— Consentirais-tu1, Protarque, à passer toute ta vie dans la jouissance des plus grands plaisirs ? — Pourquoi non ? — Croirais-tu avoir encore besoin de quelque chose, si tu en avais la jouissance complète ? — Pas du tout. — Examine bien si tu n'aurais pas besoin de penser, de comprendre, de calculer tes besoins, et de toutes les facultés de ce genre ? — En quoi en aurais-je besoin ? J'aurais tout, je pense, si j'avais le plaisir. — Alors, en vivant ainsi, tu jouirais des plus grands plaisirs durant toute ta vie ? — Sans doute. — Mais, ne possédant ni intelligence, ni mémoire, ni science, ni opinion vraie, il est tout d'abord certain que tu ignorerais forcément si tu as du plaisir ou si tu n'en as pas, puisque tu es dénué de toute intelligence. — C'est forcé. — Et de même, si tu n'avais pas de mémoire, tu ne pourrais même pas te rappeler que tu aies jamais eu du plaisir, ni garder le moindre souvenir du plaisir qui t'arrive dans le moment présent. Si, en outre, tu n'avais pas d'opinion vraie, tu ne pourrais pas penser que tu as du plaisir au moment où tu en as, et, si tu étais privé de ton raisonnement, tu ne serais même pas capable de calculer que tu auras du plaisir dans l'avenir. Ta vie ne serait pas celle d'un homme, mais d'une huître ou de ces animaux de mer qui vivent dans des coquilles ! Est-ce vrai, ou peut-on s'en faire quelque autre idée ? — Comment le pourrait-on ? — Eh bien, une pareille vie est-elle désirable ? — Ton argumentation, Socrate, me réduit en ce moment au silence absolu. 1. C’est Socrate qui parle. Platon, Philèbe 21a - 21d. C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve par la philosophie ; et, enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas. Les bêtes brutes, qui n’ont que leur corps à conserver, s’occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir ; mais les hommes, dont la principale partie est l’esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture. (…) Il n’y a point d’âme tant soit peu noble qui demeure si fort attachée aux objets des sens qu’elle ne s’en détourne quelquefois pour souhaiter quelque autre plus grand bien, nonobstant qu’elle ignore souvent en quoi il consiste. Ceux que la fortune favorise le plus, qui ont abondance de santé, d’honneurs, de richesses, ne sont pas plus exempts de ce désir que les autres ; au contraire, je me persuade que ce sont eux qui soupirent avec le plus d’ardeur après un autre bien, plus souverain que tous ceux qu’ils possèdent. Or, ce souverain bien considéré par la raison naturelle sans la lumière de la foi, n’est autre chose que la connaissance de la vérité par ses premières causes, c’est-à-dire la sagesse, dont la philosophie est l’étude. René Descartes, Principes de la philosophie (1644), préface. La philosophie n'est vraiment qu'une occupation pour l'adulte, il n'est pas étonnant que des difficultés se présentent lorsque l'on veut la conformer à l'aptitude moins exercée de la jeunesse. L'étudiant qui sort de l'enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu'il va apprendre la Philosophie, ce qui est impossible car il doit apprendre à philosopher. Je vais m'expliquer plus clairement : pour pouvoir apprendre la philosophie, il faudrait qu'il en existât réellement une. On devrait pouvoir présenter un livre et dire : « Voyez, voici de la science et des connaissances assurées ; apprenez à le comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus et vous serez philosophes » : jusqu'à ce qu'on me montre un tel livre de Philosophie, sur lequel je puisse m'appuyer à peu près comme sur Polybe1 pour exposer un événement de l'histoire, ou sur Euclide2 pour expliquer une proposition de Géométrie, qu'il me soit permis de dire qu'on abuse de la confiance du public lorsque, au lieu d'étendre l'aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue d'une connaissance personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendument déjà achevée, qui a été imaginée pour elle par d'autres, et dont découle une illusion de science, qui ne vaut comme bon argent qu'en un certain lieu et parmi certaines gens, mais est partout ailleurs démonétisée. La méthode spécifique de l'enseignement en Philosophie est zététique3, comme la nommaient quelques Anciens, c'est-à-dire qu'elle est une méthode de recherche. 1. Polybe : historien grec du IIe siècle avant J.-C. 2. Euclide : mathématicien grec du IIIe siècle avant J.-C. 3. Zétein (zetein): verbe grec signifiant « chercher ». Emmanuel Kant, Annonce du programme des leçons de M. E. Kant durant le semestre d'hiver 1765-1766. Quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à s’adonner à la philosophie, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser d’en poursuivre l’étude. Car personne ne peut soutenir qu’il est trop jeune ou trop vieux pour acquérir la santé de l’âme. Celui qui prétendrait que l’heure de philosopher n’est pas encore venue ou qu’elle est déjà passée, ressemblerait à celui qui dirait que l’heure n’est pas encore arrivée d’être heureux ou qu’elle est déjà passée. Il faut donc que le jeune homme aussi bien que le vieillard cultivent la philosophie : celui-ci pour qu’il se sente rajeunir au souvenir des biens que la fortune lui a accordée dans le passé, celui-là pour être, malgré sa jeunesse, aussi intrépide en face de l’avenir qu’un homme avancé en âge. Il convient ainsi de s’appliquer assidûment à tout ce qui peut nous procurer la félicité, s’il est vrai que quand elle est en notre possession nous avons tout ce que nous pouvons avoir, et que quand elle nous manque nous faisons tout pour l’obtenir. Épicure, Lettre à Ménécée.