l’Église, que soit intervenu le Diable.
268
Min. Fel. Oct. XXIV,1 (trad. Beaujeu) : Otiosum est ire per singulos et totam seriem generis istius explicare,
cum in primis parentibus probata mortalitas in ceteros ipso ordine succesisionis influexerit.
269
Min. Fel. Oct. XX,5 : Similiter ac prodigia deos quoque maiores nostri inprouidi, creduli rudi simplicitate
crediderunt. Dum reges suos colunt religiose, dum defunctos eos desiderant in imaginibus uidere, dum gestiunt
eorum memorias in statuis detinere, sacra facta sunt quae fuerant adsumpta solacia. (…) Unaquaeque natio
conditorem suum aut ducem inclytum aut reginam pudicam sexu suo fortiorem aut alicuius muneris uel artis
repertorem uenerabatur ut ciuem bonae memoriae.
270
Min. Fel. Oct. XXIV,4-5 : Vnde manifestum est homines illos fuisse, quos et natos legimus et mortuos scimus.
Quis ergo dubitat horum imagines consecratas uulgus orare et publice colere, dum opinio et mens imperitorum
artis concinnitate decipitur, auri fulgore praestringitur, argenti nitore et candore eboris hebetatur.
245
ANGES, DÉMONS ET IDOLÂTRIE
Paul, je l’ai évoqué, affirmait déjà que les sacrifices offerts aux idoles servaient en vérité la
table des démons271. Ce sont les démons, diront les Pères de l’Église, qui attirent les hommes
autour des idoles, usurpant l’image et le nom de ces hommes que la foule prend pour des
dieux272. C’est aux démons, écrit ainsi Eusèbe, « et non pas aux bons démons, mais à ce qu’il
y a de plus méchant et de plus barbare parmi eux, qu’il faut attribuer l’érection primitive des
anciens simulacres (xoana) des dieux, en un mot, l’institution de tout ce culte idolâtrique des
païens »273.
Cette interprétation trouve encore une fois ses sources dans la traduction grecque de la
Bible hébraïque. Dans son commentaire sur les Psaumes, Saint Augustin s’arrête sur cette
expression « Les dieux des nations sont des démons »274. Il observe à ce sujet : « On dit, il est
vrai, que l’hébreu ne l’exprime point ainsi, mais qu’il est dit : “Les dieux des nations sont des
simulacres”. En ce cas, mieux vaut en croire les Septante, qui ont traduit avec l’assistance de
ce même Esprit qui avait dit d’abord ce qui est dans le texte hébreu. C’est en effet sous
l’action du même Esprit Saint qu’il a fallu traduire ainsi cette parole : “Les dieux des nations
sont des démons”, afin de nous faire mieux comprendre ce qui est dans l’hébreu : “Les dieux
des nations sont des simulacres”, et de nous montrer qu’il n’y a dans les idoles rien que des
démons. »275 Le texte grec explicite ce qui demeurait implicite dans l’original hébraïque, à
savoir l’identité des idoles et des démons, ou plutôt, selon les mots d’Augustin, « qu’il n’y a
271
1 Ep. Cor. X,20-21.
Cf. supra, pp. 222-223, et la n. 144.
273
Eus. PE IV,16,161 : ἀλλὰ γὰρ ἡγοῦμαι διὰ τούτων ἀπεληλέγχθαι σαφῶς δαιμονικήν τινα γεγονέναι τὴν
παλαιτάτην καὶ πρώτην τῶν ξοάνων ἵδρυσιν, καὶ πᾶσαν τὴν εἰδωλικὴν τῶν ἐθνῶν θεοποιίαν καὶ δαιμόνων οὐκ
ἀγαθῶν, ἀλλὰ πάντα μοχθηροτάτων καὶ φαύλων.
274
Ps. XCVI,5.
275
Aug. In Ps. CXXXV,3 (trad. Raulx) : Quod quidem in hebraeo dicitur non ita esse scriptum ; sed : Dii
Gentium simulacra. Quod si verum est, multo magis credendi sunt Septuaginta divino Spiritu interpretati, quo
Spiritu et illa dicta sunt quae in hebraeis litteris sunt. Eodem namque operante Spiritu, etiam hoc dici oportuit
quod dictum est : Dii Gentium daemonia: ut intellegeremus sic etiam in hebraeo positum : Dii Gentium
simulacra ; ut daemonia potius quae sunt in simulacris, significarentur.
272
246
dans les idoles rien d’autre que des démons. » Dans la Bible hébraïque, on rencontre deux fois
l’expression kol elohei ha-‘ammim elilim, « toutes les divinités des peuples sont des vanités ».
Le mot elilim, on l’a vu, était traduit dans le Penteuque grec par le terme eidôla, « idoles ».
C’est d’ailleurs le terme qui a été retenu par les traducteurs des Chroniques, selon lesquels
« toutes les divinités des Nations sont des idoles »276. Mais les traducteurs des Psaumes auront
choisis l’expression daimonia, d’où le commentaire d’Augustin. Cette ambiguïté dans la
traduction d’un même mot suppose, ou plutôt suggère, la possibilité d’une équation entre
idoles et démons, que s’empressera de développer la tradition chrétienne. Ainsi Clément, qui
cite côte à côte les deux variantes de cette même phrase : « Tous les dieux des nations sont
des idoles de démons ; mais Dieu a fait les cieux »277.
Tout autant que les « idoles », les « démons » sont une catégorie historiquement
construite, issue des traductions grecques, puis latines, de la Bible hébraïque. La voix
qu’entend Socrate n’est pas celle d’un « démon », mais celle d’un daimôn, une puissance
personnelle, à mi-chemin entre les dieux et les hommes, comme le dit Diotime dans Le
Banquet : « Les démons (hoi daímones) remplissent l’intervalle qui sépare le ciel de la terre »,
ils « sont en grand nombre et de plusieurs sortes, et l’Amour est l’un d’eux. »278 Nos démons,
toutefois, ne remontent pas au daimôn grec, mais à sa forme dérivée daimonion. C’est ce
terme qui est retenu par les Septante pour traduire l’hébreu shed dans le Cantique de Moïse279.
En akkadien, le mot šēdu, dérivé de la même racine, renvoie déjà à une catégorie d’êtres
immatériels, intermédiaires entre les hommes et les dieux, le plus souvent « bons génies »,
mais parfois aussi maléfiques et terrifiants280. Et c’est bien ce même terme que nous
retrouverons en hébreu post-biblique (et notamment déjà à Qumrân) pour décrire ces « esprits
276
LXX 1 Chron. XVI,26.
Clem. Alex. Protr. IV,62,3 (trad. Mondésert) : πάντες οἱ θεοὶ τῶν ἐθνῶν δαιμονίων εἰσὶν εἴδωλα.
278
Pt. Smp. 202d.
279
Cf. D. Barbu, A.-C. Rendu Loisel, « Démons et exorcismes en Mésopotamie et en Judée », I Quaderni del
ramo d’oro 2 (2009), pp. 304-366, ici pp. 306-307 (Rendu Loisel).
280
Ibid.
277
247
néfastes » que nous appelons volontiers démons. Dans la Bible hébraïque toutefois, le terme
n’est attesté qu’en deux occurrences, précisément pour désigner une catégorie d’êtres qui font
l’objet d’un culte indu. Dans le Cantique de Moïse, les shedim sont des dieux nouveaux
venus, vénérés par les Nations et auxquels les Israélites infidèles offrent des sacrifices281.
Dans le Psaume CVI, les Israélites sont accusés d’avoir suivi des coutumes étrangères, et
d’avoir ainsi rendu un culte aux images des Cananéens, sacrifiant leurs fils et leurs filles aux
shedim282. Ici aussi, les traducteurs choisiront de traduire shedim par daimonia.
Mais le mot apparaît également en d’autres lieux de la Bible grecque, sans avoir
nécessairement d’équivalent dans la Bible hébraïque. Notamment dans la version grecque du
livre d’Isaïe283, où les daimania figurent au côté des onokentauroi, pour traduire ces figures
du désordre et du chaos284 que sont les « chats sauvages » (tsiim), « hyènes » (aiyim) et
« satyres » (sairim) – qui font eux aussi l’objet d’un culte inapproprié285 –, errant dans le
désert avec Lilith, « démone » appelée à devenir la première femme d’Adam dans la tradition
juive286. Elle aussi devient, en grec, onokentauros ; une traduction qui trouve peut-être son
sens en regard de la tradition iconographique mésopotamienne, représentant la Lamaštu (qui,
comme la Lilith juive, s’en prend aux enfants nouveau nés), montée sur un âne287. Daimonion,
enfin, c’est ainsi qu’est désigné dans la Bible grecque, le fameux « démon de midi » qui
devait fasciner le jeune Roger Caillois, et que produit en vérité une lecture fautive de la forme
verbale yashud (ravager) dans le Psaume XCI, lue comme we-shed « et le démon »288.
281
De. XXXII,17.
Ps. CVI,35-37.
283
LXX Is. XXXIV,14.
284
Cf. Is. XIII,21.
285
Cf. Le. XVII,7 ; 2 Chron. XI,15.
286
Cf. M. Hutter, « Lilith », in Dictionary of Deities and Demons in the Bible, pp. 520-521.
287
Cf. Barbu, Rendu Loisel, « Démons et exorcismes », p. 307 et la note.
288
Cf. Ps. XCI,6. Bien que né d’une lecture fautive, le concept de « démon de midi » fut appelé à connaître un
grand succès, devenant en histoire des religions, et sous la plume de R. Caillois, une catégorie précise d’entités
semi-divines. Cf. P. Borgeaud, « Spectres et démons de midi (1934-1937). Une étude d’histoire des religions »,
Europe 78 (2000), pp. 114-125. Voir également G. J. Riley, « Midday demon », in Dictionary of Deities and
Demons in the Bible, pp. 572-573.
282
248
Dans le De idololatria, Tertullien évoque (sans doute via Varron) une humanité primitive,
encore dépourvue d’images : « Avant que les artisans de cette nouveauté monstrueuse
pullulassent dans le monde, les temples étaient vides et leurs murailles nues, comme
l’attestent encore dans certains lieux les vestiges de l’antiquité »289. C’est le Diable, écrit-il,
qui a introduit dans le monde « des fabricateurs de statues, d’images et de simulacres de toute
nature »290. Pour Lactance, ce sont les démons qui, pour détourner les hommes du culte du
vrai dieu, leur ont appris « à faire des images et des idoles, à embellir les portraits des princes
défunts, et à les consacrer dans les temples, et ils ont pris eux-mêmes les noms de ces princes
comme des marques pour attirer les adorations des peuples »291.
Les idoles, ces images des morts, ne sont que des masques derrière lesquels se cachent
les démons. Les dieux païens, écrit Augustin, ont une âme et un corps. L’âme, c’est le démon,
le corps, c’est la statue292. À travers l’idole, les démons se rendent visibles293. Dans les
mystères des idoles, écrit encore Tertullien, le Diable contrefait les choses de la foi divine294.
La tradition chrétienne postule une intervention diabolique aux origines de l’idolâtrie.
Elle inscrit l’invention des images dans le cadre narratif du mythe de la rébellion et de la
descente des anges, tel qu’il est essentiellement rapporté dans le premier livre d’Hénoch.
Dans le judaïsme palestinien d’époque hellénistique s’était en effet développée une
vaste littérature autour de la figure antédiluvienne d’Hénoch, dont on apprend dans la Genèse
qu’il vécut 365 ans et qu’il marcha avec Dieu (wahithalach ḥanokh et ha-elohim), puis qu’il
289
Tert. Idol. III,1 : Idolum aliquamdiu retro non erat. Priusquam huius monstri artifices ebullissent, sola templa
et uacuae aedes erant, sicut in hodiernum quibusdam locis uetustatis uestigia permanent.
290
Tert. Idol. III,2 : At ubi artifices statuarum et imaginum et omnis generis simulacrorum diabolus saeculo
intulit.
291
Lact. Inst. II,16,3 : qui, ut hominum mentes a cultu veri Dei averterent, et fictos mortuorum regum vultus, et
ornatos exquisita pulchritudine statui consecrarique fecerunt, et illorum sibi nomina, quasi personas aliquas,
induerunt.
292
Aug. CD VIII,26 : ut pro anima sit daemon, pro corpore simulacrum. Cf. aussi Tert. Idol. VII,1 ; Min. Fel.,
Oct. XXVII.
293
Vercruysse, « Voir le Diable derrière l’idole », pp. 121-122. Comme le rappelle Clerc, Théories relatives au
culte des images, p. 147 et suivantes, c’est précisément cet élément démoniaque qui rend l’image efficace.
Chrétiens et païens partagent cette perception d’une certaine efficacité, sinon dangerosité, des images divines.
294
Tert. Pres. haer. XL,2 : A diabolo scilicet, cuius sunt partes interuertendi ueritatem qui ipsas quoque res
sacramentorum diuinorum idolorum mysteriis aemulatur.
249
disparut (eyneno), « car Dieu le prit » (ki laqach oto elohim)295. Comme le suggère George W.
E. Nickelsburg, ce verset énigmatique contient en principe les éléments à partir desquels
Hénoch pourra devenir, au sein de la littérature qui se rattache au nom de ce patriarche,
l’acteur d’une révélation ésotérique sur l’histoire du monde et la fin des temps296. Une
révélation mise par écrit et transmise de génération en génération, à travers une chaîne
ininterrompue de justes, jusqu’aux cercles qui s’en sont précisément revendiqués au sein du
judaïsme antique. Certaines de ces traditions liées à la figure d’Hénoch, telles qu’elles ont pris
forme entre le IIIe et le Ier siècle avant notre ère, ont été compilées dans le premier livre
d’Hénoch (ou 1 Hénoch). Cette collection de textes rédigés en araméen, a été traduite en grec
au tournant de notre ère, et du grec en éthiopien ancien (ge’ez), langue dans laquelle elle nous
est parvenue dans son entier297. Les chapitres 1 à 36 du premier livre d’Hénoch (le livre des
Veilleurs), dans lesquels on trouve le mythe de la descente sur terre des anges rebelles, les
Veilleurs, mais aussi le récit des voyages célestes d’Hénoch, forment une unité à part au sein
du premier livre d’Hénoch, sans doute compilée dans le courant du IIe siècle avant notre ère.
L’histoire des anges rebelles (1 Hénoch 6-11) constitue le cœur, mais aussi le noyau le plus
ancien de ces chapitres. Ce mythe, mais aussi la littérature énochique en général, sera mis à
l’écart, dans les premiers siècles de notre ère, par la tradition rabbinique naissante ; et c’est au
sein de la tradition chrétienne qu’il trouvera un écho prolongé. L’histoire de la réception du
livre d’Hénoch est d’abord une histoire chrétienne, et cette littérature aura d’ailleurs un
295
Ge. V,23-24.
Nickelsburg, Jewish Literature, pp. 44-45.
297
Sur 1 Hénoch, cf. Nickelsburg, Jewish Literature, pp. 44-53, mais aussi Id., « The Bible rewritten and
expanded », in M. E. Stone (éd.), Jewish Writings of the Second Temple Period. Apocrypha, Pseudepigrapha,
Qumran Sectarian Writings, Philo, Josephus, Assen ‒ Philadelphia, Van Gorcum ‒ Fortress Press, 1984, pp. 89156, en particulier pp. 90-96 ; E. Isaac, « (Ethiopic Apocalypse of) Enoch », in J. H. Charlesworth (éd.), The Old
Testament Pseudepigrapha, 2 vols., New York ‒ Garden City , Doubleday, 1983-1985, vol. 1, pp. 5-12 ; M.
Langlois, « Hénoch », in Introduction à l’Ancien Testament, pp. 849-858.
296
250
impact important, comme l’a notamment montré Annette Yoshiko Reed, sur la formation de
l’anthropologie et de l’identité du premier christianisme298.
Le mythe des Veilleurs rapporte comment certains êtres célestes ont transgressé la
séparation nette, instaurée lors de la Création du monde, entre le ciel et la terre. Dans un acte
délibéré de rébellion contre Dieu et l’ordre cosmique établi au début des temps, les Veilleurs,
deux cents anges (sous la conduite d’un chef, Shemêhaza) sont descendus sur terre pour
coucher avec les filles des hommes. Cette transgression est à l’origine de l’état du monde et
de la condition humaine, ainsi que la cause immédiate du Déluge.
La descente de ces êtres semi-divins est évoquée dans la Genèse, où l’on apprend que
lorsque les hommes se multiplièrent sur la terre, les « fils de dieu(x) » (benei ha-elohim)
s’unirent à leurs filles. Un évènenement qui se serait produit du temps où les Géants (les
Nephilim) étaient encore sur terre : « ce sont les héros (giborim) du temps jadis, ces hommes
fameux. »299 Dans la Genèse, si la descente des benei ha-elohim précède immédiatement le
Déluge, elle n’en est pas nécessairement la cause. Car c’est d’abord la méchanceté de
l’homme (raat ha-adam) qui entraîne Dieu à ouvrir les vannes du ciel. Dans la perspective
des auteurs bibliques, l’homme est d’emblée porteur de sa propre déchéance, dès Adam, ou
Caïn, et ne doit sa survie qu’à cette mince chaîne d’hommes justes qui mène à Noé, puis à
Abraham. L’histoire fuit déjà en direction d’une Loi, portée par les descendants d’Abraham,
ce peuple saint, consacré parmi les Nations, pour faire entendre la voix d’un dieu créateur.
Tout autre est la perspective de la littérature énochique, et des milieux au sein de laquelle
celle-ci se développe et se diffuse dans le contexte du judaïsme antique, comme l’a
Cf. Yoshiko Reed, Fallen angels. Sur la réception du premier livre d’Hénoch et du mythe des Veilleurs en
particulier dans la littérature patristique, cf. également J. C. VanderKam, « 1 Enoch, enochic Motifs, and Enoch
in Early Christian Literature », in J. C. VanderKam, W. Adler (éds.), The Jewish Apocalyptic Heritage in Early
Christianity, Assen – Minneapolis, Van Gorcum – Fortress Press, 1996, pp. 33-101.
299
Gn. VI,1-4.
298
251
notamment rappelé Michael Stone300. Le mythe des Veilleurs postule précisément que l’état
du monde et la condition humaine échappent à la responsabilité de l’homme, et sont le fait
d’un conflit cosmique entre Dieu et ses adversaires301.
Par leur descente sur terre, les Veilleurs ont réintroduit dans le monde quelque chose
du chaos primordial, de cette confusion antérieure à la Création, à la séparation de la lumière
et des ténèbres, du ciel de la terre. Les Veilleurs, dont les noms même semblent être autant
d’évocations des corps célestes, ont brouillé l’ordre du monde302. Au chapitre 15 du premier
livre d’Hénoch, le narrateur insiste sur ce motif : « Les esprits célestes ont le ciel pour
demeure ». Or les Veilleurs ont délaissé les hauteurs célestes pour se souiller au contact de
femmes mortelles ; eux qui étaient des esprits éternellement vivants, soustraits à la mort, ont
voulu prendre femme et engendrer des enfants, à l’instar des hommes qui meurent et
disparaissent303. De l’union contre-nature des Veilleurs avec les filles des hommes naissent les
Géants. Loin d’être envisagés ici comme des héros de jadis, les Géants apparaissent dans ce
récit comme des êtres hybrides, monstrueux, violents et insatiables, qui se dévorent entre eux
et dévorent bientôt les hommes. Le cri de la terre, désolée, souillée du sang répandu par les
Géants, monte alors au ciel, pour appeler une intervention divine ; et tandis que le Déluge est
annoncé à Noé, les archanges punissent les anges rebelles, qui seront désormais bannis du ciel
et enfermés dans l’abîme primordial dans l’attente du jour du jugement. Les Géants sont
égorgés et la terre lavée de leurs souillures. Désormais, dans ce qui apparaît comme une
Cf. dernièrement M. Stone, Ancient Judaism, New Visions and Views, Grand Rapids, MI – Cambridge,
Eerdmans, 2011, chap. 2 (« Adam and Enoch and the State of the World »).
301
Il n’est d’ailleurs pas impossible que le texte énigmatique de Gn. VI,1-4, plutôt que d’être à la source du
mythe des Veilleurs, témoigne au contraire d’une réaction aux premières expressions d’un mythe aux racines
profondes, et de l’anthropologie que celui-ci suppose. En ce sens, J. T. Milik, The Books of Enoch. Aramaic
Fragments of Qumrân Cave 4, Oxford, Clarendon Press, 1976, pp. 30-31 ; P. R. Davies, « And Enoch Was Not,
for Genesis Took Him », in C. Hempel, J. M. Lieu (éds), Biblical Traditions in Transmission : Essays in Honour
of Michael A. Knibb, Leiden, Brill, 2006, pp. 97-107. Sur cette question, cf. l’opinion prudente de Stone, Ancient
Judaism, p. 32, et la note 3 pour davantage de références.
302
Sur les noms des Veilleurs, cf. M. Langlois, « Shemihaza et compagnie(s). Onomastique des anges déchus
dans les manuscrits araméens du Livre d’Hénoch », in K. Berthelot, D. Stökl Ben Ezra (éds.), Aramaica
Qumranica. Proceedings of the Conference on the Aramaic Texts from Qumran in Aix-en-Provence, 30 June–2
July 2008, Leiden – Boston, Brill, 2010, pp. 145-180.
303
1 Hen. XV,3-7 (trad. Caquot).
300
252
projection vers la fin des temps, la terre, redevenue fertile, pourra à nouveau devenir un
refuge pour les justes, et toutes les nations béniront le Dieu créateur.
Les Géants toutefois, procédant d’une double nature, mortelle et immortelle, ne
pourront être entièrement anéantis. Seuls leurs corps seront détruits : « Des esprits mauvais
sont issus de leurs corps, parce qu’ils procèdent des humains, tout en tenant des saints
Veilleurs leur principe et leur origine ; ils seront appelés esprits mauvais »304. Ces esprits
mauvais (ruachei rashʻa), qui sévissent contre les hommes, sont les « démons ». Tertium
genus, les « démons » forment une catégorie d’êtres à part, entre les anges et les hommes ;
une idée que l’on retrouvera explicitement énoncée dans le Talmud de Babylone : « Les
démons ont trois caractères en commun avec les anges et trois avec les hommes. Comme les
anges, ils ont des ailes, ils volent d’une extrémité du monde à l’autre et ils connaissent
l’avenir. Comme les hommes, ils s’alimentent, se reproduisent et meurent »305. Déjà dans le
judaïsme pré-rabbinique, les « démons » incarnent des puissances néfastes, dont l’action
incessante depuis leur surgissement, rend compte de l’imperfection inhérente à la condition
humaine, la maladie, la souffrance, la mort, tout autant que de la ruine morale des hommes306.
Le mythe des Veilleurs postule que les anges rebelles ont enseigné aux hommes
différents savoirs qui leur étaient jusqu’alors inconnus, voire interdits. Ces êtres célestes qui
ont succombé à l’éphémère beauté des simples mortelles, sont ainsi la cause d’une nouvelle
condition humaine, mais aussi de la culture, des arts, au sens large de tekhnè307. Un motif qui
vient s’ajouter à celui de la souillure suscitée par l’union des Veilleurs avec les filles des
304
1 En XV,9.
B. Hag. 16a.
306
À ce sujet, cf. notamment P. S. Alexander, « The Demonology of the Dead Sea Scrolls », in P. W. Flint, J. C.
Vanderkam (éds.), The Dead Sea Scrolls After Fifty Years. A Comprehensive Assessment, Leiden – Boston –
Köln, Brill, 1999, pp. 331-353 ; Barbu, Rendu Loisel, « Démons et exorcismes ».
307
À ce sujet, cf. P. D. Hanson, « Rebellion in Heaven, Azazel, and Euhemeristic Heros in 1 Enoch 6-11»,
Journal of Biblical Literature 96.2 (1977), pp. 195-233 ; Yoshiko Reed, Fallen angels, passim.
305
253
hommes, dans ce qui apparaît comme une surdétermination des origines de la corruption du
monde et de l’humanité.
Le chapitre 7 du premier livre d’Hénoch rapporte ainsi d’emblée comment les anges
qui se sont unis aux filles des hommes leur ont transmis des rudiments de magie, de médecine
et de botanique. Le chapitre suivant détaille les connaissances révélées aux hommes par
Azazel spécifiquement, la métallurgie, la manière de fabriquer des armes, mais aussi
l’orfèvrerie et les arts cosmétiques. Autant de savoirs qui ont entraîné l’humanité à se
corrompre, à sombrer dans l’erreur et l’adultère. À différents Veilleurs sont encore attribués
l’apprentissage des incantations, de l’astrologie, ou de la connaissance des signes célestes.
Lorsqu’ils se font la voix des accusations portées contre les Veilleurs, les archanges
soulignent encore le fait qu’Azazel a révélé aux hommes certains secrets célestes, tandis que
Shemêhaza leur enseignait tout ce qui relève du péché.
Le motif des enseignements transmis aux hommes par les anges déchus donne à ceuxci des traits similaires à ceux des héros culturels, ou protoi heurêtai, de la mythologie
classique. Sans doute n’est-il pas nécessaire de postuler une dépendance du mythe des
Veilleurs à l’égard des traditions grecques (largement diffusées à l’époque hellénistique à
travers la tradition hésiodique), sur Prométhée notamment. Comme le rappelle Paul Hanson,
ce type de récits, relatifs à la transmission d’un savoir culturel à l’humanité anté-diluvienne
par le biais de figures semi-divines, a des antécédents notables dans la mythologie du ProcheOrient ancien (et dont le mythe de Prométhée n’est lui-même qu’une lointaine variante)308. On
pensera notamment au mythe des Apkallu, les sept sages connus par la littérature akkadienne
dès le 3e millénaire avant notre ère, et auxquels la tradition mésopotamienne attribue la mise
par écrit originale de ses savoirs divinatoires, magiques, sapientaux ou encore médicaux309.
308
Hanson, « Rebellion in Heaven », pp. 226-229.
Cf. E. Reiner, « The Etiological Myth of the “Seven Sages” », Orientalia 30 (1961), pp. 1-11 ; J. C.
Greenfield, « Apkallu », in Dictionary of Deities and Demons, pp. 72-74.
309
254
Plus proche de notre contexte, le mythe des Apkallu est encore évoqué par le prêtre
babylonien Bérose, qui rapporte notamment comment le premier d’entre eux, Oannès (un être
à tête de poisson), surgit de la mer pour enseigner aux hommes les lettres, les sciences,
différentes sortes de tekhnâi et, de manière générale, tout ce qui a trait à la vie civilisée, avant
de disparaître à nouveau310. Mais les affinités du mythe des Veilleurs avec ces autres
mythologies portant sur l’histoire culturelle de l’humanité, sans doute largement partagées
dans la Méditerrannée et le Proche-Orient antique, ne doivent pas nous détourner de ses
particularités les plus intéressantes. Car si ce mythe semble s’inscrire dans un type de
discours, il le fait dans une perspective résolument négative, envisageant les étapes menant
d’une humanité primitive à une humanité civilisée, la découverte des arts, de la métallurgie,
de la botanique, la médecine ou encore l’astrologie, précisément comme l’histoire d’une
dégénérescence, à l’occasion d’un récit qui rapporte comment l’humanité originelle fut
dévoyée de sa condition « première » (et dans cette optique « préférable ») par l’apprentissage
de savoirs qui auraient dû lui demeurer étrangers, et qui lui ont été transmis à la suite d’un
dérèglement de l’ordre cosmique fixé aux origines des temps, non par des êtres bénéfiques et
civilisateurs, mais par des anges rebelles, dont l’action a précipité (et précipite encore) la
destruction du monde.
Le motif des enseignements secrets transmis aux hommes par les anges déchus se
trouvera effectivement rapproché de la question des origines de l’idolâtrie. À l’intérieur même
du livre des Veilleurs (aux chapitres 1-36 du premier livre d’Hénoch), on rencontre l’idée
selon laquelle les Veilleurs ont non seulement souillé et corrompu les hommes, mais qu’ils les
ont amenés à offrir des sacrifices aux démons, comme s’ils étaient des dieux311. Au Ier siècle
310
Bérose, FGrH 680 F 1 (Synk. 29-30). Sur Bérose, cf. E. Schwartz, « Berossos », RE III.1 (1897), cols. 309316. Pour une édition récente des fragments, cf. G. P. Verbrugghe, J. M. Wickersham, Berossos and Manetho,
introduced and translated : native traditions in ancient Mesopotamia and Egypt, Ann Arbor, University of
Michigan Press, 1996.
311
1 Hen. XIX,1.
255
de notre ère, le livre des Similitudes d’Hénoch (qui constitue aujourd’hui les chapitres 37-71
du premier livre d’Hénoch) rappelle quant à lui les causes du Déluge :
Voici la décision prise par devant le Seigneur au sujet des habitants de l’aride :
leur destruction doit avoir lieu, parce qu’ils ont connu tous les secrets des anges,
toute la violence et toute la puissance des Satans, le mystère des mystères, toute la
puissance des sorciers, la puissance des sortilèges, la puissance de ceux qui font
du monde entier des images de métal fondu312.
Dans le livre des Jubilés, c’est l’astrologie, la lecture des signes célestes, qui est rattachée à la
doctrine des Veilleurs, inscrite sur une gigantesque stèle retouvée, après le Déluge, par un
certain Kaïnam, qui la diffusa parmi les hommes : « Il découvrit une inscription que des
anciens avaient gravée sur le roc. Il lut et copia ce qui y était (inscrit) et s’égara de ce fait : il
s’y trouvait la doctrine des Veilleurs, selon laquelle ils pratiquaient la divination par le soleil,
la lune et les étoiles et tous les signes du ciel »313. Il faudra attendre Abraham pour rappeler
que « Tous les signes (donnés par) les astres et ceux (que donnent) le soleil et la lune sont tous
dans la main du Seigneur »314. L’observation des astres est intimement liée, ici aussi, à l’idée
d’idolâtrie.
Le livre des Jubilés a vraisemblablement été rédigé en hébreu, au second siècle avant notre
ère315. Cet ouvrage, à l’instar du premier livre d’Hénoch, ne nous est parvenu dans son entier
312
1 Hen. LXV,6 (traduction modifiée).
Jub. VIII,2-4 (trad. Caquot ; mon emphase).
314
Jub. XII,17.
315
Pour une introduction au livre des Jubilés, cf. O. S. Wintermute, « Jubilees », in J. H. Charlesworth (éd.), The
Old Testament Pseudepigrapha, 2 vols., New York ‒ Garden City , Doubleday, 1983-1985, vol. 2, pp. 35-51 ; J.
C. VanderKam, « The Origins and Purposes of the Book of Jubilees », in M. Albani, J. Frey, A. Lange (éds.),
Studies in the Book of Jubilees, Tübingen, Mohr Siebeck, 1997, pp. 3-24 ; Id., The Book of Jubilees, Sheffield,
Sheffield Academic Press, 2011. Cf. également Nickelsburg, Jewish Literature, pp. 69-74 ; Id, « the Bible
Rewritten », pp. 97-104 ; D. Hamidovic, « Jubilés », in Introduction à l’Ancien Testament, pp. 832-848. Pour
une approche historico-critique de l’œuvre, cf. M Segal, The Book of Jubilees. Rewritten Bible, Redaction,
Ideology and Theology, Leiden – Boston, Brill, 2007.
313
256
qu’à travers une traduction éthiopienne ; il relève néanmoins d’un genre très différent316. Les
Jubilés paraphrasent et complètent les récits bibliques depuis la création du monde jusqu’à la
première Pâque, célébrée par Moïse et les Hébreux au désert. Ces récits sont intégrés au sein
d’une structure chronologique rigide, divisée en cinquante périodes de quarante-neuf ans
chacune (ou jubilés). Le livre des Jubilés introduit également dans sa narration des
évènements bibliques un certain nombre de traditions énochiques, notamment le mythe des
Veilleurs317. Mais l’auteur (ou les auteurs) du livre semblent chercher à trouver un compromis
avec la tradition biblique, sur la question des origines du mal et de la condition humaine.
Les Jubilés désavouent en effet l’idée selon laquelle les Veilleurs auraient dévoyé
l’humanité en introduisant les arts dans le monde. Ce sont bien les hommes, voire l’ensemble
des êtres vivants, qui portent d’emblée en eux le germe de leur propre déchéance. Les Géants,
nés de l’union des Veilleurs avec les filles des hommes, ne sont pas accusés d’avoir répandu
le sang. Pour les Jubilés, c’est Caïn qui, en assassinant son frère, fut le premier à répandre le
sang sur terre ; un sang dont le cri monta jusqu’au ciel318. Et c’est à tous les êtres animés
(« depuis les hommes jusqu’aux animaux domestiques et sauvages, aux oiseaux et à tout ce
qui marche sur la terre ») qu’est attribuée l’irruption de la violence dans le monde, et donc la
responsabilité du Déluge : « Tous corrompirent leur conduite et leurs règles de vie et ils
commencèrent à se dévorer entre eux »319. Le livre des Jubilés modifie également la
chronologie des évènements liés à la descente des Veilleurs. Ceux-ci ont en effet été envoyés
sur terre durant le dixième jubilé, « pour instruire les humains et pour exercer sur terre la
316
Texte et traduction anglaise dans J. C. VanderKam, The Book of Jubilees. A Critical text, 2 vols., Louvain,
Peeters, 1989. Au moins douze manuscrits fragmentaires de l’œuvre en langue originale ont néanmoins été mis à
jour parmi les manuscrits de la Mer morte. Les Jubilés, qui reflètent un certain nombre d’idées très proches des
écrits spécifiquement qumrâniens, ont très vite acquis une place importante dans ce contexte, où il semble qu’ils
aient été recopiés à chaque génération. De manière générale, cf. D. Havidovic, Les traditions du Jubilé à
Qumrân, Paris, Geuthner, 2007.
317
À ce sujet, cf. J. C. VanderKam, From Revelation to Canon : Studies in the Hebrew Bible and Second Temple
Literature, Leiden, Brill, 2000, pp. 305-331 (= « Enoch Traditions in Jubilees and other Second Century
Sources », Society of Biblical Literature Seminar Papers 1 (1978), pp. 229-251).
318
Jub. IV,3.
319
Jub. V,2.
257
justice et le droit »320. Ce n’est que plus tard (durant le vingt-cinquième jubilé), que les
Veilleurs s’unirent aux filles des hommes et que naquirent les Géants321. C’est à cette époque,
à égale distance de la Création du monde et de la révélation sinaïtique, que Dieu vit que la
violence se multipliait parmi les êtres vivants, et décida de les annihiler. Les anges qu’il avait
décidé d’envoyer sur terre mais qui s’étaient corrompus avec les filles des mortels, seront les
premiers frappés par le jugement divin. Ils sont destitués de leur autorité et enchaînés dans les
profondeurs de la terre. Quant à leurs enfants, les Géants, Dieu envoie parmi eux son épée,
afin qu’ils s’entre-tuent et disparaissent de la terre. Puis il juge l’ensemble des être vivants.
Tous, à l’exception de Noé et des animaux embarqués sur l’arche, sont noyés sous les eaux du
Déluge.
Mais le livre des Jubilés propose une suite à l’épisode des Veilleurs. Car au sortir du
Déluge, les esprits procédant des Géants morts sont encore là, et tourmentent les fils de Noé.
Dans cette perspective, le mythe des Veilleurs apparaît bien, dans les Jubilés, comme une
étiologie de la condition humaine, marquée par l’action incessante des démons, qui égarent les
hommes, les aveuglent ou les font périr. Noé invoque d’ailleurs la divinité, afin que ces
esprits nés des Veilleurs, des esprits malfaisants, sauvages et destructeurs, soient
définitivement anéantis. C’est alors qu’intervient, dans le livre des Jubilés, un autre
personnage, le « prince des esprits », Mastéma. Le mythe des anges rebelles à Dieu,
descendus sur terre, croise ici un autre motif, celui d’un adversaire singulier de la divinité,
déchu de sa place au sein de la cour céleste. Un motif qui pointe déjà dans la Bible hébraïque,
notamment dans l’oracle d’Isaïe contre l’étoile du matin, helel ben shaḥar, expression que la
Vulgate traduira par Lucifer, le « porteur de lumière »322. Ou encore dans la proclamation
d’Ézéchiel contre le roi de Tyr, qui évoque comment un chérubin céleste fut expulsé de la
320
Jub. IV,15.
Jub. V,1.
322
Is. XIV,12-15.
321
258
cour divine en raison de son arrogance et de sa conduite injuste, et précipité dans les
flammes323. Dans le contexte du premier christianisme, ce personnage est très vite assimilée
au Satan (l’« adversaire »), une figure ambiguë qui, dans la Bible hébraïque, joue le rôle de
procureur (ou diabolos en grec) de la république divine324. Ainsi le Jésus de Luc affirme : « Je
voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair »325. Dans la Vita Adae, un pseudépigraphe
biblique qu’il faut sans doute dater du début de notre ère, on trouve le mythe de l’expulsion de
Satan pleinement développé : Satan rapporte lui-même comment il fut chassé du jardin
d’Éden parce qu’il avait refusé de s’incliner devant l’homme, fait à l’image de dieu (et donc,
curieusement, parce qu’il avait refusé de s’adonner à une forme d’idolâtrie)326. Le Mastéma
du livre des Jubilés, littéralement « Hostilité », est étymologiquement lié au Satan de la Bible
hébraïque, et explicitement identifié à celui-ci dans le passage qui nous intéresse327. Ce Prince
des démons, au contraire des Veilleurs enchaînés jusqu’à la fin des temps, est bel et bien
encore et toujours actif en ce monde.
Dans le livre des Jubilés, Mastéma prie Dieu de laisser en son pouvoir un dixième des
esprits, afin de faire régner un certain équilibre en ce monde : « Seigneur Créateur, laisses-en
(quelques-uns) devant moi pour qu’ils écoutent ma voix et fassent tout ce que je leur dirai. En
effet, s’il ne m’en reste aucun, je ne pourrais pas exercer le pouvoir de ma volonté sur les
humains, or ces derniers sont voués à corrompre et à détruire avant que je ne sois jugé, car la
323
Ez. XXVIII,13-19.
Pour une histoire du Satan, cf. notamment P. L. Day, An Adversary in Heaven : Satan in the Hebrew Bible,
Atlanta, Scholars Press, 1988 ; E. Pagels, The Origins of Satan, New York, Vintage Books, 1996. Sur le Satan
dans la Bible hébraïque, cf. récemment R. E. Stokes, « The Devil Made David Do It… Or Did He ? The Nature,
Identity, and Literary Origins of the Satan in 1 Chronicles 21:1 », Journal of Biblical Literature 128.1 (2009),
pp. 91-106. De manière générale, cf. C. Breytenbach, P. L. Day, « Satan », in Dictionary of Deities and Demons,
pp. 726-732.
325
Ev. Luc. X,18 : Ἐθεώρουν τὸν Σατανᾶν ὡς ἀστραπὴν ἐκ τοῦ οὐρανοῦ πεσόντα.
326
Vit. Ad. 12-16. Sur ce motif, on attend la publication des travaux de Philippe Borgeaud. Cf. également M. E.
Stone, « The Fall of Satan and Adam’s Penance : Three Notes on The Books of Adam and Eve », in G. A.
Anderson (éd.), Literature on Adam and Eve, Leiden, Brill, 2000, pp. 43-56 ; J.-D. Kaestli, « Le mythe de la
chute de Satan et la question du milieu d’origine de la Vie d’Adam et Eve », in D. H. Warren, A. G. Brock, D. W.
Pao (éds.), Early Christian Voices. In Texts, Traditions and Symbols. Essays in Honor of François Bovon,
Boston – Leiden, Brill, 2003, pp. 341-354. Le motif des anges rebelles à l’idée de création de l’homme se
retrouve également dans la littérature rabbinique, cf. notamment J. San. 38b.
327
Cf. J. W. van Henten, « Mastema », in Dictionary of Deities and Demons, pp. 553-554.
324
259
méchanceté des humains est grande. »328 Dieu accède à la demande de son adversaire, et un
dixième des esprits mauvais est ainsi laissé sur terre pour obéir au Satan. L’action des démons
dans le monde sera double, car ceux-ci sont à la fois la cause des souffrances physiques, de la
maladie, qui surgit lorsque ces esprits désincarnés s’infiltrent dans le corps des hommes, mais
aussi des errances morales d’une humanité qu’ils séduisent et incitent à s’éloigner des
prescriptions divines. C’est ainsi que Mastéma et ses démons participent activement, dans le
livre des Jubilés, à l’invention de l’idolâtrie.
C’est à Our en Chaldée, le lieu de naissance d’Abraham, que selon les Jubilés les
hommes firent pour la première fois des idoles. C’est tout de suite après la destruction de la
tour de Babel, et de la dispersion de l’humanité, qu’un dénommé Our, fils de Kesed, fonda la
ville du même nom. Là :
(Les hommes) se firent des statues de fonte, et chacun adorait une idole, la statue
de fonte qu’il s’était faite pour lui-même. Ils commencèrent aussi à faire des
images sculptées et d’impurs simulacres. Les esprits pervers (les) aidaient et (les)
égaraient pour qu’ils commettent le péché et l’impureté. Le prince Mastéma
s’efforçait de provoquer tout cela. Il envoyait d’autres esprits – ceux qui avaient
été mis en son pouvoir –, pour provoquer toutes sortes de crimes, de péchés et de
vices, pour corrompre, pour détruire et pour répandre le sang sur la terre.329
Pour le livre des Jubilés, c’est donc l’hybris des hommes, plus que le deuil ou le regret, qui est
à l’origine des images. Mais c’est sous l’influence des démons et de leur chef, Mastéma, que
les hommes se sont corrompus, et éloignés du dieu véritable. Les Jubilés sont ainsi le premier
témoin de ce motif qui voit l’intervention des esprits néfastes et du Diable, derrière
l’invention de l’idolâtrie.
328
329
Jub. X,8.
Jub. XI,4-6.
260
C’est aussi dans le livre des Jubilés que l’on rencontre pour la première fois cet autre
motif, qui court, via le Midrash rabbinique jusque dans le Coran, selon lequel Abraham serait
le premier homme qui, après le Déluge, observa le ciel et sut à nouveau reconnaître dans la
création l’œuvre du Créateur330. Avec Abraham commence l’histoire de ce peuple qui
échappe aux errances du reste de l’humanité, entraînée par les démons dans l’adoration des
réalités sensibles, et dont Juifs, Chrétiens et Musulmans se réclameront bientôt également
héritiers331.
ABRAHAM ET LES IDOLES
Dans une mémoire religieuse que partagent les traditions juives, chrétiennes et islamiques,
Abraham marque la rupture entre l’idolâtrie et la vraie religion332. L’Islam a développé à cet
égard le concept de « religion d’Abraham » (dīn ou millat Ibr hīm), dont elle se revendique
explicitement l’héritière333. Le Coran proclame : « Qui donc professe une meilleure religion
que celui qui se soumet à Dieu, celui qui fait le bien, celui qui suit la religion d’Abraham
comme un vrai croyant (millata Ibr hīma hạnīfan) ? Dieu a pris Abraham pour ami »334 Paul,
déjà, affirmait que « ce sont les croyants (oi ek pisteôs) qui sont fils d’Abraham »335. C’est à
partir de ces prémisses qu’Eusèbe de Césarée pourra écrire, trois siècles plus tard,
qu’« aujourd’hui, c’est dans les œuvres des seuls Chrétiens répandus dans l’univers entier
qu’on trouve, plus clairement reproduite que dans tout discours, la forme de la religion
330
Jub. XII,16-17.
À ce sujet, cf. notamment G. G. Stroumsa, « From Abraham’s Religion to the Abrahamic Religions »,
Historia Religionum 3 (2011), pp. 11-22.
332
De manière générale, cf. Encyclopaedia of the Bible and its reception, s.v. « Abraham ».
333
À ce sujet, cf. Stroumsa, « From Abraham’s Religion to the Abrahamic Religions ».
334
Coran IV,125 (trad. Masson).
335
Ep. Gal. III,7 : Γινώσκετε ἄρα ὅτι οἱ ἐκ πίστεως, οὗτοι υἱοί εἰσιν Ἀβραάμ.
331
261
(theosebeias) d’Abraham »336. Pour le Coran, « Abraham n’était ni Juif ni Chrétien mais il
était un vrai croyant soumis à Dieu (hạnīfan musliman) ; il n’était pas au nombre des
polythéistes (al-mushrikīna, littéralement « les associateurs », c’est-à-dire ceux qui associent à
All h d’autres divinités) »337. Introduit en Arabie par le patriarche et son fils Ismaël, qui
fondèrent la Ka‘ba, ce premier monothéisme (hạnīfiyya338) devait être obscurci au fil des
générations, mais jamais complètement oublié, avant que Mohammed n’en ranime la flamme.
Selon un chroniqueur arménien de la seconde moitié du VIIe siècle, c’est d’ailleurs au nom de
la promesse faite par Dieu à Abraham que les descendants d’Ismaël se seraient lancés à la
conquête de la Palestine339. Le Coran rapporte ainsi comment Abraham parvint, en observant
les astres, à la conclusion qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul Dieu :
Lorsque la nuit l’enveloppa, il vit une étoile et il dit : « Voici mon
Seigneur (rabbī) ! » Mais il dit, lorsqu’elle eut disparu : « Je n’aime pas ceux qui
disparaissent ». Lorsqu’il vit la lune qui se levait, il dit : « Voici mon Seigneur ! »
Mais il dit, lorsqu’elle eut disparu : « Si mon Seigneur ne me dirige pas, je serai au
nombre des égarés ». Lorsqu’il vit le soleil qui se levait, il dit : « Voici mon
Seigneur ! C’est le plus grand ! » Mais il dit, lorsqu’il eut disparu : « O mon
peuple ! Je désavoue ce que vous associez (tushrikūna) à Dieu. Je tourne mon
Eus. HE I,4,14 (trad. Grapin) : ἔργοις δὲ λόγων ἐναργεστέροις ἐπὶ τοῦ παρόντος παρὰ μόνοις Χριστιανοῖς
καθ' ὅλης τῆς οἰκουμένης ἀσκούμενος αὐτὸς ἐκεῖνος ὁ τῆς θεοσεβείας τοῦ Ἀβραὰμ ἀναπέφηνε τρόπος.
337
Coran III,67. Cf. aussi II,135 ; III,95 ; VI,161 ; XVI,120.123. Sur la traduction de mushrikīna par
« associateurs », voir G. R. Hawting, The Idea of Idolatry and the Emergence of Islam. From Polemic to History,
Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 21, 48-49.
338
Pour la tradition musulmane, le concept de hạnīfiyya désigne la « vraie foi », et apparaît comme un quasisynonyme de celui de dīn Ibr hīm. Le terme peut être rattaché à la racine ḥ-n-f, « tourner », « se détourner ». Les
ḥunaf seraient donc ceux qui « se détournent » de l’idolâtrie. Montgomery Watt relève toutefois que le terme
hạnīf a d’abord pu être utilisé, en contexte juif et chrétien, comme un équivalent de « païen », et donc que le
Coran « donne (…) à ce mot une signification tout à fait nouvelle » (W. M. Watt, Mahomet, Paris, Payot, 1989,
p. 455 ; cf. aussi pp. 202-205). Cf. C. Luxenberg, The Syro-Aramaic reading of the Koran : a contribution to the
decoding of the language of the Koran, Berlin, Verlag Hans Schile, 2007 (2000), pp. 55-57, pour lequel le terme
dérive du syriaque ḥanp , « païen ». Ce dernier considère que c’est d’ailleurs là le sens original de l’épithète
hạnīf, attribuée à Abraham dans le Coran : « …what is meant is : Abraham was indeed (by birth) a heathen, but
he was no idolater ! ».
339
Ps.-Sébéos Hist. d’Héraclius XXX. À ce sujet, voir les thèses ‒ controversées mais néanmoins stimulantes ‒
de P. Crone, M. Cook, Hagarism, the Making of the Islamic World, Londres – New York, Cambridge UP, 1977,
en particulier ici pp. 6-8.
336
262
visage, comme un vrai croyant (hạnīfan), vers celui qui a créé les cieux et la terre.
Je ne suis pas au nombre des polythéistes (al-mushrikīna) ».340
Il convient, pour saisir cette histoire, de revenir encore une fois en arrière.
À l’issue de la conquête de Canaan, dans un discours rétrospectif qui clôt le livre de
Josué, Dieu rappelle aux Israélites : « C’est de l’autre côté du fleuve qu’ont habité autrefois
vos pères, Térah père d’Abraham et père de Nahor, et ils servaient (wa-yʽavdu) d’autres
dieux. Je pris votre père Abraham de l’autre côté du fleuve et je le conduisis à travers tout le
pays de Canaan, je multipliai sa postérité et je lui donnai Isaac »341.
Abraham était donc né parmi les idolâtres. Selon une tradition bien établie au tournant
de notre ère, c’est lui qui, le premier comprit qu’il n’y a qu’un seul Dieu, créateur de
l’univers342. Ainsi Philon d’Alexandrie rappelle-t-il, dans son De Abrahamo (notamment), que
les Chaldéens vénéraient des êtres visibles, sans idée des réalités supérieures : « ils
examinaient l’ordre qui règne en ces nombres, selon les révolutions du soleil, de la lune, de
tous les astres, planètes, étoiles fixes, selon les changements des saisons annuelles et la
sympathie des choses du ciel par rapport à celles de la terre, et pensaient que l’univers luimême était dieu ; non sans impiété, ils assimilaient la création à son auteur. » Au cœur de
cette humanité tout entière stoïcienne, Abraham ouvrit les yeux « et observa ce qu’il n’avait
pas vu auparavant, un conducteur et pilote préposé à l’univers, assurant la direction de son
propre ouvrage, assurant la surveillance et la protection de toutes celles de ses parties qui sont
340
Coran VI,76-79 (trad. Masson).
Jos. XXIV,2-3 : ‫יכֵ֤ם אֶת־‬
ֶ ‫ֹֽעֹולם ֶת ֶַּ֛רח אֲבִּ֥י ַאבְר ֵּ֖הם ַוא ֲַ֣בי נ ָ֑חֹור ַוי ַ ַעב ְֵּ֖דּו אֱלהִּ֥ים אֲח ֹֽרים׃ ַ֠ו ֶאקַח אֶת־אֲב‬
ֶ֔ ‫ב ְַ֣עבֶר הַנ ָ֗הר ישְבֵ֤ ּו ֲאבֹֹֽותיכֶם֙ מ‬
‫ַארבֶה֙ אֶת־ז ְַר ֶ֔עֹו וֹֽאֶתֶ ן־לֵּ֖ ֹו אֶת־יצְחֹֽק‬
ְ ‫ל־א ֶרץ כ ְָ֑נעַן וארב ו‬
ַ֣ ֶ ‫אֹותֹו בְכ‬
ֵּ֖ ‫ַאבְרהם֙ מ ַ֣עבֶר הַנ ֶ֔הר ואֹולְִּ֥ך‬.
342
Cf. W. L. Knox, « Abraham and the Quest for God », The Harvard Theological Review 28.1 (1935), pp. 5560, et les commentaires de S. Sandmel, « Abraham’s Knowledge of the Existence of God », The Harvard
Theological Review 44.3 (1951), pp. 55-60. Sur la postérité de ce motif, cf. notamment P. Mandel, « The Call of
Abraham : A Midrash Revisited », Prooftexts 14.3 (1994), pp. 267-284. Cf. également G. W. E. Nickelsburg,
« Abraham the Convert. A Jewish Tradition and Its Use by the Apostle Paul », Biblical Figures outside the
Bible, pp. 151-175.
341
263
dignes de la sollicitude divine. »343 Dans ses Antiquités judaïques, Flavius Josèphe écrit : « Il
(Abraham) fut le premier à oser montrer que Dieu, créateur de l’univers, est un, et que pour le
reste, si quelque chose contribue au bien-être humain, c’est en chaque cas en vertu des décrets
divins, et non en vertu d'une puissance propre. Il avait déduit ces conceptions des évolutions
de la terre et de la mer, de la course du soleil et de la lune, et de tous les phénomènes
célestes : si tous ces corps avaient une puissance à eux, ils auraient pourvu à leur propre
régularité ; mais comme tel n’est pas le cas, il est manifeste que même les actions auxquelles
ils concourent pour notre plus grand profit ne proviennent pas de leur autorité propre, mais
procèdent de la force de celui qui les dirige, auquel seul il convient d’adresser hommages et
actions de grâce »344.
La preuve cosmologique de l’existence de Dieu est une idée chère à la philosophie
grecque. La course de la lune, du soleil et de l’univers entier, l’ordre des saisons, des mois et
des années, sont autant de preuves que les dieux existent, suggérait Platon345. Aristote écrivait
quant à lui, dans la Métaphysique, que l’ordonnancement des astres et de leurs mouvements
Ph. Abr. 69-70 (trad. Gorez) : Χαλδαῖοι γὰρ ἐν τοῖς μάλιστα διαπονήσαντες ἀστρονομίαν καὶ πάντα ταῖς
κινήσεσι τῶν ἀστέρων ἀναθέντες ὑπέλαβον οἰκονομεῖσθαι τὰ ἐν κόσμῳ δυνάμεσιν, ἃς περιέχουσιν ἀριθμοὶ καὶ
ἀριθμῶν ἀναλογίαι, <καὶ> τὴν ὁρατὴν οὐσίαν ἐσέμνυνον τῆς ἀοράτου καὶ νοητῆς οὐ λαβόντες ἔννοιαν, ἀλλὰ
τὴν ἐν ἐκείνοις τάξιν διερευνώμενοι κατά τε τὰς ἡλίου καὶ σελήνης καὶ τῶν ἄλλων πλανήτων καὶ ἀπλανῶν
περιόδους καὶ κατὰ τὰς τῶν ἐτησίων ὡρῶν μεταβολὰς καὶ κατὰ τὴν τῶν οὐρανίων πρὸς τὰ ἐπίγεια συμπάθειαν
τὸν κόσμον αὐτὸν ὑπέλαβον εἶναι θεόν, οὐκ εὐαγῶς τὸ γενόμενον ἐξομοιώσαντες τῷ πεποιηκότι. ταύτῃ τοι τῇ
δόξῃ συντραφεὶς καὶ χαλδαΐσας μακρόν τινα χρόνον, ὥσπερ ἐκ βαθέος ὕπνου | διοίξας τὸ τῆς ψυχῆς ὄμμα καὶ
καθαρὰν αὐγὴν ἀντὶ σκότους βαθέος βλέπειν ἀρξάμενος ἠκολούθησε τῷ φέγγει καὶ κατεῖδεν, ὃ μὴ πρότερον
ἐθεάσατο, τοῦ κόσμου τινὰ ἡνίοχον καὶ κυβερνήτην ἐφεστῶτα καὶ σωτηρίως εὐθύνοντα τὸ οἰκεῖον ἔργον,
ἐπιμέλειάν τε καὶ προστασίαν καὶ τῶν ἐν αὐτῷ μερῶν ὅσα θείας ἐπάξια φροντίδος ποιούμενον.
344
J. AJ, I,155-157 (trad. Nodet) : πρῶτος οὖν τολμᾷ θεὸν ἀποφήνασθαι δημιουργὸν τῶν ὅλων ἕνα, τῶν δὲ
λοιπῶν εἰ καί τι πρὸς εὐδαιμονίαν συντελεῖ κατὰ προσταγὴν τὴν τούτου παρέχειν ἕκαστον καὶ οὐ κατ' οἰκείαν
ἰσχύν. εἰκάζεται δὲ ταῦτα τοῖς γῆς καὶ θαλάσσης παθήμασι τοῖς τε περὶ τὸν ἥλιον καὶ τὴν σελήνην καὶ πᾶσι τοῖς
κατ' οὐρανὸν συμβαίνουσι· δυνάμεως γὰρ αὐτοῖς παρούσης καὶ προνοῆσαι τῆς κατ' αὐτοὺς εὐταξίας, ταύτης δ'
ὑστεροῦντας φανεροὺς γίνεσθαι μηδ' ὅσα πρὸς τὸ χρησιμώτερον ἡμῖν συνεργοῦσι κατὰ τὴν αὐτῶν ἐξουσίαν,
ἀλλὰ κατὰ τὴν τοῦ κελεύοντος ἰσχὺν ὑπουργεῖν, ᾧ καλῶς ἔχει μόνῳ τὴν τιμὴν καὶ τὴν εὐχαριστίαν ἀπονέμειν.
345
Cf. W. Burkert, Griechische Religion der archaischen und klassischen Epoche, Stuttgart, Kohlhammer, 20112
(1977), pp. 483-392. Sur l’influence de cette idée sur la littérature juive d’époque hellénistique et la littérature
chrétienne ancienne, cf. notamment D. Runia, « Worshipping the Visible Gods. Conflict and Accomodation in
Hellenic, Hellenistic Judaism and Early Christianity », in A. Houtman, A. de Jong, M. Misset-van de Weg (éds.),
Empsychoi Logoi‒Religious Innovations in Antiquity. Studies in Honour of Pieter Willem van der Horst, Leiden
‒ Boston, Brill, 2008, pp. 47-61.
343
264
démontrait l’existence du premier moteur346. De même rappelait-il, à propos de Xénophane,
que « C’est en regardant le ciel qu’il pensa que Dieu est un »347. Mais ce motif perce
également dans la Bible hébraïque, notamment dans les Psaumes : « Les cieux rendent
compte de la gloire de Dieu »348. La Sagesse de Salomon, on l’a vu, postule également que
l’on pouvait reconnaître Celui qui est (ton onta) en observant ses œuvres (ta erga) ; mais les
sots « c’est le feu, ou le vent, ou l’air rapide, ou la voûte étoilée, ou l’eau impétueuse, ou les
luminaires du ciel, qu’ils ont considérés comme des dieux, gouverneurs du monde »,
incapables de voir « combien leur Maître est supérieur, car c’est la source même de la beauté
qui les a créés »349. Il n’est sans doute pas inintéressant de remarquer que dans cette
perspective, l’existence de Dieu relève en premier lieu d’une forme de connaissance, et ne
découle donc pas nécessairement d’une révélation céleste.
Chez Flavius Josèphe, Abraham est lui-même présenté comme le prototype du
philosophe grec350. L’historien juif souligne ainsi d’entrée son intelligence, ses dons de
persuasion, l’infaillibilité de ses raisonnements ‒ des qualités qui amenèrent précisément
Abraham à une conception plus élevée des vertus et de la divinité que celles des autres
hommes351. Mais Abraham, qui voyagea de Chaldée en Judée et de Judée en Égypte, est aussi
pour Josèphe celui qui diffusa la connaissance de l’arithmétique et de l’astronomie, « car
346
Cf. Pl. Lg X,866a ; 966d-e ; Arist. Met. 1074b. Cf. W. Jaeger, The Theology of the Early Greek Philosophers.
The Gifford Lectures 1936, Oxford, Clarendon Press, 1947, pp. 155-164.
347
Arist. Met. 986b : Ξενοφάνης δὲ πρῶτος τούτων ἑνίσας (…), ἀλλ’ εἰς τὸν ὅλον οὐρανὸν ἀποβλέψας τὸ ἓν
εἶναί φησι τὸν θεόν (= Xénophane, fr. 22 Diels-Kranz).
348
Ps. XIX,2. À ce sujet, cf. J. J. Collins, « Natural Theology and Biblical Tradition : The Case of Hellenistic
Judaism », The Catholic Bible Quarterly 60.1 (1998), pp. 1-15.
349
Sap. XIII,1-3 : Μάταιοι μὲν γὰρ πάντες ἄνθρωποι φύσει, οἷς παρῆν θεοῦ ἀγνωσία καὶ ἐκ τῶν ὁρωμένων
ἀγαθῶν οὐκ ἴσχυσαν εἰδέναι τὸν ὄντα οὔτε τοῖς ἔργοις προσέχοντες ἐπέγνωσαν τὸν τεχνίτην, ἀλλ' ἢ πῦρ ἢ
πνεῦμα ἢ ταχινὸν ἀέρα ἢ κύκλον ἄστρων ἢ βίαιον ὕδωρ ἢ φωστῆρας οὐρανοῦ πρυτάνεις κόσμου θεοὺς
ἐνόμισαν. ὧν εἰ μὲν τῇ καλλονῇ τερπόμενοι ταῦτα θεοὺς ὑπελάμβανον, γνώτωσαν πόσῳ τούτων ὁ δεσπότης ἐστὶ
βελτίων, ὁ γὰρ τοῦ κάλλους γενεσιάρχης ἔκτισεν αὐτά. Cf. M. Gilbert, « Le thème de la connaissance de Dieu
dans le Livre de la Sagesse », in J. Coppens (éd.), La notion biblique de Dieu. Le Dieu de la Bible et le Dieu des
philosophes, Gembloux – Leuven, J. Duculot – University Press, 1976, pp. 191-210.
350
À ce sujet, voir L. H. Feldman, « Abraham the Greek Philosopher in Josephus », Transactions and
Proceedings of the American Philological Association 99 (1968), pp. 143-156.
351
J. AJ 1,155 : ὢν συνεῖναί τε περὶ πάντων καὶ πιθανὸς τοῖς ἀκροωμένοις περί τε ὧν εἰκάσειεν οὐ διαμαρτάνων.
διὰ τοῦτο καὶ φρονεῖν μεῖζον ἐπ' ἀρετῇ τῶν ἄλλων ἠργμένος καὶ τὴν περὶ τοῦ θεοῦ δόξαν. Également I,166.
265
avant l’arrivée d’Abram, les Égyptiens étaient dans l’ignorance de ces sciences : elles
passèrent donc des Chaldéens à l’Égypte, pour parvenir jusqu’aux Hellènes. »352 Ainsi est-ce
par le biais d’Abraham que les sciences et la philosophie ont passé chez les Grecs353. Ce
discours, qui affirme la prééminence des Juifs dans l’histoire culturelle de l’humanité, était
déjà présent chez Artapan, on l’a vu, qui faisait de Moïse le maître d’Orphée, tout en
suggérant déjà qu’Abraham avait enseigné l’astrologie aux Égyptiens354. Un autre auteur du
judaïsme hellénistique, le pseudo-Eupolème, dont seuls quelques fragments nous sont
parvenus (cités comme Artapan, via la Préparation évangélique d’Eusèbe de Césarée),
attribuait quant à lui à Abraham la découverte de l’astronomie et des arts chaldéens, qu’il
aurait ensuite transmis, à Héliopolis, aux prêtres égyptiens355. Josèphe se réfère au témoignage
de Bérose, l’historien babylonien du IIIe siècle avant notre ère, qui aurait mentionné Abraham
(sans toutefois le nommer) dans ses Babyloniaka : « Après le déluge, dans la dixième
génération, il y eut chez les Chaldéens un homme juste, illustre et versé dans la connaissance
des choses célestes (ta ourania) »356.
J. AJ 1,167-168 : τήν τε ἀριθμητικὴν αὐτοῖς χαρίζεται καὶ τὰ περὶ ἀστρονομίαν παραδίδωσι. πρὸ γὰρ τῆς
Ἁβράμου παρουσίας Αἰγύπτιοι τούτων εἶχον ἀμαθῶς· ἐκ Χαλδαίων γὰρ ταῦτ' ἐφοίτησεν εἰς Αἴγυπτον, ὅθεν ἦλθε
καὶ εἰς τοὺς Ἕλληνας.
353
Sur le motif du « larcin des Grecs », cf. A. J. Droge, Homer or Moses ? Early Christian Interpretation of the
History of Culture, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1989, en particulier ici pp. 35-47.
354
Artapan, fr. 1 Holladay. Cf. supra, chap. 3, pp. 146-152.
355
Ps.-Eupolème, fr. 1 Holladay (Eus. PE IX,17,1-9) : …γενέσθαι Ἁβραὰμ γενεᾷ, εὐγενείᾳ καὶ σοφίᾳ πάντας
ὑπερβεβηκότα, ὃν δὴ καὶ τὴν ἀστρολογίαν καὶ Χαλδαϊκὴν εὑρεῖν ἐπί τε τὴν εὐσέβειαν ὁρμήσαντα εὐαρεστῆσαι
τῷ θεῷ. (…) συζήσαντα δὲ τὸν Ἁβραὰμ ἐν Ἡλιουπόλει τοῖς Αἰγυπτίων ἱερεῦσι πολλὰ μεταδιδάξαι αὐτοὺς καὶ
τὴν ἀστρολογίαν καὶ τὰ λοιπὰ τοῦτον αὐτοῖς εἰσηγήσασθαι, φάμενον Βαβυλωνίους ταῦτα καὶ αὑτὸν εὑρηκέναι,
τὴν δὲ εὕρεσιν αὐτῶν εἰς Ἐνὼχ ἀναπέμπειν, καὶ τοῦτον εὑρηκέναι πρῶτον τὴν ἀστρολογίαν, οὐκ Αἰγυπτίους.
Sur cet auteur (peut-être un auteur samaritain), cf. notamment C. R. Holladay, Fragments from HellenisticJewish Authors, 4 vols., Chico, puis Atlanta, Scholars Press, 1983-1996, vol. 1 (Historians), pp. 157-187 ; J. J.
Collins, Between Athens and Jerusalem. Jewish Identity in the Hellenistic Diaspora, Grand Rapids MI,
Eerdmans, 20002, pp. 47-50. Cf. également ps.-Orphée, apud Clem. Alex. Strom. V,XIV,123,2 ; Eus. PE
XIII,12,4-5.
356
J. AJ I,158 (= Bérose, fr. 6) : Μνημονεύει δὲ τοῦ πατρὸς ἡμῶν Ἁβράμου Βηρωσός, οὐκ ὀνομάζων, λέγων δ'
οὕτως· “μετὰ δὲ τὸν κατακλυσμὸν δεκάτῃ γενεᾷ παρὰ Χαλδαίοις τις ἦν δίκαιος ἀνὴρ καὶ μέγας καὶ τὰ οὐράνια
ἔμπειρος. Sur Bérose, cf. supra, n. 311.
352
266
C’est donc Abraham qui, le premier, aurait déduit de l’observation des phénomènes célestes
l’existence de Dieu ‒ chez Josèphe, et de manière tout à fait originale, en constatant non pas la
régularité mais au contraire l’irrégularité de la course des astres357. Josèphe élude néanmoins
tout un pan de cette tradition, qui veut qu’Abraham fut aussi le premier à avoir démontré
l’inanité des idoles, et que ce n’est qu’après avoir détruit les idoles de son père, Térah, qu’il
quitta la Mésopotamie pour se rendre en Canaan. En d’autres termes, la découverte du
« monothéisme » serait concomitante de l’invention de la violence religieuse.
Au chapitre XI du livre des Jubilés, on apprend que le jeune Abraham comprit très tôt
que l’humanité s’était égarée en adorant des images scultptées. L’histoire d’Abraham fournit
ici le cadre narratif d’une brève polémique contre les idoles. À son père, Abraham demande :
« Quel aide et quel profit avons-nous de ces idoles que tu adores et devant lesquelles tu te
prosternes ? Il n’y a en elles aucun souffle : ce sont des (images) muettes, un égarement de
l’esprit. Ne les adorez pas, adorez le Dieu du ciel qui fait descendre sur terre la pluie et la
rosée, qui produit tout sur la terre, qui a tout créé par Sa parole et de qui procède toute vie.
Pourquoi adorez-vous ces choses qui n’ont pas de souffle ? Elles sont faites par les mains (de
l’homme). Vous les portez vous-mêmes sur vos épaules, mais il n’en vient aucun secours pour
vous, seulement une grande honte pour ceux qui les fabriquent et un égarement de l’esprit
pour ceux qui les adorent. Ne les adorez pas. »358 Dans les Jubilés, le père d’Abraham, Térah,
reconnaît que l’humanité s’égare en adorant des idoles, mais pense qu’il doit dissimuler cette
connaissance, de peur d’être tué. L’auteur des Jubilés postule ainsi une chaîne de transmission
ésotérique au sein de laquelle se préserve la véritable piété, d’Adam à Noé et de Noé à
Abraham. C’est à celui-ci que reviendra en quelque sorte le rôle de faire éclater au grand jour
cette vérité ensevelie. Une nuit, à l’âge de soixante ans, Abraham se lève et met le feu au
357
Comparer notamment Cic. ND II,14-15 ; Ph. Leg. III,99 ; Spec. Leg. I,33-35. Cf. Feldman, « Abraham the
Greek Philosopher », pp. 146-149.
358
Jub. XII,1-5.
267
temple des idoles, les détruisant toutes359. Son frère, Haran, qui s’était précipité pour éteindre
l’incendie, fut consumé par les flammes et c’est ainsi qu’il mourut à Our des Chaldéens,
comme peut le suggérer ce verset énigmatique de la Genèse : « Harân mourut avant son père
Térah dans le pays de sa famille, à Our des Chaldéens »360.
S’il connaît le motif, l’auteur des Jubilés semble néanmoins réticent à l’idée d’une
preuve uniquement cosmologique de l’existence de Dieu. Tandis qu’Abraham séjourne à
Harran, il s’installe un soir pour observer le ciel et cherche à déterminer combien de pluies
tomberont cette année. Mais très vite il renonce, déclarant : « Tous les signes (donnés par) les
astres et ceux (que donnent) le soleil et la lune sont tous dans la main du Seigneur. Que vais-je
chercher ? S’Il le désire, Il fait pleuvoir matin et soir, et s’Il le désire, Il ne laisse pas tomber
(la pluie). Toutes choses sont dans Ses mains. » La connaissance de Dieu, acquise par
Abraham dès son plus jeune âge, est ici un préalable. Dans les traditions plus tardives, c’est
un Abraham encore bébé qui, dissimulé par sa mère dans une grotte et miraculeusement
nourri par l’ange Gabriel, considérant d’abord les étoiles qui apparaissaient puis
disparaissaient dans le ciel, puis le soleil, puis la lune tour à tour comme des dieux, proclama
qu’il ne pouvait en fait y avoir qu’une seule divinité qui les animait tous361. Dans les Jubilés,
le motif de l’observation céleste n’intervient que plus tard, mais c’est néanmoins à ce
moment-là que Dieu se révèle à Abraham pour l’enjoindre à quitter son pays et se diriger vers
une terre promise, où sa déscendance sera bénie. À Abraham, un ange enseigne alors la
359
Jub. XII,12. Sur la postérité de cette tradition spécifique dans la littérature chrétienne, cf. W. Adler,
« Abraham and the Burning of the Temple of Idols : Jubilees’ Traditions in Christian Chronography », The
Jewish Quarterly Review 77.2/3 (1986-1987), pp. 95-117.
360
Ge. XI,28 : ‫ָאביו בְאֶ ִֶּ֥רץ מֹֹֽולַדְ ֵּ֖תֹו ב ְִּ֥אּור ַכשְדֹֽים‬
ָ֑ ‫וַיַ֣מת ה ֶ֔רן עַל־פְנֵּ֖י ֶ ַ֣ת ַרח‬. Cette exégèse, qui associe la mort de Harân à
l’action iconoclaste d’Abraham, est bien attestée dans la littérature rabbinique. Cf. notamment Tg. Ps.-J., ad
loc. ; Ge. R. XXXVIII; avec L. Ginzberg, Legends of the Jews, 7 vols., Philadelphia, Jewish Publication Society,
1909-1938, vol. 1, pp. 189-203, 209-217. Le motif d’Abraham détruisant les idoles est largement développé dans
un pseudépigraphe du Ier ou IIe siècle de notre ère, l’Apocalypse d’Abraham, dont seule une traduction en slavon
nous est parvenue. Je me propose de revenir ailleurs sur les différentes variantes de ce récit.
361
Ginzberg, Legends of the Jews, vol. 1, pp. 189-190.
268
langue du paradis, la langue de la Création, oubliée après l’épisode de la tour de Babel mais
qui est préisément celle qu’emploie l’auteur des Jubilés : l’hébreu.
Dans le livre des Jubilés, l’élection d’Israël est annoncée dès la Création du monde : « Voici
que je vais mettre à part pour Moi un peuple d’entre tous les peuples : il célébrera le sabbat, Je
Me le consacrerai comme Mon peuple et Je le bénirai. De même que J’ai consacré et
consacrerai pour Moi le jour du sabbat, de même Je les bénirai : ils seront Mon peuple et Je
serai leur Dieu. J’ai élu un rejeton dans ce que J’ai vu partout, Je l’ai inscrit comme Mon fils
aîné et Je me le suis consacré pour toujours. Je leur enseignerai le jour du sabbat pour qu’ils
s’y reposent de tout travail »362. Comme le septième jour a été mis à part lors de la Création,
Israël a été consacrée parmi les Nations.
Sur le modèle du récit biblique, la figure d’Abraham permet à l’auteur du livre des
Jubilés d’énoncer les critères de la singularisation d’Israël. Mais ces critères ne sont pas
nécessairement ceux qu’évoquait le récit de la Genèse. Sans doute la chose n’est-elle nulle
part plus explicite que dans le testament qu’Abraham livre à ses enfants. Ayant convoqué tous
ses fils, il leur enjoint de pratiquer la justice, de circoncire leurs enfants, de ne pas s’écarter
des voies prescrites par Dieu, de bannir d’entre eux la fornication et l’impureté ; de ne pas
prendre femme non plus parmi les filles de Canaan, cette nation qui avait fait sienne une terre
qui ne lui revenait pas et dont la descendance sera extirpée du pays. Il évoque la
condamnation des Géants et celle de Sodome, en raison de leur perversité. Puis il ajoute :
« Ne suivez pas les idoles de ces gens-là et leur impureté. Ne vous faites pas des dieux de
fonte ni des statues, car ce n’est rien, il n’y a pas d’esprit en eux : ce sont des œuvres de la
main, et tous ceux qui ont confiance en eux se confient au néant. Ne les servez pas, ne les
362
Jub. II,19-20. Cf. également II,31.
269
adorez pas. Mais servez le Dieu Très Haut et adorez-Le sans cesse. »363 Comme le rappelle
toutefois (ailleurs) l’auteur des Jubilés, la plupart des descendants d’Abraham devaient
bientôt se confondre avec le reste des Nations ; c’est par un seul de ses fils, Isaac, et par un
seul des fils d’Isaac, Jacob-Israël, que naît ce peuple saint, clergé de Dieu sur terre364. À Isaac,
Abraham demande une seconde fois : « …ne va pas à la suite des (démons) impurs, ni des
statues, ni des (idoles) de fonte »365 ; et plus loin : « Je vois mon fils combien les actes des
humains sont coupables et mauvais. Leurs actes ne sont qu’impuretés, bassesse, souillure, et il
n’y a pas de justice auprès d’eux. Garde-toi de marcher dans leurs voie et de fouler leur
sentier. (…) Détourne-toi de toutes leurs actions et de toute leur impureté ; observe
l’ordonnance du Dieu Très Haut, exécute sa volonté et sois droit en toutes choses. (Alors) Il te
bénira en tous tes actes, Il fera lever, issue de toi, une plantation de justice, par toute la terre,
en toutes les générations de la terre, et sous le ciel ton nom et le mien ne seront jamais passés
sous silence »366. À son petit-fils, Jacob, Abraham donne également les instructions
suivantes : « Sépare-toi des nations, ne mange pas avec elles, n’agis pas selon leurs manières,
et ne deviens pas leur semblable, car leurs actes sont impurs et toute leur conduite est souillée,
immonde, abominable. Ils offrent leurs sacrifices à des morts, ils adorent des démons et
mangent au milieu des tombes. Tout ce qu’ils font est vanité et néant. Ils n’ont pas
d’intelligence pour réfléchir, et leurs yeux ne voient pas ce que sont leur œuvres, ni comment
ils s’égarent en disant à un (morceau de) bois : “Tu es mon dieu”, et à un caillou : “Tu es mon
seigneur, tu es mon sauveur.” Ils n’ont pas d’intelligence. »
Dans une étude sur la représentation du monde habité dans le livre des Jubilés et les
Antiquités juives de Flavius Josèphe, Francis Schmidt suggérait d’envisager la littérature juive
363
Jub. XX,8-9.
Cf. notamment Jub. XVI,17-18 ; XIX,18.
365
Jub. XXI,5.
366
Jub. XXI,22-24.
364
270
d’époque hellénistique comme témoignant d’un phénomène de « contre-acculturation »367, où
certains éléments de la culture dominante, la langue, le vocabulaire, certains schémas
culturels, sont appropriés, et détournés, afin de servir un discours subversif, et de redéfinir
l’identité du groupe, ses limites, et son rapport à ceux qui demeurent au-delà. C’est dans un tel
processus que l’histoire culturelle, l’invention des arts et des images, se trouvent resémantisés
en une histoire de l’idolâtrie. La civilisation, dans cette perspective, manifeste l’égarement
progressif des hommes, et leur éloignement d’une pureté originelle. Mais cette perspective
dessine du même coup en creux, l’histoire et l’identité de ceux qui échappent à cette
dégénérescence et continuent de parler la langue de la Création368.
L’histoire d’Abraham propose le cadre narratif de cette mise à l’écart, marquant la
distinction qui sépare « Israël » des « autres », de chacun des groupes humains en opposition
auxquels « Israël » se construit. Le motif du rejet des idoles est désormais au cœur de ce qui
fait l’identité (ou les identités d’Israël), c’est-à-dire de ceux qui revendiquent pour eux
l’héritage d’Abraham.
L’idolâtrie est devenue un enjeu fondamental dans l’énonciation de cette différence.
367
F. Schmidt, « Jewish representations of the inhabited earth during the Hellenistic and Roman periods », in A.
Kasher, U. Rappaport, G. Fuks (éds.), Greece and Rome in Eretz Israel, Jerusalem: Yad Izhak Ben-Zvi Press The Israel Exploration Society, 1990, pp. 119-134.
368
Pour quelques aspects plus modernes de cette même question, on renverra au livre fondamental de M.
Olender, Les langues du Paradis. Aryens Sémites : un couple providentiel, Paris, Gallimard – Le Seuil, 1989.
271
Épilogue. Variations sur le veau d’or et ses anamorphoses
‫אין כל דור ודור שאין בו אונקי אחת מחטא של עגל‬
Y. Ta’anit IV,5
Il ne s’agit pas ici d’appréhender le récit du veau d’or, préservé au chapitre XXXII du livre de
l’Exode, dans son contexte d’énonciation original. C’est la légende du récit, c’est-à-dire
l’histoire de ses transformations, ou de ses déformations, que je me propose d’évoquer. La
notion d’anamorphose désigne un effet d’optique, la distorsion d’une image à travers ce que
Jurgis Baltrusaitis appelait une « perspective dépravée ». Un mécanisme que l’historien de
l’art proposait de déceler également du côté de la littérature, du mythe, de ses détournements
successifs, des aberrations optiques auxquelles donne précisément naissance la déformation
d’un récit dans le temps1. De ce point de vue, on ne sera pas surpris de découvrir que les
discours antiques (grecs et latins) sur l’Égypte millénaire, ses mythes et ses dieux, ont très tôt
croisé la mémoire de l’Exode dont le pays du Nil constitue l’arrière-plan.
Philon d’Alexandrie fut sans doute le premier auteur à associer explicitement le veau
d’or aux taureaux sacrés d’une Égypte dont il fait l’antithèse du judaïsme2. Sur le conseil de
quelques impies, une partie du peuple s’est laissé convaincre d’abandonner ses coutumes
propres et de sacrifier aux vaines fumées vénérées dans le pays du Nil. Dans l’ivresse du vin
et de la folie, les adorateurs du veau d’or ont sombré dans la non-religion des Égyptiens. À
1
Cf. J. Baltrusaitis, Les perspectives dépravées. Tome 2. Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus, Paris,
Flammarion, 1996 (1955), et surtout, sur ce dernier point, Id., La quête d’Isis : introduction à l’égyptomanie,
Paris, O. Perrin, 1967.
2
Cf. supra, chap. 3, pp. 181-185.
272
leur monstrueuse idole, ils ont offert « des sacrifices qui n’étaient pas des sacrifices, monté
des chœurs qui n’étaient pas des chœurs, chanté des hymnes ne différant en rien des marches
funèbres »3. Le veau d’or, chez Philon, incarne la menace toujours présente de l’apostasie.
Une rumeur tenace dans l’Antiquité (nous l’avons évoquée4) veut que les Juifs soient
en fait des Égyptiens d’origine, et que sous la forme d’un âne ils vénèrent le dieu sous la
conduite duquel ils ont abandonné leur première patrie. Ou, selon certaines versions
rapportées par Flavius Josèphe, qui cherche, lui, à démonter l’absurdité de ce type de récits,
c’est une tête d’âne en or que les Juifs garderaient cachée dans le Saint des Saints du Temple
de Jérusalem5. Ce motif est parfois confondu avec celui du veau d’or dans les écrits des Pères,
où la tête d’âne devient celle du taureau Apis6. Ainsi Lactance écrit-il dans ses Institutions
divines que les Hébreux à peine délivrés de leur captivité « s’abandonnèrent à la débauche, et
détournèrent leurs esprits vers les rites sacrilèges des Égyptiens. Pendant que Moïse était sur
la montagne où il demeura quarante jours, ils élevèrent la tête du bœuf appelé Apis, pour
qu’elle les précédât comme une enseigne. »7 Au XIVe siècle, le poète Boccace, citant Raban
Maur, rappelle encore que le taureau Sarapis (sic), vénéré en Égypte, est bien celui dont « les
Juifs devenus fous adorèrent la tête dans le désert »8.
Dès les premiers siècles de notre ère, le veau d’or devient un enjeu fondamental du
débat où se dessine l’identité du christianisme naissant. C’est autour du veau d’or notamment,
Ph. Mos. II,162 (trad. Arnaldez et al.) : θυσίας ἀθύτους ἀνῆγον καὶ χοροὺς ἀχορεύτους ἵστασαν ὕμνους τε ᾖδον
θρήνων.
4
Cf. supra, chap. 1, pp. 68-73.
5
Cf. notamment J. CA II,65.
6
À ce sujet, P. C. Bori, The Golden Calf and the Origins of the Jewish-Christian Controversy, Atlanta, Scholars
Press, 1990, Appendix II, « Images and Sterotypes of the Jewish People in the Ancient World : Golden Ass,
Golden Calf », pp. 101-113.
7
Lact. Inst. IV,10,11-12 (trad. Monat, modifiée) : Pro his tamen divinis beneficiis honorem Deo non
reddiderunt, sed depulsa jam servitute, jam siti fameque deposita, in luxuriam prolapsi, ad profanos
Aegyptiorum ritus animos transtulerunt. Cum enim Moyses dux eorum ascendisset in montem, atque ibi
quadraginta diebus moraretur, aureum caput bovis, quem vocant Apin, quod eos in signo praecederet,
figurarunt. Quo peccato ac scelere offensus Deus, impium et ingratum populum pro merito poenis gravibus
affecit, et legi, quam per Moysen dederat, subjugavit. Cf. également Ps.-Clem., Rec. I,35 ; Tert. Adv. Iud. 1 ;
Isid. Etym. VIII,11.
8
Boccace, Genealog. II,4 : …caput dicit Rabanus delirantes Judeos in heremo, loco Dei coluisse. Cf. Raban
Maur, Rer. nat. XV,6, qui cite lui-même Isid. Etym. VIII,11,85-86.
3
273
que se négocie le statut de la nouvelle religion, et son rapport à un judaïsme qui l’a précédé.
Dans le discours précédant son martyre, Étienne accusait déjà les Juifs d’être restés
des « hommes à la nuque raide, incirconcis de cœur et d’oreille », tout comme l’avaient été
leur pères9. Tandis que Moïse recevait les paroles de vie, les Hébreux avaient redirigé leurs
cœurs vers l’Égypte, façonnant le veau d’or et sacrifiant à cette idole faite de leurs propres
mains10. Dans la polémique chrétienne, les Juifs ont été déchus de l’Alliance au moment
même où ils la recevaient11. En adorant l’image d’un veau qui rumine son foin, écrit Saint
Augustin, le peuple premier-né a, comme Ésaü, perdu son droit d’aînesse12. L’épisode du
veau d’or annonce ce moment crucial, où la nouvelle Alliance est venue supplanter
l’ancienne.
Pour les Pères, le cœur d’Israël était en effet resté en Égypte, et le veau d’or ne faisait
que révéler combien les Hébreux étaient demeurés attachés aux coutumes de ce pays où ils
avaient si longtemps résidé13. Tertullien suggère ainsi que si les flammes dans lesquelles les
Israélites jetèrent leur or donnèrent naissance à un veau, c’était pour signifier : « “Votre cœur
est là où est votre trésor”, c’est-à-dire dans une Égypte qui, parmi tant d’autres superstitions
honteuses, a consacré le bœuf »14. La Loi, et ses nombreuses prescriptions, ne leur avait
d’ailleurs été imposée que dans le but de les guérir. Selon Théodoret de Cyr, Dieu aurait
d’ailleurs délibérément imposé aux Hébreux de sacrifier ces animaux que naguère ils avaient
9
Act. Ap. VII,51. Cf. Num. XIV,3-4.
Act. Ap. VII,39-41 : ᾧ οὐκ ἠθέλησαν ὑπήκοοι γενέσθαι οἱ πατέρες ἡμῶν ἀλλὰ ἀπώσαντο καὶ ἐστράφησαν ἐν
ταῖς καρδίαις αὐτῶν εἰς Αἴγυπτον, εἰπόντες τῷ Ἀαρών, Ποίησον ἡμῖν θεοὺς οἳ προπορεύσονται ἡμῶν· ὁ γὰρ
Μωϋσῆς οὗτος, ὃς ἐξήγαγεν ἡμᾶς ἐκ γῆς Αἰγύπτου, οὐκ οἴδαμεν τί ἐγένετο αὐτῷ. καὶ ἐμοσχοποίησαν ἐν ταῖς
ἡμέραις ἐκείναις καὶ ἀνήγαγον θυσίαν τῷ εἰδώλῳ, καὶ εὐφραίνοντο ἐν τοῖς ἔργοις τῶν χειρῶν αὐτῶν.
11
Déjà Barn. IV,6-8.
12
Cf. Aug. Conf. VII,9,15 : …videlicet Aegyptium cibum quo Esau perdidit primogenita sua, quoniam caput
quadrupedis pro te honoravit populus primogenitus, conversus corde in Aegyptum et curvans imaginem tuam,
animam suam, ante imaginem vituli manducantis faenum.
13
Cf. Bori, The Golden Calf, passim. Également L. Smolar, M. Aberbach, « The Golden Calf Episode in
Postbiblical Literature », Hebrew Union College Annual 39 (1968), pp. 91-116.
14
Tert. Scorp. 3 (trad. Genoude, modifiée) : Sapiens ignis effigiem uituli defundit illis suggillans illic cor
habentes ubi et thesaurum, apud Aegyptum scilicet, inter cetera animalia bouis etiam cuiusdam consecratricem.
Cf. également Bas. Sel. Or. VI,3 ; Eus. PE VII,8.
10
274
adorés : « Tel est le remède que cet habile médecin a appliqué à la maladie égyptienne »15.
Pour Philon d’Alexandrie, le veau d’or figurait l’image des Juifs se détournant de la Loi pour
se jeter aux pieds des chimères de l’Égypte. Mais la Loi est désormais abolie, et pour les Pères
de l’Église ce sont au contraire ceux qui y demeurent attachés qui se comportent encore
comme les adorateurs du veau16.
Les réponses à la question du veau d’or (et à la polémique chrétienne) dans la
littérature rabbinique, ne sont pas univoques17. Dans le Talmud, Israël est comparée à une
jeune mariée impudique qui se livre à la débauche jusque sous son dais nuptial18. Ailleurs, il
est suggéré qu’il n’existait en Israël avant cet épisode, ni lépreux, ni boiteux, ni aveugle, ni
muets, ni sourds, ni non plus aucun fou et aucun imbécile. Ce n’est qu’après le veau d’or que
ces différentes tares apparurent19. En plusieurs endroits, les Sages rappellent que pas un seul
châtiment ne frappe Israël qui ne soit lié, d’une manière ou d’une autre, au péché du veau
d’or20. Pour autant, l’épisode souligne également l’indéfectibilité de la promesse faite à
Abraham, Isaac et Jacob21.
Les rabbins n’associent jamais explicitement le veau d’or à l’Apis égyptien. Ils
suggèrent néanmoins que le veau d’or fut façonné à l’initiative de la « multitude nombreuse »
(erev rav) sortie d’Égypte avec les Israélites22. Voire par des magiciens égyptiens qui s’étaient
glissés en son sein, les fameux Jannès et Jambrès que la tradition identifie aux rivaux de
Thdt. Curat. VII,16 : τὸ μὲν τοῖς οὐκ οὖσι θεοῖς ἀπηγόρευσε θύειν, αὐτῷ δὲ θύειν ἐνομοθέτησε τὰ πρώην παρ'
αὐτῶν προσκυνούμενα (…).Τόδε τὸ φάρμακον ὁ πάνσοφος ἰατρὸς τῇ Αἰγυπτίᾳ προςενήνοχε νόσῳ. Cf. aussi Or.
Cels. IV,93 ; Iren. Haer. IV,15 ; Didasc. Ap. XXVI,16,6-9 ; Aphr. Dem. XV,6.
16
Cf. Didasc. Ap. XXVI,17,9-10.
17
Cf. Smolar, Aberbach, « The Golden Calf Episode in Postbiblical Literature », pp. 101-116 ; M. Aberbach,
« Golden Calf », Ecyclopaedia Judaica 2nd ed. (2007), vol. 7, pp. 700-701.
18
Cf. notamment B. Shab. 88b ; Git. 36b.
19
Lev. R. XVIII,4.
20
Cf. Y. Ta’an. IV,5, cf. Y. Shab. I,7 ; B. Shab.17a ; San. 102a ; Ex. R. XLIII,2.
21
B. Shab. 88b; Lev. R. 1,3. Cf. A. Marmorstein, « Judaism and Christianity in the Middle of the Third
Century », in J. Rabbinowitz, M. S. Lew (éds.), Studies in Jewish Theology : The Arthur Marmorstein Memorial
Volume, London, Oxford University Press, 1950, pp. 179-224, ici pp. 193-206. Également Smolar, Aberbach,
« The Golden Calf Episode », pp. 95-96. Cf. le commentaire de Rashi sur Cantique des Cantiques I,13.
22
Cf. Smolar, Aberbach, « The Golden Calf Episode », p. 111 et la note.
15
275
Moïse à la cour de Pharaon23. C’est sans doute dans cette rencontre avec une Égypte magique
que le veau d’or s’anime et prend vie dans la tradition juive24. Car si les fils d’Israël se
détournèrent de Dieu et suivirent le veau d’or, n’est-ce pas parce que, comme le veut le
Midrash, « les magiciens de l’Égypte ont pratiqué leur magie, et il (le veau d’or) eut l’air de
danser devant eux »25 ?
La question porte en définitive sur la manière dont se construit une « mémoire » de
l’Antiquité. Non pas une mémoire désincarnée, enfouie dans les cryptes d’un imaginaire
collectif, mais une mémoire qui s’invente et se réinvente sans cesse, au fil de la transmission
des textes et des associations, des mélanges, au croisement de diverses traditions. Une enquête
sur la légende du veau d’or ouvre à cet égard d’innombrables pistes. Je n’en explorerai ici que
quelques-unes, et sans doute imparfaitement, espérant avoir d’autres occasions de poursuivre
l’exercice. C’est à rebrousse-poil que je vais entamer cette enquête sur le veau d’or et ses
anamorphoses, à partir d’une image que l’on pourrait qualifier d’« apocryphe optique » : un
étrange tableau conservé à Londres, dans les sous-sols de la National Gallery, et dont on ne
connaît aucun parallèle. Ce tableau est à certains égards dépositaire d’une histoire, où un
savoir antiquaire sur une Égypte perdue dans la nuit des temps rencontre une mémoire
précisément consignée dans les Livres sacrés.
23
Cf. Tanḥuma, Ki Tissa 19. Avec Ginzberg, Legends of the Jews, 7 vols., Philadelphia, Jewish Publication
Society, 1909-1938, vol. 3, p. 122.
24
Je me contenterai ici de relever que, sans doute dans le sillage des traditions juives, le veau d’or est également
un animal vivant et magiquement animé dans le Coran et les traditions islamiques. Cf. notamment Coran
VII,142-156 ; XX,83-93, avec U. Rubin, « Traditions in Transformation. The Ark of the Covenant and the
Golden Calf in Biblical and Islamic Historiography », Oriens 36 (2001), pp. 196-214.
25
Shir ha-Shir. R. I,9,3 : ‫מצרים עשו להם כשפים והיה נראה כמרטט לפניהם‬.
276
APIS, OU LE VEAU D’OR
Sur cette œuvre datée des premières années du XVe siècle, longtemps attribuée au peintre
florentin Filippino Lippi mais sans doute réalisée par un de ses disciples, on voit un groupe
d’hommes et de femmes danser, tandis qu’au-dessus de leurs têtes un taureau flotte
littéralement dans les airs26. Les personnages, dont certains soufflent dans de curieux
instruments à vent, ou battent le tambour, sont peut-être inspirés d’un relief antique figurant le
cortège de Dionysos, avec bacchants et ménades. Une femme dont la tunique découvre le sein
laisse librement flotter ses cheveux27. Un homme, dont on ne voit que le buste, lève un
poignard, tandis qu’un autre, coiffé d’un casque rouge, fixe le spectateur du regard. Il est le
seul qui semble échapper à la frénésie qui se dégage de la scène. Sur la droite, au fond, arbres
et broussailles cèdent la place à un campement. Les tons ocre d’un paysage sauvage et
désertique tranchent avec le bleu pâle du ciel. Au centre d’un arc de cercle que délimitent
deux roches imposantes, apparaît l’animal. Au loin se laisse entrevoir une étendue d’eau ‒ la
mer, sans doute.
Ce tableau n’est pas isolé. Un second panneau, de même taille, lui fait pendant. Celuici représente Moïse faisant surgir l’eau du rocher28. Le prophète se laisse facilement
reconnaître aux cornes de lumières qui ceignent son visage. Derrière lui, deux hommes
portant barbe et turban, s’extasient à la vue du miracle. Un groupe de femmes, de vieillards et
d’enfants épanchent déjà leur soif, tandis qu’à l’arrière-plan s’étire encore le reste de la
26
Londres, National Gallery, 78,1 x 137,2 cm, inv. NG4905. Cf. P. Zambrano, J. Katz Nelson, Filippino Lippi,
Milan, Electa, 2004, pp. 602-603, pour une bibliographie complète. Également M. Davies, The Earlier Italian
Schools, Londres, National Gallery, 19612, pp. 289-290 ; L. Berti, U. Baldini, Filippino Lippi, Florence, Edizioni
d’arte il fiorino, 1991, p. 218. L’attribution de l’oeuvre à Filippino Lippi remonte à C. Phillips, « Two Paintings
by Filippino Lippi », The Art Journal (1906), pp. 1-9. Cf. G. Poggi, « Due pitture finora ignote di Filippino
Lippi », Rivista d’arte 4 (1906), p. 106. Sur l’identité du collaborateur anonyme de Filippino, cf. J. Nelson, The
later works of Filippino Lippi : From his Roma sojourn until his death (ca. 1489-1504), Ph.D. Diss., New York
University, 1992, pp. 271-287.
27
À ce sujet, cf. A. Warburg, La Naissance de Vénus et le Printemps de Sandro Botticelli, Paris, Allia, 2007.
28
Londres, National Gallery, 78,1 x 137,8 cm, inv. NG4904.
277
caravane. À gauche et à droite de la scène, on voit des femmes bavarder tranquillement. Un
décor similaire, un sol rocailleux parsemé de quelques arbres et arbustes, et un même groupe
de tentes (ici, sur la gauche), viennent souligner le lien qui unit les deux œuvres, qu’il a été
suggéré d’identifier aux deux toiles peintes illustrant des scènes tirées de la vie de Moïse et
répertoriées vers 1530 dans l’inventaire du palais Capponi29.
Les deux œuvres sont pour la première fois signalées par Sir Claude Phillips, en 1906,
qui considère d’emblée cette curieuse image d’un taureau volant au-dessus de ses adorateurs,
comme une représentation, quoique singulière, du veau d’or. L’idole autour de laquelle
dansaient les Israélites est ici devenue un animal bien vivant, caracolant dans le ciel. Phillips
renonce à chercher les raisons de cette envolée, qu’il suggère d’attribuer à la « vivacité
exagérée » des dernières années de Filippino Lippi30. Éxposée pour la première fois aux
Grafton Galleries en 1911, l’œuvre suscite néanmoins quelque incertitude, comme le révèle
une brève notice du Burlington Magazine. George Francis Hill y propose de rapprocher le
tableau d’une série de gravures produite en Italie dans les années 1460 et représentant les
planètes. Vénus, en particulier, sur le char de laquelle est représentée la constellation du
Taureau, tandis qu’à ses pieds s’ébattent des jeunes gens31.
Dans un courrier de lecteur, Frank J. Mather est le premier à relever la marque
blanche, en forme de demi-lune, que l’animal porte à l’épaule32. Cette marque est celle du
taureau Apis, du moins à en croire Pline : « Il (le taureau Apis) a comme marque distinctive,
W. Bombe, Nachlass-Inventare des Angelo da Uzzano und des Ludovico di Gino Capponi, Leipzig – Berlin,
B. G. Teubner, 1928, p. 45, n° 280. Cf. Zambrano, Katz Nelson, Filippino Lippi, pp. 602-604, qui signalent
également un dessin autographe de Filippino Lippi conservé à Prague, montre ce qui aurait pu faire l’objet d’un
troisième tableau, jamais réalisé : l’enfant Moïse essayant la couronne de Pharaon. Au verso, une étude au
crayon sur laquelle on reconnaît le prophète agenouillé. Deux autres dessins au crayon, au recto et au verso
d’une même page insérée dans le carnet d’esquisses de Giovannantonio Dosio à Berlin, ont vraisemblablement
été effectués d’après les dessins préparatoires de Filippino. On y voit d’un côté les sabots du taureau au-dessus
du groupe de bacchants, arrangé en demi-cercle ; de l’autre, plusieurs musiciens pris individuellement.
30
Phillips, « Two Paintings by Filippino Lippi », p. 4.
31
Cf. G. F. Hill, « On the Worship of the Golden Calf by Filippino Lipp », The Burlington Magazine for
Connoisseurs 20.105 (décembre 1911), pp. 171-173. Il est suivi par K. B. Neilson, Filippino Lippi. A Critical
Study, Cambridge MA, Harvard University Press, 1938, p. 153.
32
F. J. Mather, « On the Worship of the Golden Calf », The Burlington Magazine for Connoisseurs 20.108 (mars
1912), pp. 362-363.
29
278
une tache blanche sur le côté droit, et semblable au croissant de la nouvelle lune »33. Un
taureau Apis dont on sait qu’il avait inspiré le veau d’or. Lucien, et encore Macrobe
considéraient quant à eux l’Apis égyptien comme un symbole de la constellation du taureau,
voire du soleil34. Macrobe est d’ailleurs cité par Boccace, dont la Généalogie des dieux des
païens mentionne, on l’a vu, le lien qui unit l’Apis au veau d’or35. Ce serait donc sous la
forme d’un Apis solaire que les Hébreux vénèreraient ici le veau d’or36.
On doit à Otto Kurz, alors assistant-bibliothécaire de l’Institut Warburg, d’avoir
suggéré en 1947 que Filippino Lippi, ou son commanditaire, s’était plus vraisemblablement
inspiré d’un passage de l’Historia scholastica de Petrus Comestor, qui porte non pas sur le
veau d’or, mais sur le châtiment infligé aux Égyptiens après que leur roi eut ordonné de noyer
dans le fleuve les enfants des Hébreux37. C’est en raison de ce crime, écrivait Comestor, que
Dieu punit les Égyptiens en les amenant à adorer un taureau volant, appelé Apis. Pour Otto
Kurz, c’est cette scène apocryphe ‒ la vénération du taureau Apis ‒ qu’aurait voulu
représenter le peintre. Exit le veau d’or.
Cette opinion ne devait pas faire l’unanimité38. Un peintre florentin du XIVe siècle
pouvait-il ignorer cette tradition répétée depuis les Pères de l’Église, qui fait du veau d’or une
image du taureau Apis ? Comestor lui-même signale ailleurs dans l’Historia scholastica, que
les Hébreux ont façonné un veau dans le désert, à l’image de l’animal qu’ils vénéraient en
33
Plin. HN VIII,71 (46) : Bos in Aegypto etiam numinis vice colitur; Apin vocant. insigne ei in dextro latere
candicans macula cornibus lunae crescere incipientis… (trad. Ernout). cf. aussi Amm. Marc. XXII,14,7.
34
Cf. Luc. Astr. 7 ; Mac. Sat., I,20-21.
35
Boccace, Genealog. II,4 : Hunc preterea Apim dicit Macrobius in libro Saturnaliorum apud Alexandriam
Egypti civitatem una cum Yside mirabili cultu venerari, seque Soli venerationem illam impendere affirmare, et
sic Apim Solem esse videtur arbitrari.
36
En ce sens, cf. K. B. Neilson, Filippino Lippi. A Critical Study, Cambridge MA, Harvard University Press,
1938, p. 153. Contre cette opinion, cf. Davies, The Earlier Italian Schools, p. 290.
37
O. Kurz, « Filippino Lippi’s Worship of the Apis », The Burlington Magazine for Connoisseurs, 89.531 (Juin
1947), pp. 144-147.
38
Voir à cet égard l’échange de courrier publié la même année dans le Burlington Magazine, entre G. Robertson,
Otto Kurz, 89.533 (août 1947), p. 228 ; et encore R. Eisler, « Apis or the Golden Calf ? », The Burlington
Magazine 90.539 (février 1948), pp. 58-59. On notera toutefois que la National Gallery, qui a hérité des deux
œuvres en 1937, semble avoir suivi l’opinion de Kurz. Le tableau qui nous intéresse y porte aujourd’hui le titre
suivant : The worship of the Egyptian Bull God, Apis. Cf. néanmoins Davies, The Earlier Italian Schools, pp.
289-290.
279
Égypte39. Plutôt que d’avoir voulu illustrer une obscure digression sur la religion des
Égyptiens, l’artiste n’en a-t-il pas fait usage pour donner à la scène du veau d’or un relief
d’autant plus saisissant ?
Dans la première épître aux Corinthiens, Paul faisait du rocher auquel les Hébreux
avaient bu une eau spirituelle, une préfiguration du Christ40. La plupart des Hébreux,
néanmoins, ne furent pas agréables à Dieu. Aux Corinthiens Paul écrit : « Ne devenez pas
idolâtres comme certains d’entre eux, ainsi qu’il est écrit : Le peuple s’assit pour manger et
pour boire, puis ils se levèrent pour se divertir » ; une référence explicite à l’épisode du veau
d’or41. Il n’est pas impossible de penser que le commanditaire des deux tableaux, peut-être
inspiré par le théologien radical Savonarole, brûlé sur le bûcher à Florence en 1498, ait
précisément voulu faire représenter d’un côté la vraie foi et de l’autre l’idolâtrie.
Dans une conférence célèbre sur les appartements Borgia, au Vatican, et les fresques
du Pinturicchio qui en décorent les murs (sans doutes inspirées par Giovanni Nanni, on y voit
notamment les voyages d’Isis et d’Osiris), Fritz Saxl a rappelé que le taureau Apis, dans le
quattrocento finissant, c’est aussi le pape Alexandre VI, qui a fait de l’animal égyptien son
emblème42. Pour les Florentins qui ont, avec Savonarole, goûté à une nouvelle eau spirituelle,
le pape Borgia est une infâme idole ; et ses partisans, adeptes de sciences occultes et
d’astrologie, coupables de débauche et de luxure, ce sont les Israélites infidèles, qui font la
ronde autour du veau d’or43.
Je partirai de l’hypothèse selon laquelle le tableau de Londres représente bien le
veau d’or, un veau d’or qui vole, c’est-à-dire un veau d’or représenté sous la forme du taureau
Petr. Com. Hist. Schol, Libri Exodi IV,73 (P.L. CXCVIII,1189) : …ex eis vitulum conflatilem opere fusorio.
Forte aliud non reciperent, quia adoraverunt bovem in Aegypto.
40
Cf. 1 Cor. X,4.
41
1 Cor. X,7 : μηδὲ εἰδωλολάτραι γίνεσθε, καθώς τινες αὐτῶν· ὥσπερ γέγραπται, Ἐκάθισεν ὁ λαὸς φαγεῖν καὶ
πεῖν, καὶ ἀνέστησαν παίζειν. Cf. Ex. XXXII,6.
42
Cf. F. Saxl, « The Appartamento Borgia », in Lectures, 2 vols., London, The Warburg Institute – University of
London, 1957, vol. 1, pp. 174-188. Cf. également Baltrusaitis, La quête d’Isis, pp. 155-176.
43
Cf. Nelson, The later works of Filippino Lippi, pp. 268-270 ; Id., « Savonarola e lo stile austero di Filippino »,
in Zambrano, Katz Nelson, Filippino Lippi, pp. 483-511, ici p. 511. Cf. aussi Eisler, « Apis or Golden Calf ? ».
39
280
Apis, tel que Petrus Comestor en décrit le culte. La question demeure, toutefois, de
comprendre pourquoi, dans le jeu des traditions qui associent les deux taureaux, Apis et le
veau d’or, l’Égypte et la Bible, l’animal s’est envolé, entraînant sur ses pas ses adorateurs.
LA VÉNÉRATION DU TAUREAU APIS
L’Historia scholastica de Petrus Comestor, à laquelle se réfère Otto Kurz, est un manuel
d’histoire biblique composé entre 1169 et 1173. Ce fut sans doute l’un des livres les plus
populaires de la fin du Moyen Âge44. Dante place son auteur dans le cercle des bienheureux,
aux côtés d’Hugues de Saint-Victor et du pape Jean XXI (Pierre l’Espagnol)45. À la fin du
XVIIe siècle, l’oratorien Richard Simon rappelle encore qu’« Il n’y avoit rien en ce temps-là
de plus grand et de plus estimé pour l’Écriture Sainte, que le Pierre Comestor, qui a été traduit
dans plusieurs langues de l’Europe. On ne lisoit la Bible que de la manière qu’elle étoit dans
ce Compilateur & avec ses gloses »46. Simon se réfère ici à la première traduction française de
la Bible, la Bible historiale de Guyart des Moulins (1294), en vérité adaptée de l’Historia
scholastica de Petrus Comestor, le « Maître des histoires » (magister historiarum).
L’Historia scholastica est un commentaire littéral de la Bible, qui suit le texte pas à pas,
de la Genèse aux Évangiles. Ce commentaire est néanmoins enrichi d’un nombre considérable
de traditions extrabibliques, empruntées aussi bien à Flavius Josèphe qu’à des sources
apocryphes ou à la littérature patristique, notamment Augustin et Jérôme47. De nombreux
44
Sur Pierre Comestor et son contexte, cf. S. R. Daly, « Peter Comestor : Master of Histories », Speculum 32.1
(1957), pp. 62-73. Sur l’Historia scholastica et sa réception, cf. J. H. Morey, « Peter Comestor, Biblical
Paraphrase, and the Medieval Popular Bible », Speculum 68.1 (1993), pp. 6-35.
45
Dante Paradiso XII,134.
46
R. Simon, Histoire critique des versions du Nouveau Testament, 2 vols., Rotterdam, Reiner Leers, 1689-1690,
vol. 2, p. 320.
47
Cf. Morey, « Peter Comestor », pp. 10-12.
281
passages de son commentaire sur la Genèse trahissent aussi une surprenante familiarité avec
les traditions rabbiniques, que Comestor connaît sans doute en partie via Jérôme, mais qu’il a
également pu découvrir à travers l’école de Rashi, établie à Troyes, sa ville d’origine48. Le
petit-fils de Rashi, Rabbenu Tam, était revenu s’installer à Troyes en 1147, l’année même où
Petrus Comestor devenait doyen de la cathédrale Saint-Pierre. Une tradition veut que le nom
de Comestor soit lié à la voracité littéraire de cet immense érudit. Sans doute s’agit-il en vérité
d’un patronyme, connu par ailleurs dans la Champagne du XIIe siècle49. Sur son épitaphe,
aujourd’hui invisible, dans l’abbaye de Saint-Victor à Paris, le Mangeur avait néanmoins fait
inscrire : « Pierre j’étais, qu’une pierre recouvre. Dit le Mangeur, maintenant mangé
(comedor). Vivant j’enseignais et mort j’enseigne encore, que ceux qui me voient réduit ainsi
en cendres disent : “Ce que nous sommes il fut, ce qu’il est ici nous serons” ».50
Le passage qui nous intéresse intervient, dans l’Historia scholastica, au début du
commentaire sur l’Exode, à propos de l’ordre donné par Pharaon de noyer dans le fleuve les
nouveau nés des Hébreux (Exode I,22) :
Sur cette question, cf. E. Shereshevsky, « Hebrew Traditions in Peter Comestor’s “Historia Scholastica” : I.
Genesis », The Jewish Quarterly Review, NS 59.4 (1969), pp. 268-289, qui suggère qu’il ait pu y avoir de
nombreux échanges intellectuels entre Juifs et Chrétiens dans la Troyes du XIIe siècle. Cette opinion est rejetée
par S. L. Lachs, « The sources of Hebrew Traditions in the “Historia Scholastica” », The Harvard Theological
Review 66.3 (1973), pp. 385-386, pour lequel les traditions rabbiniques rapportées par Comestor proviennent
essentiellement de la littérature patristique. Cf. néanmoins Morey, « Peter Comestor », pp. 12-16, qui rappelle
l’importance de l’hebraica veritas chez les tenants de l’école victorine (dont Petrus Comestor), favorables à une
exégèse de la lettre de l’Ancien Testament. À ce sujet, A. Grabois, « The Hebraica Veritas and Jewish-Christian
Intellectual Relations in the Twelfth Century », Speculum 50 (1975), pp. 613-634. Également G. Dahan, Les
intellectuels chrétiens et les Juifs au moyen âge, Paris, Cerf, 2007 (1990), p. 289 et suivantes. Morey relève
d’ailleurs que de nombreux passages de l’Historia scholastica sont sans parallèles chez Josèphe ou dans la
littérature patristique. Les parallèles au commentaire sur la Genèse de Petrus Comestor dans la littérature juive
sont recensés par L. H. Feldman, « The Jewish Sources of Peter Comestor’s Commentary on Genesis in his
Historia Scholastica », in D.-A. Koch, H. Lichtenberger éds., Begegnungen zwischen Christentum une Judentum
in Antike und Mittelalter. Festschrift für Heinz Schreckenberg, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993, pp.
93-121.
49
Daly, « Peter Comestor », pp. 62-63.
50
Cité notamment par Daly, « Peter Comestor », p. 73 : Petrus eram, quem petra tegit ; dictusque Comestor,
nunc comedor. Vivus docui, nec cesso docere mortuus ; ut dicat qui me videt incineratum : quod sumus, iste fuit,
erimus quando quod iste.
48
282
C’est en raison de ce péché, croit-on, que Dieu entraîna les Égyptiens dans l’erreur et
qu’ils vénérèrent Apis comme un dieu. Cet Apis, au témoignage de Pline qui le vit
lui-même, était un taureau qui surgissait du fleuve à l’improviste, portant à l’épaule
droite une marque blanche en forme de croissant de lune. Comme les Égyptiens
s’attroupaient aussitôt autour de lui, jouant de toutes sortes de musiques, il s’élevait
dans les airs et chantait lui aussi en se tenant au-dessus de leurs têtes. À chacun de
ses mouvements, ceux d’en bas le suivaient, et lorsqu’il s’arrêtait, ils s’arrêtaient
également. Le même jour il disparaissait. Certains disent qu’il apparaissait chaque
année, à l’occasion de la fête de Serapis, raison pour laquelle, affirment-ils, il fut
appelé Serapis, c’est-à-dire consacré à Serapis. Selon d’aucuns, il n’apparaissait
qu’une fois tous les dix ans. Selon d’autres encore, il n’apparaissait que dans le
temps d’un prêtre d’Héliopolis juste, et jamais dans celui d’un prêtre injuste, afin que
la probité des prêtres fût signifiée de manière divine. C’est ainsi que Dieu punit le
péché du fleuve, suscitant cette déraison elle-même surgie du fleuve.51
Je n’ai pas trouvé de parallèle à cette curieuse affaire de taureau volant dans la Patrologie
latine52. On peut néanmoins débrouiller le fil des traditions qui se mêlent dans cette digression
de Comestor, et du moins pour certaines d’entre elles, retracer leur généalogie. Comestor
renvoie au témoignage de Pline. Dans l’Histoire naturelle, Pline décrivait les cérémonies
entourant la découverte du nouvel Apis. Celui-ci était emmené à Memphis en procession,
entouré de prêtres, avant d’être enfermé dans l’un des deux temples qui lui étaient consacrés.
L’animal n’était ensuite montré au public qu’en de rares occasions, précédé de licteurs et
entouré d’une troupe d’enfants chantant des hymnes en son honneur. Le jeune taureau,
écrivait Pline, semble d’ailleurs comprendre ce qui lui arrive, et souhaiter qu’on l’adore. Lors
51
Petr. Com. Hist. Schol, Libri Exodi IV (P.L. CXCVII, col.1143) : Pro quo peccato creditur Deum Aegyptios
tradidisse in hunc errorem, ut Apim pro Deo colerent. Erat autem Apis, ut ait Plinius, qui et testatur se vidisse
eum, quidam taurus, qui ex improviso egrediebatur de flumine, habens in humero dextro signum candidum
instar lunae corniculatae, ad quem cum statim confluerent Aegyptii omni genere musicorum psallentes,
levabatur in aera, et super eos tanquam psallens ferebatur, et ad motum vel stationem ipsius ipsi in terra
movebantur, et stabant, et eadem die evanescebat. Dicunt autem quidam quod in festo Serapis annuatim
emergebat, unde et ipsum Serapin, id est Serapi consecratum, autumant vocatum. Alii autem per decennium
semel apparere dicunt. Alii, tantum tempore justi sacerdotis Heliopoleos, injusti non, ut quasi divinitus justitia
indicaretur sacerdotum. Peccatum ergo fluminis punivit Deus in errore fluminis.
52
Sur les parallèles dans la littérature juive, cf. infra.
283
de ces festivités, ajoute-t-il, les bandes accompagnant l’animal étaient brusquement saisies
d’enthousiasme, et se mettaient à prédire l’avenir53. Le témoignage de Pline est repris par
Solin, au IVe siècle, d’où il a peut-être passé chez Isidore de Séville54.
Au livre VIII de ses Étymologies, Isidore écrit que les Égyptiens ont consacré à
Sarapis le taureau Apis. À propos de celui-ci il précise : « L’Égypte le vénérait comme un
dieu, car il était capable de donner certains signes manifestes des choses à venir. Il
apparaissait à Memphis. Cent prêtres marchaient alors derrière lui et, soudainement pris de
délire, se mettaient à chanter. »55 Il ajoute d’ailleurs que c’est de la tête de ce taureau que les
Juifs firent l’image dans le désert. Isidore est évidemment le réceptacle privilégié, mais aussi
le relais, d’un savoir antiquaire passé au filtre de la tradition patristique, et dont héritera la
Chrétienté latine médiévale56. Ses remarques sur le taureau Apis sont reprises telles quelles
par Raban Maur57, au disciple duquel (Walafrid Strabon), les Glossa ordinaria attribuent cette
remarque sur les « abominations » des Égyptiens mentionnées en Exode VIII,22 : « Les
Égyptiens vénèrent un taureau qui est consacré à Apis, comme une vache est consacrée à Isis.
Apis était le plus grand dieu des Égyptiens, qui une fois par année apparaissait à un moment
précis à ses prêtres, et ceux-ci le suivaient avec des hymnes et des louanges dans un état
proche de la transe »58. Dans cette même collection de commentaires médiévaux du texte
sacré, le chapitre XXXII de l’Exode s’ouvre par le rappel explicite du fait que les Hébreux
53
Plin. HN VIII,71 (46).
Cf. K. Nell MacFarlane, « Isidore of Seville on the Pagan Gods (Origines VIII.11) », Transactions of the
American Philosophical Society 70.3 (1980), pp. 1-40, ici p. 32.
55
Isid., Etym. VIII,11,86 : Apis fuit apud Aegyptios taurus Serapi consecratus, et ab eo ita cognominatus, quem
Aegyptus instar numinis colebat, eo quod de futuris daret quaedam manifesta signa. Apparebat enim in Menphis.
Quem centum antistites prosequebantur et repente velut lymphatici praecanebant.
56
Sur la diffusion des Étymologies, cf. notamment M. Reydellet, « La diffusion des Origines d’Isidore de Séville
au Haut Moyen Âge », Mélanges d’archéologie et d’histoire 78 (1966), pp. 383-437.
57
Raban Maur, De rerum naturis XV,6.
58
P.L. CXIII, col. 209 : Bouem colunt Aegyptii, qui consecratus est Api, sicut vacca Isidi. Apis enim erat
maximum numen Ægyptiorum, qui semel in anno certo tempore apparebat sacerdotibus eorum. Illi vero cum
hymnis & laudibus eum prosequentes, quasi lymphatici.
54
284
firent le veau d’or « à la ressemblance manifeste du bœuf Apis qu’ils vénéraient en
Égypte. »59
APIS ET SARAPIS
Chez Isidore, la description que faisait Pline des cérémonies entourant le taureau Apis croise
une autre donnée de la tradition classique. Au IIe siècle de notre ère, Claude Élien s’attardait
lui aussi sur les cérémonies entourant, en Égypte, la découverte d’un nouvel Apis. « Les
processions que font les Égyptiens au cours des cérémonies par lesquelles ils célèbrent la
théophanie du nouveau dieu et les sacrifices qu’ils accomplissent pour lui, les danses qu’ils
exécutent, les banquets et les fêtes qu’ils donnent, et les démonstrations d’allégresse
auxquelles se livrent dans le pays chaque ville et chaque village, tout cela serait long à
décrire », écrivait Élien60. Il rapporte néanmoins que le taureau sacré était identifié par le biais
non pas d’une, mais de vingt-neuf marques spécifiques, connues des seuls prêtres et scribes
responsables de son culte. Parmi celles-ci, on retrouve le fameux croissant de lune. La
naissance du taureau était également annoncée par une série de signes mystérieux, visibles
dans le ciel, ou dans la crue du Nil. Une fois sevré, l’animal était cérémonieusement amené à
Memphis et enfermé dans un enclos dont il ne sortait qu’une fois l’an, à l’occasion de la
nouvelle lune. Le taureau Apis, écrit encore Élien, était aussi un excellent devin : « Il suffit
que quelqu’un prie ce dieu, et des enfants, occupés à jouer au-dehors et à gambader au son
59
60
Ibid., col. 286 : ad similitudinem scilicet bovis Apis, quem in Aegypto coluerunt.
Ael. NA XI,10 (trad. Zucker).
285
d’une flûte, deviennent inspirés et proclament, au rythme de la musique, les réponses du
dieu… »61
Élien précise également qu’Apis, que les Égyptiens identifient à Horus, est celui que
les Grecs appellent Épaphos, l’enfant d’Io. Mais les Égyptiens, écrit-il, rejettent cette tradition
pour des raisons chronologiques. Apis, en effet, aurait précédé Épaphos de plusieurs milliers
d’années. L’identification de l’égyptien Apis au grec Épaphos était déjà connue d’Hérodote.
Celui-ci, après avoir mentionné le sanctuaire, à Memphis, du taureau Apis, écrit en effet :
« Le dieu Apis est celui que les Grecs appellent en leur langue Épaphos »62. Dans la
mythologie grecque, Épaphos est le fils de Zeus et d’Io, transformée en génisse pour échapper
à la colère d’Héra et libérée de l’enfant qu’elle porte en son sein par le toucher (epaphê) du
dieu63. Ce personnage, auquel Eschyle promettait la domination sur le Nil et qui est
précisément considéré comme le fondateur de Memphis, se confond bientôt avec l’Apis
argien, descendant d’Inachos64. Or c’est celui-ci, suggèrent les mythographes, qui fut après sa
mort surnommé Sarapis. Cette interprétation, qui fait de Sarapis le souvenir évhémérisé de
l’héritier d’Argos est connue de Clément d’Alexandrie, mais aussi d’Augustin, par le biais
duquel on la retrouve précisément chez Isidore (et, bien évidemment, chez Petrus Comestor).
Au livre XVIII de la Cité de dieu, Augustin rapporte en effet, qu’à l’époque où Joseph
devenait l’intendant de Pharaon, « Apis, roi des Argiens, qui était venu par mer en Égypte et
qui y était mort, devint ce fameux Serapis, le plus grand de tous les dieux des Égyptiens. »65
C’est d’ailleurs en l’honneur de ce dieu, rappelle Augustin, que les Égyptiens nourrissaient et
adoraient un bœuf, mais qu’étant bien vivant, l’animal était appelé Apis et non Sarapis. Il se
Cf. également Paus. VII, 579 ; Plu. Is. et Os. 14 (Moralia 356e) ; Luc. Astr. 7 ; Deor. conc. 10. Sur l’oracle
d’Apis et la réception de ce motif chez les Pères de l’Église, cf. P. Courcelle, « L’oracle d'Apis et l’oracle du
jardin de Milan (Augustin, “Conf.”, VIII, 11, 29) », Revue de l’histoire des religions 139.2 (1951), pp. 216-231.
62
Hdt. II,153 : Ὁ δὲ Ἆπις κατὰ τὴν Ἑλλήνων γλῶσσάν ἐστι Ἔπαφος. Cf. également II,38 ; III,27.
63
Cf. Hyg. Fab. 145 ; 149 ; ps.-Apollod. II,1,3.
64
A. Prom. 865 ; cf. Hyg. 149 ; 275 ; Ov. Met. I,748.
65
Aug. C.D. XVIII,5 (trad. Raulx) : His temporibus rex Argiuorum Apis nauibus transuectus in Aegyptum, cum
ibi mortuus fuisset, factus est Serapis omnium maximus Aegyptiorum deus.
61
286
réfère à Varron, le théologien romain contemporain de César, pour expliquer pourquoi le roi
Apis, une fois mort, devint Sarapis : « Pourquoi ne fut-il pas nommé Apis après sa mort, mais
Serapis ? Varron en rend une raison fort claire, qui est que les Grecs appelant un cercueil
soros, et celui d’Apis ayant été honoré avant qu’on lui eût bâti un temple, on le nomma
d’abord Sorapis,de soros et Apis, et puis, en changeant une lettre, comme cela arrive souvent,
Serapis. »66 Cette étymologie, connue également de Clément d’Alexandrie, remonte
vraisemblablement à Nymphodore d’Amphipolis, un auteur du IIIe siècle avant notre ère, et
donc aux premières spéculations grecques sur l’origine du grand dieu d’Alexandrie, dont le
culte est alors promu par l’idéologie des nouveaux souverains macédoniens d’Égypte67.
Une autre étymologie antique (sans doute moins fantaisiste) veut que le nom de
Sarapis procède de la synthèse d’Osiris et d’Apis. Philippe Borgeaud et Youri Volokhine ont
mis en évidence la fabrique helléno-memphite en laquelle il faut situer l’invention de
Sarapis68. Sarapis naît au croisement des traditions et des rituels funéraires égyptiens, autour
de l’Apis mort, l’Apis devenu Osiris, ou Osiris-Apis, et de leur interprétation par les Grecs,
installés à Memphis au moins depuis le VIe siècle avant notre ère. Cet arrière-plan est
évidemment supposé par l’étymologie grecque du dieu proposée par Nymphodore et reprise
via Varron par Saint Augustin, selon laquelle Sarapis serait la combinaison de soros et Apis.
Plutarque, qui rejette cette interprétation mentionne l’opinion des prêtres égyptiens, selon
lesquels le nom de Sarapis est composé de ceux d’Osiris et d’Apis, « voulant nous faire
apprendre par cette exégèse que l’Apis doit être considéré comme l’image corporelle de l’âme
66
Ibid. : nominis autem huius, cur non Apis etiam post mortem, sed Serapis appellatus sit, facillimam rationem
Varro reddidit. quia enim arca, in qua mortuus ponitur, quod omnes iam sarcophagum uocant, σορὸς dicitur
Graece, et ibi eum uenerari sepultum coeperant, priusquam templum eius esset exstructum: uelut soros et Apis
Sorapis primo, deinde una littera, ut fieri adsolet, commutata Serapis dictus est.
67
Nymphodore, chez Clem. Alex. Strom. I, 21,106. Cette étymologie est également connue de Plu. Is. et Os. 22,
qui la rejette. Sur Nymphodore, cf. R. Laqueur, « Nymphodoros. 5) N. aus Amphipolis », RE XVII,2 (1937),
cols. 1623-1627.
68
P. Borgeaud, Y. Volokhine, « La formation de la légende de Sérapis : une approche transculturelle », Archiv
für Religionsgeschichte 2.1 (2000), pp. 37-76.
287
d’Osiris »69. Athénodore Calvus, un auteur stoïcien du Ier siècle avant notre ère (cité lui aussi
par Clément d’Alexandrie) faisait remonter l’origine de Sarapis au légendaire pharaon
Sésostris. De retour de ses conquêtes, Sésostris voulut en effet consacrer une statue à son
ancêtre Osiris. L’artisan chargé de donner corps au dieu utilisa pour ce faire différents
matériaux précieux réduits en poudre et mêlés à ce qui subsistait des drogues employées pour
l’embaumement d’Osiris et d’Apis. C’est à partir de ce mélange qu’il façonna Sarapis,
d’abord nommé Osirapis70.
Cyrille d’Alexandrie, qui fut l’instigateur, sinon le témoin de la destruction, en 391, du
Sérapéum, signale cette étymologie hybride : « Le discours des Grecs sur Sarapis est
contradictoire. Les uns penchent pour Pluton, les autres préfèrent Osiris, d’autres encore Apis.
La controverse était vive, on dit qu’ils dressèrent l’idole de telle sorte qu’à partir d’un seul
symbole ils parvinssent à s’accorder sur une appellation unique, Osirapis, nom où l’on peut
comprendre à la fois Osiris et Apis. L’un et l’autre sont concernés par la mort et la tombe,
étant nés mortels. Avec l’usage et le temps, la chute du Osi fit que la statue fut appelé
Sarapis »71.
Il n’est peut-être pas anodin qu’une tradition, notamment attestée dans la Souda, veut
que l’imposante statue du dieu ait pu en certaines occasions se soulever dans les airs, grâce à
un aimant habilement dissimulé dans le plafond du temple72. Le motif a d’ailleurs passé dans
la littérature rabbinique, où l’on apprend qu’un procédé analogue fut peut-être employé par
69
Plu. Is. et Os. 29 (Moralia 362d ; trad. Froidefond).
Athénodore, chez Clem. Protr. IV,48,6. Sur le corps de Sarapis, cf. désormais N. Belayche, « Le possible
“corps” des dieux : retour sur Sarapis », in F. Prescendi, Y. Volokhine (éds.), Dans le laboratoire de l’historien
des religions. Mélanges offerts à Philippe Borgeaud, Genève, Labor et Fides, 2011, pp. 227-250.
71
Cyr. Juln. I,16 : Ἀμφιβάλλεται δὲ παρ' Ἕλλησιν ὁ ἐπ' αὐτῷ λόγος· οἱ μὲν γὰρ οὐκ ἀξιοῦσιν εἶναι Πλούτωνα
αὐτόν, Ὄσιριν δὲ μᾶλλον, ἕτεροι δὲ τὸν Ἄπιν. Πολλῆς τοίνυν διαμάχης οὔσης περὶ τούτου, ἱδρύσαντο, φασί, τὸ
εἴδωλον ὥσπερ ἐξ ἑνὸς συνθήματος συμβεβηκότες εἰς ὁμοφωνίαν, Ὀσίραπιν, ἵν' ἐν ταὐτῷ Ὄσιρίς τε καὶ Ἄπις
νοοῖτο. Ἀμφοῖν δὲ τούτοιν καὶ θάνατος φέρεται καὶ ταφή· ἐγενέσθην γὰρ ἀνθρώπω. Τὸ δὲ μακρὸν
ἔθος,ἀποβεβληκὸς τὸ ΟΣΙ, Σάραπιν τὸ βρέτας ἐποίησεν ὀνομάζεσθαι.
72
Suda, s.v. magnêtis. Cf. également Prosper Aquit. De promiss dei III,38,42 (P.L. LI,834). Le même motif
apparaît chez Plin. HN XXXIV,47 (138), à propos d’une statue d’Arsinoé. Chez Rufin XI,23, c’est la statue du
soleil qui est aimantée et qui se soulève dans les airs pour faire face à Sarapis.
70
288
Guéhazi (le serviteur d’Élisée dont la cupidité est évoquée en 2 Rg. 5), pour suspendre dans
les airs le « péché de Jéroboam » (ḥatat yeroboam)73. Le péché du roi Jéroboam, rappelons-le,
consista en l’érection de deux veaux d’or devant lesquels il proclama (à l’instar d’Aaron) :
« Voici tes dieux, Israël, qui t’ont fait monter du pays d’Égypte ! »74 D’aucuns affirment que
pour animer ces veaux d’or et ainsi duper les Israélites, Guéhazi aurait gravé dans leur bouche
le Nom ineffable, afin que ceux-ci proclament (à la manière d’automates) : « Je suis l’éternel
ton dieu, tu n’auras pas d’autres dieux face à moi ! ». Mais passons.
APIS LE MAGICIEN
Entre les traditions antiques transmises par Isidore et le taureau volant de Petrus Comestor il y
a un chaînon manquant. Un « trou de mémoire » dans lequel est venue se glisser l’image du
taureau Apis dansant au-dessus de ses adorateurs. L’on pourrait attribuer cette soudaine
envolée du taureau égyptien à l’imagination du seul Comestor, n’était-ce un parallèle
singulièrement frappant préservé dans un texte hébreu peut-être contemporain de l’Historia
scholastica. En 1899, Moses Gaster publiait sous le titre de Chroniques de Jerahmeel, une
traduction anglaise du premier tiers d’un manuscrit unique, conservé à la bibliothèque
bodléienne d’Oxford (Ms. Heb. d. 11)75. Ce manuscrit a été compilé dans la vallée du Rhin,
vers 1330, par un certain Éléazar ben Asher. Il s’agit en fait d’une anthologie de textes
extrêmement divers, parmi lesquels des poèmes, des traditions midrashiques, de la littérature
T. San. 107b : ‫דאמרי אבן שואבת תלה לחטאת ירבעם והעמידה בין שמים לארץ‬. Cf. également T. Sot. 47a. Avec
Ginzberg, Legends of the Jews, vol. 4, p. 245.
74
1 Rg. XII,28.
75
M. Gaster, The Chronicles of Jerahmeel ; or, The Hebrew Bible Historiale, London, Royal Asiatic Society,
1899 ; réédité avec un Prolégomène de H. Schwarzbaum, New York, Ktav Publishing House, 1971. L’ensemble
des 388 feuillets du manuscrit ont désormais été édités par E. Yassif, Sefer ha-Zichronot, dvarei ha-yamim leYerahmeel, Tel Aviv, Universitat Tel Aviv, 2001 (en hébreu). Kurz, « Filippino Lippi’s Worship of the Apis »,
p. 146, signale ce parallèle, qu’il attribue toutefois au copiste du manuscrit (Éléazar ben Asher), postérieur à
l’Historia scholastica. Une dépendance à l’égard de Petrus Comestor me paraît toutefois impossible (cf. infra).
73
289
scientifique ou médicale et surtout, un long recueil historique lui-même bricolé à partir de
plusieurs sources, aussi bien juives que non-juives, traduites du latin en hébreu. C’est la
première partie de cette « chronique » (de la Création du monde aux guerres des Maccabées)
que Gaster attribuait à un énigmatique Jerahmeel, fils de Salomon ‒ dont le nom apparaît en
plusieurs endroits du manuscrit et qui aurait vécu en Espagne, ou en Italie, au tournant des XIe
et XIIe siècles. Il est toutefois difficile de savoir avec précision où commence et où s’arrête le
matériel que l’on peut effectivement attribuer à Jerahmeel76. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage
composite préserve un nombre important de traditions et de récits, pour certains connus pas
ailleurs mais sans parallèles dans la tradition rabbinique. De cette catégorie ressort
évidemment le mythe d’Apis, et la description du culte dont était honoré en Égypte le taureau
homonyme. Je cite in extenso ce passage qui intervient au début de l’histoire de Jacob :
Lors de la naissance de Jacob régnait Inachos, le premier roi d’Argos, qui régna
cinquante ans. Dans la troisième année de son règne, une fille naquit à Inachos, et
son nom était Io. Les Égyptiens lui donnèrent un surnom et la nommèrent Isidès, et
ils la vénérèrent en tant que dieu. Et dans la dix-neuvième année de Jacob les
Égyptiens établirent pour roi Apis, roi d’Égypte, et firent de lui un dieu qu’ils
appelèrent Sarapis. Apis fit pour lui un veau par les sorts de ses magiciens ; et sur
l’œil droit du veau était une marque blanche, comme une demi-lune. Et ce même
veau montait une fois par jour de la rivière – au temps de la quatrième heure – et
volait dans l’air. Et les Égyptiens priaient et chantaient, de tous leurs instruments de
chant et de chansons, et disaient des louanges devant lui et se prosternaient devant
lui. Et en un instant, ce même taureau s’évanouissait et disparaissait, dissimulé et
couvert d’eux dans la rivière, tant et si bien que les Égyptiens ne le voyaient plus
jusqu’au lendemain à la quatrième heure. Et ainsi il montait jour après jour. Les
76
Cf. H. Jacobson, « Thoughts on the Chronicles of Jerahmeel, Ps-Philo’s Liber antiquitatum biblicarum, and
Their Relationship », The Studia Philonica Annual IX (1997), pp. 239-263, ici pp. 246-248.
290
Égyptiens l’appelèrent Sarapis. Et c’est pour cela que les Égyptiens périrent par les
eaux qui les noyèrent dans la Mer de Joncs.77
La même scène est rapportée une seconde fois, au moment d’évoquer l’esclavage des
Hébreux en Égypte :
Il se leva sur l’Égypte un roi nouveau, qui n’avait pas connu Joseph et ses bienfaits :
Pharaon Aménophis. En ses jours également montait de la rivière le visage d’un
taureau et sur son côté droit il avait comme une demi-lune étincelante. Et lors de sa
sortie le matin, avec la chaleur, il montait dans l’air des cieux. Et tous les Égyptiens
le vénéraient avec toutes sortes de chants. Et lorsqu’il bougeait ils bougeaient et
lorsqu’il s’immobilisait ils s’immobilisaient. Et le taureau récitait des hymnes. Et il
faisait ainsi une fois par an. Ils firent pour lui un jour de fête en Égypte et
l’appelèrent le jour de Sarapis.78
L’auteur de ce texte suggère explicitement un lien entre le taureau volant des Égyptiens et le
veau d’or, concluant en effet : « Et c’est pour cela qu’Israël fit après eux le veau au désert,
comme il est écrit : “Il passera la mer d’affliction” » (Zac. X,11).
Les similarités avec le texte de Petrus Comestor sont évidentes, en particulier dans la
seconde digression consacrée à cette scène. Ainsi notamment, la description des mouvements
des danseurs, qui accompagnent ceux du taureau : « lorsqu’il bougeait ils bougeaient et
lorsqu’il s’immobilisait, ils s’immobilisaient ». L’on serait tenté de penser que le texte
À partir de Yassif, Sefer ha-Zichronot, pp. 136-137 : ‫ ובשנת‬.‫ויהי כשנולד יעקב מלך אניכוש מלך הראשון לארגוש נ' שנה‬
‫ ובשנת י"ט ליעקב המליכו המצרים את‬.‫ ויכנו המצרים שמה ויקראוה איזידש ויעבדוה לאלוה‬,‫ג' למלכו נולדה לו בת לאינכוש ושמה איאו‬
‫ ויעש לו אפיש עגל בקסמי חרטומיו ועל עין ימינו של עגל היה סימן לבן כעין‬.‫אפיש מלך מצרים ועשוהו אלוה ויקראו את שמו שראפיש‬
‫ והיו המצרים מתפללים ומזמרים בכל כלי‬,‫ ואותו העגל היה עולה בכל יום פעם אחת מן היאר לעת ארבע שעות והיה פורח באויר‬,‫לבנה‬
‫ שלא ראוהו המצרים עד‬,‫ וברגע אחד היה אותו השור נמס ובלה ומוצנע ומכוסה מפניהם ביאר‬.‫זמר ושירים ומהללים לפניו ומשתחווים לו‬
‫ ועל כן נאבדו ה[מ]צרים במים שנטבעו בים סוף‬.‫ ויקראוהו המצרים שרפיש‬,‫ וכן היה עולה העגל בכל יום ויום‬.‫למחרת בארבע שעות‬.
78
À partir de Yassif, Sefer ha-Zichronot, p. 155 : ‫ויקם מלך חדש על מצרים אשר לא ידע את יוסף וטובותיו הוא פרעה‬
‫ וביציאתו שחרית עם החמה היה‬.‫ גם בימיו היה יוצא מן האויר ˃היאר˂ – פניו שור ובצדו הימנית היה לו כעין לבנה וניצוצי‬.‫אמינופיש‬
‫ והשור היה משורר ת[ה]ילות וכן‬.‫ ובנינועו היו נעים ובעומדו היו עומדים‬,‫עולה באויר השמים והיו כל מצרים משתחוים לו בכל מיני זמר‬
‫ שנ' ועבר בים צרה‬,‫ ועל כן עשו ישראל אחריו העגל במדבר‬.‫ ועשו לו יום איד במצרים וקראוהו יום שרפיש‬.‫ היה עושה פעם אחת בשנה‬.
Min avir est probablement une erreur du copiste, d’où la restitution, à partir de la première variante du récit, de la
leçon min ha-yeor.
77
291
préservé dans le manuscrit d’Éléazar ben Asher dépend en fait directement de l’Historia
scholastica. Les différences entre les deux documents suggèrent toutefois qu’il est plus
vraisemblable de postuler l’existence d’une source commune.
Dans la dite « Chronique de Jerahmeel », l’histoire du taureau Apis reste en effet
attachée à la généalogie de l’Apis argien, descendant d’Inachos et devenu roi d’Égypte.
L’ensemble prend d’ailleurs place dans le contexte des récits liés à la figure de Jacob, ce qui
suggère que son auteur avait accès à cette tradition bien représentée, on l’a vu, qui situe
l’arrivée du roi Apis au temps de Jacob ou de Joseph, et lie celle-ci aux origines du culte du
taureau Apis aussi bien qu’à l’étymologie du dieu Sarapis. Petrus Comestor a quant à lui
séparé ces motifs, évoquant la descente du roi Apis/Sarapis en Égypte à l’époque de Jacob,
dans son commentaire sur la Genèse79, tandis que l’affaire du taureau homonyme n’intervient
dans l’Historia scholastica que plusieurs chapitres plus loin, je l’ai dit, au début de son
commentaire sur l’Exode. Il me paraît donc plus raisonnable de postuler que les deux auteurs
travaillent à partir d’une même source, que l’un a traduite en hébreu et préservé en bloc, et
que l’autre aurait pu fractionner au fil de son commentaire.
Il n’est donc pas impossible de penser que la tradition préservée dans le manuscrit
d’Éléazar ben Asher puisse remonter à un auteur plus proche du XIIe que du XIVe siècle,
capable de traduire des textes latins en hébreu et que l’on situerait volontiers dans un contexte
proche de celui de Comestor (en Rhénanie ou en Champagne plutôt qu’en Espagne ou en
Italie). À cet égard, on signalera que le mystérieux Jerahmeel, dont plusieurs poèmes en
acrostiches sont préservés dans le même manuscrit, mentionne aussi bien Rashi que son petitfils R. Samuel ben Meir, sans employer ce qui deviendra leur titre officiel, zikhrono livrakha,
« que leur souvenir soit béni »80.
79
80
Cf. Petr. Com. Hist. Schol, Libri Genesis LXIX (P.L. CXCVII,1143).
Cf. Schwartzbaum, « Prolegomena », p. 5.
292
On trouve encore chez un cabaliste ashkénaze du XVe siècle, Menahem Ziyoni, une
variante du motif qui nous intéresse ici, la lévitation du taureau Apis. Une note, dont le texte
est très proche de la tradition transmise par Éléazar ben Asher ou son prédécesseur, et qui
pour le moins atteste de la circulation de ce motif au sein du judaïsme de la fin du Moyen
Âge. Mais ce qui n’est sans doute pas anodin, c’est que cette note intervient dans le Sefer
Ziyoni, en marge du commentaire que son auteur consacre à l’épisode du veau d’or. Chez
Menahem Ziyoni, Apis a définitivement pris les traits d’un roi magicien, qui façonne un
taureau magique volant dans les airs : « J’ai trouvé dans le Livre des magiciens que dans
l’année 22 de Jacob, les Égyptiens se donnèrent pour roi, dont le nom était Apis et qui fit de
lui-même un dieu. Avec sa magie Apis fit un veau, et sur l’œil droit du veau il y avait une
marque blanche comme une demi-lune. Et le veau montait une fois par jour du Nil, à la
quatrième heure, et volait dans les airs. Et les Égyptiens chantaient des hymnes et festoyaient
devant lui jusqu’à ce qu’il se dérobe à eux. D’aucuns disent qu’il montait (du fleuve) chaque
année, et les Égyptiens firent un jour de fête qu’ils appelèrent le jour de l’Apis. Et à cause de
cela Israël fit le veau (d’or). »81
Pris ensemble, ces textes témoignent d’une extraordinaire perméabilité entre traditions
latines et traditions juives. Comestor, on l’a vu, ne liait pas explicitement le taureau Apis au
veau d’or. Mais dans les sources juives où le motif du taureau volant a passé, ce lien est
soudain réaffirmé. Apis est devenu là aussi le modèle du veau d’or. J’aimerais toutefois
suggérer que ce transfert culturel fonctionne dans les deux sens, et émettre l’hypothèse que
c’est dans la rencontre de ce savoir antique sur l’Égypte et son taureau transmis par les Pères
81
M. Zion b. Meir, Sefer Ziyoni. BaYeor al ha-Torah be derekh ha-emet, Venise, Vincenzo Conti, 1560, p. 57
(transcription et traduction Justine Isserles) : ‫הגה מצאתי בספר הקוסמים שבשנת כב' ליעקב המליכו המצריים קוסם אחד ושמו‬
‫אפיס ועשה עצמו אלוה ועשה לו אפיס עגל בקסמין ועל עין ימינו של עגל היה סימן כעין לבנה והעגל היה עולה בכל יום פעם אחת מן‬
‫היאור בד' שעות ביום והיה פורח באביר והיו מצרים מהללים ומשבחים לפניו עד כמס ובסתר ויא' (ויש אומרים) שמידו שנה בשנה היה‬
‫עולם והיו המצריים עושים לו יום חג וקראו לו יום של אפיס ומחמ' זה עשו ישראל בעגל‬.
293
et les traditions rabbiniques sur le veau d’or, que l’un comme l’autre peuvent devenir cet
animal magique, qui vole dans les airs entraînant derrière lui ses admirateurs ébahis.
L’ANIMATION DU VEAU D’OR
Le grand exégète médiéval Rabbi Shlomo ben Itzhak de Troyes (1040-1105), plus connu sous
son acronyme de Rashi, peut nous servir de guide dans le labyrinthe du Midrash rabbinique. À
travers le commentaire de Rashi, se laisse découvrir un état du récit, tel qu’il pouvait être
entendu au tournant du XIIe siècle. Et c’est via Rashi, on le sait, que certains commentaires ad
litteram des Écritures, ont passé dans la tradition latine. Pour Rashi, c’est bien à la « multitude
nombreuse » (erev rav) qu’incombe la responsabilité du veau d’or. En Exode XXXIV,4, on lit
en effet : « Voici tes dieux, Israël, qui t’ont fait sortir hors d’Égypte ». Rashi explique : « Il
n’est pas écrit : “Ceux-là sont nos dieux”. D’où nous apprenons que la multitude nombreuse,
ceux qui étaient montés d’Égypte, ce sont eux qui se sont ligués contre Aaron ; et ce sont eux
qui ont fait (le veau d’or) et incité Israël à le suivre. »82 Cette foule bigarrée qui avait
accompagné Israël dans son exode, n’avait abandonné ses anciens dieux qu’en façade. Et c’est
elle qui, avec l’aide de Satan, devait entraîner Israël dans l’idolâtrie83. Lorsque les Israélites,
inquiets du retard de Moïse, demandèrent à Aaron de leur fabriquer un dieu, celui-ci essaya
d’abord de gagner du temps. Il demanda aux enfants d’Israël de lui apporter les bijoux de
leurs femmes, sachant que celles-ci refuseraient de s’en défaire. Mais les Israélites se
dépouillèrent eux-mêmes de leur or, qu’ils apportèrent aussitôt à Aaron pour qu’il le fasse
Rashi, ad. loc. : ‫שעֲשאּוהּו וְַא ַח"כ הטְעּו אֶת ישְראל‬
ֶ ‫וְלא נֶ ֱאמַר אֶל א אֱלהינּו מכאן שֶע ֶרב ַרב שֶעלּו ממצ ְַרים הם שֶנ ְקהֲלּו עַל ַאהֲרן וְהם‬
‫ַאחֲריו‬. Également Rashi sur Ex. XXXII,7 ; Ca. I,6. Cf. Tg. Ca. I,12 ; Tanḥuma IX,21 ; Lev. R. XXVII,8 ; Ex. R.
XLII,6 ; Pirqe R. El. XLV ; Sur l’exégèse du veau d’or chez Rashi et ses successeurs, cf. K. P. Bland, The
Artless Jew. Medieval and Modern Affirmations and Denials of the Visual, Princeton NJ, Princeton University
Press, 2000, pp. 116-129.
83
Rashi sur Ex. XXXII,1. Cf. Tg. ps.-J., ad loc. ; B. Shab. 89a ; Ex. R. XLVI,7.
82
294
fondre. C’est alors qu’intervinrent les magiciens égyptiens, qui s’étaient glissés parmi les
réfugiés recueillis par Moïse. Après qu’Aaron eut jeté dans les flammes l’or des Israélites,
ceux-ci usèrent de leur magie pour que le précieux métal prenne la forme d’un veau84. Un
veau doté du souffle de vie, comme le révèle ce verset du Psaume CVI : « Ils ont échangé leur
gloire pour l’image d’un bœuf mangeur d’herbe »85. Et Rashi de conclure qu’Aaron sut alors
que l’œuvre de Satan avait réussi.
Le motif d’une intervention diabolique dans la fabrication du veau d’or est sans doute
ancien, comme le suggère ce passage des Actes de Thomas, un apocryphe chrétien du IIIe
siècle, où Satan lui-même évoque les méfaits dont il s’est rendu coupable : « C’est moi qui ai
égaré le peuple au désert, lorsque je l’ai soumis pour qu’il se fasse un veau »86. Selon un
midrash attribué dans les Pirqé de Rabbi Eliezer à Rabbi Judah (un tanna du IIe siècle), Satan
serait en fait entré dans le veau, meuglant bruyamment et entraînant ainsi Israël à sa suite87.
Mais les Pirqé de Rabbi Eliezer rapportent également cette autre explication : parmi les
bijoux que les Israélites avaient apportés à Aaron se trouvait un diadème d’or, sur lequel était
inscrit le Nom ineffable et gravée l’image d’un veau. Lorsqu’Aaron jeta cet objet dans le feu,
il en sortit un veau, conformément à ce qui est écrit : « …Ils me l’ont donné. Je le jetai au feu,
et il en sortit ce veau » (Ex. XXXII,24). Ce veau, soulignent les Sages, « sortit en meuglant et
le peuple d’Israël le vit et se dévoya après lui ».
Rashi évoque lui aussi cette interprétation. Micah l’éphraïmite, auquel le livre des
Juges attribue la fabrication d’une idole88, avait emporté lors de la sortie d’Égypte, un tesson
sur lequel Moïse avait écrit : « Monte, taureau ! ». C’est grâce à ce tesson que Moïse avait fait
remonter du fond du Nil le cercueil de Joseph. On sait en effet qu’en Deutéronome
Rashi sur Ex. XXXII,4 : ‫כיון שֶהשְליכֹו לאּור בַכּור באּו ְמ ַכּׁשְפי ע ֶרב ַרב שֶעלּו עמהֶם ממצ ְַרים ַועֲשאּוהּו בכְשפים‬.
Rashi sur Ex. XXXII,5 : ‫ ַוי ְַרא ַאהֲרן‬. ‫שנֶ ֱאמַר כְתַ בְנית שֹור אֹוכל עשֶב וְרָאה שֶהצְלי ַח ַמ ֲעשֶה שטן‬
ֶ ‫ שֶהיה בֹו רּו ַח חַיים‬. Cf. Ps.
CVI,20.
86
Act. Thom. 32. 1357, vol. 1. Cf. également B. Shab. 89a.
87
Pirqe R. El. XLV.
88
Cf. B. San. 101b, et le commentaire de Rashi, ad loc.
84
85
295
XXXIII,17, Joseph est comparé à un taureau. Lorsque Micah, usant du Nom divin, jeta ce
tesson dans le feu, il en sortit un veau. Il faut peut-être s’arrêter sur ce curieux midrash, qui
associe le cercueil de Joseph, emporté par les Israélites hors d’Égypte, à la fabrication du veau
d’or. Car celui-ci nous ramène à la figure de Sarapis, que les sources rabbiniques et certains
Pères de l’Église, identifient précisément à Joseph89.
JOSEPH ID EST SARAPIS
On lit ainsi dans le Talmud, à propos de l’interdiction d’utiliser des ustensiles sur lesquels
seraient gravés une image du soleil ou d’un dragon énoncée dans la Mishna : « R. Juda inclut
l’image de celle qui allaite (i.e. Isis lactans) et de Sarapis. “Celle qui allaite” est appelée
d’après Ève, qui a allaité l’ensemble du monde. “Sar-Apis” est appelé d’après Joseph, qui a
régné (sar) et apaisé (hephis) l’ensemble du monde »90. Au IIe siècle de notre ère, Méliton de
Sardes suggérait déjà que sous le nom de Sarapis, les Égyptiens vénéraient en vérité Joseph,
un Hébreu qui avait suppléé à leurs besoins en temps de famine91. Firmicus Maternus, dans
son traité sur L’erreur des religions profanes, rédigé vers 350, rappelle comment Joseph
sauva l’Égypte de la famine et ajoute : « À sa mort, les Égyptiens lui élevèrent des temples
suivant la coutume traditionnelle de leur pays et, pour instruire la postérité de la
89
Sur ce dossier, cf. G. Mussies, « The Interpretatio Judaica of Sarapis », in M. J. Vermaseren, Studies in
Hellenistic Religion, Leiden, Brill, 1979, pp. 189-214. Cf. également G. Bohak, « Rabbinic Perspectives on
Egyptian Religion », Archiv für Religionsgeschichte 2.2 (2000), pp. 215-231, ici pp. 228-230. Cf. également G.
Bohak, « Rabbinic Perspectives on Egyptian Religion », Archiv für Religionsgeschichte 2.2 (2000), pp. 215-231,
en particulier pp. 228-230.
90
B. AZ 43a : ‫רבי יהודה מוסיף אף דמות מניקה וסר אפיס מניקה על שם חוה שמניקה כל העולם כולו סר אפיס על שם יוסף שסר‬
‫ומפיס את כל העולם כולו‬. Selon Bohak, « Rabbinic Perspectives », p. 228, l’identification d’Isis et Ève repose (au
moins en partie) sur l’homophonie entre le nom de la divinité égyptienne et celui d’Isha (« femme »), qui est
donné en Ge. II,23 à l’épouse d’Adam.
91
Cf. I. Lévy, « Nebo, Hadaram et Sérapis dans l’Apologie du Pseudo-Méliton », Revue de l’histoire des
religions 40 (1899), pp. 380-373. Cf. également Tert. Ad nat. II,8 ; Ruf. HE XI,21 ; Suda s.v. Σάραπις. Cette
interprétation est explicitement rejetée et attribuée à Satan chez Paul. Nol. Carm. XIX,98.
296
reconnaissance qu’ils vouaient au judicieux intendant, ils coiffèrent sa tête du boisseau dont il
s’était servi pour distribuer le grain aux affamés. De plus, pour attacher à son culte plus de
vénération, on le dénomma d’après l’origine première de sa race. Il était, en effet, arrièrepetit-fils de Sarra qui âgée de quatre-vingt-dix ans avait, grâce à la faveur divine, donné un
fils à Abraham. Il fut donc appelé Sérapis en grec, c’est-à-dire enfant de Sarra (Sarras pais).
Mais Joseph n’y était pour rien parce qu’aussi bien il était mort »92. Il n’est sans doute pas
anodin que Saint Augustin, on l’a vu, dans la Cité de Dieu, place le mythe d’Apis, roi des
Argiens, vénéré après sa mort sous le nom de Sarapis, tout de suite après avoir rapporté
comment Joseph préserva les Égyptiens de la famine93. Dans la Souda, on peut lire à propos
de la grande statue en bois (xoanon) de Sarapis, à Alexandrie, détruite en 397 par l’évêque
Théophile, les opinions suivantes : « D’aucuns ont affirmé qu’il s’agissait de Zeus, certains du
Nil, parce qu’elle portait sur la tête le boisseau et la coudée, dont ils pensent qu’elle est un
instrument pour la mesure de l’eau. Certains ont dit que c’était Joseph, d’autres Apis, un
homme riche et roi de Memphis en Égypte. Une famine étant survenue, il avait fourni aux
Alexandrins de la nourriture prise dans ses propres réserves, et après sa mort, ils lui bâtirent
un temple dans lequel un taureau était nourri, qui portait l’emblème du fermier et certaines
marques sur la peau ; ce taureau fut nommé Apis d’après son nom à lui. Le cercueil de cet
Apis, en lequel reposait sa dépouille, ils le transportèrent à Alexandrie, et, ayant fabriqué un
nom composite à partir du cercueil (soros) et d’Apis, ils l’appelèrent Sorapis, et leurs
successeurs Sarapis. Son temple, immense et fameux, fut fondé par Alexandre. »94
92
Firm. Mat. De err. prof. rel. XIII, 1-4 (trad. Turcan) : Huic post mortem Aegyptii patrio gentis suae instituto
templa fecerunt et, ut iustae dispensationis gratiam posteritas disceret, modius quo esurientibus frumenta
diuiserat capiti superpositus est. Nomen etiam ut sanctius coleretur ex primo auctore generis accepit. Nam quia
Sarrae proneptos fuerat, ex qua nonagenaria Abraham indulgentia dei susceperabat filium, Serapis dictus est
Graeco sermone, hoc est Σάρρας παῖς, sed hoc inuito Ioseph, immo mortuo.
93
Aug. C.D. XVIII,4-5.
94
Suda s.v. Σάραπις (Adler) : τούτου ἐν Ἀλεξανδρείᾳ καθεῖλε Θεόφιλος ὁ ἀρχιεπίσκοπος τὸ ξόανον ἐπὶ
Θεοδοσίου τοῦ μεγάλου. τοῦτο δὲ οἱ μὲν Δία ἔφασαν εἶναι, οἱ δὲ τὸν Νεῖλον διὰ τὸ μόδιον ἔχειν ἐν τῇ κεφαλῇ
καὶ τὸν πῆχυν, ἤγουν τὸ τοῦ ὕδατος μέτρον, ἄλλοι δὲ τὸν Ἰωσήφ, ἕτεροι δὲ Ἄπιν τινὰ γεγονέναι ἄνθρωπον
εὔπορον καὶ βασιλέα ἐν Μέμφιδι πόλει τῆς Αἰγύπτου. λιμοῦ δὲ γενομένου τοῖς Ἀλεξανδρεῦσιν ἐκ τῶν ἰδίων
297
Il est vraisemblable que l’équation Joseph-Sarapis a d’abord été formulée dans le
contexte du judaïsme hellénistique, d’où elle a passé dans la littérature rabbinique et dans la
tradition patristique. On a d’ailleurs suggéré de faire remonter cette équation à Artapan, dont
on sait qu’il proposait d’identifier Moïse à la fois au Musée des Grecs et à l’Hermès égyptien
(i.e. Thot). Artapan faisait également de Joseph une figure civilisatrice, le réformateur du
régime foncier égyptien et l’inventeur des mesures (ta metra). C’est pour cela, écrivait
Artapan, que Joseph fut aimé des Égyptiens95. La donnée biblique veut évidemment que la
prévoyance de Joseph ait permit à l’Égypte de traverser sept ans de famine. Il n’est donc rien
d’étonnant à ce que celui-ci puisse être associé à une figure dispensatrice du grain et garante
de la fertilité. Ni que sa réorganisation du territoire égyptien, évoquée en Genèse XLVII,20,
puisse être interprétée comme une réforme agraire. C’est ce que suggère également Flavius
Josèphe, qui attribue à Joseph une redistribution des terres au profit des Égyptiens et conclut :
« De cette manière Joseph fit grandir sa réputation auprès des Égyptiens, et plus encore
l’affection que ceux-ci portaient au roi. »96 Sarapis/Osiris est d’ailleurs aussi, comme Joseph,
associé à l’invention du mètre et de la mesure97.
Chez Plutarque, qui identifie Sarapis à Osiris, celui-ci apparaît de même comme le
civilisateur d’une Égypte qui ne connaît pas encore l’agriculture. Osiris enseigne aux
Égyptiens comment cultiver des fruits, puis s’en va de par le monde diffuser la civilisation98.
Diodore de Sicile rapporte quant à lui comment Osiris (identifié à Dionysos), en inventant la
τροφὴν παρέσχε, τετελευτηκότι δὲ αὐτῷ ναὸν ἀνέστησαν, ἐν ᾧ βοῦς ἐτρέφετο, σύμβολον φέρων τοῦ γεωργοῦ
καί τινα δὲ ἔχων ἐν τῇ χροιᾷ ἐπίσημα, ὅστις ἐκ τῆς προσηγορίας αὐτοῦ καὶ αὐτὸς Ἄπις ἐκαλεῖτο. τὴν δὲ σορὸν
τούτου τοῦ Ἄπιδος, ἐν ἧ τὸ σῶμα ἔκειτο αὐτοῦ, ἐν Ἀλεξανδρείᾳ μετήνεγκαν καὶ ἀπὸ τῆς σοροῦ καὶ τοῦ Ἄπιδος
σύνθετον ὄνομα πεποιηκότες ἐκάλουν αὐτὸν Σόραπιν, οἱ δὲ μετὰ ταῦτα Σάραπιν. τούτου ναὸς ὑπὸ Ἀλεξάνδρου
ἐκτίσθη παμμεγέθης καὶ πάνυ λαμπρός.
95
Artapan fr.2 Holladay (Eus. PE IX,23,1-3). Sur Artapan, cf. supra, chap. 3. Sur la figure de Joseph dans le
contexte du judaïsme hellénistique, cf. M. R. Niehoff, The figure of Joseph in Post-Biblical Jewish literature,
Leiden – York, Brill, 1992.
96
J. AJ II,193 (trad. Nodet) : καὶ τούτῳ τῷ τρόπῳ τό τε ἀξίωμα παρὰ τοῖς Αἰγυπτίοις αὐτοῦ μεῖζον Ἰώσηπος
ἀπεργάζεται, καὶ πλείω γε τὴν εὔνοιαν τῷ βασιλεῖ παρ' αὐτῶν.
97
Musies, « The Interpretatio Judaica of Sarapis », pp. 204-205, renvoie à ce propos à des traditions préservées
jusque dans le Coran (XII,59-60).
98
Plu. Is. et Os. 13 (Moralia 355b).
298
culture des fruits, permit aux Égyptiens de quitter l’état sauvage99. Selon Diodore, c’est pour
enseigner aux hommes à cultiver la vigne, l’orge et le froment, qu’Osiris partit à la conquête
du monde. C’est en raison de ces bienfaits qu’Osiris reçut les honneurs divins. Son
descendant, le légendaire pharaon Sésostris (ou Sesoosis, chez Diodore) est lui aussi crédité
d’une réforme agraire et d’une redistribution des terres visant à s’assurer la loyauté des
Égyptiens100. Athénodore Calvus, on l’a vu, attribuait d’ailleurs à Sésostris l’« invention » de
Sarapis.
Si elle présuppose une familiarité avec ces traditions relatives à Osiris, l’équation
Joseph-Sarapis s’appuie sans doute aussi sur ce jeu étymologique qui associe Sarapis, on l’a
vu, au cercueil (soros) d’Apis. Dans le Pentateuque des Septante, le mot soros n’apparaît
qu’une seule fois, pour décrire le cercueil de Joseph : « Joseph mourut à l’âge de cent dix ans.
On l’embauma et on le déposa dans un cercueil en Égypte (en têi sorôi en Aiguptôi) »101.
Rappelons que selon le mythe d’Isis et d’Osiris, tel qu’il est rapporté précisément par
Plutarque, Osiris, victime d’un complot tramé par son frère Typhon (i.e. Seth), est enfermé
dans un coffre scellé avec du plomb fondu, jeté dans le Nil et emporté par ses eaux. C’est à
Byblos, en Phénicie, qu’Isis trouve le cercueil (soros) de son mari défunt, qu’elle ramène en
Égypte et qu’elle met à l’abri dans un endroit isolé. Typhon, qui chasse au clair de lune,
retrouve le coffre et découpe la dépouille d’Osiris en quatorze morceaux qu’il disperse dans
tout le pays. Isis parcourt le Nil sur une barque d’écorce de papyrus, à la recherche des parties
du corps d’Osiris, et dans chaque lieu où elle en trouve, elle élève une sépulture102.
99
DS I,7.
DS I,9.
101
LXX Ge. L,26 : καὶ ἐτελεύτησεν Ιωσηφ ἐτῶν ἑκατὸν δέκα· καὶ ἔθαψαν αὐτὸν καὶ ἔθηκαν ἐν τῇ σορῷ ἐν
Αἰγύπτῳ.
102
Plu. Is. et Os. 18 (Moralia 358a-b).
100
299
Le mythe d’Osiris rencontre un écho tout à fait singulier dans les traditions relatives au
cercueil de Joseph, telles qu’on les rencontre dans les sources rabbiniques103. On sait que
Moïse, lors de la sortie d’Égypte, devait emporter avec lui la dépouille de Joseph ‒
conformément au souhait qu’avait formulé celui-ci104. L’histoire veut cependant que Moïse ne
savait pas où était enterré Joseph, et qu’il le chercha d’abord (come Isis cherchant Osiris) trois
jours et trois nuits. Enfin, Serah, la fille d’Asher, dernière survivante de la génération qui était
arrivée en Égypte au temps de Joseph, révéla à Moïse ce qu’il était advenu de Joseph. Les
Égyptiens avaient en effet mis sa dépouille dans un cercueil de métal, qu’ils avaient ensuite
coulé au fond du Nil, pour en bénir les eaux. Moïse se rendit alors au bord du fleuve et
invoqua le cercueil de Joseph, qui se mit à trembler et remonta à la surface. C’est là un récit
qui figure déjà dans la Tosefta, les « suppléments » à la Mishna, compilés en Palestine au plus
tard au IVe siècle de notre ère.
Une variante du récit, à laquelle nous avons déjà fait allusion, veut que Moïse ait pris
un tesson (ou parfois une lamelle d’or), sur lequel il inscrivit le Nom ineffable et qu’il jeta
dans l’eau. Immédiatement le cercueil fit surface105. Selon une autre version encore, à laquelle
se réfère de toute évidence Rashi, Moïse écrivit en fait sur le tesson les mots : « Taureau,
Monte ! »106. Le Midrash sur le Cantique des Cantiques développe cette affaire de manière
tout à fait surprenante107. Moïse prit quatre feuilles d’argent et grava sur chacune d’elles une
image : l’image d’un lion, l’image d’un homme, l’image d’un aigle et l’image d’un taureau
(cf. Ez. I,10). Il jeta d’abord dans le fleuve la feuille portant l’image du lion, et les eaux du Nil
se mirent à gronder comme un lion. Puis il jeta la plaque sur laquelle était représenté un
103
Cf. T. Sot. IV,7 et B. Sot. 13a. Cf. également Tg., ad loc.
Ge. L,25 ; Ex. XIII,19.
105
Mekh. Beshalah ; Pes. RK XI,12.
106
Tanḥuma XIV,2.
107
Cf. M. Margulies et al, Midrash Haggadol, 10 vols., Jerusalem, Mosad ha-Rav Kook, 1997, vol. 3, pp. 250251; avec Ginzberg, Legends of the Jews, vols. 2, p. 182 ; vol. 3, p. 122. Le récit figure déjà dans le Midrash Shir
ha-Shirim, éd. Grünhut, 1897, 13a-13b.
104
300
homme, et les os dispersés de Joseph furent rassemblés. Lorsqu’il jeta la plaque sur laquelle
était l’image de l’aigle, le cercueil fit surface. Il n’utilisa pas la feuille portant l’image du
taureau. Il se trouve que cette feuille d’argent était parmi les bijoux que les Israélites
apportèrent à Aaron, lorsqu’ils lui dirent : « Fais-nous des dieux qui marchent devant nous ! ».
Quand Aaron jeta celle-ci dans le feu, il en sortit un taureau tout en or.
D’UN TAUREAU À L’AUTRE
C’est en partie par le biais de Rashi que les traditions juives ont passé chez les exégètes latins
de la fin du Moyen Âge. Dans sa Postilla litteralis super totam Bibliam, le franciscain Nicolas
de Lyre (1270-1349) cite presque à chaque verset les commentaires de Rabbi Salomon108.
Dans son commentaire sur l’Exode, Nicolas rappelle ce qui pour un érudit médiéval, frotté de
tradition patristique, relevait de l’évidence : c’est sur le modèle du taureau Apis que les
Israélites façonnèrent le veau d’or109. Apis, rappelle-t-il ailleurs, le plus grand des dieux
vénérés en Égypte, apparut aux Égyptiens sous la forme d’un taureau qui surgissait de la
rivière110. Mais Nicolas rejette l’interprétation de Rashi, déduisant du Psaume CVI (« Ils ont
échangé leur gloire pour l’image d’un bœuf mangeur d’herbe ») que le veau d’or façonné par
Aaron aurait été animé d’un « esprit de vie » (spiritum vitae). Selon lui en effet : « Il est
108
Cf. H. Hailperin, Rashi and the Christian Scholars, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1963, p. 111,
cité par C. Ginzburg, « La lettre tue. Sur quelques implications de la deuxième épître aux Corinthiens 2, 3.6 »,
Critique 769-770 (2011), pp. 576- 605. Cf. également Dahan, Les intellectuels chrétiens et les Juifs, pp. 303306 ; Id., « La place de Rachi dans l’histoire de l’exégèse biblique et son utilisation dans l’exégèse chrétienne du
moyen âge », in R.-S. Sirat (éd.), Héritages de Rashi, Paris, Éditions de l’Éclat, 2008, pp. 95-115, ici pp. 107111.
109
Ex. XXXII,4, ad loc. Je cite ici d’après : Biblia. Cum postillis Nicolai de Lyra et expositionibus Guillelmi
Britonis in omnes prologos S. Hieronymi et additionibus Pauli Burgensis replicisque Matthiae Doering, 4vols.,
Nürnberg, Anton Koberger, 1485, vol. 1, p. [299] : Aaron primo depinxit cum stile in tabula formam vituli, et
tradidit artificibus ut facerent ad similitudinem illius, quia apis quod reputabatur maximum numen egipti
apparuerat eis in egipto in specie thauri, ut dictum est supra viii capitol.
110
Ex. VIII,22, ad loc., p. [229] : …apis, quod apud egiptios maximum numen reputat, aliqui ibi apparebat in
specie thauri de flumine consurgentis.
301
manifeste que c’est là pure fiction et une perversion de l’Écriture. Car si ce veau fabriqué (par
les Israélites) avait été un veau vivant, l’Écriture n’aurait pas parlé de l’image de veau, mais
d’un veau »111. Le veau d’or n’était rien d’autre qu’une image, une idole. Et c’est devant cette
idole que les Hébreux firent la ronde dans le désert.
Dans la plupart des éditions de la Postilla litteralis, le commentaire de Nicolas de Lyre
a néanmoins été augmenté d’une série d’additions dues à Paul de Burgos (1351-1435), un juif
converti au christianisme. À ce second commentaire, très différent de celui de Nicolas, répond
encore un troisième commentateur, Mathias Döring (1390-1469), qui accuse Paul de Burgos
de « judaïser »112. Or Paul de Burgos insiste précisément, à propos du veau d’or, sur le fait
qu’il ait pu prendre vie (ou au moins en donner l’impression), non pas cependant à travers les
sortilèges des magiciens égyptiens, mais par l’action des démons qui trompent les hommes en
prêtant leur voix aux idoles : « C’est pourquoi certains disent avec vraisemblance que ce veau
semblait exercer certains travaux conformes aux travaux de la vie. Comme par exemple
l’action de manger et toutes les choses de ce genre que l’action des démons a rendues
possibles dans ce veau fabriqué, dans le but de les attirer à l’idolâtrie ; comme ils (les
démons) ont l’habitude de faire en donnant des réponses (en se cachant) à l’intérieur des
idoles, pour tromper les hommes, comme cela est plaisamment raconté dans les légendes des
saints. Et ainsi ce veau d’or n’était pas un vrai veau, mais il semblait se mettre en devoir de
manger du foin. Il est dit dans le Psaume CV : Il ressemblait à un veau qui mange du
foin. »113
111
Ex. XXXII,5, ad loc., p. [299] : Dicit Ra. Sa. quia vidit spiritum vitae in vitulo, sic dicitur psalmo 106 et
mutauerunt gloriam suam similitudinem vituli comedentis fenum. Et patet manifeste quod hoc est fictio et
scripture perversio. Si enim in vitulo fabricato spiritus vite fuisset scriptura non dixisset in similitudinem vituli
sed in vitulum.
112
Voir Ginzburg, « La lettre tue », p. 586.
113
Ex. XXXII, Additio iii, p. [302] : Unde quidam dicunt et verisiter quod ille vitulus videbatur exercere quedam
opera siteria operibus vite : sicut est comestio et huiusmodi : quid potuit esse operatione demonium qui in vitulo
fabricato hoc faciebant ut eos attraherent ad idolatriam : sicut solent facere dando responsa in idolis ut homines
decipiant ; perut comiter traditur in legendis sanctorum : et sic ille vitulus aureus non erat verusvitulus : sed
302
Dans la ronde du veau d’or, toutes les traditions finissent par se croiser. Un curieux hasard
veut que l’Apis volant de Londres ne se laisse apercevoir, aujourd’hui encore, qu’à certaines
heures du jour, et un seul jour par semaine. Mais peut-être plus que l’œuvre elle-même, est-ce
le labyrinthe mythologique qui se noue autour d’elle qui mérite le déplacement. Cet
imaginaire foisonnant où Juifs et Chrétiens disputent entre eux et avec les Anciens, sur une
scène dont l’Égypte et ses mystères constitue le décor. Le veau d’or est un opérateur,
susceptible de nous faire passer à travers ses multiples anamorphoses d’un lieu d’énonciation
à l’autre, d’appréhender, dans la diachronie, cet incessant bricolage, nourri de toutes les
traditions et dans lequel s’élabore et se transforme véritablement une mémoire des religions.
Dans cette histoire où se mêlent savoirs bibliques et antiques, le veau d’or ne cesse
d’entraîner à sa suite les adeptes, anciens et modernes, de l’idolâtrie.
incoeptuz videbatur comedere fenuz : dicitur in psalmus cv fuisse in similitudinem vituli comendentis fenum. ad
hoc etiam facit illud quid aaron dixit moysi : Egressus est vitulus iste et contra.
303
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